Chrysostome sur Ozias 200

DEUXIÈME HOMÉLIE - SUR CE TEXTE DU PROPHÈTE ISAIE : « IL ARRIVA DANS L'ANNÉE OU MOURUT LE ROI OZIAS QUE JE VIS LE SEIGNEUR ASSIS SUR UN TRONE ÉLEVÉ ET SUBLIME (Is 6,1)

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(
Is 6,1); » ET QU'IL NE FAUT NÉGLIGER NI UNE LETTRE NI UNE SYLLABE DES DIVINES ÉCRITURES.

ANALYSE.
1. Louable zèle des fidèles assemblés. — Invitation à visiter le séjour de Dieu sous la direction da prophète Isaïe : exhortation au respect et à l'attention.
2. Maintien des anges devant Dieu : comment, s'ils ne voyaient qu'un simple reflet de la majesté céleste, ce reflet avait-il encore un éclat trop vif pour leurs yeux? — Contre les anoméens et ceux qui sondent indiscrètement les mystères. — Qu'il n'y a rien de superflu dans les saintes Ecritures — Effet d'une lettre ajoutée au nom primitif d'Abraham.
3. Utilité de la connaissance des temps, particulièrement pour établir le véritable caractère des prophéties. — Ignorance des temps chez les Gentils et les Juifs, principe des plus désolantes erreurs. — Saint Jean Chrysostome cède la parole à l'évêque.

201 1. Je me réjouis de vous voir accourir pour entendre la divine parole, et je considère cet empressement comme la plus forte preuve de vos progrès selon Dieu. Car ainsi que la faim dénote un corps en bonne disposition, ainsi l'amour des discours spirituels est un indice de la santé de l'âme. J'ai donc lieu de me réjouir : mais je crains de ne pouvoir jamais répondre dignement à cette avidité. Tel est à peu près le chagrin d'une tendre mère, lorsque ayant un petit enfant à nourrir, elle ne trouve pas dans son lait de quoi lui donner un abondant breuvage : pourtant, toute pauvre qu'elle est, elle lui présente le sein, et lui, il le saisit, le tire, le distend, et réchauffant de sa bouche cette mamelle refroidie, il lui fait, rendre plus de nourriture qu'elle n'en contenait : pour la mère, elle souffre à la vérité de. la torture infligée à ses mamelles, mais elle ne repousse point son nourrisson : car elle est; mère, et elle consentirait à tout souffrir, plutôt que de chagriner l'enfant qu'elle a mis au jour. Or, si les mères sont si tendres pour les fruits de leurs entrailles, à plus forte raison (410) ces dispositions doivent-elles être les nôtres à l'égard de votre charité. Car les enfantements de la nature allument moins d'amour que ceux de l'esprit. Aussi, quelle que soit l'indigence qui règne à notre table, ce ne sera point une raison pour nous de la dérober à vos yeux ; tout ce qui est chez nous, nous le mettrons ici à votre disposition. C'est peu de chose, c'est un bien humble présent : néanmoins nous vous l'offrons. En effet celui qui avait reçu un talent en dépôt, ne fut pas accusé pour n'avoir pas rapporté cinq talents ; s'il fut puni, ce fut pour avoir enfoui l'unique talent qu'il avait reçu. (Mt 25,24) En effet ce qui est exigé devant Dieu et devant les hommes, ce n'est pas de rapporter plus ou moins, c'est de ne jamais rendre au-dessous de ses moyens. L'autre jour, quand nous fûmes appelé à l'honneur d'entretenir votre charité, vous nous avez entendu lire ce psaume qui, excluant le pécheur de l'enceinte sacrée, prescrit aux anges et aux puissances d'en-haut de bénir le Dieu de l'univers. Voulez-vous qu'aujourd'hui encore, nous nous approchions pour prêter l'oreille à cette même mélodie angélique ? Je le présume. En effet si des hommes infâmes n'ont qu'à former des danses sur la place publique, qu'à chanter des chansons obscènes et licencieuses, et cela dans une obscurité profonde, à une heure avancée de la nuit, pour faire courir toute notre ville, et exciter la curiosité générale ; comment, nous, n'accourrions-nous pas, quand les peuples du ciel, quand les choeurs d'en-haut célèbrent le roi de cet univers, afin d'entendre. ce divin, ce bienheureux concert? Et quelle serait notre excuse ? Mais, dira-t-on, comment faire pour entendre? Il faut monter au ciel, sinon de corps, du moins d'esprit; sinon en personne, au moins par la pensée. Le corps, terrestre et pesant, est fait pour rester en bas: mais l'âme est exempte de cette contrainte et rien ne l'empêche de s'envoler aux lieux les plus hauts et les moins accessibles : de sorte que, soit qu'elle veuille se rendre aux confins de la terre habitée, ou s'élever dans le ciel, il n'y a rien qui s'y oppose : tant sont légères les ailes que Dieu a données à ses pensers. Et ce ne sont point seulement des ailes légères qu'il lui a données, ce sont encore des yeux bien plus perçants que ceux du corps. La vue du corps, tant qu'elle traverse le vide des airs, porte à une grande distance : mais pour peu qu'elle rencontre un frêle objet, pareille à un courant forcé de rebrousser chemin, la voilà contrainte de reculer : les yeux de l'âme au contraire ont beau rencontrer des cloisons, des murailles, de hautes montagnes, que dis-je? les corps célestes eux-mêmes, elle franchit sans peine tous ces obstacles. Néanmoins, de quelque agilité, de quelque pénétration que l'âme soit douée, elle n'a pas elle-même la force suffisante pour comprendre les choses célestes ; elle a besoin d'un guide. Imitons donc ceux qui désirent visiter la demeure des rois. Comment s'y prennent-ils? Ils se mettent à la recherche de celui qui tient les clefs du palais, l'abordent, s'abouchent avec lui, et lui font des instances, souvent même lui donnent de l'argent, afin d'obtenir la faveur qu'ils souhaitent. De même abordons, nous aussi, quelqu'un de ceux auxquels est confiée la garde du palais céleste ; abouchons-nous avec lui, prions-le avec instances; en guise d'argent montrons-lui de sages et irréprochables dispositions. Alors, ce paiement reçu, il nous prendra par la main, nous promènera partout ; non content de nous :montrer le palais, il nous fera voir le roi lui-même siégeant au milieu de ses armées, parmi ses généraux, j'entends les myriades des anges, les milliers des archanges ; il nous fera tout voir dans le dernier détail, autant que voir nous est possible. Quel est donc ce gardien ? Quel est l'homme préposé à la partie que nous voulons aujourd'hui visiter? C'est isaïe, celui des prophètes dont la voix est la plus sonore. Il faut donc nous aboucher avec lui.

