Chrysostome sur Gn 5800

CINQUANTE-HUITIÈME HOMÉLIE « Et Jacob levant les yeux, vit le camp de Dieu ; et les anges de Dieu se présentèrent à sa rencontre;

Jacob les ayant vus dit : C'est là le camp de Dieu ; et il appela cet endroit le camp. » (Gn 32,1-33,17)


ANALYSE.

1. Explication des versets 1-12 du chap. XXXII. — 2. Explication des versets 13-28. Jacob prie Dieu d'accomplir ces promesses; il lutte avec un ange : son nain est changé en celui d'Israël; pourquoi les Anges se montrent sous une forme humaine. —3. Continuation de l'explication du texte jusqu'au verset 4 du chap. XXXIII. L'incarnation est révélée. Monuments des bienfaits de Dieu dans l'Ecriture. — 4. Explication des versets 5-17. Jacob triomphe de son frère par son humilité. — C'est une grande vertu que de se concilier ses ennemis; que la douceur a pour cela une grande efficacité.


5801 1. Je sais que vous avez été fatigués hier parce que mon discours s'est beaucoup prolongé; mais, ayez confiance, votre fatigue n'est pas inutile, car elle a eu lieu dans le Seigneur, près de qui la moindre peine est payée d'une grande récompense : si le corps s'est fatigué, l'âme a été fortifiée. Ainsi moi-même, voyant l'ardeur de votre zèle et votre désir d'entendre, de nouveau éveillé, je veux resserrer mon enseignement, mais non le terminer avant d'en avoir atteint-le terme, sachant bien que c'est le plus sûr moyen de vous être agréable. Car l'étendue de mon enseignement a fait voir combien est avide et insatiable votre désir d'entendre la parole sainte ; d'ailleurs mon ardeur à vous instruire s'accroît aussi, lorsque je vois chaque jour s'accroître votre empressement. Revenons donc aujourd’hui reprendre, dans la mesure. de nos forces, la suite du sujet traité hier; donnons à votre charité son aliment ordinaire, et voyons comment, après le départ de Laban, Jacob conti. nue son voyage. Car rien n'est oiseux de ce que contient la divine Ecriture; mais toutes les actions des justes recèlent une grande utilité pour nous. En effet, puisque sans cesse le Maître de l'univers était présent pour les assister, qu'il allégeait pour eux les fatigues du voyage, le simple récit de ce voyage peut nous fournir un ample profit.

Laban étant parti pour retourner dans sa demeure, Jacob poursuivit son chemin et, (383) levant  les yeux, il vit le camp de Dieu dressé; et les anges de Dieu se présentèrent à sa rencontre (
Gn 32,1). Lorsque la crainte que lui avait inspiré Laban se fut pleinement dissipée, la crainte d'Esaü y succéda. C'est pour cela que le bon Maître, voulant encourager ce juste et dissiper toutes ses terreurs, offrit à ses yeux le camp des anges. Les anges de Dieu se présentèrent à sa rencontre, dit l'Écriture, et Jacob dit : C'est là le camp de Dieu. Et il appela cet endroit les camps (Gn 32,1-2) ; en sorte que cette dénomination conservât perpétuellement la mémoire de la vision qu'il avait eue en ce lieu. Et après cette vision, il envoya devant lui, dit l'Écriture, des messagers vers sors frère Esaü, avec cette mission : Vous direz à mon seigneur Esaü (Gn 32,3-4). Voyez quelle crainte, même après cette vision, domine encore ce juste. Il redoutait la violence de son frère et s'inquiétait à la pensée que le souvenir de ce qui s'était passé autrefois pouvait l'exciter à marcher contre lui. Dites à mon seigneur Esaü : Voici ce que vous dit votre serviteur Jacob. J'ai demeuré près de Laban et j'y suis resté jusqu'ici ce temps ; je suis devenu possesseur de boeufs, d'ânes, dé brebis, de serviteurs et de servantes, et j'ai envoyé vers mon serviteur, afin que votre serviteur trouvât grâce devant vous (Gn 32,4-5). Considérez la crainte qu'il avait de son frère, et comment, désireux de l'adoucir, il lui envoie annoncer son retour, la richesse qu'il a acquise et le lieu où il a vécu jusque-là, afin de calmer sa colère et de pouvoir le rendre doux et facile; ce qui arriva en effet, Dieu ayant calmé son coeur, éteint sa colère, et l'ayant adouci. Car, si Dieu avait inspiré par ses paroles tant de crainte à Laban, tandis qu'il poursuivait Jacob avec tant d'impétuosité, à bien plus forte raison, il inspira au frère du juste de la douceur envers lui.

Ces messagers revinrent en disant : Nous avons trouvé votre frère, et il vient à votre rencontre avec quatre cents hommes armés (Gn 32,6). Voyez comment cette nouvelle redouble les craintes de Jacob. Il ne connaissait pas, en effet, avec certitude le dessein de son frère; mais apprenant lé grand nombre de ceux qui étaient avec lui, il conjecturait avec effroi que, parce qu'il était préparé pour le combat, il ne venait pas à lui pour une rencontre pacifique. Jacob, dit le texte (Gn 32,7), fut effrayé, et il ne savait ce qu'il devait faire. La crainte troublait son esprit, il ne savait que faire, au milieu de son anxiété; il lui semblait qu'il avait lotit à redouter et que la mort était devant ses yeux. Il divisa toute sa troupe en deux camps, bar il disait : S'il marche contre un camp et le détruit, l'autre pourra être sauvé (Gn 32,7-8). Voilà ce que lui suggéraient la crainte et l'épouvante. Se voyant comme pris dans un filet, il a recours au Maître invincible, et il réclame auprès du Dieu de l'univers l'accomplissement de ses promesses, comme s'il lui disait : Maintenant, voici le temps où, à cause de la vertu de mes pères et à cause de votre promesse, je dois obtenir votre pleine assistance. Jacob, dit le texte, parla ainsi : Vous, le Dieu de mon père Abraham et de mon père Isaac, vous qui m'avez dit : Retourne dans la terre de ta naissance (Gn 32,9); c'est vous qui m'avez fait partir de la terre étrangère, et qui m'avez ordonné (le revenir vers mon père et vers la terre de ma naissance. Que je sois sauvé par la justice et la vérité dont vous avez usé envers votre serviteur (Gn 32,10). Qu'elles soient mon assistance en cette conjoncture. Car vous qui, jusqu'à présent, avez pris de moi tant de soin, voit. pouvez, en ce moment encore, m'arracher aux dangers qui me menacent; car je n'ignore pas que j'ai passé ce fleuve du Jourdain, avec une simple baguette (Gn 32,11). Et maintenant, par votre providence, moi qui ne portais qu'un bâton, en partant pour la terre étrangère, je reviens avec deux camps (Gn 32,11). Vous donc, ô mon Maître, vous qui m'avez donné tant de richesses, qui m'avez fait monter à ce point, maintenant Sauvez-moi de la main d'Esaü, mon frère, parce que je crains qu'il ne me frappe, avec la mère et les enfants. Vous avez dit : Je te ferai dit bien et je multiplierai ta race comme le sable de la mer et sa multitude sera innombrable (Gn 32,11-12).

