Chrysostome sur Gn 4600

QUARANTE-SIXIÈME HOMÉLIE. Sara dit : « Qui annoncera à Abraham que Sara nourrit un enfant de son lait;

que j’ai enfanté un fils dans ma vieillesse ? » (Gn 21,7-20)

ANALYSE.

1. Sara demande à Abraham de renvoyer Agar et son fils. — 2. Agar est renvoyée. Obéissance d'Abraham. Providence de Dieu. — 3. Rien ne peut vaincre celui qui est muni du secours de Dieu. — 4. Portrait de l'envie. Exhortation à éviter ce défaut.

4601 1. Eh bien ! aujourd'hui encore, mes bien-aimés, reprenons la suite de l'entretien d'hier. Nous voulons vous servir ce banquet spirituel, pour mieux comprendre, aujourd'hui encore, comme hier, l'ineffable bonté de Dieu, l'intérêt qu'il nous porte, la condescendance qu'il a pour nous, et la parfaite obéissance et la sagesse du patriarche. Avez-vous vu comme la naissance d'Isaac a réjoui Sara? Elle dit, en effet, selon le texte : Dieu m'a donné un ris, quiconque l'apprendra s'en réjouira avec moi (Gn 21,6). Tous ceux qui l'apprendront, dit-elle, partageront ma joie; car c'est un grand don qui m'a été accordé par Dieu, et qui surpasse l'infirmité humaine. Car, dit-elle, qui ne sera pas frappé d'étonnement, à voir que moi je nourris de mon lait un enfant, dans mon extrême vieillesse, moi qui jusqu'à ce jour n'ai pas eu d'enfant? Et, dans l'admiration, dans l'étonnement dont elle est saisie, elle ajoute : Qui annoncera à Abraham que Sara nourrit un enfant de son lait; que j'ai enfanté un fils dans ma vieillesse ? (Gn 21,7) C'est parce que le fait est surnaturel qu'elle ajoute : Qui annoncera, comme si elle disait, Qui croira cela? qui se mettra cela dans l'esprit? quelle pensée pourra comprendre? quel raisonnement expliquera ce fait? Le rocher du désert, duquel jaillissent des fontaines sous la verge de Moïse (Ex 17), est moins admirable que ces flancs desséchés, d'où naît un enfant; que ces fontaines de lait qui jaillissent. Car, ce qui rend l'enfantement manifeste, ce qui commande la foi, non-seulement de tous les spectateurs qui ont vu Sara, mais de tous ceux qui, depuis, ont entendu parler du miracle, c'est qu'elle-même nourrit son enfant ; c'est qu'elle veut le nourrir de son lait, et elle dit : Qui annoncera à Abraham que Sara nourrit un enfant de son lait? Ce fait étrange, admirable, ce présent, dit-elle, à moi accordé, en dehors de toute attente, que j'ai enfanté un fils dans ma vieillesse. Qu'est-ce à dire, Que j'ai enfanté un fils dans ma vieillesse? C'est qu'indépendamment de la stérilité, il suffisait de la vieillesse pour écarter tout espoir d'enfantement. Eh bien ! tous ces obstacles, le Seigneur les a fait disparaître, et il m'a accordé un enfant que j'ai enfanté, et des fontaines de lait. Mais voyons la suite : Sara, dit le texte, vit le fils d'Agar, l'Egyptienne, qui était né d'Abraham, jouant avec Isaac son fils, et elle dit à Abraham : Chassez cette servante, avec son fils, car le fils de cette servante ne sera point héritier avec mon fils Isaac. Ce discours parut dur à Abraham, à cause de son fils. (Gn 21,9-11) Voyez ici, je vous en conjure, mon bien-aimé, Sara, une seconde fois, ne supportant pas la familiarité d'Ismaël, ne pouvant pas se faire à ce que le fils de sa servante vive dans la compagnie d'Isaac. De (314) même qu'une première fois, jalouse d'humilier l'orgueil d'Agar, emportée par la colère, elle l'a forcée à prendre la fuite; de même, ici encore, elle réprime tout de suite la familiarité d'Ismaël, elle ne supporte pas que le fils dont Dieu lui a fait un présent, vive en compagnie du fils de la servante égyptienne; elle dit à Abraham : Chassez cette servante avec son fils, car le fils de cette servante ne sera point héritier avec mon fils (Gn 21,10). C'est qu'elle se voyait elle-même tout à fait dans le déclin de l'âge. Le patriarche était arrivé à l'extrême vieillesse (tous les deux, dit le texte, étaient pleins de jours) ; craignant que, s'il venait à mourir tout à coup, Ismaël, né aussi du patriarche, ne voulût s'introduire dans l'héritage, le partager également avec Isaac, elle dit: Chassez cette servante avec son fils. Qu'elle apprenne, dit-elle, dès ce moment, que le fils de la servante n'aura rien de commun avec mon fils Isaac. Il n'est pas juste que le fils de la servante vive avec mon fils, le fils de la maîtresse. Sara, d'ailleurs, n'a pas agi sans motif; c'est avec raison, et à bon droit, qu'elle a tenu cette conduite, qu'elle a parlé ainsi, et c'est avec tant de raison que Dieu approuva ses paroles. Quant au patriarche, plein de tendresse et d'affection pour Ismaël, il entendait avec chagrin les paroles de Sara. En effet, dit le texte : Ce discours parut dur à Abraham à cause de son fils (Gn 21,11). Il s'inquiétait peu d'Agar, mais il aimait son fils qui d'ailleurs était déjà grand. Mais considérez, je vous conjure ici, l'admirable clémence de Dieu. Comme il vit que ce qu'éprouvait Sara était conforme à la nature humaine, qu'elle ne pouvait souffrir l'égalité d'honneur entre les fils d'Abraham, et qu'en cela elle avait raison; qu'Abraham, de son côté, se résignait avec peine au renvoi d'Ismaël et de la servante (quoiqu'il ne luttât pas contre Sara, parce qu'il avait une grande douceur de caractère, cependant ce renvoi lui paraissait dur, c'est-à-dire pénible; c'était pour lui le sujet d'une douleur difficile à supporter) ; Dieu enfin, n'écoutant que sa clémence ordinaire, et resserrant, entre les époux, les liens de la concorde, dit à Abraham : Que ce que Sara vous a dit touchant votre fils et votre servante ne vous paraisse point trop rude; faites tout ce qu'elle vous dira. (Gn 21,12) C'est-à-dire ne vous affligez pas de ce qu'elle vous a dit, mais faites tout ce qu'elle vous dira.