Suivez-moi donc d'un pas mesuré et dans un profond silence. Quittez, avant d'entrer, toute pensée mondaine, toute distraction, tout désordre d'esprit : déposez tout cela devant le seuil de la porte extérieure : c'est ainsi que nous devons tous entrer. Car nous entrons dans le palais des cieux, nos pieds foulent des lieux rayonnants. Au dedans, un profond silence et d'ineffables mystères.

202 2. Mais prêtez une attention scrupuleuse, car la lecture de l'Ecriture sainte est l'accès des cieux : « Il arriva que dans l'année où mourut le roi Ozias, je vis le Seigneur assis sur un trône élevé et sublime. » (Is 6,1) Voyez-vous l'obligeance de ce bon serviteur? Du premier coup il nous introduit devant le trône royal, sans nous avoir fait passer préalablement par de longs détours; mais en même (411) temps qu'il nous ouvre les portes, il nous montre le Roi assis en face. « Et les séraphins, » ajoute-t-il, « étaient debout en cercle autour de lui : six ailes à l'un, six ailes à l'autre; et deux leur servaient à couvrir leur visage, deux à couvrir leurs pieds, deux à voler, et ils se criaient les uns aux autres ces mots : Saint, saint, saint, le Seigneur Sabaoth. » (Is 6,2-3)