5802 2. Voyez la piété de ce juste et sa profonde reconnaissance, qui lui font tenir pour certain que le souverain Maître ne peut ne pas accomplir ses promesses. C'est après avoir montré sa gratitude pour les bienfaits antérieurs, et reconnu que Dieu l'a pris pauvre et banni pour le combler de richesses, qu'il le supplie de l'arracher au péril : Vous m'avez dit: Je multiplierai ta race comme le sable de la mer, et on ne pourra la comptera. Ayant donc adressé au souverain Maître son appel et son humble prière, il fait ce qui dépend de lui. Il prend des présents parmi ce qu'il apportait de la terre étrangère (384) et les adresse à son frère, les divisant en plusieurs envois et recommandant de le fléchir par des paroles et de lui annoncer son approche. Dites-lui : Voilà que votre serviteur vous suit de près, en sorte qu'il puisse le fléchir avant de paraître en sa présence. Ensuite, dit le texte, je verrai son visage; peut-être m'accueillera-t-il. Et il envoya ses présents pour être remis à son frère (Gn 32,20-21). Considérez encore ici l'ineffable bonté de Dieu, et comme elle témoigne bien de l'ordre de sa Providence. A Laban, quand Jacob ne soupçonnait pas le péril et ne savait pas qu'il allait tomber entre les mains de Laban, qui accourait pour se venger de son départ secret, Dieu se montre, réprime sa colère et lui défend d'adresser à Jacob une parole amère : N'adresse à Jacob aucune parole coupable, lui dit-il. Il régla ainsi les choses pour que le juste l'apprît par la bouche de Laban lui-même, afin que, connaissant la providence de Dieu à son égard, il fût plus rempli de confiance. Et maintenant, parce qu'Esaü s'est calmé avec le temps, et que sa colère, son ressentiment contre Jacob se sont apaisés, tandis que celui-ci est rempli d'inquiétude, et frémit de crainte au moment de rencontrer son frère, ce bon Maître ne s'adresse point à Esaü, car celui-ci n'avait nul mauvais dessein contre Jacob; mais il relève ce juste. Après avoir fait partir les porteurs de ses présents et dormi quelque temps, il se leva cette nuit même, il fit passer le Jaboch à ses deux femmes et à ses enfants : il les prit et les fit passer au delà du torrent. Jacob reste seul, et un homme lutte avec lui (Gn 32,22 Gn 32,24). O grande bonté de Dieu! Parce que Jacob allait rencontrer son frère, et afin qu'il eût une preuve sensible qu'il n'éprouverait rien de fâcheux, il daigne lutter avec lui, sous la figure d'un homme. Ensuite, Jacob voyant qu'il avait le dessous, le saisit par la largeur de sa cuisse (Gn 32,25). Dieu ne s'abaissait ainsi que pour délivrer de crainte l'âme de ce juste, et lui persuader de n'avoir aucune angoisse à la rencontre de son frère. Jacob l'ayant saisi par la largeur de sa cuisse, la largeur de la cuisse de Jacob s'engourdit en luttant avec lui (Gn 32,26). Ensuite, afin que Jacob apprît quelle était la puissance de celui qu'il croyait lutter contre lui, le mystérieux lutteur lui dit : Laisse-moi partir, car le matin se lève (Gn 32,27). Ce juste donc s'apercevant quelle était la puissance de celui qui lui parlait, répondit : Je ne vous laisserai point partir que vous ne m'ayez béni (Gn 32,27). J'ai été jugé digne de grands bienfaits et au-dessus de mon mérite. Je ne vous laisserai donc point que vous ne m'ayez béni. — Quel est ton nom? (Gn 32,28). Voyez encore jusqu'où Dieu s'abaisse. Ne savait-il pas, sans le demander, le nom de ce juste? Assurément il le savait, mais il veut augmenter sa foi par cette demande et lui apprendre quel est celui qui s'entretient avec lui. Lors donc qu'il eut répondu Jacob, Dieu lui dit : Tu ne t'appelleras plus Jacob, mais Israël sera ton nom, parce qu'ayant été fort avec Dieu, tu seras puissant parmi les hommes (Gn 32,29). Vous avez compris comment Dieu lui a révélé la cause d'une telle condescendance; en même temps il enseigne à ce juste, par le nom qu'il lui donne, quel est Celui qu'il a vu et qui a daigné se laisser retenir par lui: Tu ne t'appelleras plus Jacob, mais Israël. Or, Israël se traduit par voyant Dieu. Puis donc que Dieu a daigné se montrer à toi, autant qu'il est possible à un homme de le voir, je te donne ce surnom, afin que désormais il soit manifeste à tous de quelle vision tu as été honoré. Et il ajoute : Parce que tu as été fort avec Dieu, tu seras puissant parmi les hommes. Ne crains donc plus et n'appréhende plus de mal de la part de personne. Car celui qui a reçu une force telle qu'il puisse lutter avec Dieu, à plus forte raison l'emportera sur les hommes et sera invincible à tous.