4602 2. Toutes les paroles, dit Dieu, que Sara vous fait entendre maintenant, au sujet d'Ismaël et d'Agar, acceptez-les et faites ce qu'elle vous dira (Gn 21,12). N'attristez pas, dit Dieu, celle qui, pendant si longtemps, vous a témoigné tant d'amour; celle qui, non-seulement une fois, mais deux fois, pour vous arracher à la mort, s'est exposée elle-même, et a été la cause de cette gloire que vous possédez; c'est à elle que vous devez d'abord tant de trésors que vous avez rapportés à votre retour d'Egypte ; c'est encore à elle que vous devez d'avoir été traité avec tant d'honneur par Abimélech. Donc, ne songez pas à résister à ses paroles, car ce qu'elle veut s'accomplira. Isaac son fils, sera appelé votre sang, et il sera vôtre héritier. Je ne laisserai pas néanmoins de rendre le fils de votre servante chef d'un grand peuple, parce qu'il est sorti de vous. (Gn 21,13) Faites donc ce que vous dit Sara; conformez-vous à ses paroles. Réfléchissez ici, je vous en conjure, quelle concorde, quelle paix bienheureuse s'établit aussitôt sous leur tente, la bonté divine resserrant ainsi le lien qui les unissait. Abraham se leva donc, dit le texte, dès le point du jour, prit des pains et un vase plein d'eau, le mit sur l'épaule d'Agar, lui donna son fils, et la renvoya. (Gn 21,14) Voyez, ici encore, la rare vertu de l'homme juste, et comme il montre, en toutes choses, la piété de son âme, car ces paroles de Sara : Chassez cette servante et son fils, lui paraissaient dures, parce qu'il avait de la tendresse pour Ismaël; mais, aussitôt que le Seigneur lui eut donné le commandement, il fit ce qui lui était commandé, oubliant même un amour naturel. On croit l'entendre dire : Dès que le Seigneur commande, que toutes les affections se taisent, parce que c'est le maître de la nature qui commande. Donc quand la servante, dit le texte, eut reçu les pains et le vase d'eau, elle sortit avec son enfant (Gn 21,14). Remarquez attentivement, je vous en prie, voyez encore comment la bienveillance que Dieu avait pour l'homme juste, s'étend sur cette femme, jugée digne, elle aussi, de la sollicitude d'en-haut. Donc quand elle fut partie, elle errait à travers la solitude, et son eau étant épuisée, ne trouvant aucune consolation : Elle laissa son fils couché sous un arbre. (Gn 21,15) Ses entrailles étaient déchirées, elle souffrait dans l'excès de son amour pour son enfant. Elle s'assit, dit le texte, à distance de lui, de la portée d'un arc, en disant : Je ne verrai point mourir mon (315) enfant, et elle était assise vis-à-vis de l'enfant; et l'enfant se mit à pleurer. (Gn 21,16) Mais maintenant le Dieu de miséricorde et de bonté, plus tendre pour nous qu'un père, qu'une mère : Entendit la voix de l'enfant, du lieu où il était. (Gn 21,17) Il eut pitié de l'enfant, il eut compassion du malheur d'Agar, il lui permit de faire seulement l'épreuve de la solitude, et aussitôt il lui accorda son secours. Et un ange de Dieu, du haut du ciel, appela Agar et lui dit: Que faites-vous, Agar? Ne craignez point, car Dieu a entendu la voix de l'enfant du lieu où il est. Levez-vous, prenez l'enfant, et tenez l'enfant, parce que je le rendrai chef d'un grand peuple. (Gn 21,17-18) O miséricorde du Seigneur ! Quoiqu'elle ne fût qu'une servante, il ne l'a pas méprisée; mais, parce qu'il avait fait une promesse au patriarche, et parce qu'Ismaël était sorti de lui, il a montré, à cette mère aussi, sa grande sollicitude. Il lui dit Agar, que faites-vous-là ? Ne craignez point, car Dieu a entendu la voix de l'enfant. Levez-vous, prenez l'enfant, et tenez-le par la main, parce que je le rendrai chef d'un grand peuple. Cessez de vous affliger, dit-il, de ce qu'on vous â chassée; l'intérêt que je porte à l'enfant est si grand, qu'il sera, lui aussi, le chef d'un grand peuple. Et, en même temps, dit le texte : Dieu lui ouvrit les yeux. (Gn 21,19) Ce n'est pas qu'elle fût aveugle auparavant, mais c'est qu'il ne lui servait de rien d'ouvrir les yeux, avant la visitation d'en-haut. Voilà pourquoi, voulant manifester la providence du Seigneur, le texte dit: Dieu lui ouvrit les yeux, c'est-à-dire, éclaira son ignorance, réveilla sa pensée, lui montra la direction à prendre, lui fit voir un lieu où se trouvaient des sources d'eau vive. Et, dit le texte, ayant aperçu un puits plein d'eau vive, elle y alla, y remplit son vase, et en donna à boire à l'enfant (Gn 21,19). Dans les endroits sans chemin frayé, il lui montra le chemin; à cette âme inquiète, qui n'avait plus d'espoir de salut, Dieu montra sa généreuse clémence : il la consolait, et il prenait soin de l'enfant. Ainsi, toutes les fois que c'est la volonté de Dieu, fussions-nous dans la solitude, réduits aux plus cruelles afflictions, sans aucune espérance de salut, nous n'avons pas besoin d'autre aide; le divin secours nous fournit tout. Si nous avons conquis l'affection du Seigneur, rien ne prévaudra contre nous; nous serons supérieurs à tout. Et Dieu était avec l’enfant, dit le texte, et l'enfant grandit, et demeura dans la solitude. (Gn 21,20) Ainsi, quand nous avons pour nous la bienveillance du Seigneur, fussions-nous dans un désert, nous vivons dans une sécurité bien plus grande que les habitants des cités; c'est que la plus grande des sûretés, le mur inexpugnable, c'est le secours de Dieu. Et voulez-vous la preuve, que l'habitant des solitudes est plus en sûreté, est plus puissant que ceux qui vivent au milieu des cités, forts de l'appui qu'ils attendent d'un grand nombre d'hommes? Voyons, d'une part, David, passant d'un lieu dans un autre, errant, vagabond, mais fort parce qu'il s'appuie sur le bras d'en-haut; Saül, au contraire, au milieu des cités, à la tête d'une armée si nombreuse, avec tant de satellites et de gardes autour de lui, tremblait, redoutait chaque jour les piéges de ses ennemis. (1R 17) Et celui qui était seul, sans personne à ses côtés, n'avait pas besoin de l'appui que prêtent les hommes; et cet autre, avec son diadème, avec sa pourpre, avait besoin du secours du vagabond; il fallait, au roi, le bras du berger; au front portant diadème, l'aide de l'homme obscur.