Vraiment saint, lui qui a jugé notre nature digne de si grands, de si augustes mystères, lui qui nous a fait participer à de pareils secrets. Le frisson, l'épouvante s'est emparée de moi pendant ce cantique. Et faut-il être surpris que je m'étonne, moi créature de boue, moi sorti de la terre, quand les, puissances d'en-haut elles-mêmes sont incessamment en proie à la plus grande admiration? C'est pourquoi ils détournent les yeux et se font des remparts de leurs ailes, incapables de résister aux rayons qui partent de là. Cependant, dira-t-on, ce qu'ils avaient devant les yeux n'était qu'une image appropriée à leur faiblesse. Comment se fait-il donc qu'ils n'aient pu en supporter l'éclat? C'est à moi que vous tenez ce langage ? Gardez-le pour ceux qui sondent indiscrètement l'ineffable et bienheureuse nature, pour ceux dont la témérité ne connaît point de bornes. Les séraphins n'ont pu voir cette image affaiblie, et un homme a osé dire, que dis-je ? un homme a osé concevoir l'idée qu'il était capable de voir clairement et distinctement cette nature sans mélange, que les chérubins eux-mêmes ne sauraient contempler. Cieux, frémissez; terre, ébranle-toi : voici des témérités plus grandes que les témérités passées. Les impiétés d'autrefois se retrouvent chez les hommes d'aujourd'hui. Ils adorent encore la création; mais ce qu'ont imaginé des hommes de nos jours, personne autrefois, n'eût osé le dire, ni souffrir qu'on le dît en sa présence. Que dites-vous? Que l'objet exposé aux yeux n'était qu'un reflet? Oui, mais un reflet de Dieu. Eh bien ! si Daniel, qui jouissait auprès de Dieu d'un si grand crédit, ne put soutenir l'aspect d'un ange qui s'était abaissé jusqu'à lui, s'il tomba et demeura prosterné, les organes de la vue étant comme paralysés chez lui par tant de gloire, faut-il s'étonner que les séraphins aient été troublés et incapables de contempler la gloire de Dieu? Car il n'y avait pas si loin de Daniel à fange que de Dieu à ces puissances. Mais, de peur qu'en nous arrêtant trop longtemps à ces prodiges, nous ne jetions nos âmes dans la stupeur, hâtons-nous de revenir au commencement de l'histoire qui nous fournira des récits moins sublimes propres à les guider. « Et il arriva dans l'année où mourut le roi Ozias. » Il importe de rechercher d'abord dans quelle intention le Prophète nous marque l'époque : car ce n'est pas sans motif qu'il prend ce soin, ni sans réflexion. En effet, la bouche d'un prophète n'est autre que la bouche de Dieu : et d'une telle bouche il ne saurait rien sortir de superflu. Et nous, de notre côté, n'écoutons point comme si c'était quelque chose de superflu. Si ceux qui déterrent les métaux ne négligent point les moindres paillettes, si, dès qu'ils ont mis la main sur une veine d'or, ils en suivent minutieusement toutes les ramifications : à combien plus forte raison ne devons-nous pas agir ainsi à l'égard des Ecritures. D'ailleurs, quand il s'agit de mines, il faut prendre bien de la peine pour dépister ce qu'on cherche : car les métaux eux-mêmes ne sont pas autre chose que de la terre, et l'or pareillement : et cette communauté de nature dissimule à la vue l'objet des recherches. Cependant, cela même ne décourage point les mineurs, et ne les empêche point de déployer toute leur vigilance, bien que la vue seule leur permette de distinguer ce qui est terre, ce qui est véritablement or. Il n'en est pas ainsi de l'Ecriture. L'or n'y est point mélangé avec la terre, il s'y trouve dans sa pureté. « Les paroles du Seigneur, » est-il écrit, sont « des paroles pures, un argent passé au feu, purgé de sa terre. » (Ps 11,7) Les Ecritures sont des mines qui n'exigent point de travail, elles offrent leurs richesses à ceux qui cherchent comme un trésor tout prêt. Il suffit d'y jeter les yeux pour s'en aller chargé d'un inestimable profit : il suffit de les ouvrir, pour voir aussitôt les pierres étinceler.