5803 3. Le juste à ces paroles, frappé de la grandeur de celui qui s'entretenait avec lui, reprit : Faites-moi connaître votre nom. Et il lui répondit : Pourquoi me demandes-tu mon nom? Et il le bénit (Gn 32,30). Comme s'il disait: Demeure dans les bornes qui te conviennent et ne dépasse pas ta mesure. Tu veux obtenir ma bénédiction : eh bien ! je te l'accorde. Il le bénit, dit le texte, et Jacob appela cet endroit: Apparence de Dieu. Car, dit-il, j'ai vu Dieu face à face et ma vie a été sauvée (Gn 32,31). Voyez-vous quelle hardiesse lui a donnée cette vision? Ma vie, dit-il, a été sauvée, vie que la crainte m'avait presque ravie. Puisque Dieu a daigné se manifester à moi face à face, ma vie a été sauvée. Et le soleil se levait, lorsque la vision de Dieu disparut (Gn 32,32). Vous avez vu comment Dieu condescend à l'infirmité humaine pour accomplir et gouverner toute chose, et comment il manifeste sa bonté suprême? Et ne vous déconcertez pas, mon (385) bien-aimé, de la grandeur de cet abaissement ; mais souvenez-vous qu'au temps du patriarche Abraham, lorsqu'il était assis au pied du chêne, le Seigneur a, sous la forme d'un homme, reçu avec les anges l'hospitalité du juste, nous annonçant ainsi de loin et dès l'origine, qu'il prendrait la forme d'un homme pour délivrer la nature humaine tout entière de la tyrannie du démon et pour la conduire au salut.

Comme ce n'était alors que le principe et le prélude de l'Incarnation, il ne se manifestait à chaque patriarche que sous une forme apparente, comme lui-même le dit par le Prophète : J'ai multiplié les visions, et des images de moi se sont produites sous la main des prophètes (Os 12,10). Mais quand il a daigné prendre la forme d'un esclave et entreprendre notre régénération, ce n'est point sous une forme apparente et fantastique, c'est en réalité qu'il s'est revêtu de notre chair. Aussi, a-t-il consenti à embrasser notre condition, tout entière, à naître d'une femme, à être petit enfant, à être enveloppé de langes, à être allaité, à supporter toutes nos misères, afin de bien établir la foi en la réalité de l'Incarnation, et de fermer la bouche aux hérétiques. C'est pour cela qu'il dort sur la barque., qu'il voyage et se fatigue, qu'il supporte toutes les misères humaines, afin de pouvoir confirmer pleinement par des faits la foi de chacun. C'est pour cela qu'il comparaît au tribunal, qu'il est mis en croix, qu'il souffre une mort infamante et qu'il est mis dans le tombeau, afin que le mystère de l'Incarnation soit prouvé jusqu'à l’évidence. Car, s'il n'avait pris en réalité notre chair, il n'eût pas été crucifié, ne serait pas mort, n'eût pas été enseveli et ne serait pas ressuscité. Et, s'il ne fùt pas ressuscité, toute la doctrine de l'Incarnation serait bouleversée. Voyez-vous dans quelle absurdité tombent ceux qui ne veulent pas adopter la règle suprême de l'Ecriture divine, mais tout soumettre à leurs propres raisonnements? Mais de même que la vérité est ici manifeste, de même au temps de ce juste, il n'y en avait qu'une figure qui devait confirmer sa croyance en la Providence dont il était l'heureux objet, sa croyance qu'il était invincible à quiconque voudrait lui dresser des embûches. Ensuite, afin que personne à l'avenir n'ignorât la vision qu'il avait eue, il boita de la cuisse. Et, c'est à cause de cela que, jusqu'à ce jour, les enfants   d'Israël, ne mangent pas du nerf de la cuisse qui s'est engourdi, parce que Jacob a touché la largeur de la cuisse, qui s'est engourdie (Gn 32,32-33). Parce que ce juste, après avoir rempli sa carrière, devait quitter la vie, il fallait que la tendresse vigilante de Dieu envers lui et cet abaissement immense fussent connus de toutes les générations ; c'est pourquoi il dit : Que les enfants d'Israël ne mangent point ce nerf de la cuisse qui s'est engourdi.Connaissant toute leur ingratitude et leur oubli des bienfaits divins, il a employé ce moyen de conserver en eux la perpétuelle mémoire de ses bienfaits; il leur en a fait conserver des monuments dans ses observances : c'est ce que l'on trouve partout dans l'Ecriture. Et telle est surtout la cause du plus grand nombre des observances : il a voulu que les générations qui se succèdent ne cessassent jamais de méditer les bienfaits divins et ne revinssent point, par l'oubli qu'ils en feraient, à l'égarement qui leur était naturel; car telle était surtout la coutume de la race des Juifs. Ce peuple, qui montra si souvent son ingratitude pour les bienfaits, eût bien davantage encore éloigné de sa pensée ce que Dieu avait fait pour lui, s'il n'en eût point été ainsi. Mais, voyons la suite, voyons comment s'opéra la rencontre de Jacob avec son frère.

Ayant donc reçu un suffisant encouragement ; ainsi que l'assurance qu'il serait fort et puissant parmi les hommes : Jacob leva les yeux, dit le texte, et il vit Esaü, son frère, et quatre cents hommes avec lui. Et il partagea ses enfants entre Lia, Rachel et les deux servantes. Il mit en première ligne les deux servantes et leurs enfants, puis Lia et les siens, enfin Rachel et Joseph. Et lui-même marcha en avant et s'inclina sept fois vers la terre, jusqu'à ce qu'il se fût approché de son frère (Gn 33,1-3). Voyez comment, après cette division, il va le premier à la rencontre d'Esaü. Et il s'inclina sept fois vers la terre, jusqu'à ce qu'il se fût approché de son frère, entraînant Esaü par son attitude et ses profondes salutations à se montrer amical envers lui; ce qui arriva en effet. Esaü, dit le texte, accourut, le prit dans ses bras et lui donna un baiser, et il s'inclina sur son cou, et ils pleurèrent tous deux (Gn 33,4).

5804 4. Voyez comment Dieu gouverne toutes choses : Ce que je vous disais hier, je le dis encore (386) aujourd'hui, que, lorsque le Maître de l'univers veut nous témoigner sa tendresse vigilante, il sait rendre plus doux que des brebis ceux qui ont des sentiments hostiles à notre égard. Considérez quel changement Esaü témoigne : Il accourut à sa rencontre, le prit dans ses bras et lui donna un baiser, et ils pleurèrent tous deux. A peine le juste a-t-il pu respirer et secouer sa crainte; à peine est-il délivré de son inquiétude et s'est-il enhardi : Esaü, dit l'Écriture, ayant levé les yeux, vit les femmes et les enfants, et dit: Sont-ils à toi? (Gn 33,5). A la vue des richesses de son frère, il fut frappé d'étonnement; aussi voulut-il l'interroger. Et que lui dit le juste? Ce sont les enfants que la miséricorde de Dieu a donnés à ton serviteur (Ibid). Voyez quelle est la force de la douceur et comment, par l'humilité de ses paroles, il contenait la colère d'Esaü : Les servantes et les enfants s'approchèrent; Lia et Rachel s'inclinèrent, et il dit : Sont-ils tous à toi, ces camps que j'ai rencontrés? Et Jacob répondit: c'était pour que ton serviteur trouvât grâce devant toi (Gn 33,6-8).

