Chrysostome sur Gn 6200

SOIXANTE-DEUXIÈME HOMÉLIE. « Et Juda vit la fille d'un Chananéen qui s'appelait Sava ; et il la prit et vint vers elle; et elle conçut et enfanta un fils que l'on nomma Er. »

6200 (Gn 38,2-39,23).


ANALYSE.

1. histoire de Thamar.
2 Thamar justifiée. Juda s'accuse lui-même. Naissance de Pharès et de Zara : figure des destinées de l'Église.
3. Retour à l'histoire de Joseph. Joseph chez Putiphar. Sa prospérité.
4. Passion et tentative criminelle de la femme de Putiphar.
5. Joseph calomnié, jeté en prison : que la grâce de Dieu ne l'abandonne pas néanmoins. Conclusion morale.


6201 1. L'histoire de Joseph nous a montré suffisamment combien l'envie est un fléau terrible, et comment cette passion funeste ronge le coeur où elle a pris naissance. Vous avez vu comment, sous l'empire de cette passion, les frères de Joseph ont oublié les liens du sang, quelle barbarie et quelle cruauté ils ont exercée envers celui qui ne leur avait fait aucun mal; mais ils n'ont réussi qu'à mettre au jour leur perversité, et le dommage qu'ils ont causé à leur frère n'a pas été aussi grand que la honte dont ils se sont couverts. Car quoiqu'ils l'aient vendu à des barbares, et ceux-ci au chef des cuisiniers de Pharaon, cependant comme Joseph était favorisé en toute circonstance de la protection divine, tout lui semblait léger et facile à supporter. Je voulais m'attacher aujourd'hui encore à la même histoire, et faire sur ce sujet une instruction; mais je rencontre sur ma route un autre récit qu'il ne serait pas juste de passer sous silence; nous l'approfondirons, autant que possible, puis nous reprendrons nos entretiens sur Joseph. Quel est donc ce récit qui interrompt notre marche ? Il traite de Juda. Celui-ci ayant pris pour femme Sava, fille d'un chananéen, et ayant eu d'elle trois enfants, donna, dit l'Écriture, à Er, son premier-né, une femme nommée Thamar. Mais celui-ci fut méchant aux yeux de l'Éternel, et l'Éternel le fit mourir. Alors Juda engagea Onan à épouser la femme de son frère, afin de lui procurer une postérité. C'était la loi qui l'ordonnait : si quelqu'un mourait sans enfant, son frère devait épouser la veuve et lui donner une postérité. Mais Onan, lui aussi, fut méchant aux yeux de Dieu, qui le fit mourir. Juda fut frappé de terreur en voyant que ses deux fils lui avaient été enlevés si rapidement: alors, pour consoler Thamar, il lui promit de lui donner son autre fils, mais il ne tint pas sa parole, dans la crainte que ce dernier ne subît aussi le même sort que ses frères. Cependant Thamar se repaissait d'un vain espoir, et demeurait, dit l'Écriture, dans la maison de son père, attendant que son beau-père exécutât sa promesse; quand elle vit que Juda ne voulait pas remplir ses engagements, elle n'en ressentit aucune indignation, mais elle ne supporta pas l'idée de prendre (404) un autre époux, et elle se résigna au veuvage, attendant un moment favorable; car elle désirait vivement avoir des enfants de son beau-père. Or, quand elle apprit que sa belle-mère était morte, et que Juda venait à Thamna, pour tondre ses brebis, elle résolut d'avoir recours à la ruse pour s'unir à son beau-père; elle désirait avoir de lui des enfants, non par libertinage, à Dieu ne plaise, mais pour ne pas être regardée comme une femme sans nom : d'ailleurs c'était l'ordre de la Providence ; et c'est pourquoi ses desseins furent accomplis. Elle quitta ses habits de veuvage, se couvrit d'un voile, s'enveloppa et s'assit auprès des portes.Puis la sainte Ecriture, comme pour la justifier, ajoute: car elle voyait que, quoique Sélom fût devenu grand, elle ne lui avait point été donnée pour femme : c'est pour ce motif qu'elle eut recours à une pareille ruse. Juda la prenant pour une prostituée (car elle s'était voilée le visage, afin de ne pas être reconnue), se détourna vers elle. Celle-ci lui dit: Que me donneras-tu ? Judas promit de lui envoyer un chevreau de son troupeau. Elle répondit : Pourvu que tu me donnes des gages, jusqu'à ce que tu me l'envoies. Et il lui donna sa bague, son collier et son bâton; il vint vers elle, et elle conçut de lui (Gn 38,14-18).

Qu'aucun de ceux qui entendent ce récit, ne condamne Thamar; car, comme je me suis hâté de le dire, elle servait les desseins de la Providence, et c'est pour ce motif qu'elle ne mérite aucun blâme et qu'aucune accusation ne doit peser sur Juda. En effet, si vous partez de là en suivant l'ordre des temps, vous trouverez que le Christ descend des enfants issus de cette union; d'ailleurs les deux fils qui lui naquirent étaient la figure des deux peuples, et la révélation de la vie judaïque et de la vie spirituelle. Mais voyons comment Juda, quelque temps après son départ, et au moment où la vérité fut connue, comment, dis-je, il se condamne lui-même et absout Thamar de toute accusation. Lorsqu'elle eut exécuté son dessein, elle changea de nouveau de vêtements, dit l'Ecriture, s'en alla et revint dans sa maison. Juda, qui n'était nullement au courant de ces faits, accomplit sa promesse et envoya le chevreau, pour reprendre les gages qu'il avait donnés: mais l'esclave ne trouva cette femme nulle part, et il revint, annonçant à Juda qu'il n'avait pu la rencontrer dans aucun endroit. A cette nouvelle, Juda s'écria : Pourvu que jamais nous ne soyons accusé d'ingratitude. C'est qu'il ne connaissait pas la vérité. Mais quand, trois mois après, la grossesse de Thamar annonça son prochain enfantement, et comme personne ne savait son union furtive avec son beau-père, on vint annoncer, dit l'Ecriture, à Juda, qu'elle portait dans son sein le fruit de ses débauches. Alors il dit: conduisez-la dehors et qu'elle soit brûlée. Grande était son indignation, terrible était le châtiment, parce qu'à ses yeux la faute était de la plus haute gravité. Que fit donc Thamar? Elle renvoya les gages qu'elle avait reçus, en disant: J'ai conçu de l'homme à qui appartiennent ces choses (Gn 38,24-25).