4603 3. Mais, si vous voulez, reprenons d'un peu plus haut la suite de cette histoire. Voyons-là tout entière, afin d'apprendre qu'il n'y a rien de plus fort que l'homme qui s'est fait un rempart de la grâce d'en-haut; rien de plus faible que celui qui en est privé, fût-il entouré d'armées sans nombre. Eh bien ! donc, ce David encore tout jeune, que son âge retenait dans la maison de son père, le moment étant arrivé de révéler son courage,- fut envoyé par son père auprès de ses frères ; il obéit, et alla les trouver. Arrivé auprès d'eux pour les visiter, il vit la guerre qui se faisait contre l'étranger Goliath; tout le peuple frappé de terreur avec Saül, le roi lui-même dans le plus grand danger. Il voulut alors, comme simple spectateur, voir, et il s'en alla voir, étrange et incroyable spectacle, un seul homme tenant tête à tant de milliers d'hommes. Pour ses frères, ils ne supportèrent pas les élans de son courage, ils conçurent de l'envie: N'es-tu pas venu pour un autre motif que pour voir la guerre ? (1R 17,28) Il paraît que tu n'es pas venu pour nous voir? Attention, ici, remarquez sa sagesse et sa douceur. Aucune parole irréfléchie, nulle amertume dans la réponse qu'il leur fait; pour apaiser leur colère et calmer leur envie, il leur dit : Est-ce qu'il n'est pas permis de parler? (1R 29) M'avez-vous vu, leur dit-il, prendre les armes? Est-ce que (316) vous m'avez vu me mettre dans les rangs avec les autres ? J'ai seulement voulu voir, m'informer d'où vient à cet homme son audace excessive. Quel est donc cet étranger, qui insulte l'armée du Dieu vivant ? (1R 26). Bientôt, quand il entend ses blasphèmes, quand il voit son arrogance, l'effroi de ceux qui étaient avec Saül, il dit: Que donnera-t-on à l'homme qui lui aura coupé la tête ? Ces paroles montraient une grande force d'âme et remplissaient tout le monde d'admiration. Quand Saül les eut entendues, il fit mander le jeune homme, qui ne savait rien, que garder ses troupeaux; en voyant sa jeunesse, il en fit peu de cas. Mais ensuite il apprit de lui comment il s'y prenait avec les ours qui s'élançaient sur ses troupeaux. En effet, ce berger admirable avait été contraint de faire ce récit, non pas pour s'attirer une vaine gloire; il y était forcé pour relever le courage du roi, pour que le roi ne s'arrêtât pas à l'extérieur méprisable de celui qu'il voyait, mais prît en considération la foi vivant dans le secret du coeur, et le secours d'en-haut qui avait rendu ce jeune homme sans armes, ce berger, plus fort que des hommes armés, que des soldats. Donc, le roi, voyant sa confiance, voulut le revêtir de ses armes; mais le jeune homme, couvert de ces, armes, n'avait pas la force de les porter. Ceci se passait pour montrer à tous que c'était la vertu de Dieu, qui opérait par ses mains, et qu'on ne devait pas attribuer aux armes ce qui allait arriver. En effet, comme le jeune homme était alourdi par ces armes qui gênaient la liberté de ses mouvements, il les déposa, prit sa besace de berger, des pierres, et marcha contre cette masse de chair qui ressemblait à une tour. Mais maintenant, voyez encore l'étranger qui ne regarde que sa jeunesse et qui la dédaigne, voyez-le mépriser ce juste, et pour ainsi dire se décider à ne combattre cet enfant chétif qu'avec des paroles. Quand il vit que son adversaire n'avait qu'une besace de berger, pour l'attaquer, lui, qu'il n'apportait que des pierres, il lui adressa à peu près ces paroles : Te crois-tu donc encore auprès de tes moutons, à la poursuite de quelques chiens? tu viens contre moi comme si tu faisais la chasse à un chien. Est -ce là ton équipement pour commencer le combat contre moi? L'expérience ne sera pas longue, qui t'apprendra que tu ne fais pas la guerre au premier venu. En faisant entendre ce grand fracas de paroles, il s'agitait, se donnait du mouvement, manoeuvrait toute sa panoplie et dirigeait ses armes en-avant. C'était, pour celui-ci, la confiance dans ses armes, qui l'animait au combat; David avait la foi en Dieu, et sa force était dans le secours d'en-haut. Et d'abord, rabattant l'orgueil de l'étranger, il lui dit : tu viens à moi couvert de toutes pièces, la lance à la main, et tu penses me vaincre, par la force qui est en toi. Je viens, moi, au nom du Seigneur Dieu. A ces mots, il prend dans sa besace de berger, une pierre seulement; à vrai dire, comme s'il s'agissait de chasser un chien tombant sur le troupeau. Avec sa fronde, il la lance, frappe à l'instant au front l'étranger, le jette par terre, et vite tirant son glaive, lui coupe la tête, la porte au roi, et la guerre est finie. Et grâce à ce berger, le roi fut sauf, et toute l'armée du roi respira. Et vous auriez vu alors une merveille incroyable. L'homme couvert de ses armes, renversé par celui qui est sans armes; le guerrier expérimenté, jeté par terre, par celui qui ne sait rien que garder ses moutons. D'on vient ce prodige et pourquoi? C'est que l'un marchait au combat ayant Dieu pour auxiliaire; l'autre était dépourvu de ce secours, c'est pourquoi il est tombé sous les coups de son ennemi. Mais, voyez ici combien l'envie est insensée ! quand le roi vit ce juste, escorté de tant de gloire, quand il vit qu'on trépignait d'allégresse, quand il entendit ces cris : Saül en a vaincu mille, David en a vaincu dix mille (1R 18,7), il ne put supporter ces paroles (bien que à faire un juste calcul elles fussent plus à son avantage qu'à l'avantage de David) ; vaincu par l'envie, il récompense par un crime celui qui est son bienfaiteur. Celui qu'il devait regarder comme son bienfaiteur, son sauveur, il cherchait à le tuer. O folie ! ô délire ! ô étrange engourdissement d'esprit! Celui qui lui avait sauvé la vie, qui avait affranchi toute son armée de la fureur de l'étranger, de Goliath, il le regardait comme un ennemi, il oubliait le bienfait, il était vaincu par l'envie qui plongeait sa pensée dans les ténèbres, qui l'enivrait pour ainsi dire à ce point qu'il regardait son bienfaiteur comme on regarde un ennemi.