Voyez, je vous prie, comment son extrême humilité l'a rendu maître de son frère, et comment celui qu'il pensait être rempli d'une brutale inimitié contre lui, il l'a trouvé si doux qu'il veut mettre à son service tout ce qui lui appartient. Esaü lui dit : Je suis riche, mon frère, garde ce qui t'appartient (Gn 33,9). Mais Jacob ne le souffrit pas, et montrant combien il avait d'empressement à posséder ses bonnes grâces, il reprit : Si j'ai trouvé grâce devant toi, accepte des présents de mes mains, car j'ai vu ton visage, comme on verrait le visage de Dieu (Gn 33,10). Accepte, lui dit-il, les présents qui te sont offerts de ma part. Car j'ai eu à voir ton visage une joie semblable à celle qu'on aurait en voyant celui de Dieu. Ces paroles, le juste les disait par déférence, pour l'adoucir et l'amener à l'amitié d'un frère. — Et tu m'aimeras, voulant dire : Tu feras à mon égard ce qu'il convient que tu fasses. Reçois donc ces bénédictions que je t'ai apportées, parce que Dieu a eu pitié de moi et que rien ne me manque (Gn 33,11). Ne refuse pas de l'accepter, lui dit-il, car tout cela m'a été donné par Dieu; c'est lui qui m'a fait obtenir tout cela. Ainsi Jacob instruisait doucement son frère des soins que la Providence divine daignait avoir de lui, et le préparait à lui témoigner un grand respect. Et il l'obligea d'accepter ses présents (Gn 33,11).

Voyez ensuite quel changement. Esaü dit: Partons et marchons devant nous (Gn 33,12). Comme s'il eût dit : Désormais nous voyagerons ensemble. Mais Jacob lui fait une demande fondée sur un motif plausible. Mon seigneur sait que les enfants sont plus délicats que nous, les brebis et les vaches mettent bas; si donc je les presse durant un jour, ils mourront (Gn 33,13). Je ne puis, dit-il, abréger mon voyage, mais je suis contraint de marcher lentement et à petites journées, à cause de mes enfants et de mes troupeaux, afin qu'ils ne succombent pas à un excès de fatigue. Marche donc toi-même, et moi, diminuant la fatigue de mes enfants et de mes bestiaux, j'irai te rejoindre à Séir (Gn 33,14). Son frère alors lui dit : Si tu le veux, je vais te laisser quelques-uns de ceux qui m'accompagnent (Gn 33,15), lui témoignant son respect et sa complaisance. Mais Jacob n'accepte pas même cette offre : Il me suffit, lui dit-il, d'avoir pleinement trouvé grâce devant toi (Gn 33,15). Ce que je désirais avec empressement, c'était de te trouver favorable. Puisque je l'ai obtenu, je n'ai plus besoin d'autre chose. Et Jacob partant de là, alla camper avec ses troupeaux; et il appela ce lieu : les Tentes (Gn 33,17).

5805 5. Écoutons ces paroles, imitons le juste Jacob, montrons une humilité semblable à la sienne; et, s'il est des hommes dont les dispositions soient fâcheuses à notre égard, n'enflammons pas davantage leur colère, mais apaisons leur haine par la; douceur et l'humilité de notre langage et de nos actions; portons remède au mal de leur âme. Voyez la sagesse de ce juste, voyez comment la courageuse patience de son langage a si bien adouci Esaü, qu'il cherche à lui témoigner de la déférence et veut de toute façon lui faire honneur. Le fait d'une grande vertu, ce n'est pas de s'appliquer à chérir ceux qui sont envers nous ce qu'ils doivent être, mais d'attirer à nous, par notre grande indulgence, ceux qui veulent nous offenser. Rien n'est plus énergique que la douceur. Comme souvent un bûcher ardent s'éteint si l'on y jette de l'eau, de même la colère, plus enflammée qu'une fournaise, s'éteint devant un langage formulé avec douceur, et nous obtenons un double avantage, celui de témoigner de la douceur et celui de délivrer de trouble, en apaisant son irritation, la raison de notre frère. Eh ! quoi (387) donc, dites-moi, ne blâmez-vous pas, n'accusez-vous pas votre frère de sa colère et de ses dispositions hostiles à votre égard? Pourquoi donc ne pas vouloir vous efforcer de marcher dans une voie différente? pourquoi vouloir vous irriter plus que lui? On ne peut éteindre le feu avec du feu; telle n'est pas sa nature. Une colère ne saurait éteindre une autre colère; mais ce que l'eau est au feu, la bonté et la douceur le sont à l'emportement. C'est pour cela que le Christ disait à ses disciples : Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense aurez-vous ? (Mt 5,46). Puis, afin de s'emparer de leur âme en les faisant rougir et de toucher ceux qui veulent négliger sa loi, il ajoute : Les publicains n'en font-ils pas autant ? Le plus lâche ne le fait-il pas bien; et les publicains ne s'y montrent-ils pas empressés? Qu'y a-t-il de pis qu'un publicain? cependant vous trouverez ce devoir pleinement rempli par eux, et il n'est pas possible de ne pas aimer aussi, quand on est aimé soi-même. Mais moi qui veux que vous soyez plus parfaits, et que vous ayez une vertu qu'ils n'ont pas, je vous avertis d'aimer même vos ennemis. C'est ce qu'a fait ce bienheureux Jacob, avant la loi donnée, avant cet enseignement extérieur, mais par l'impulsion de sa conscience et de son extrême bonté; c'est ce qui l'a fait triompher d'abord de Laban, et maintenant de son frère. Car, s'il a joui de l'assistance d'en haut, il a aussi montré les qualités de son âme. Soyons de même persuadés que, quelque multipliés que soient nos efforts, nous ne pourrons réussir sans la protection d'en haut. Et de même que, sans cette divine assistance, nous ne pourrions accomplir aucun de nos devoirs, de même, si nous n'y apportons ce qui dépend de nous, nous ne saurions obtenir cette protection. Faisons donc avec zèle ce qui dépend de nous, afin d'attirer sur nous les tendres soins de Dieu, en sorte que, par notre zèle et par la bonté divine, notre vertu se fortifie de jour en jour et que nous jouissions de l'abondance de la grâce d'en haut, que je vous souhaite à tous d'obtenir, par la grâce et l'amour de Notre-Seigneur Jésus-Christ, auquel soient, avec le Père et le Saint-Esprit, gloire, puissance, Honneur, maintenant et toujours, et aux siècles des siècles. Ainsi soit-il.