6202 2. Remarquez comment, tout en gardant le silence, elle produit des témoins dignes de foi, qui parleront en sa faveur, et pourront la mettre à l'abri de toute accusation. Comme elle avait besoin de trois témoins, elle qui était sous le coup d'une pareille accusation, elle envoya, comme preuve éclatante de son innocence, les trois espèces de gages qu'elle avait reçus, l'anneau, 1e collier et le bâton, et, quoiqu'elle fût restée à la maison, quoiqu'elle eût conservé le silence, elle remporta la victoire. Juda les reconnut et dit : elle est justifiée plutôt que moi; c'est parce que je ne l'ai pas donnée à Sélom, mon fils.Que signifient ces paroles : Elle est justifiée plutôt que moi? Il veut dire : c'est elle qui est innocente, et moi, je me condamne moi-même, je me dénonce, sans que personne m'accuse; que dis-je? ces gages que j'ai donnés ne sont-ils pas contre moi une preuve suffisante? Puis, pour justifier de nouveau Thamar, il dit : C'est parce que je ne l'ai pas donnée à Sélom, mon fils. S'il s'accuse ainsi, c'est sans doute pour le motif que je vais vous dire. En effet, Juda croyait que Thamar avait causé la mort à Er et à Onan, et dans cette crainte, il ne la donna pas à Sélom, quoiqu'il le lui eût promis; par là il devait connaître qu'elle n'était pas la cause de leur mort, mais qu'ils avaient reçu le châtiment de leur perversité (car c'est Dieu, dit l'Ecriture, qui a fait périr le premier, et, en parlant du second, elle ajoute : c'est Dieu qui lui a donné la mort) ; aussi Judas s'unit-il à son insu à sa belle-fille, et, par ce fait, il apprend que ce n'est pas elle, mais leurs propres vices qui leur ont mérité ce châtiment; alors il reconnut sa faute, déclara que Thamar était innocente, et il ne continua plus dit l'Ecriture, (405) à la connaître. Il prouvait ainsi qu'il n'aurait jamais eu commerce avec elle, s'il l'avait reconnue. Après nous avoir raconté, en détail, la ruse à laquelle Thamar eut recours, la sainte Ecriture nous apprend ensuite quels sont les enfants qu'elle mit au monde. Lorsqu'elle fut sur le point d'accoucher, dit l'Ecriture, il se trouva qu'elle avait deux jumeaux dans son sein. Et lorsqu'elle enfanta, l'un présenta la main; la sage-femme la prit et y attacha un fil d'écarlate, en disant: celui-ci est sorti le premier. Remarquez ici, je vous prie, comme les événements futurs nous sont enseignés et révélés sous le voile du mystère. Car, après que la sage-femme eût attaché un fil d'écarlate à la main du premier-né, pour qu'on pût le reconnaître, alors il retira sa main, et son frère sortit. Il céda le pas à son frère, et celui qu'on regardait comme le second, naquit le premier; le premier au contraire ne vint au monde que le dernier. Alors la sage-femme dit : Pourquoi la haie a-t-elle été séparée d cause de toi ? Et elle l'appela Pharès. Ce nom signifie séparation, et, pour ainsi dire, partage. Ensuite sortit son frère qui avait le fil d'écarlate sur la main droite, et elle l'appela Zara, ce qui signifie Orient.

Et que ces choses n'arrivèrent point par hasard, qu'elles étaient une image des événements futurs, c'est ce que prouvent les faits eux-mêmes. Ce qui se passa n'est point, en effet, dans l'ordre de la nature. Comment expliquer que, la main une fois liée avec le fil de pourpre, l'enfant se soit écarté pour livrer passage à son frère, sans l'intervention de la puissance divine, qui opéra ce miracle, et montra dans une sorte d'esquisse Zara ou l'Orient (c'est-à-dire l'Eglise) apparaissant d'abord, puis se retirant après s'être montré un instant, pour laisser l'observation de la Loi personnifiée en Pharès se manifester à son tour et dominer longtemps; puis le retour de celui qui s'était écarté d'abord, je veux dire de Zara, refoulant de nouveau devant l'Eglise toute la constitution judaïque. Mais peut-être est-il nécessaire de revenir sur ce sujet en termes plus clairs et plus précis. — D'abord parurent, semblables à Zara avançant la main, Noé et Abraham, ou plutôt avant Noé Abel et Enoch, lesquels furent les premiers qui se préoccupèrent spécialement de plaire à Dieu. — Ensuite lorsque leur multiplication eut accumulé sur leur race de nombreux fardeaux de péchés, comme une petite consolation leur était nécessaire, la loi leur fut donnée, comme une esquisse de l'avenir; la

loi, qui sans effacer les péchés, les signalait du moins, les leur rendait manifestes, de telle sorte que, pareils aux petits enfants à la mamelle, ils pussent arriver sans encombre à la fleur dé l'âge. Ce 'bienfait fut perdu; en dépit de la loi qui leur révélait l'énormité du péché, ils recommençaient à s'y plonger de nouveau; alors le Maître commun descendit ici-bas pour octroyer aux hommes cette spirituelle et parfaite constitution, dont Zara avait été la figure. Voilà pourquoi l'Evangéliste lui-même fait mention de Thamar et de ses enfants, en disant: Et Juda eut Pharès et Zara de Thamar.

6203 3. Gardons-nous donc de parcourir étourdiment le texte des saintes Ecritures, gardons-nous d'en lire les paroles avec une attention superficielle: allons au fond, découvrons les richesses qu'elles recèlent, et nous glorifierons notre Maître, qui arrange toutes choses avec une si grande sagesse. En effet, faute de rechercher le but et le motif de chaque chose, non seulement nous accuserons Thamar, comme ayant eu commerce avec son beau-père, mais nous accuserons Abraham lui-même, comme ayant eu l'intention de tuer son fils, et Phinées comme coupable d'un double homicide. Au contraire, si nous considérons avec attention la raison de chaque fait, nous serons conduits à justifier ces personnages, et en même temps, nous retirerons de là une grande utilité. Mais quant à ce qui regarde cette histoire, nous l'avons analysée, comme il nous -a été possible devant vos charités.

Maintenant, si vous n'êtes pas fatigués, et que vous y soyez disposés, nous passerons à ce qui suit, et nous reviendrons au récit qui concerne l'admirable Joseph, afin que notre entretien d'aujourd'hui contribue à vous faire comprendre tout ce qu'endura ce noble athlète à la suite des songes qui lui promettaient la royauté et la suprématie sur ses frères, et comment il subit épreuve sur épreuve, tentation sur tentation; comment néanmoins, malgré les efforts réitérés de la tempête, le pilote ne se laissa point submerger; comment, quand l'orage redoublait de violence, il restait au gouvernail, et continuait à diriger son navire; mais il faut entendre le texte lui-même, afin que rien ne nous échappe : Joseph fut mené en Égypte, et le chef de la maison de Pharaon l'acheta des maires des Ismaélites (406) (
Gn 39,1). Ensuite, après que ses frères l'eurent vendu à des barbares, à des hommes inhumains, que ceux-ci l'eurent cédé, à leur tour, au chef de la maison de Pharaon, après qu'il eut passé ainsi par les mains de plusieurs maîtres, lui, élevé dans les bras de son père; afin que nous ne trouvions pas étrange qu'il ait pu supporter cette dure servitude, lui, jeune, inaccoutumé à un si rude genre de vie, et nourri dans la maison d'un père qui le chérissait, l'Ecriture poursuit en disant : Et le Seigneur était avec Joseph, et tout lui réussissait. Qu'est-ce à dire, le Seigneur était avec Joseph ? Cela signifie que la grâce d'en haut était avec lui et lui aplanissait toutes les difficultés. C'est elle qui présidait à tous les événements de sa vie; elle qui lui conciliait la bienveillance de ces cruels marchands, qui les poussait à le vendre au chef de la maison royale, afin que pas à pas et par degrés, il pût, à travers toutes ces tentations, se frayer un chemin jusqu'au trône. Mais toi, mon très cher frère, en apprenant qu'il fut l'esclave des marchands, puis l'esclave du chef de la maison royale, demande-toi comment il ne se troublait point, ne se tourmentait pas l'esprit, ne tombait point dans l'incertitude, ne disait pas: Où sont maintenant les songes qui m'abusaient en me promettant une pareille gloire?