4604 4. Voilà ce que cette passion a de funeste, elle perd d'abord celui qui l'engendre en soi. Comme le ver que produit le bois, et qui d'abord s'attaque au bois lui-même, ainsi l'envie ronge d'abord l'âme où elle prend naissance. (317) Quant à celui qui l'inspire, elle lui fait tout le contraire du mal qu'elle veut lui causer. Ne considérez donc pas ce que sont d'abord les personnes à qui l'on porte envie, mais voyez comme elles finissent, et remarquez que la malice des envieux est un sujet de gloire pour ceux que poursuit leur jalouse colère. Ceux qu'attaque l'envie ont Dieu pour auxiliaire, ils jouissent de sa grâce; l'envieux, dépouillé de la grâce, est toujours facilement vaincu; ravagé par ses propres passions, avant de l'être par les ennemis du dehors, il se consume; de secrètes morsures le dévorent; il se plonge dans la malignité où, pour ainsi dire, il s'engloutit. Instruits de ces vérités, je vous en conjure, fuyons cette maladie funeste, et, de toutes nos forces, chassons-la de notre âme; car, de toutes les passions, c'est la plus destructrice, c'est la perte de notre salut. L'envie, c'est l'invention propre du démon. Voilà pourquoi un sage disait : C'est l'envie du démon qui a fait entrer la mort dans le monde. (Sg 2,24) Qu'est-ce à dire : C'est l'envie du démon qui a fait entrer la mort dans le monde ? Ce monstre vit d'abord l'homme immortel; par sa malice il le porta à la désobéissance, et cette désobéissance a été, pour le démon, un moyen d'assujettir l'homme à la mort. L'envie a donc opéré la déception; la déception la désobéissance, la désobéissance la mort; de là ces paroles L'envie du démon a fait entrer la mort dans le monde. Voyez-vous tout ce que cette passion a de funeste? L'être immortel, elle l'a rangé sous le joug de la mort. Toutefois, si l'ennemi de notre salut, n'écoutant que l'envie qui le tourmente, a fait, du premier homme, de l'être immortel, un condamné à mort, la miséricorde du Seigneur, le soin que le Seigneur prend de nous, l'a porté à mourir lui-même, pour nous faire une seconde fois le magnifique présent de l'immortalité. D'où il suit qu'après avoir tant perdu, nous avons retrouvé plus encore; le diable nous a chassés du paradis, Dieu nous a conduits au ciel ; le diable nous a fait condamner à mort, Dieu nous a gratifiés de l'immortalité; le diable nous a privés des délices du paradis, Dieu nous a ménagé le royaume du ciel. Comprenez-vous l'industrie du Seigneur? Comprenez-vous ce qu'il a fait de cet artifice de l'envie du démon, conspirant contre notre salut? Dieu l'a retourné contre la: tête du démon. Non-seulement il nous accorde des biens plus précieux, mais il le renverse lui-même sous nos pieds. Vous voyez que je vous ai donné le pouvoir de fouler aux pieds les serpents et les scorpions. (Lc 10,19) Donc, méditons désormais toutes ces pensées, chassons l'envie de nos âmes, appliquons-nous à, conquérir l'affection de Dieu. Voilà nos armes, armes solides, armes invincibles, notre vraie richesse, notre force, notre incomparable puissance. C'est par là qu'Ismaël, que cet enfant, que cet abandonné, dans la solitude, privé de tout, manquant de tout, soudain a grandi et est devenu chef d'un grand peuple. C'est que, dit l'Ecriture : Dieu était avec l'enfant (Gn 21,20) ; pensée qui nous a inspiré tout ce discours. Méprisons donc, je vous en prie; les choses présentes; ne désirons que les biens à venir; préférons à toutes choses la grâce de Dieu, et, par une vie excellente, préparons-nous, réservons-nous la pleine confiance, de manière à passer sans tristesse importune la vie présente, de manière à conquérir les biens de la vie future, par la grâce et par la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient comme au Père, comme au Saint-Esprit, la gloire, l'empire, l'honneur, maintenant et toujours, et dans tes siècles des siècles. Ainsi soit-il.



QUARANTE-SEPTIÈME HOMÉLIE. « Après cela Dieu tenta Abraham. » (@+Gn 22,1@).

4700


ANALYSE.

1-4. Courage d'Abraham et obéissance d'Isaac. Le sacrifice d'Abraham figure du sacrifice de la croix. Exhortation.