5900

CINQUANTE-NEUVIÈME HOMÉLIE. « Et Jacob vint à Salem ville des Sichimites, et il acheta de Hemor, père de Sichem, une portion de terrain, au prix de cent agneaux ;

et il y dressa un autel, et il invoqua le Dieu d`Israël. » (Gn 33,18-35,8)

ANALYSE.

1. Explication des versets 18-20. —2. Vanité des richesses. Explication des versets 1-12 du XXXIVe chapitre. —3. Explication des versets 13-31. Il faut marier les jeunes gens. —4. Explication des versets 1-8 du chapitre XXXV. —5. Epilogue moral touchant la correction des enfants.


5901 1. Vous avez vu hier (1) la suprême bonté du Maître de tout l'univers, la sagesse des disciples et l'injustice des Juifs. Vous avez vu avec quelle patience il a réprimé leur audace impudente, prenant la défense de ses disciples, et montrant qu'eux-mêmes, en voulant se faire les vengeurs de la loi, en méconnaissaient l'esprit et voulaient demeurer assis dans l'ombre, quand la vérité brillait déjà. Vous avez vu comment il s'occupait à abolir, dans l'origine et le principe, les observances de la loi, enseignant que, le Soleil de justice étant levé, la lumière de la lampe ne pouvait plus être employée; car l'éclat du soleil la rend inutile. Vous avez appris comment il est possible d'être toujours en fête et de se dégager de l'observance des temps. C'est pour cela que notre Maître est venu; c'est pour nous délivrer des obligations temporaires et nous rendre capables de voler plus haut, d'avoir notre cité dans le ciel, d'imiter, quoique nous soyons hommes, la vie des anges et de nous rire de toutes les préoccupations humaines. Reprenons donc aujourd'hui, s'il vous plaît, la suite de notre discours d'avant-hier, et, revenant aux paroles du bienheureux Moïse, nous leur emprunterons la nourriture de vos âmes.

1. Dans une homélie perdue.

Vous savez que Jacob, revenu de Mésopotamie, avait eu une entrevue avec son frère, puis s'en était séparé, celui-ci étant allé habiter Séir et Jacob ayant dressé ses tentes dans un lieu qu'il nomma pour cela les Tentes: nous avons terminé là notre discours. Nous devons donc reprendre la suite pour vous donner, suivant nos forces, votre enseignement spirituel. Le juste se trouvant sans crainte et délivré maintenant de toute anxiété, alla, dit l'Ecriture, dans une ville des Sichimites, et il acheta de Hémor, père de Sichem, une portion de terrain, au prix de cent agneaux; et il y établit un autel, et il invoqua le Dieu d'Israël. Ne passons point légèrement sur ce qui est contenu dans les divines Ecritures. Car si les hommes qui recueillent dans la terre des parcelles d'or, se soumettent à toutes les fatigues et supportent toute sorte d'incommodités pour arriver à séparer l'orle la terre, combien plus est-il juste que nous scrutions les oracles du Saint-Esprit et que nous en recueillions le fruit avant de nous retirer. Comprenez donc, je vous prie, la philosophie de cet homme admirable : il jouissait de la protection d'en haut; il voyait sa richesse accrue, j'entends la quantité de son bétail il se voyait entouré d'une troupe nombreuse d'enfants, et il ne s'appliqua point à élever pour lui des constructions magnifiques, il ne s'empressa point d'acheter, des domaines et des maisons de campagne qu'il pût partager (389) entre ses enfants. Car voilà le prétexte qu'on nous oppose aujourd'hui, et souvent celui qui n'a qu'un seul fils travaillé pour amasser un nombre infini de talents d'or, acheter des champs et élever de somptueux édifices. Et plût à Dieu que ce soit par des travaux légitimes et sans injustice qu'il ait amassé toutes ces richesses ! mais ce qui est intolérable, ce qui est surtout terrible, c'est que la rapine et la fraude fait de toute part passer entre ses mains la fortune d'autrui. Et si on lui demande : pourquoi donc cette fureur d'amasser? il objecte aussitôt son fils et dit qu'il fait tout cela par amour pour lui. Mais bien qu'il se couvre de ce prétexte pour consacrer ses injustices, c'est en vain qu'il s'efforce de le faire. Et il en est qui, n'ayant pas même d'enfants, sont possédés de la fureur d'amasser et aimeraient mille fois mieux subir des maux sans remède que de donner une obole à l'un de ceux qui la leur demandent.

Ce juste n'avait point cette préoccupation, il n'y songeait pas, mais, lorsqu'il eut besoin d'acheter un modeste champ, il donna cent agneaux, et acquit ainsi de Hémor, père de Sichem, une portion de terrain. Et voyez la piété de Jacob et pour quel motif il souhaitait acquérir un champ. Et il y établit un autel, et il invoqua le Dieu d'Israël. Il n'a acheté cette portion de terrain que pour rendre ses actions de grâces au Maître de l'univers. Tous devraient se faire les émules de cet homme vivant selon la grâce avant que l'a loi fût donnée, et non se livrer ainsi à la fureur d'amasser des richesses. Car, dites-moi, pourquoi amasser sur soi des fardeaux d'épines? et ne sentez-vous pas que vous laissez à vos enfants la matière et l'occasion du vice ? Ne savez-vous pas que vous devez veiller sur vous plus que sur votre enfant, et qu'en lui témoignant une prévoyance exagérée, vous vous attachez à lui laisser toute facilité pour perdre son âme dans l'abîme?