Après de si beaux songes, voici la servitude, une dure servitude : Je change de maître, je passe de l'un à l'autre, de celui-ci à un troisième ; il me faut vivre parmi des gens inhumains. Suis-je donc abandonné ? suis-je négligé par la grâce d'en haut ? Il ne dit, ne pensa rien ne pareil, il endura tout sans plainte et sans murmure. Car le Seigneur était avec Joseph, et tout lui réussissait. Qu'est-ce à dire : Tout lui réussissait ? Oui, la grâce d'en haut lui facilitait, lui aplanissait toutes choses, et cette grâce qui le couronnait était si manifeste que son maître lui-même, le chef de la maison s'en aperçut : Car son maître savait que le Seigneur était avec lui, et qu'il le favorisait et le bénissait dans toutes ses actions.

Et Joseph trouva grâce devant son maître qui l'établit sur toute sa maison, et remit entre ses mains tout ce qui lui appartenait. Voyez-vous ce que, c'est que d'être soutenu par le bras d'en haut? Voilà un jeune homme, un étranger, un esclave, et son maître lui confie toute sa maison : Et il remit tout entre ses mains. Pourquoi cela? Parce qu'indépendamment de l'assistance divine il déploya encore les qualités qui lui étaient propres. Il lui était agréable, dit le texte : cela signifie qu'il gérait tout en bon serviteur. Ensuite le bon Dieu qui voulait accroître sa sécurité ne le tire point d'esclavage, ne le met point en liberté. —En effet, c'est sa coutume, de ne pas mettre hors de danger les hommes vertueux, de ne pas les délivrer des tentations, mais de les assister dans les tentations mêmes avec tant d'efficacité, que ces tentations deviennent pour eux un sujet de triomphe. De là ce mot du bienheureux David: Dans la détresse vous m'avez mis au large (Ps 4,2). Vous n'avez pas chassé la détresse loin de moi, veut-il dire, vous ne m'en avez pas délivré, pour me mettre en repos, mais, chose admirable et miraculeuse, au milieu des tribulations, vous m'avez procuré la sécurité. Telle est encore ici la conduite de ce bon Maître. Il bénit la maison de l'Egyptien à cause de Joseph (Gn 39,5). Et le barbare comprit dès lors que ce serviteur était de ceux que Dieu revendique. Et il remit tout ce qui était à lui entre des mains de Joseph, et il ne savait autre chose, sinon le pain qu'il mangeait (Gn 39,6). Il en fait donc pour ainsi dire le maître de toute sa maison. Et cet esclave, ce captif avait entre les mains tous les biens de son maître. Tel est l'ascendant de la vertu; partout où elle brille, elle triomphe, et rien ne lui résiste. Comme la lumière en paraissant met en fuite les ténèbres, ainsi l'éclat de la vertu, dès qu'il vient à reluire, met tous les vices en déroute.

6204 4. Mais le diable, cette méchante bête, en voyant la gloire du juste et l'éclat nouveau que lui valaient ses apparentes tribulations, le diable grince des dents, entre en fureur, et ne pouvant se résigner à voir ce juste grandir de jour en jour, creuse devant lui un profond abîme, un précipice où l'attendait, pensait-il, une mort affreuse; il amasse une tempête capable de lui causer le plus épouvantable naufrage mais il se convainquit bientôt qu'il ne faisait que regimber contre l'aiguillon et travailler contre lui-même. Joseph était beau et charmant de visage. Pourquoi nous parler de cette beauté ? C'est pour nous faire comprendre que la beauté n'était pas seulement dans son âme, qu'elle était en outre répandue sur son corps. Il était jeune, dans la fleur de l'âge, beau, charmant de visage. La divine Ecriture prend soin de nous en avertir à l'avance pour nous expliquer comment l'Egyptienne, éprise de la (407) beauté de ce jeune homme, put le provoquer à un commerce illicite. Et il advint après cela (Gn 39,7). Après cela c'est-à-dire, lorsque le gouvernement de la maison entière lui eut été confié, lorsque son maître l'eut jugé digne d'une fonction si honorable, que la femme de son maître jeta les yeux sur Joseph. Voyez-vous l'effronterie de cette femme dissolue? Elle ne réfléchit point qu'elle avait rang de maîtresse, que Joseph était un serviteur : séduite par sa beauté, embrasée des flammes de Satan, elle songe dès lors à se jeter dans les bras de ce jeune homme: et nourrissant dans son esprit cette pensée perverse, elle cherche l'occasion, la solitude favorable à l'exécution de sa criminelle entreprise. Mais lui, dit l'Ecriture, il ne voulait pas: il ne se laissait pas séduire, il n'agréait pas ces propositions. Car il savait que c'eût été se perdre; et non content de songer à lui-même, il s'efforçait encore, selon ses moyens, de guérir cette femme de sa folie, de sa détestable passion. Il lui donne un conseil capable de la faire rentrer en elle-même, et revenir à de plus sages pensées. Il dit à la femme de son maître (c'est l'esclave qui conseille sa maîtresse) : Vous voyez que mon maître à cause de moi, ne sait rien de ce qui se passe dans sa maison, et qu'il a remis entre mes mains tout ce qui est à lui (Gn 39,8). O reconnaissance ! Considérez comment il énumère les bienfaits de son maître, afin de faire sentir à cette femme combien elle est ingrate envers son époux. Vous voyez, semble-t-il dire, que moi, qui ne suis qu'un serviteur, un étranger, un captif, j'ai trouvé assez de crédit auprès de lui pour qu'il remît tout entre mes mains, pour que tout dépende de moi, excepté vous-même : tous reconnaissent en moi leur supérieur, vous seule êtes au-dessus de moi, et hors de mon pouvoir. Ensuite, afin de la frapper à l'endroit sensible, de lui remettre en mémoire la tendresse de son mari, de l'empêcher de se montrer ingrate envers son époux, il lui dit : Et voici pourquoi vous êtes hors de mon pouvoir; C'est que vous êtes sa femme. Or, si vous êtes sa femme, comment pourrais-je commettre un si grand crime, et pécher contre Dieu? (Gn 39,9). Elle cherchait la solitude, elle épiait le moment, afin d'échapper aux regards de son mari et de tous les serviteurs de la maison. Mais Joseph : Comment pourrais-je commettre un si grand crime et pécher contre Dieu ? Quelle est ta pensée? Quand bien même nous pourrions échapper à la vue de tout le monde, nous ne saurions échapper à l’oeil toujours ouvert. C'est celui-là seul qu'il faut craindre et redouter, c'est devant lui qu'il faut trembler de commettre la prévarication. Et pour nous faire comprendre la haute vertu de ce juste, pour nous montrer que ce n'est pas une fois ni deux, mais souvent qu'il résista à pareil assaut, qu'il entendit ce langage sans en être ébranlé, qu'il renouvela ses conseils, l'Ecriture ajoute: Et comme elle recommençait plusieurs jours de suite, et que Joseph ne lui cédait pas (Gn 39,10) : elle épie un moment où l'on était occupé dans la maison, se jette sur lui comme une bête féroce qui aiguise ses dents, l'attire vers elle et le retient par ses vêtements. Ne passons point légèrement là-dessus : représentons-nous l'épreuve que notre juste eut à soutenir. Il n'y a pas tant lieu de s'étonner, à mon avis, de ce qu'au milieu de la fournaise de Babylone les trois jeunes gens ne souffrirent aucun mal et restèrent insensibles au feu, qu'il est admirable et merveilleux de voir cet incomparable adolescent, quand cette femme criminelle et dissolue l'a saisi par ses vêtements, s'enfuir au lieu de lui céder, et lui laisser ses vêtements entre les mains. Ainsi que les trois enfants triomphèrent du feu par une faveur d'en haut, récompense de leur vertu : ainsi Joseph, quand il eut fait ce qui était en lui, quand il eut déployé l'indomptable courage de sa chasteté, reçut lui-même du secours d'en haut : le bras de Dieu l'aida à triompher dans un si rude combat, à s'échapper des filets de cette impudique. Et l'on pouvait voir alors cet homme admirable, dépouillé de ses vêtements, mais couvert du manteau de la modestie, s'échapper, s'enfuir sain et sauf de cet autre bûcher, de cette autre fournaise, non seulement intact, mais encore plus riche d'honneur et de gloire.