4701 1. Un gain considérable se montre pour nous dans la lecture d'aujourd'hui, trésor ineffable, caché dans ces paroles si courtes. Tel est le caractère des oracles divins: de grandes richesses s'y découvrent, non dans la multitude des paroles, mais dans la brièveté même des expressions. Eh bien donc, étudions le texte d'aujourd'hui, appliquons toute notre attention à la lecture de ce jour. C'est ainsi que nous comprendrons, de mieux en mieux, et la parfaite vertu du patriarche, et ce qu'il y a d'excellent dans la clémence de Dieu. Après cela Dieu tenta Abraham. Que signifient ces paroles : Après cela, Dieu tenta Abraham? Remarquez, je vous en prie, comme dès maintenant, la divine Ecriture se propose de nous découvrir la vertu du juste; elle va nous raconter comment Abraham fut tenté par Dieu. Mais d'abord, elle veut que nous sachions à quel moment le patriarche reçut cet ordre qui lui commandait de sacrifier Isaac; elle veut que vous compreniez la parfaite obéissance du patriarche, en quelle circonstance de temps ce patriarche montra que rien n'est préférable aux ordres de Dieu. Que signifient donc ces paroles : Après cela ? C'est que, après la naissance d'Isaac, Sara voyant Ismaël avec Isaac, comme nous vous l'avons dit hier, ne put supporter ce spectacle, et elle disait à Abraham : Chassez cette servante avec son fils, car le fils de cette servante ne sera point héritier avec mon fils (Gn 21,10). Et comme cette parole paraissait dure au patriarche, Dieu voulant le consoler, lui dit : Ecoutez Sara, votre femme, et faites ce qu'elle vous a dit. Vous ne devez pas trouver dur ce qui vous a été dit touchant votre fils et votre servante : C'est d'Isaac que sortira la race qui doit porter votre nom (Gn 21,12), de lui je ferai le chef d'un grand peuple, parce qu'il est votre race. Et toutes les promesses, à lui faites par Dieu, se réduisaient à la prédiction que les enfants d'Isaac se multiplieraient de manière à former un grand peuple. Le juste vivait donc dans cette heureuse espérance; après tant d'épreuves si pénibles, après tant de douleurs, ayant reçu sa récompense, jouissant enfin d'une sécurité parfaite, voyant l'héritier qui devait lui succéder, il vivait tranquille, heureux, consolé. Mais celui qui connaît les secrets des coeurs, voulut nous découvrir la vertu de ce juste, la perfection de son amour pour Dieu. Et voilà pourquoi, après tant de promesses, après la dernière promesse, toute récente, dont le souvenir était si présent à l'esprit d'Abraham; au moment où Isaac était déjà grand, à la fleur de l'âge; au moment où croissait l'amour que lui portait son père ; après cette promesse, après avoir dit : C'est d'Isaac que sortira la race qui doit porter votre nom, et il sera votre successeur : Après cela, Dieu tenta Abraham, Qu'est-ce à dire, tenta ? Ce n'est pas parce que Dieu ne connaissait pas Abraham, qu'il (319) le tenta; il ne voulut pas l'éprouver; mais Dieu voulait, et que les hommes du temps d'Abraham, et que tous ceux qui se succéderaient, depuis ce temps jusqu'à nos jours, apprissent, par l'exemple du patriarche, à montrer le même amour, la même obéissance aux préceptes du Seigneur. Et, dit le texte, il lui dit : Abraham, Abraham,  Abraham lui répondit : Me voici. Que veulent dire ces deux, Abraham, Abraham ? Grande preuve de la bienveillance du Seigneur pour le patriarche. Il lui montrait d'ailleurs, par la manière de l'appeler, qu'il avait à lui communiquer un ordre important. Donc, pour le rendre plus attentif, il l'appelle deux fois, et il lui dit: Abraham, Abraham. Et Abraham lui dit: Me voici. Et Dieu lui dit : Prenez Isaac votre fils chéri, que-vous chérissez, Isaac, et allez sur la hauteur et offrez-le en holocauste sur une des montagnes que je vous montrerai (Gn 22,2). Il était lourd à porter le poids d'un tel ordre; voilà qui surpasse la force humaine : Prenez votre fils chéri, que vous chérissez, Isaac. Voyez comme ces paroles allument, activent le feu du bûcher, la fournaise de l'amour, que le juste éprouvait pour son Isaac : Prenez votre fils chéri, que vous chérissez, Isaac. Chacun de ces mots, tout seul, suffisait pour déchirer l'âme du juste. Dieu ne dit pas simplement, Isaac, mais il ajoute votre fils ; que, contre toute attente, vous avez engendré; que vous avez pu avoir dans votre vieillesse ; chéri : votre enfant aimé, que vous chérissez si tendrement, Isaac que vous attendez, comme votre héritier; dont je vous ai promis que sortirait votre race, qui se multiplierait tant, qu'elle égalerait en nombre la multitude des étoiles, et les grains de sable, le long du rivage de la mer. Eh bien, c'est lui-même : Prenez-le, et allez sur la hauteur, et offrez-le en holocauste sur une des montagnes que je vous montrerai. On s'étonne comment le juste a pu supporter d'entendre ces paroles : Eh bien, c'est lui-même, dit Dieu, votre fils tant désiré; offrez-le en sacrifice sur une des montagnes. Que fait alors le juste ? son esprit n'est pas troublé ; sa pensée n'est pas confondue; il n'hésite pas un seul instant devant un commandement qui devait le frapper de stupeur ; il ne fait pas de réflexion, de raisonnement : Qu'est-ce que cela veut dire? Celui qui, contre toute attente, m'accorde généreusement une postérité; qui, n'écoutant que sa propre bonté, a vivifié ce qui était mort, la stérilité de Sara ; maintenant que l'enfant a été nourri de son lait, a grandi, est dans la fleur de l'âge, voilà qu'il me commande de le tuer, de l'offrir en sacrifice lorsqu'il y a peu de moments encore, il me disait : C'est de lui que sortira la race qui doit porter votre nom; il me donne maintenant des ordres contraires. Et comment s'accompliront ces promesses ? Comment se peut-il qu'en coupant la racine, on voie se propager les rameaux; qu'en abattant l'arbre, on en tire des fruits ; qu'en desséchant la source, on fasse jaillir des fleuves? Selon la raison humaine, de telles choses sont impossibles; mais tout est possible à la volonté de Dieu.