Ne savez-vous pas que la jeunesse est par elle-même disposée à succomber et qu'elle incline au mal? Lorsqu'elle se voit en possession d'abondantes richesses, la pente vers le vice est pour elle bien plus glissante. Car, de même que le feu, s'il reçoit des aliments, lance une flamme plus ardente ; de même aussi la jeunesse, recevant cette matière- inflammable des richesses, allume dans l'âme un brasier qui la consumera tout enture. Comment donc un homme ainsi tenté pourra-t-il s'adonner à la tempérance, fuir la débauche et embrasser les travaux de la vertu ou quelque couvre spirituelle?

5902 2. N'entendez-vous pas le Christ nous dire : Les soins de ce siècle et la séduction des richesses étouffent le jugement, et il devient stérile (Mt 13,22). Ces soins et ces séductions sont ce qu'il nomme les épines, quand il dit qu'une partie de la semence tomba parmi les épines; et il interpréta ensuite à ses disciples, ce qu'étaient ces épines en leur disant: Les soins de ce siècle et la séduction des richesses étouffent le jugement et il dévient stérile. C'est une belle comparaison que celle des soins de ce siècle aux épines. De même en effet qu'elles ne permettent pas au blé de s'élever, mais étouffent en le pressant celui qu'on a semé; de même les soins de la vie ne laissent porter aucun fruit à la semence spirituelle répandue dans l'âme; elles la consument et l'étouffent à la façon des épines et ne laissent point pousser la semence spirituelle. La séduction des richesses. Oui, elle est bien nommée, car c'est réellement une séduction. Est-il en effet besoin de tant d'or et de richesses ? Oui, dira-t-on, la possession des biens cause une grande joie. Quelle joie ? et pourquoi l'appeler joie? N'est-ce pas plutôt là une cause d'abattement inexcusable et de mille chagrins ? Et je ne parle pas encore du châtiment suspendu sur la tête des coupables, mais seulement des maux de la vie présente, quand je dis que les affaires ne peuvent causer de plaisir, mais plutôt des troubles et des chagrins continuels. Les vagues soulevées de la mer ne sont qu'une image imparfaite de l'âme ainsi pressée par le raisonnement et la passion, et mal disposée envers tous, étrangers et proches. Et si quelque jour on dérobe à ces hommes quelque portion de leur richesse (et combien ne voit-on pas d'accidents de toute sorte, de ruses pour ravir les biens, de crimes chez les serviteurs, de violences chez les puissants), alors vous les verrez persuadés que la vie leur est intolérable. Combien donc n'est-il pas lamentable le sort de ces hommes qui mettent tant d'ardeur à se nuire de toute façon et qui se plaisent à ajouter tant de maux à la perte de leur âme !

Mais laissons-les de côté, s'il vous plaît, et revenons à l'histoire de ce juste ; voyons-en la suite : Jacob éleva un autel dans cette portion de terrain, et il invoqua le Dieu d'Israël, et il (390) résolut d'établir désormais sa résidence chez les Sichémites. Mais voyez comment là encore ce juste montra sa douceur. Dina, fille de Lia, sortit pour voir les filles des habitants. Et Sichem le fils de Bémor, l'ayant vue, dormit avec elle; il aima cette jeune fille et l'entretint de ce qui plaisait à son esprit (Gn 34,1-3). Vous avez vu comme la jeunesse est mauvaise, si elle n'a pour frein les pensées de la piété ? Il a vu cette jeune fille; cette vue l'a rempli d'amour, et il a satisfait son désir. Et il l'entretint de ce qui plaisait à son esprit. Qu'est-ce qui plaisait à l'esprit de la jeune fille ? Parce qu'elle était jeune, il l'entretint de ce qui pouvait la séduire et l'entraîner. Et il dit à son père: donnez-moi cette jeune fille pour épouse. Jacob apprit ce qui s'était passé et il prit patience, attendant que les frères de Dina fussent de retour, car ils étaient dans leurs bergeries. Jacob se tut, dit le texte, jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés. Et quand Hémor fut venu trouver Jacob, les frères de Dina parurent aussi; et ayant appris ce qui était arrivé à leur saur, ils en furent vivement blessés (Gn 34,5 34,7). Blessés, oui, ils se désolèrent et ne jugèrent pas le fait tolérable, mais très douloureux, et ils s'en affligèrent. Il leur était très pénible, dit l'Ecriture, que Sichem eut fait outrage à la famille d'Israël, en dormant avec la fille de Jacob (Gn 34,7). Voyez-vous la chasteté de ces jeunes gens ? Ils ont compris que c'était là un fort grand outrage. Vous voyez comment ce juste a formé ses enfants à la vertu, et comment le fils de Hémor, ayant cédé à son désir, a été pour son père et sa ville entière une cause de ruine. Mais d'abord écoutons ce que leur dit Hémor, et vous connaîtrez ensuite la cruelle ardeur des frères de Dina à venger le crime commis contre leur soeur. Hémor leur dit : Sichem, mon fils, a choisi dans son âme votre fille (Gn 34,8). Voyez comment il annonce la calamité qui va l'envelopper. Il a choisi dans son âme; comme s'il disait : il a donné sa vie pour votre fille. Il le disait pour faire entendre le désir que Sichem avait de l'obtenir; mais bientôt il apprit que ce serait la cause de sa perte et de la perte de toute la population. Puis donc, dit Hémor, qu'il brûle ainsi pour elle, donnez-la lui pour femme et alliez-vous à notre famille. Donnez-nous vos filles et recevez nos filles pour vos fils, et demeurez parmi nous. Voilà que la terre est vaste devant vous; habitez-la et parcourez-la, et acquérez-y des possessions (Gn 34,8 34,10). Voyez ce père qui, par tendresse pour son fils, se montre bienveillant pour ces étrangers et veut les gagner en leur donnant la faculté de disposer du pays. Le père parlait ainsi ; mais le fils ayant vu l'amour que lui témoignait son père et comment il était disposé à tout faire pour réaliser les désirs de son enfant, ajoute quelque chose encore et dit à Jacob, ainsi qu'aux frères de Dina : Que je trouve grâce devant vous, et nous vous donnerons tout ce que vous désignerez. Portez la dot bien haut et je payerai tout ce que vous voudrez, mais donnez-moi cette jeune fille pour femme (Gn 34,11-12). Vous avez entendu les demandes instantes que fait le père par affection pour son fils, et le fils lui-même offrant tout avec empressement pour obtenir la jeune fille.