6205 5. Et pourtant, après une pareille victoire, un semblable exploit, voyez comment cet homme qu'il aurait fallu couronner, dont on aurait dû proclamer le nom, comment cet homme, dis-je, est de nouveau en butte à d'innombrables maux, ni plus ni moins qu'un coupable. En effet, l'Egyptienne désespérée de la honte et de l'humiliation où elle s'était plongée elle-même par sa tentative insensée, assemble d'abord les gens de la maison, et, devant eux, accuse le jeune homme, en lui imputant calomnieusement ses propres (408) discours. — C'est chose familière au vice, que d'essayer de noircir la vertu, son éternelle rivale, en lui prêtant ses propres misères ainsi fit-elle, en accusant Joseph de libertinage, tandis qu'elle se couvrait elle-même du masque de la chasteté, expliquant de cette manière comment il avait abandonné ses vêtements, comment elle-même les avait gardés entre ses mains. Et le Dieu de bonté tolérait, endurait tout cela, voulant ne rien négliger pour assurer plus de gloire à son serviteur. En effet, son mari venu, elle répète toutes ces calomnies perfides, elle accuse Joseph en disant : Le jeune hébreu que tu as introduit chez nous, est venu vers moi, afin de m'insulter (Gn 39,17). Malheureuse, misérable femme ! Ce n'est pas lui qui a introduit Joseph pour qu'il (insultât, c'est le diable qui t'a induite toi-même, non seulement à l'adultère, mais encore, autant qu'il a dépendu de toi, à l'homicide. Et là-dessus elle montrait, à l'appui de ses paroles; les vêtements du jeune homme.

Considérez ici, je vous prie, la bonté du Maître commun de tous les hommes. Il l'avait arraché à ses frères qui voulaient le faire mourir : il avait pourvu à ce que d'abord, selon le conseil de Ruben, Joseph fût descendu dans la citerne, puis, selon le conseil de Juda, vendu aux marchands, afin que l'accomplissement des songes fît voir au juste la vérité de ce qui lui avait été annoncé : et maintenant c'est encore le bras d'en haut qui retient ce barbare, qui l'empêche de consommer le meurtre sur-le-champ. Qu'est-ce qui pouvait l'arrêter, en effet, une fois averti de la tentative d'adultère? Mais Dieu, qui peut tout, le disposa à montrer tant de clémence, afin que, jeté en prison, et donnant là de nouvelles preuves de sa vertu, Joseph s'élevât de cette manière au premier rang du royaume. Son maître se mit en colère (Gn 39,19), et fit jeter Joseph dans la prison, où l'on gardait les prisonniers du roi (Gn 39,20). S'il n'avait pas foi au rapport, il ne fallait pas mettre Joseph en prison : si, au contraire, il ajoutait foi aux paroles de l'Egyptienne, dans ce cas encore, Joseph ne méritait pas la prison, il méritait le dernier supplice, la décapitation. Mais, dès que le bras d'en haut manifeste sa providence, tout devient aisé et facile, et les plus farouches s'adoucissent. Or, c'est quand nous avons fait preuve nous-mêmes d'une grande vertu que la grâce d'en haut nous est surtout prodiguée. —  Joseph avait lutté vaillamment : il fut magnifiquement récompensé. — Après un si noble exploit, il est conduit en prison; il subit tout en silence. Vous n'ignorez pas que les innocents qui se voient condamner comme s'ils étaient coupables, se donnent libre carrière pour se révolter, s'insurger contre ceux qui les ont frappés d'un injuste arrêt. Rien de pareil chez Joseph : il resté muet, il endure tout sans se plaindre, il attend la grâce divine dans une résignation parfaite. Et voici qu'au fond de sa prison il reçoit de nouveau plein pouvoir de son geôlier. Faut-il s'en étonner? Le Seigneur était avec Joseph, et répandait sur lui sa miséricorde (Gn 39,21). Qu'est-ce à dire, Répandait sur lui sa miséricorde? C'est-à-dire qu'il inclina vers la pitié l'âme du gouverneur, et le disposa à témoigner une grande bienveillance à Joseph. Il lui fit trouver grâce devant le gouverneur.En vérité, rien de plus heureux que l'homme protégé d'en haut. Le gouverneur remit la prison entre les mains de Joseph. Voyez comme ce gardien lui cède la place, lui donne un pouvoir absolu, remet en sa discrétion tous les prisonniers. Et le gouverneur ne savait rien de ce qui se passait: car tout était dans les mains de Joseph, parce que le Seigneur était avec lui et que le Seigneur bénissait tout ce qui passait par ses mains (Gn 39,23). Remarquez à quel point la grâce d'en haut lui était fidèle, comment elle abondait dans toutes ses actions.