4702 2. L'homme juste d'ailleurs ne fit aucune de ces réflexions. Comme un sage serviteur, supprimant tout raisonnement humain, il ne prit soin que d'une chose, d'accomplir, de réaliser le commandement. Et comme devenu étranger à la nature humaine, persuadé que les préceptes divins doivent prévaloir sur toute affection, sur tout amour, il se hâtait d'accomplir les ordres de Dieu. Abraham, dit le texte, se leva donc avant le jour, prépara son ânesse, prit avec lui deux jeunes serviteurs, et Isaac son fils, et ayant coupé le bois qui devait servir à l'holocauste, il s'en alla vers l'endroit où Dieu lui avait dit de se rendre. Il y fut le troisième jour (Gn 22,3). Voyez la clémence du Seigneur; comme ce long espace à franchir, lui sert à éprouver la vertu de l'homme juste. Méditez, considérez, dans cette longue durée de trois jours, ce que dut supporter l'homme juste, pensant en lui-même, qu'il lui était ordonné de tuer, de ses propres mains, ce fils tant aimé; de ne révéler cet ordre à personne; et soyez stupéfiés d'admiration devant tant de piété et de sagesse. Comme il connaissait toute l'étendue de ce commandement, il ne le communiqua à personne, ni aux serviteurs, ni à Isaac lui-même; il était seul, soutenant en lui-même ce combat, solide comme le diamant, et il demeurait invincible, inébranlable dans ses pensées, sans succomber aux prétextes sans nombre, plein d'amour, plein de zèle, pour obéir au seul signe de Dieu. Quand il fut arrivé à l'endroit : Levant les yeux, dit le texte, Abraham vit le lieu de loin, et il dit à ses serviteurs : attendez ici avec l'ânesse (Gn 22,4-5). voyez encore ici la parfaite sagesse de l'homme juste; il veut se cacher, même (320) devant ses serviteurs, montrant toujours que c'est avec ardeur, avec empressement, avec un zèle jaloux, qu'il veut accomplir ce qui est agréable à Dieu. Il savait bien ce qu'avait d'étrange, d'inouï, l'action qu'il devait accomplir lui-même; que jamais personne avant lui n'avait rien fait de pareil. Il cache l'action à ses serviteurs: Il les laisse donc avec l'ânesse: Attendez ici, nous ne ferons qu'aller jusque-là, mon fils et moi, et après avoir adoré, nous reviendrons vers vous (Gn 22,5). Il parlait ainsi, dans l'ignorance de ce qui allait arriver, mais il est certain qu'il fit une prophétie, sans le savoir peut-être. Il parlait à ses esclaves, peut-être pour les tromper, pour les faire rester là; mais plus tard, le patriarche se retrouva là avec l'enfant. Or, Abraham prit le bois de l'holocauste et le mit sur Isaac, son fils; il prit en ses mains le feu et le couteau, et ils marchèrent eux deux ensemble (Gn 22,6). O force d'âme ! ô solidité d'esprit ! Et il mit, dit le texte, sur Isaac le bois du sacrifice; et lui, il prit le glaive et le feu, et ils allèrent eux deux ensemble. De quels yeux regardait-il l'enfant portant le bois sur lequel il allait tout . à l'heure l'immoler? Comment sa main a-t-elle pu porter le feu et le glaive? Sa main portait le feu visible, mais le feu intérieur embrasait son âme, dévorait son coeur, lui persuadait que son amour pour Dieu triompherait, et lui inspirait cette pensée, que celui qui déjà, d'une manière supérieure à la nature humaine, l'avait fait père, pourrait encore opérer présentement des choses qui surpassent la raison humaine. Considérez donc désormais, je vous en conjure, plus que ce feu sensible, l'incendie intérieur qui peu à peu devenait de plus en plus ardent, et enflammait l'âme du juste. Or, Isaac dit à Abraham son père : Mon père (Gn 22,7). Ce mot seul, c'était assez pour déchirer les entrailles de l'homme juste. Abraham lui répondit: Que voulez-vous, mon fils ? Tu appelles père celui qui tout à l'heure n'aura pas de fils ; et moi j'appelle mon fils, celui qui tout à l'heure va être mis sur l'autel, que je vais égorger de mes propres mains. Ensuite l'enfant dit : Voici que vous portez le feu et moi le bois, où est la victime à immoler? Où est la brebis pour l'holocauste? Considérez ici, je vous en prie, la torture de l’homme juste; comment a-t-il supporté d'entendre ces paroles? Comment a-t-il eu la force de répondre à son enfant? Comment n'a-t-il pas été confondu? Comment a-t-il pu cacher, ne pas révéler tout de suite, à son enfant, ce qui allait arriver? Au contraire, avec une pensée forte, une âme virile : Le Seigneur fournira la victime pour l'holocauste, mon fils (Gn 22,8). Voyez-le, ici encore, à son insu, prophétiser ce qui doit arriver. Sa réponse semblait faite pour tromper Isaac. C'était toutefois présentement, ce qu'il fallait pour le satisfaire; mais quelle vive et poignante douleur ne souffrit-il pas, ce père qui cherchait les paroles dans sa pensée, qui considérait la beauté de son enfant, la beauté extérieure, la grâce intérieure aussi, la beauté de son âme, son obéissance, digne objet d'amour, tout cela dans cette fleur de jeunesse ! Et ils vinrent tous les deux ensemble à l'endroit dont Dieu lui avait parlé (Gn 22,9). Ils vinrent, dit le texte, au haut de la montagne que le Seigneur lui avait indiquée. Et là, Abraham dressa un autel. Me voilà encore frappé d'une admiration qui me stupéfie, à voir le courage du juste; comment il a eu la force de construire l'autel, comment il a eu assez d'énergie, comment il n'a pas défailli dans ce terrible combat. Au contraire, il a construit l'autel, et sur l'autel, il a mis le bois. Il lia ensuite Isaac, son fils, le mit sur l'autel, et Abraham étendit la main, et prit le couteau pour immoler son fils (Gn 22,10).