5903 3. C'est que cette passion désastreuse persuade à celui qu'elle possède de tout endurer, jusqu'à ce qu'elle l'ait conduit au fond de l'enfer. Or considérez ce qui se passe. Le vieux Jacob écoute ces paroles en silence, et suivant sa douceur accoutumée, il ne prononce pas un mot, mais supporte avec patience l'outrage fait à sa fille : Mais les fils de Jacob parlèrent avec dissimulation à Sichem et à Hémor son père, et ils leur dirent qu'ils avaient déshonoré leur soeur (Gn 34,13). Examinez, je vous prie, comment, pour l'impudicité d'un seul, tous les habitants d'une ville partagent son malheur. Comme, quand un embrasement a lieu, ceux qui habitent auprès ont part au péril, parce que le feu ravage tout; de même la passion effrénée de ce jeune homme a fait périr non seulement son père, mais toute la cité. Que font donc les enfants de Jacob? ils leur répondent avec dissimulation. Il est important de les entendre, afin de se rendre compte de la douleur qu'ils ressentaient au sujet de leur soeur. Siméon et Lévi, frères de Dina et fils de Lia, répondirent: notes ne pouvons accueillir votre demande et donner notre saur à un homme qui n'est pas circoncis. Si donc vous vous faites circoncire, nous vous donnerons nos filles, et nous accepterons les vôtres et nous ne formerons plus qu'une seule race (Gn 34,13 34,16). Celle déclaration était raisonnable et logique; mais, dit le texte, ils parlaient avec dissimulation. Si vous ne voulez pas le faire, continue le texte, nous reprendrons notre fille et nous nous retirerons (Gn 34,17). Voilà ce que proposèrent Siméon et Lévi, qui méditaient le meurtre de tous les habitants. Mais Sichem et sort père, les yeux fixés sur le but qu'ils voulaient (391) atteindre et désireux d'obtenir la jeune fille, accueillirent ces paroles et agréèrent cette proposition. Ce langage leur plut, et le jeune homme ne différa point à s'y conformer, car il était épris de la, fille de Jacob (Gn 34,18-19). Il était tout entier livré à sa passion pour cette jeune fille. Et lui et son père, s'étant rendus à la porte, parlèrent à tout le peuple de la ville (Gn 34,20) ; et ils leur conseillèrent d'accepter la circoncision, selon la déclaration qui leur était faite, et à consentir à vivre avec la famille d'Israël. Et-les habitants se conformèrent sans retard aux paroles de Hémor et de Sichem; et tous ensemble reçurent sur leur corps le signe de la circoncision. Siméon et Lévi, l'ayant appris, se hâtent d'exécuter le dessein qu'ils méditaient. Ayant pris chacun leur épée, ils entrèrent sans danger dans la ville (Gn 34,25). Comment donc, sans danger? ils n'étaient que deux contre un si grand nombre. Mais leur sûreté était garantie, parce que les habitants gisaient là blessés. C'est ce que nous apprend la sainte Ecriture, quand elle dit : le troisième jour tandis qu'ils étaient dans la souffrance (Gn 34,25). Voilà ce qui faisait la sûreté de Siméon et de Lévi et ce qui rendait deux hommes plus forts qu'une multitude. Et ils tuèrent, dit le texte, tout ce qui était mâle (Gn 34,25), c'est-à-dire tous les hommes qui gisaient dans les douleurs de la circoncision et qui étaient en quelque sorte préparés pour le massacre; et, ayant tué avec les autres le jeune homme qui avait outragé leur soeur, ils se retirèrent. Les enfants de Jacob ne se contentèrent même pas de cette vengeance, mais le texte nous apprend qu'ils enlevèrent les brebis et tout le bétail, et se retirèrent ayant dépeuplé et détruit la ville. Vous avez vu, mon bien-aimé, quels maux a causé l'emportement d'un jeune homme? quel désastre il a attiré sur tous les habitants de cette ville? A la vue de cet exemple, réprimons donc les passions de nos enfants et mettons plus d'un frein à la jeunesse, celui de la crainte et celui des conseils; veillons sur leur chasteté, n'épargnons ni soins ni démarches pour que le jeune âge puisse échapper aux passions coupables. C'est pour cela que notre Maître commun, voyant la faiblesse de la nature humaine, a institué le mariage, pour nous détourner des relations illicites.

Ne négligeons donc point les jeunes gens, mais voyant comment brûle cette fournaise, efforçons-nous, avant qu'ils aient roulé dans l'abîme du libertinage, de les engager, conformément à la loi de Dieu, dans les liens du mariage, afin que leur chasteté soit maintenue, et qu'ils ne soient pas atteints par le mal de l'impudicité, pourvus qu'ils seront d'un remède suffisant, pouvant réprimer les assauts de la chair et demeurer à l'abri du châtiment. Mais voyons quelle impression fit sur le vieux Jacob la conduite de ses enfants. Jacob leur dit, reprend l'Ecriture (Gn 34,30) : Vous m'avez rendu odieux et criminel aux yeux des habitants de ce pays.Pourquoi, leur dit-il, avez-vous tiré une telle vengeance ? Ce que vous avez fait va m'attirer une haine profonde de la part de tous les habitants du pays. Puis, témoignant la crainte qu'il éprouvait, il ajouta : Nous, nous sommes peu nombreux; réunis contre nous, ils nous tailleront en pièces et nous écraseront (Gn 34,30), comme s'il disait : ne savez-vous pas que, peu nombreux comme nous le sommes, nous éprouverons à notre tour ce que vous avez voulu faire à d'autres? Et de même que Sichem a été cause de ce désastre pour son père et pour tous les habitants de sa ville, ainsi serez-vous pour moi. Car, à cause de vous, je vais être un objet de haine, et rien n'empêchera que, par suite de votre témérité, nous ne soyons écrasés. Ils lui répondirent, dit le texte : mais, outragera-t-on ainsi notre soeur? (Gn 34,31). Vous le voyez: c'est un sentiment de chasteté qui a porté les enfants de Jacob à la vengeance : leur apologie envers leur père consiste à dire: ils nous ont déshonorés par l'outrage fait à notre soeur, et c'est pour cela que nous avons été contraints d'agir ainsi, afin que cette leçon prévienne à l'avenir une telle audace.