Efforçons-nous donc, nous aussi, d'avoir toujours le Seigneur avec nous, et tâchons qu'il bénisse toutes nos actions. Celui qui a été jugé digne d'une pareille assistance, jusqu'au milieu des calamités, bravera toutes les épreuves, les comptera pour rien, parce que le Maître de l'univers, le créateur, l'ordonnateur de toutes choses, lèvera devant lui tous les obstacles et lui aplanira toutes les difficultés. Mais comment faire pour avoir le Seigneur avec nous, et pour qu'il bénisse toutes nos entreprises ? Il faut être circonspects, vigilants, imiter la chasteté de ce jeune homme, ses autres vertus, la générosité de son âme, songer que c'est seulement en nous conformant exactement à ce modèle que nous échapperons à la sévérité des jugements divins, être bien convaincus que nul ne saurait échapper à l’oeil toujours ouvert, et que le pécheur ne peut manquer d'être puni. Gardons-nous de craindre les hommes plus que la colère divine, et (409) rappelons-nous sans cesse ces paroles de Joseph : Comment pourrai-je commettre un pareil crime et pécher devant Dieu ? Dès qu'une mauvaise pensée jettera le trouble dans notre âme, méditons sur ce mot, et aussitôt s'enfuira tout désir coupable. Soit que nous éprouvions un appétit sensuel, ou une convoitise d'argent, ou toute autre passion déréglée, ne manquons pas de nous représenter aussitôt que c'est Dieu qui nous juge, et que nos plus secrètes pensées ne sauraient elles-mêmes lui échapper; par là, nous nous déroberons infailliblement aux artifices du diable, et nous trouverons là-haut un puissant secours : puisse-t-il nous être donné à tous, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec qui gloire, puissance, honneur, au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.



SOIXANTE-TROISIÈME HOMÉLIE. « Et le gouverneur de la prison ne savait rien de ce qui se passait, grâce à Joseph. »

6300 (Gn 39,23-41,46).

ANALYSE.

1. Joseph encore en faveur; sa bonté. Interprétation du grand-échanson.
2. Modération de Joseph. Songe du grand panetier. Le grand-échanson oublie Joseph.
3. Songe de Pharaon. Il mande Joseph : comment éclate la sagesse de celui-ci.
4. Elévation de Joseph, son mérite au-dessus de son âge.
5. Exhortation à la patience.


6301 1. Nous voulons nous acquitter aujourd'hui envers votre charité de ce que nous laisse à dire notre conférence d'hier, et revenir encore sur l'histoire de Joseph. Vous savez qu'hier nous avons été arrêté en chemin par la fatigue d'un long discours, et que nous en sommes resté au moment où le chef de la maison du roi, abusé parla calomnie de l'Egyptienne, met Joseph en prison. Il nous faut donc aujourd'hui faire connaître à votre charité ce qui arriva au juste dans sa prison. Jeté au fond d'un cachot, remis aux mains d'un geôlier, la faveur divine ne l'abandonna point dans son infortune, et alla jusqu'à persuader à ce geôlier de lui donner une autorité absolue sur la prison. Et le gouverneur de la prison ne savait rien de ce qui se passait, grâce à Joseph. Voyez-vous, comment au fort des tribulations, il ne sentait point ses peines, comment la sagesse toute-puissante de Dieu transformait tout ce qui aurait pu l'affliger. De même que la perle, plongée au fond d'un fumier, conserve toute sa beauté, de même la vertu, en quelque endroit qu'on la relègue, brille d'un éclat qui lui est propre, fût-ce dans l'esclavage, fût-ce en prison, dans les afflictions comme au sein du repos. Après que Joseph mis en prison se fut concilié la bienveillance du gouverneur, et qu'il eut reçu de lui une autorité absolue sur la prison tout entière, voyons comment il manifesta la grâce qui l'assistait. Il advint après cela (Gn 40). Après quoi ? Après les événements qui avaient suivi la dénonciation, après la condamnation qui avait fait emprisonner Joseph; ce n'est pas tout: après que le Seigneur eut montré qu'il était avec lui, après que le (410) gouverneur lui eut remis entre les mains la direction suprême de la prison. Il arriva donc après cela (après qu'il eut été jeté en prison), que le grand échanson et le grand panetier, ayant commis une faute, furent condamnés par le roi à la prison : et le gouverneur de la prison les ayant reçus, les mit en rapport avec Joseph (Gn 40,1-4). En effet, Joseph n'était plus pour lui un prisonnier, mais un confident, bien plus, un homme capable d'alléger les souffrances des malheureux captifs. Et Joseph les assista. Qu'est-ce à dire, les assista ? Cela veut dire qu'il les consolait, qu'il fortifiait leur âme, leur rendait le courage, ne les laissait pas se consumer dans le chagrin. Ils furent beaucoup de jours en prison, et ils eurent tous deux un songe dans la même nuit, le grand échanson comme le grand panetier. Mais cet admirable Joseph, dans sa sollicitude à les consoler, les voyant inquiets et troublés à cause des songes qui leur étaient apparus, leur dit : Pourquoi vos visages sont-ils sombres aujourd'hui ?

En effet leur physionomie trahissait leur agitation intérieure: d'où cette parole d'un sage : Quand le coeur est en joie, le visage est en fleur; quand le coeur est en peine, le visage est sombre (Pr 15,13). Donc, les voyant fort tristes à la suite de ces visions, il les interrogeait, afin de savoir la cause de leur affliction. Remarquez comment, même en prison, il déployait ses vertus, et s'efforçait d'alléger les peines d'autrui. Mais eux, que répondent-ils? Nous avons eu un songe, et nous n'avons personne pour nous l'expliquer (IB 8). Ils ignoraient la sagesse de celui qui leur parlait: ils le considéraient comme un homme ordinaire : voilà pourquoi, au lieu de raconter ce qu'ils ont vu, ils se bornent à dire qu'ils ont eu un songe, en ajoutant: Nous n'avons personne pour nous l'expliquer. Mais cet homme admirable leur dit : N'est-ce pas à Dieu qu'il appartient de donner l'interprétation des songes? Racontez-moi donc ce que vous avez vu. Est-ce que j'offre de vous l'expliquer par mes propres lumières? C'est Dieu qui est l'interprète. — Racontez-moi ce que vous avez vu. Considérez cette prudence, cette humilité profonde. Il ne dit pas: Je vais vous l'expliquer, je vais vous dire ce que ces songes vous annoncent. Il dit : Racontez-les moi. Dieu est le seul interprète en pareille matière. Et le grand-échanson lui rapporta ce qu'il avait vu. Et Joseph lui dit: Voilà l'interprétation de ton songe. Les trois provins de la vigne marquent trois jours, après lesquels Pharaon se souviendra du service que tu lui rendais. Il te rétablira dans ta première charge, et tu lui présenteras à boire, selon que tu avais accoutumé de le faire auparavant dans le rang que tu tenais. Mais souviens-toi de moi, quand ce bonheur te sera arrivé, prends-moi en pitié, parle de moi à Pharaon, et tire-moi de ce cachot. Parce que j'ai été enlevé par fraude du pays des Hébreux, et que je n'ai rien fait pour être précipité dans ce souterrain (Gn 40,9 40,12-15). Après lui avoir prédit les heureux événements qui devaient lui arriver, et sa rentrée en grâce auprès du roi, il ajoute: Souviens-toi de moi, lorsque tu auras recouvré ta prospérité; plaide la cause de celui qui t'a fait cette prédiction, et tu me prouveras ainsi ta compassion.