4703 Ne passons point ici à la légère, mes bien. aimés, attention à la parole. Considérons, méditons; comment son âme ne s'est-elle pas envolée de son corps; comment, de ses propres mains a-t-il pu lier et sur le bois placer son enfant chéri, si digne d'amour, son fils unique? Et Abraham, dit le texte, étendit la main, et prit le couteau pour immoler son fils. O piété ! ô courage ! ô persistance de l'amour! ô raison victorieuse de la nature humaine ! Il prit, dit le texte, le couteau, pour immoler son fils.Qui doit le plus ici exciter notre admiration, nous frapper de stupeur? Le courage du patriarche, ou l'obéissance de l'enfant? Il ne lutte pas pour échapper, il ne se plaint pas, il se laisse faire, il obéit à son père, c'est un agneau paisible qu'on met sur l'autel, et l'enfant attend, doucement résigné, la main de son père. Mais une fois que cette âme, tout entière à Dieu, a montré sans aucune défaillance la consommation de toutes les vertus, la bonté du Seigneur se révèle et prouve qu'il n'a pas voulu la mort de l'enfant; qu'il a voulu bien plutôt manifester la vertu de l'homme juste. Au juste la couronne, pour le zèle de sa (321) volonté; le sacrifice est consommé dans là pensée du patriarche. Dieu l'agrée, et lui déclare maintenant son affection toute particulière. Et l’ange du Seigneur, dit le texte, lui cria du haut du ciel : Abraham, Abraham! (Gn 22,11). Gomme il voyait le juste tout prêt, sur le point d'achever le sacrifice, décidé à accomplir l'ordre du Seigneur, du haut du ciel, il lui crie : Abraham, Abraham, et il fait bien de l'appeler deux fois, pour prévenir la rapidité de l’homme juste. Et la voix qui se fait entendre, retient la main du juste qui déjà égorge l'enfant. Et Abraham répondit : Me voici. Et l'ange dit : Ne mettez point la main sur l'enfant, et ne lui faites rien. Je connais maintenant que vous craignez Dieu, puisque pour m'obéir, vous n'avez point épargné votre fils unique (Gn 22,12). Ne mettez point la main, dit le texte, sur l'enfant. Je n'ai pas donné le commandement pour que l'ordre s'accomplisse ; je ne veux pas que ton fils soit tué de tes mains, mais je veux rendre ton, obéissance manifeste devant tous les hommes ; donc ne lui fais rien. Il me suffit de ta volonté, et, pour cette bonne volonté, je te couronne, et je proclame ta gloire. Car, maintenant, je sais bien que tu crains le Seigneur. Voyez, ici, comme le discours s'accommode à notre infirmité. Quoi donc ! est-il vrai de dire que Dieu, jusqu'à ce moment, ignorait la vertu de l'homme juste, que ce n'est qu'à partir de ce moment qu'il commence à la connaître, lui, le Seigneur de toutes les créatures? Non; le texte ne veut pas dire que ce soit dès cet instant seulement que Dieu connaît la vertu d'Abraham; mais que veut dire le texte? C'est maintenant, dit-il, que tu as manifesté à tous, que tu crains Dieu, sincèrement, du fond du coeur. Je n'avais pas besoin, moi, de mieux connaître mon serviteur; mais l'action que tu viens de faire sera, et pour les hommes d'aujourd'hui, et pour les générations à venir, un enseignement. Car, dès ce moment, tu as fait connaître à tous, que tu crains le Seigneur, et que tu te hâtes d'accomplir ses commandements. Puisque tu n'as pas épargné ton fils chéri; à cause de moi, ce fils qui t'est si cher, que tu aimes d'un amour si ardent, tu ne l'as pas épargné ; à cause de moi, à cause de mon, commandement; tu as préféré mon ordre à ton fils. Et bien, maintenant je te rends ton fils, car c'est pour te récompenser, que je t'ai promis que ta race s'étendrait à travers les siècles. Reçois donc la couronne de ton obéissance, et va-t'en, car c'est à la volonté que j'accorde la couronne ; c'est à l'âme que je décerne les riches récompenses. Il faut réaliser ce que tu as dit ; et à tes serviteurs et à Isaac ; tu leur as fait cette promesse : Après avoir adoré, nous reviendrons. Voici que tu vas l'accomplir ; .lorsque, l'enfant t'a demandé : Où est la brebis pour l'holocauste? Le Seigneur fournira la victime pour l'holocauste, as-tu répondu. Eh bien ! tourne, dit-il, tes regards derrière toi, vois la victime que tu as prédite, que tu sacrifieras à la place de l'enfant. Abraham levant les yeux, aperçut derrière lui un bélier qui s'était embarrassé avec ses cornes dans un buisson, et l'ayant pris, il l'offrit en sacrifice, au lieu d'Isaac, son fils (Gn 22,13). J'ai vu ta piété, dit-il, eh bien ! ce que tu as dit à l'enfant, je te l'ai ménagé. Et l'ayant pris, dit le texte, il l'offrit en sacrifice au lieu d'Isaac, son fils. Avez-vous compris la clémence de Dieu ? Le sacrifice a été consommé, le patriarche a manifesté sa piété ; il a rapporté la couronne conquise par sa bonne volonté; en ramenant Isaac, il est revenu mille fois couronné.