5904 4. Mais considérez ensuite, je vous prie, l'ineffable providence de Dieu envers ce juste. Voyant qu'il craignait, à cause de ce qu'avaient fait ses fils, de demeurer dans cette contrée, Dieu lui dit, continue le texte : Lève-toi et monte à Béthel pour y habiter (Gn 35,1). Puisque tu crains les habitants de cette contrée, retire-toi et va habiter Béthel. Elève là un autel au Seigneur, que tu as vu, quand tu fuyais de devant la face d'Esaü, ton frère. Et Jacob dit à sa famille et à tous ceux qui étaient avec lui: faites disparaître les dieux étrangers du milieu de vous, et purifiez-vous et changea vos vêtements; levons-nous, montons à Béthel, élevons-y un autel au Seigneur, qui m'a écouté au jour de la tribulation; il était avec moi et m'a sauvé dans mon voyage (392) (Gn 35,1-3). Considérez encore ici l'obéissance et la piété de ce juste. Quand il a entendu cet ordre : monte à Béthel, élève là un autel, il appelle tous ses enfants et leur dit : faites disparaître les dieux.Quels dieux, me dira-t-on ? car on ne voit nulle part qu'il ait eu des dieux : dès les premiers jours de sa vie ce juste fut un pieux serviteur du vrai Dieu. Peut-être il entendait par ces paroles les dieux de Laban que Rachel avait dérobés; aussi dit-il : Puisque nous allons rendre des actions de grâces au vrai Dieu, qui m'a toujours accordé sa protection, faites disparaître les idoles que vous pourriez avoir. Purifiez-vous et changez vos vêtements; allons ainsi à cette ville et trouvons-nous y tous ensemble, purifiés au dehors et au dedans. Ne vous montrez pas seulement purs par l'éclat de vos vêtements, mais purifiez les pensées de votre esprit en faisant disparaître vos idoles, et montons ainsi à Béthel. Et ils donnèrent à Jacob, dit le texte, les dieux étrangers, car ce n'étaient pas leurs dieux, et les pendants d'oreilles qu’ils portaient (Gn 35,4). C'étaient peut-être des symboles idolâtriques se rapportant à ces dieux; aussi les apportent-ils à leur père avec les idoles. Et Jacob les cacha sous le térébinthe de Sichem, et il les fit disparaître jusqu'à ce jour. Il les cacha, dit le texte (Gn 35,5), et il les fit disparaître, en sorte que les esclaves de l'égarement eux-mêmes fussent soustraits à cet égarement et que personne désormais n'en reçût de dommage.

Après que ce juste eût accompli tous ces soins, il partit du pays de Sichem et se mit en route pour Béthel. Mais voyez encore le soin que Dieu prend de lui, et comment l'Ecriture nous en instruit clairement. Ce juste étant parti, la crainte de Dieu se répandit dans les villes d'alentour, et ils ne poursuivirent point les enfants d'Israël (Gn 35,5). Vous avez vu combien est grande cette providence et combien manifeste est son secours? La crainte saisit les habitants et ils ne les poursuivirent point. Parce que ce juste l'avait redouté et avait dit : Nous sommes en bien petit nombre et nous serons écrasés, l'Ecriture nous apprend que la crainte qui saisit les habitants empêcha cette poursuite. Dieu en effet, lorsqu'il veut prêter son assistance, rend les faibles plus forts que les puissants, le petit nombre plus puissant que le grand nombre, et rien ne saurait être plus heureux que celui qui a obtenu l'assistance d'en haut.

Et Jacob, dit l'Ecriture, arriva à Luzon, qui est dans la terre de Chanaan et est nommé Béthel, et toute la tribu avec lui. Il y éleva un autel et appela ce lieu Béthel, car c'est là que Dieu lui était apparu, tandis qu'il fuyait de devant la face d’Esaü, son frère (Gn 35,6-7). Arrivé là, il accomplit l'ordre du Seigneur en élevant un autel, et donne à ce lieu le nom de Béthel. Déborra, nourrice de Rébecca, mourut et fut ensevelie au-dessous de Béthel, sous le chêne; et Jacob le nomma le chêne du deuil (Gn 35,8). Vous le voyez, il donnait aux lieux des noms tirés des événements afin d'en conserver la mémoire. Et comment, me direz-vous, la nourrice de Rébecca était-elle avec lui, nouvellement arrivé de Mésopotamie, et n'ayant point encore revu son père? Il n'est pas difficile de répondre qu'elle avait voulu accompagner Jacob, lorsqu'il revint de chez Laban, pour revoir Rébecca, après une si longue séparation, et qu'avant de l'avoir rencontrée elle mourut à Béthel.

5905 5. Arrêtons-nous aussi là, s'il vous plait; terminons ce discours en exhortant votre charité au zèle pour la vertu et à prendre soin de la chasteté des jeunes gens. Car c'est de là, pour ainsi dire, que proviennent tous les maux. L'habitude de la dépravation, gagnant avec le temps, produit un tel ravage que nul avis ne peut désormais gagner ceux qui y sont une fois abandonnés; ils sont conduits comme des captifs là où le veut le démon. C'est lui qui désormais est leur maître et qui leur donne ces ordres funestes que les jeunes gens exécutent avec joie, ne considérant que le plaisir du moment et ne réfléchissant pas à la douleur qui suivra. Je vous exhorte donc à tendre la main à nos jeunes gens, de peur que nous n'ayons à rendre compte de leur conduite. Ne savez-vous pas ce qui arriva au vieil Héli, qui n'avait pas convenablement redressé les défauts de ses enfants? En effet, quand un mal a besoin qu'on emploie le fer, si un médecin veut le traiter par un liniment, il le rend bientôt incurable, parce qu'il n'y a pas appliqué le remède qui convenait; de même ce vieillard, qui devait traiter ses enfants avec une sévérité proportionnée à leurs fautes, s'étant montré mou à leur égard, eut part à leur châtiment. Redoutez donc cet exemple, je vous en prie, vous qui avez des enfants, et veillez à leur éducation; que chacun des gens de la maison partage sincèrement vos soins et (393) comprenne que le gain le plus grand, c'est le service dit prochain; en sorte que chacun, instruit à la vertu, puisse échapper à la tentation du vice, et que, choisissant la vertu, il obtienne l'assistance d'en haut. Que chacun de vous en soit favorisé, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, auquel soient, avec le Père et le Saint-Esprit, gloire, puissance, honneur, maintenant, et toujours, et aux siècles des siècles. Ainsi soit il.






Chrysostome sur Gn 5800