Ce n'est point sans but que je vous parle ainsi, que je m'étends sur ce sujet; c'est parce qu'il y a des hommes à l'âme mercenaire, qui, lorsqu'ils ont les divins livres entre les mains, pour peu qu'ils y rencontrent une énumération d'époques ou une liste de noms, se hâtent de courir plus loin, et répondent à ceux qui leur en font le reproche : Il n'y a que des noms, cela ne sert à rien. Que dis-tu ? Dieu parle, et tu oses dire que ses paroles ne (412) servent à rien? Si tu n'avais sous les yeux qu'un simple titre, ne tiendrais-tu pas, dis-moi, à t'arrêter, et à te rendre compte du trésor mis à ta disposition? Mais pourquoi parler des époques, des noms, des titres ? Apprenez quelle est l'importance d'une seule lettre ajoutée, et cessez de mépriser les noms tout entiers. Abraham, notre patriarche (car il nous appartient plutôt qu'aux Juifs), s'appelait d'abord Abram, c'est-à-dire, en notre langue, voyageur. Dans la suite, désigné par le nom nouveau d'Abraham, il devint le père de toutes les nations, et l'addition d'une seule lettre suffit pour procurer à ce juste une pareille domination. De même que les rois donnent à leurs délégués des tablettes d'or, symbole de leurs fonctions, ainsi Dieu en cette occasion donna à ce juste une lettre, comme symbole de sa dignité.

203 3. Mais je reviendrai une autre fois sur les noms : il est nécessaire de dire aujourd'hui quelle est l'utilité de la connaissance des temps, et combien on perd à les ignorer. Pour le prouver, je me servirai d'abord d'exemples mondains. Les testaments, les actes relatifs aux mariages, aux obligations, aux autres contrats, faute d'être datés en tête des noms des consuls, perdent toute vertu propre. Voilà ce qui en fait la force, voilà ce qui prévient les contestations, voilà ce qui dispense des procès, et réconcilie ensemble les ennemis. C'est pourquoi ceux qui les rédigent, comme on place une lampe sur un support, ont ' soin de graver en tête de leur écrit les noms des consuls, afin de jeter par là du jour sur- tout ce qui est plus bas. Oter cela, c'est ôter la lumière : aussitôt tout se remplit de ténèbres et de confusion. Voilà pourquoi toute donation faite ou reçue, tout acte conclu soit avec des amis, soit avec des ennemis, avec des serviteurs, avec des tuteurs, avec des intendants, a besoin de cette garantie, et nous ne manquons pas même de noter plus bas le mois, l'année, le jour. Si dans les affaires temporelles le temps a une si grande importance, cette importance est encore bien plus. grande et plus considérable dans l'ordre spirituel. C'est ce qui montre que les- prophéties sont des prophéties : qu'est-ce en effet qu'une prophétie, sinon une prédiction de ce qui doit arriver? Par conséquent, quiconque ignore l'époque de la prédiction ou celle qui l'a vue se réaliser, sera dans l'impossibilité de démontrer aux chicaneurs le caractère de la prophétie. Telle est l'origine des combats victorieux que nous soutenons contre les païens, lorsque nous leur montrons l'antiquité de nos traditions par rapport aux leurs : c'est là-dessus encore que se fondent nos controverses avec les Juifs ; avec les Juifs, ces malheureux, ces infortunés, que l'ignorance des temps a précipités dans la plus grande des erreurs. En effet, s'ils avaient entendu le patriarche dire « Il ne manquera pas de princes sortis de Juda, ni de chefs issus de sa race, jusqu'à la venue de celui qui doit être envoyé (Gn 49,10), » et s'ils avaient fait bien attention aux temps de la venue, on ne les aurait pas vus quitter le Christ pour l'Antechrist : ce que le Christ lui-même leur a fait entendre en disant: « Je suis venu au nom de mon Père, et vous ne m'avez pas reçu : si un autre vient en son propre nom, vous le recevrez. » (Jn 5,43) Voyez-vous quelle erreur produite par l'ignorance des temps? Gardez-vous donc de négliger un si grand avantage. De même que dans les champs les bornes et les poteaux ne permettent pas de confondre les domaines, ainsi les temps et les époques ne permettent pas aux faits de se mêler les uns aux autres : ils les distinguent, assignent à chacun sa place, et par là nous épargnent bien des embarras. Il importe donc de vous dire ce que c'était que cet Ozias, à quelle époque il a régné, et sur quels hommes, et, combien dura son règne, et comment il finit ses jours : mais plutôt il importe de s'arrêter ici. Car il faudrait s'embarquer dans un véritable océan de récits. Or, pour se hasarder sur une mer pareille, il faut s'assurer que les matelots ne sont point fatigués, mais dispos, et alors seulement se mettre en route. Si des ports et des îles sont semés sur toute la surface de la mer, c'est pour que pilote et nautonnier se délassent, l'un en déposant la rame, l'autre en se dessaisissant du gouvernail; si des hôtelleries et des auberges sont disposées d'endroit en endroit sur les routes, c'est afin que les bêtes de somme et les voyageurs se reposent de leurs fatigues; et de même, s'il y a pour le silence un temps marqué à la parole d'instruction, c'est pour que nous ne nous épuisions pas nous-mêmes à force de parler, et que nous ne vous devenions pas importuns. Salomon connaissait bien cette limite, lui qui a dit : « Il y a un (413) temps pour se taire, et un temps pour parler. » (Qo 3,7) Que le temps du silence arrive donc pour nous, afin que ce soit pour notre maître le temps de parler. Notre langage, à nous, ressemble à un vin récemment tiré de dessous le pressoir; le sien fait penser à un vieux vin conservé depuis des années, où ceux qui ont besoin d'aide et de vigueur puisent l'une et l'autre en abondance. Ici se réalise aujourd'hui cette parole de l'Évangile après le vin de dualité inférieure le meilleur est servi (Jn 2,10) Et comme ce vin-là n'était pas enfant de la vigne, mais bien de la vertu du Christ, ainsi la parole de celui qui va me remplacer ne découle pas d'une pensée humaine, mais de la grâce de l'Esprit. Accueillons-la donc avec. empressement, cette liqueur abondante et spirituelle, gardons-la précieusement afin qu'arrosés constamment de ses ondes, nous rendions un fruit mûr au Dieu qui nous en gratifie, à ce Dieu à qui revient toute gloire et tout honneur, en même temps qu'à son Fils unique et au très-saint Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi. soit-il.