6302 2. Ne vas pas sur ces paroles, mon cher auditeur, accuser ce juste de pusillanimité: bien au contraire, il faut t'étonner du courage, de la résignation avec laquelle il supportait une captivité si pénible. En effet, quelque autorité que lui eût conférée le gouverneur, il ne souffrait pas moins d'être enfermé, et de vivre parmi des hommes sales et déguenillés. Cela même est une nouvelle marque de sa philosophie, qu'il ait tout enduré avec courage, ne cessant de montrer une profonde humilité. — Prends-moi en pitié, parle de moi à Pharaon, et tire-moi de ce cachot. Veuillez observer comment il ne dit pas un mot de cette abominable femme, comment il s'abstient d'accuser son maître, de dénoncer la cruauté de ses frères à son égard, il jette un voile sur tout cela et se borne à dire : Souviens-toi de moi, et fais-moi tirer de ce cachot: Parce que j'ai été enlevé par fraude du pays des Hébreux et que je n'ai rien fait pour être précipité dans ce souterrain. Gardons-nous de passer légèrement là-dessus: considérons la sagesse de cette âme; admirons comment Joseph, trouvant une pareille occasion, et sachant que le grand-échanson, une fois revenu aux jours de sa prospérité pourrait révéler au roi toute son histoire, éviter d'accuser l'Egyptienne, je le répète, de faire intervenir dans son récit ni son maître, ni ses frères: il ne dit pas pour quel motif il a été condamné à la prison, il ne s'attache pas à montrer l'injustice qui lui a été faite: il s'applique à une seule chose, non point à faire leur procès à ces personnes, mais à plaider sa propre cause (411) D'abord en ce qui concerne ses frères, il emploie cette expression vague: J'ai été enlevé de la terre des Hébreux.Il ne mentionne pas davantage la conduite de l'impudique Egyptienne, non plus que l'injuste colère de son maître contre lui; il se borne à dire: Je n'ai rien fait pour être précipité dans ce souterrain. Que cela nous apprenne, au cas où il nous arriverait d'être persécutés par de pareils scélérats, à ne pas les poursuivre de nos injures, à ne pas nous répandre contre eux en amères accusations, à nous contenter enfin d'établir doucement et tranquillement notre innocence, à l'exemple de ce grand homme, qui, même dans l'infortune, ne voulut pas divulguer dans une simple conversation l'impudicité de l'Égyptienne. Combien ne voit-on pas de gens, qui même en butte à de justes griefs, entreprennent, dans leur extrême effronterie, de prêter aux autres leurs propres méfaits ! et Joseph, qui était plus pur que la lumière du soleil, Joseph, dont toutes les accusations auraient été des vérités, Joseph, qui en dénonçant la fureur de l'impudique, n'aurait fait qu'ajouter à sa propre gloire, Joseph, sur tous ces points, garde le silence. En effet, ce n'est pas la gloire humaine qu'il recherchait: il se contentait de la faveur d'en haut: il voulait seulement que l'oeil toujours ouvert ne trouvât rien de blâmable dans sa conduite. Voilà pourquoi, en dépit de son silence, de ses efforts pour tenir tout caché, le bon Dieu le couvrit d'une si grande gloire après qu'il eut vu sa vaillance dans le combat. Maintenant observons dans ce qui suivit la résignation de ce juste; comment les retards ne purent l'aigrir ni le décourager; comment, dans sa patience à tout supporter, il ne cessait pas de bénir le Seigneur qui permettait toutes ces choses. — Lorsque le grand panetier eut entendu l'explication donnée par Joseph, pensant que sa vision, à lui, annonçait pareillement quelque chose d'heureux, il en tait à son tour le récit. Mais Joseph, après l'avoir écouté, instruit également parla révélation d'en haut du sens de cette nouvelle vision, lui prédit la mort qui l'attend, en ces termes: Encore trois jours, et Pharaon te coupera la tête, et t'attachera à une croix; et les oiseaux du ciel dévoreront ta chair (Gn 40,23). Voilà pourquoi je vous ai prévenus tout d'abord que les prédictions ne venaient pas de moi, mais d'une révélation divine: c'était afin que vous n'eussiez pas l'idée de m'attribuer soit le bien soit le mal que pourraient annoncer vos songes. Ce n'est point ma pensée que j'exprime : je ne fais que vous manifester ce que m'a fait connaître la grâce d'en haut. Mais au jour fixé, les paroles de Joseph furent réalisées, et tous deux eurent le sort qu'il leur avait annoncé : l'un retrouva sa félicité première, l'autre fut livré au supplice. Mais le grand-échanson (celui qui avait été si bien consolé par notre juste) ne se souvint pas de Joseph, et l'oublia (Gn 40,23). — Voyez ce juste rejeté, pour ainsi dire, dans l'arène; voyez-le déployer encore son courage accoutumé, sans éprouver aucune défaillance, aucun trouble, aucune impatience. Un autre, un homme ordinaire, se serait dit sans doute : Eh quoi ! Le grand-échanson, conformément à l'interprétation que j'ai donnée de son rêve, recouvre si promptement sa félicité première, et il ne garde pas souvenir de moi, de ma prédiction ! Et tandis qu'il est délivré de tous ses maux, moi qui suis innocent, je reste enfermé ici avec des assassins, des voleurs sacrilèges, des brigands, des hommes chargés de crimes. Il ne dit, ne pensa rien de pareil: il savait que, si la carrière des épreuves s'allongeait devant lui, c'était pour que, après l'avoir fournie complètement, il ceignît son front d'une éclatante couronne.