Maintenant, toute cette histoire était la figure de la croix. Voilà pourquoi le Christ disait aux Juifs: Abraham, votre père, a désiré avec ardeur de voir mon jour, il l'a vu et a été rempli de joie (Jn 8,56). Comment l'a-t-il vu, lui qui vivait tant d'années auparavant? Il en a vu la figure, il en a vu l'ombre; car, de même qu'ici le bélier a été offert à la place d'Isaac, de même l'Agneau spirituel a été offert à la place du monde. Il fallait, en effet, une figure pour dépeindre par avance la vérité. Voyez, en effet, je vous en conjure, mes bien-aimés, comment toute l'histoire du Christ est ici figurée par avance. Fils unique d'un côté, fils unique de l'autre; fils chéri, d'un côté, propre fils; fils chéri, de l'autre côté, propre fils également; car celui-ci est mon Fils bien-aimé, dans lequel j'ai mis toute mon affection (Mt 3,17). L'un a été offert par son père en sacrifice; et l'autre, son père l'a livré; c'est ce que nous crie la voix de Paul : Lui qui n'a pas épargné son propre Fils, mais qui l'a livré à la mort pour nous tous, ne nous donnera-t-il point aussi toutes choses avec lui ? (Rm 8,32). Jusqu'ici, nous n'avons qu'une figure; mais ensuite, c'est la vérité, laquelle se montre (322) bien supérieure à la figure; car l'Agneau spirituel a été offert pour le monde entier; il a purifié la terre entière; il a délivré les hommes de l'erreur, et les a ramenés à la vérité; il a changé la terre, pour en faire le ciel. Ce n'est pas qu'il ait changé la nature des éléments, mais c'est qu'if a apporté les vertus célestes aux hommes qui vivent sur la terre. Par cet, agneau, le culte des démons a été anéanti; par cet agneau, il est arrivé que les hommes n'adorent plus des pierres et des morceaux de bois; que les êtres doués de raison ne s'inclinent plus devant des objets insensibles ; que toute erreur a été bannie, que la lumière de la vérité a éclairé le monde.

4704 4. Comprenez-vous l'excellence de la vérité? Comprenez-vous ce qui est l'ombre d'une part, d'autre part, la vérité? Et Abraham, dit le texte, appelai ce lieu d'un nom qui signifie le Seigneur voit. C'est pourquoi on dit encore aujourd'hui : Le Seigneur a été vu sur la montagne (Gn 22,14). Voyez la piété de l'homme juste; comme toujours il donne aux lieux des noms pris des événements qui s'y sont accomplis.  Il veut rappeler la visite que Dieu lui a faite, la graver, pour ainsi dire, sur une colonne d'airain, dans le nom qu'il donne au lieu. De là, il appela ce lieu d'un nom qui signifie le Seigneur voit. Sans doute, c'était pour le juste une assez belle récompense, que de ramener Isaac vivant, que d'avoir mérité la gloire insigne de s'entendre dire : Je connais maintenant que vous craignez Dieu. Mais celui qui est jaloux de nous surpasser par ses dons, qui triomphe toujours par ses bienfaits, comble le riche de la variété de ses récompenses, et il lui dit encore : L'ange du Seigneur appela Abraham pour la seconde fois, du haut du ciel, et lui dit : Je jure par moi-même, dit le Seigneur, que puisque nous avez fait cette action, et que, pour m'obéir, vous n'avez point épargné votre fils unique, je vous bénirai, vous bénissant moi-même; je multiplierai, la multipliant moi-même, votre race, comme les étoiles du ciel et comme le sable qui est sur le rivage de la, mer: Votre postérité possédera les villes de ses ennemis, et toutes les nations de la terre seront bénies dans Celui qui sortira de vous, parce que vous avez obéi à ma voix (Gn 22,15-18). Attendu, dit-il, que vous avez accompli mon commandement, que vous m'avez, par tous les moyens, manifesté votre obéissance, écoutez : Je jure, par moi-même, dit le Seigneur. Voyez la cou. descendance que Dieu nous montre dans son langage: Je jure, dit-il, par moi-même, afin de vous donner une parfaite confiance, que mes paroles seront réalisées. Les hommes, quand ils ajoutent des serments aux promesses, rendent la promesse plus digne de foi, pour ceux à qui elle s'adresse. Voilà pourquoi le Seigneur prononce ces paroles, en se conformant aux habitudes humaines : Je jure par moi-même que, puisque vous avez fait cette action, et que, pour m'obéir, vous n'avez point épargné votre fils chéri. Considérez, je vous en conjure, la clémence du Seigneur. Vous n'avez point épargné, pour m'obéir, votre fils chéri. Et cependant il le ramène vivant. Ne considérez pas le fait, mon bien-aimé, mais la volonté, mais l'intention qui faisait accomplir sans raisonner, sans hésiter l'ordre reçu. En ce qui concerne la volonté, le patriarche avait ensanglanté sa main ; il avait enfoncé le glaive dans la gorge de l'enfant; il avait offert; consommé le sacrifice. Le Seigneur regarde le sacrifice comme consommé, et il loue le juste; et il dit : Pour m'obéir, vous n'avez point épargné votre fils chéri. Vous, de votre côté, vous ne l'avez pas épargné, par obéissance; mais moi, de mon côté, je l'épargne, à cause de votre obéissance. Et, pour vous récompenser de cette  obéissance: Je vous bénirai, et, multipliant moi-même, je vous multiplierai. Voyez : la bénédiction est à son comble; c'est-à-dire je multiplierai votre race. Celui que votre volonté a tué, propagera votre race, qui se multipliera, au point d'égaler les étoiles du ciel et le sable: Et toutes les nations de la terre seront bénies dans votre race, parce que vous avez obéi à ma voix. Tous ces dons, dit le Seigneur, seront la récompense de votre obéissance parfaite.

Ainsi, voilà qui nous attire des biens sans nombre; l'obéissance à Dieu, la docilité à ses ordres, la simplicité qui s'abstient, comme ce patriarche, d'examen curieux; qui ne se demande pas pourquoi tel ordre a été donné. Il faut donc, pour mériter ces biens, obéir comme font les serviteurs sages, sans demander de comptes au Seigneur. Fortifiés par ces enseignements, nous pourrons, nous aussi, montrer l'obéissance de ce juste et obtenir les mêmes couronnes. L'obéissance, comment ? en accomplissant, par nos actions, les ordres de Dieu. Car, ce ne sont point, dit l'Apôtre, ceux qui écoutent la loi, qui seront (323) justifiés, mais ceux qui la pratiquent (Rm 2,13). En effet, quelle utilité d'entendre chaque jour la. loi, et d'en négliger les oeuvres? C'est pourquoi, je vous en prie, hâtons-nous de pratiquer les bonnes oeuvres ; impossible autrement d'obtenir le salut; pratiquons-les, afin d'expier nos péchés, afin de mériter la clémence du Seigneur, parla grâce, parla miséricorde, par les mérites de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient, comme au Père, et à l'Esprit saint et vivifiant, la gloire, maintenant, et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.




Chrysostome sur Gn 4600