TROISIÈME HOMÉLIE: SUR LE DEUXIÉME (1) LIVRE DES PARALIPOMÉNES, OU SE TROUVENT CES MOTS : « LE COEUR D'OZIAS FUT ENFLÉ ; » (2Ch 26,16)

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SUR L'INUTILlTÉ ; SUR CE SUJET QUE L'HOMME VERTUEUX DOIT ÉVITER L'ARROGANCE, ET QUEL MAL C'EST QUE LA PRÉSOMPTION. (
2Ch 26,16)

1. La plupart des manuscrits indiquent à tort le premier livre.

ANALYSE.

1. Résumé de l'histoire d'Ozias. — De la présomption engendrée par les bonnes oeuvres.
2. Que le démon s'attaque de préférence aux justes.
3. Divers degrés de péchés : exemple du vol et de l'adultère. — Enormité du péché d'orgueil.
4. Suite du même sujet. — Que l'Écriture est dans l'usage de faire connaître, à propos de chaque péché, quel en a été le principe. — L'orgueil, principe du péché d'Ozias.
5. Des mauvaises pensées. — Récapitulation.

301 1. Bénissons Dieu ; notre génération aussi a vu croître des martyrs, nous avons été jugés dignes, nous aussi, de voir des hommes égorgés pour le Christ, des hommes verser un sang sacré, un sang qui arrose toute l'Église, sujet d'effroi pour les démons, d'amour pour les anges; pour nous, principe de salut. Nous avons été jugés dignes de voir des hommes combattre, vaincre, triompher pour la religion. Que dis-je, de les voir? les corps mêmes de ces athlètes sont devenus notre partage; ces triomphateurs sont aujourd'hui parmi nous. Mais nous laisserons, pour cette fois, le soin de parler des martyrs à leur émule, à notre commun instituteur (1). Quant à nous, nous vous dirons l'histoire d'Ozias, acquittant ainsi une vieille dette, et soulageant une attente déjà ancienne de nos auditeurs. Car chacun de vous brûle, je le sais, d'entendre cette histoire, et si nous avons prolongé cette anxiété, ce n'est pas en vue de la rendre plus pénible, c'est dans l'intention d'augmenter votre faim, afin que vous trouviez plus de charme au banquet,