6303 3. Voyez en effet : après la réintégration du grand échanson deux années s'écoulent. Il fallait attendre le moment favorable, pour que la délivrance de Joseph fût glorieuse. Si le grand échanson se fût souvenu de Joseph, avant les songes de Pharaon, s'il lui avait alors procuré son assistance pour le faire sortir de prison, la vertu du captif n'aurait pas éclaté aux yeux de la multitude. Mais le Dieu sage et tout-puissant, qui sait, comme un artiste habile, combien de temps il faut laisser l'or au feu et à quel moment il convient de le retirer Dieu, dis-je, permit que le grand échanson ne recouvrât pas la mémoire avant les songes de Pharaon, en sorte que notre juste ne dut qu'à la nécessité la gloire dont il jouit bientôt dans tout le royaume d'Égypte. Après deux ans, Pharaon eut un songe (Gn 41,1). Le matin arriva, son âme fut troublée; et il envoya chercher tous les interprètes, tous les savants de l'Égypte, il leur raconta le songe qu'il avait eu : mais aucun ne put le lui expliquer (Gn 41,8). Remarquez l'attentive providence de Dieu. Il permet que le roi éprouve d'abord l'habileté de tous les hommes réputés sages dans le pays, afin que, (412) une fois leur ignorance reconnue, le captif, le prisonnier, l'esclave, l'hébreu, introduit à son tour, expliquât ce qui était un mystère pour tout le monde, et par là, rendît manifeste à tous les yeux la grâce d'en haut qui le couronnait. — Lorsque tous les savants appelés furent demeurés muets, incapables d'ouvrir la bouche, alors le grand échanson, recouvrant la mémoire, informe Pharaon de ce qui lui est arrivé à lui-même, et dit : je me souviens aujourd'hui de ma faute (Gn 41,9). Puis il raconta aussitôt, comment le grand panetier et lui-même, jetés en prison, avaient eu des songes dont Joseph leur avait donné une interprétation que l'événement confirma de tout point. Le roi, à ces mots, envoya chercher Joseph, le fit sortir de prison; on le rasa, on lui donna une autre robe, et il fut introduit devant Pharaon (Gn 41,14). Observez quel honneur tout d'abord, dès le début. — Quand la résignation l'a parfaitement purifié, semblable à un or raffiné, il sort du cachot, il est amené en présence de Pharaon. Voyez-vous ce que c'est que d'avoir pour soi la faveur céleste? Remarquez maintenant quelle sollicitude déployée pour que la destinée de Joseph s'accomplît. Quand il fut sorti vainqueur de sa lutte avec cette abominable Egyptienne, et qu'il se fut échappé de ses filets pour tomber au fond d'un cachot, Dieu permit que le grand échanson et le grand panetier de Pharaon fussent jetés en même temps dans la même prison, et que l'interprétation de leurs songes leur révélât la sagesse de Joseph, afin que l'un d'eux, s'en souvenant à propos, le fît amener devant le roi. Or, Pharaon dit à Joseph: J'ai eu des songes, et je ne trouve personne pour me les expliquer: mais j'ai entendu dire qu'il suffit de te raconter un songe pour que tu l'interprètes (Gn 41,15) Pharaon rougirait de dire ouvertement : Aucun des savants que j'ai auprès de moi n'a été capable d’interpréter mon songe, il dit seulement: j'ai eu des songes, et je ne trouve personne pour les expliquer: mais j'ai entendu dire qu'il suffit de te raconter un songe pour que tu l'interprètes.Considérez ici encore la prudence et la parfaite réserve qui se montrent dans la réponse de Joseph. N'allez pas croire, dit-il, que je dise rien en mon propre nom, ou que j'interprète rien par science humaine. Car, faute d'une révélation d'en haut, il n'y a pas moyen de rien comprendre à ces secrets. Sachez donc, que sans le secours de Dieu, je ne saurais vous répondre. Ce sera Dieu, dit-il, et non pas moi, qui rendra au Pharaon une réponse favorable (Gn 41,16). Par conséquent, bien persuadé que l'interprète n'est autre que le Maître de l'Univers, ne vous adressez point aux hommes en pareil cas: c'est Dieu seul qui peut vous manifester la vérité.

Observez comment, par sa réponse, il révèle au Pharaon, à la fois l'impuissance de ces docteurs et la puissance du Maître: maintenant que vous savez que ce n'est point la science humaine qui dicte nos paroles, ni ma propre, pensée qui les inspire, dites-moi les signes que Dieu vous a envoyés. Alors Pharaon raconte ses songes, le premier, puis le second, et il ajoute : J'ai consulté les interprètes, et aucun n'a pu m'éclairer (Gn 41,24). Mais quoi ! ne vous ai-je pas dit qu'il n'appartient pas à la sagesse humaine d'expliquer ces choses? Ne vous en prenez donc point à ces hommes: comment auraient-ils pu comprendre ce qui nécessite une révélation d'en -haut? Joseph répondit: Les deux songes du roi se réduisent à un. Pour que vous fussiez convaincu que le signe envoyé par Dieu se réalisera, il vous a été donné de voir une seconde fois la même chose : preuve que Dieu pressera l'accomplissement (Gn 41,25). La répétition, veut-il dire, est une confirmation, une preuve plus forte que la chose ne saurait manquer d'arriver. Puis, après avoir expliqué ce nombre de sept boeufs et de sept épis, et avoir prédit une grande abondance suivie d'une grande disette, il ajoute un conseil excellent: Etablir en Egypte un intendant des vivres, qui, en recueillant les fruits des sept années d'abondance, pourra se mettre en état d'alléger la disette des sept années suivantes, et de prévenir une famine complète. Ce conseil plut à Pharaon et à tous ses ministres (Gn 41,37). Et dès lors Pharaon aida à l'accomplissement des songes qu'avait eus Joseph, à l'époque où il vivait chez son père. Ainsi : Joseph expliquait les songes de Pharaon; et Pharaon, sans le savoir, précipitait l'accomplissement d'autres songes. Après avoir entendu Joseph, est-il écrit, Pharaon dit à ses ministres : Où pourrions-nous trouver un homme comme celui-ci, rempli de l'Esprit de Dieu?

6304 4. Voyez-vous comment Pharaon reconnut lui-même que l'explication provenait d'une révélation d'en haut? Qui pourrions-nous trouver, dit-il en effet, en possession d'une telle grâce, qu'il ait en lui l'Esprit de Dieu ! Puis il dit à Joseph : Puisque Dieu t'a (413) découvert toutes ces choses, il n'y a pas d'homme plus sage que toi (Gn 41,39).

Remarquez ici comment, dès que Dieu qui I peut tout vent mettre à exécution ses desseins; rien de ce qui arrive à la traverse ne peut être un empêchement. — Voyez plutôt : Joseph est assassiné, ou peu s'en faut, par ses frères, il est vendu, en butté à une accusation qui le jette dans un péril extrême, il reste longtemps en prison : et l'issue de tout cela, c'est qu'il monte, à peu de chose près, sur le trône royal : Puisque Dieu t'a découvert toutes ces choses. il n'y a pas d'homme plus sage que toi, ni plus intelligent (Gn 41,40). En conséquence, tu gouverneras ma maison, et le peuple obéira à ta parole, mon trône seul m'élevera au-dessus de toi. Ainsi, voilà qu'un prisonnier devient subitement roi de toute l'Egypte, voilà que celui qui avait été jeté en prison par le chef de la maison royale est élevé par le roi lui-même à la plus haute dignité : et celui qui avait été son maître put voir tout à coup l'homme qu'il avait jeté dans un cachot, comme séducteur de sa femme, investi du gouvernement de l'Egypte entière. Voyez-vous combien il est important de supporter les tentations avec courage. Aussi Paul disait-il : L'affliction engendre la résignation, la résignation l'épreuve, l’épreuve l'espérance, et l'espérance ne confond point (Rm 5,3 5,5). Or Joseph avait supporté les afflictions avec patience; la patience l'avait éprouvé; une fois éprouvé, il avait vécu dans l'espérance: son espérance ne le confondit point. Et Pharaon lui dit : Voici que je l'établis aujourd'hui sur toute la terre d'Egypte (Gn 41,41). Puis ôtant l'anneau qu'il avait à la main, il le mit à la main de Joseph, le revêtit d'une robe de lin, lui entoura le cou d'un collier d'or (Gn 41,42), le fit monter sur un char qui marchait de suite après le sien, et un héraut le précédait proclamant son élévation : et il l'établit sur toute l'Egypte (Gn 41,43). Car Dieu qui était avec Joseph avait aplani tous les obstacles devant lui, afin de l'élever à ce degré de gloire. Et Pharaon lui dit: Que sans ta permission nul ne lève la main dans toute la terre d'Egypte (Gn 41,44). Et Pharaon donna à Joseph le nom de Psomthomphanech (Gn 41,45). II voulait perpétuer par ce nom le souvenir de la sagesse qui était en Joseph. Car ce mot signifie qui connaît les choses cachées.Joseph ayant révélé ce qui était ignoré de tout le monde, Pharaon lui donna ce nom par allusion à sa perspicacité. Et enchérissant encore sur tant d'honneur, il lui donna en mariage la fille de Putiphar. Le texte ajoute prêtre d'Hiéropolis, parce que ce personnage portait le même nom que l'ancien maître de Joseph, puis pour nous faire savoir à quel âge cet homme admirable fut récompensé de la sorte, et se signala par tant d'actions célèbres, il ajoute encore: Joseph avait trente ans (Gn 41,46), lorsqu'il parut devant Pharaon. N'allons pas croire que ce chiffre soit mis là sans intention : il est destiné à nous faire comprendre que personne n'est excusable de négliger la vertu, et que nul n'a droit d'alléguer sa jeunesse, dès qu'il s'agit de faire le bien. Joseph, en effet, n'était pas seulement jeune, il était beau, charmant de visage : ces avantages ne sont pas nécessairement réunis. Mais Joseph était beau et charmant, outre qu'il était jeune : et c'est, pour ainsi dire, à la fleur de l'âge, qu'il tomba dans la servitude et dans la captivité. Car il est écrit qu'il avait dix-sept ans lorsqu'il fut emmené en Egypte. Il était donc dans toute la brûlante ardeur de la jeunesse, lorsqu'il fut en butte aux attaques de cette impudique égyptienne dont il était te serviteur, et néanmoins le courage du juste y résista puis vint la captivité et les longues souffrances qui l'accompagnèrent : Joseph resta pareil au bronze : que dis-je? loin de faiblir il se fortifia : car la grâce d'en haut soutenait son courage. Et quand il eut préalablement déployé toutes les vertus qui étaient en lui, c'est alors qu'il fut tiré de sa prison et appelé au gouvernement de l'Egypte entière.

6305 5. Instruits par cet exemple, ne nous laissons jamais décourager dans les afflictions, ne nous abandonnons point à nos propres pensées, quand elles nous conseillent l'impatience : montrons une résignation parfaite, et nourrissons-nous d'espérance, connaissant la toute-puissance de notre Maître, et bien persuadés que s'il nous laisse éprouver par l'infortune, ce n'est point par indifférence à notre égard, mais parce qu'il veut que nous méritions par notre courage une éclatante couronne. C'est par là que tous les saints sont parvenus à la gloire. Aussi les apôtres disaient-ils : C'est par beaucoup de tribulations qu'il nous faut entrer dans le royaume de Dieu (Ac 14,21). Et le Christ lui-même disait à ses disciples : Dans le monde, vous aurez des tribulations (Jn 16,33). Gardons-nous (414) donc de nous révolter contre les tribulations, mais écoutons ce que dit Paul : Ceux qui veulent vivre pieusement en Jésus-Christ souffriront persécution (2Tm 3,12). Point d'étonnement, point d'amertume : supportons avec une vaillance, une résignation parfaites ce qui nous arrive : et détournons nos yeux des afflictions pour considérer l'avantage que nous en recueillons: car c'est là un négoce spirituel. Et comme ceux qui veulent amasser de l'argent, qui s'adonnent aux trafics du inonde ne peuvent augmenter leur fortune qu'en bravant mille dangers sur terre et sur mer, les attaques des brigands, les courses des pirates, et néanmoins sont disposés à tout affronter avec empressement, dans l'attente du bénéfice, attente qui leur ôte tout sentiment de leurs peines : de même, nous aussi, en considérant la richesse que nous assurent les tribulations, dans ce trafic spirituel, nous devons y trouver de la joie, de l'allégresse, et au lieu de nous arrêter à ce qui frappe les yeux, diriger nos regards vers les choses invisibles, selon le conseil de Paul : Ne considérons pas les choses visibles (2Co 4,18). En effet, ce qui caractérise la foi, c'est de ne pas considérer seulement les objets matériels, mais de se représenter encore par les yeux de l'esprit les choses incorporelles. Car nous devons juger ces dernières choses plus assurées que celles dont les yeux du corps nous révèlent l'existence. Ainsi fut glorifié le patriarche, parce qu'il avait cru à la promesse de Dieu, parce qu'il s'était élevé au-dessus de la nature et des pensées humaines : Aussi cela lui fut-il imputé à justice (Rm 4,3). Songez à cela : c'est justice que de croire aux paroles de Dieu. Quand Dieu a fait une promesse, ne demandez point aux choses de suivre le cours des événements humains: élevez-vous au-dessus de ces misérables pensées, et fiez-vous à la puissance de Celui qui vous a fait promesse. C'est par là que chacun des justes s'est signalé, par là que cet incomparable Joseph, en dépit des grands obstacles qui lui furent suscités après les songes, loin de se troubler, de se déconcerter, endura tout avec persévérance et courage, bien persuadé que les arrêts divins ne sauraient être annulés. Voilà pourquoi, après la servitude, après la prison, après cette dénonciation perfide, il fut investi du gouvernement de l'Egypte entière. En conséquence, résistons avec constance à tout accident, rendons grâce de tout ce qui nous arrive au Dieu de bonté, et comptons sur le dédommagement qu'il nous réserve. Puissions-nous tous obtenir cette récompense par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec qui gloire, puissance, honneur, au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.






Chrysostome sur Gn 6200