1. L'évêque Flavien. (Voir l'avertissement placé en tête des six discours.)

414

où nous vous convions. Un riche amphitryon, si ses hôtes lui viennent tout rassasiés, peut bien, par la magnificence de ses apprêts, réveiller leur appétit : mais la table du pauvre ne paraît jamais si bien servie, que lorsque les convives, appelés à y prendre place. arrivent affamés. Qu'est-ce donc qu'Ozias, de quels parents était-il issu, de quels hommes était-il roi, combien régna-t-il de temps, que fit-il de bien, quelles fautes commit-il, comment se termina sa vie? Nous allons vous dire tout cela,au plutôt tout ce qu'il est possible de vous dire sans encombrer votre mémoire; ainsi qu'il arrive quelquefois pour les lampes, si vous versez goutte à goutte l'huile sur la mèche, vous donnez au feu une nourriture suffisante; mais si vous la répandez d'un coup, bien loin de là, vous éteignez ce qu'il restait de lumière. Cet Ozias donc descendait de David et était roi des Juifs, il régna cinquante-deux ans. Estimé d'abord, il tomba ensuite dans le péché, égaré par une folle présomption, il usurpa les fonctions du sacerdoce.

Voilà les funestes effets de la présomption ; elle porte l'homme à se méconnaître lui-même et finit, après bien des peines, par épuiser tout le trésor de la vertu. Les autres maux proviennent en nous de notre négligence, nous contractons celui-là en faisant le bien. Car il n'est rien qui produise aussi habituellement la présomption qu'une bonne conscience, si nous n'y prenons pas garde. Voilà pourquoi le Christ, sachant que cette maladie s'empare de nous à la suite des bonnes oeuvres, disait à ses disciples : « Lorsque vous aurez tout fait, dites : « Nous sommes des serviteurs inutiles. » (
Lc 17,10) Lorsque cette bête féroce va pénétrer en vous, entend-il par là; prononcez ces paroles pour lui fermer la porte. Il ne dit pas, lorsque vous aurez tout fait vous serez encore inutiles, mais bien : «-Dites que vous êtes inutiles. » Dis-le, né crains rien, ce n'est point d'après ton jugement que je porte mon arrêt. Si tu t'appelles toi-même inutile, moi je te couronne comme utile. C'est ainsi qu'il dit ailleurs encore : « Dis le premier tes prévarications, afin que tu sois justifié. » (Is 43,36) En effet, devant les tribunaux humains, l'accusation suivie d'un aveu a pour conséquence la mort; devant le divin tribunal, au contraire, après l'accusation la couronne. C'est pourquoi Salomon aussi disait : « Ne te justifie pas devant le Seigneur. » (Qo 7) Mais Ozias n'entendit rien de tout cela, il entra dans le temple, il voulut brûler l'encens, et l'opposition du prêtre ne l'arrêta point. Et Dieu, que fit-il alors ? Il lui envoya une lèpre au visage, punissant par là ce front impudent, et montrant au coupable que le jugement venait de Dieu et que ce n'était point à des hommes qu'il s'était attaqué. Voilà l'histoire d'Ozias. Mais il faut que nous la reprenions de plus haut. Si j'ai commencé par vous en raconter en abrégé, tous les événements, c'est pour que, en entendant le récit de l'Ecriture, vous le suiviez scrupuleusement. Prêtez donc attention : « Ozias, » est-il écrit, « fit le bien devant le Seigneur.» (II Paral., 26,4.) Voilà un grand témoignage rendu à sa vertu. Non-seulement il faisait le bien, mais encore il le faisait devant le Seigneur; ce n'était point pour frapper la vue des hommes, comme faisaient chez les Juifs ceux qui préludaient à l'aumône en sonnant de la trompette, ceux qui, dans les jeûnes, rendaient leur visage méconnaissable, ceux qui faisaient leurs prières dans les carrefours : hommes véritablement bien malheureux, puisqu'ils subissaient les épreuves et n'en recueillaient aucune récompense.

302 2. Que fais-tu, mon ami? Il y a un Maître à qui tu dois rendre compte de tes actes, et c'est un autre que tu prends à témoin de ta conduite? Tu as un juge et ce n'est pas lui que tu appelles comme spectateur? Ne vois-tu pas ce que font les cochers qui, sous les yeux de la ville entière assemblée sur les hauteurs, disputent le prix à la course des chars? Il leur suffit d'abord- de parcourir tout le stade, côte à côte avec leurs adversaires, et ils ne s'efforcent de renverser les chars de ces derniers, que parvenus à l'endroit où ils voient siéger le monarque. Les regards d'un seul ont plus de prix à leurs yeux que tous les regards de la foule. Et toi qui vois le roi des anges même présider en personne aux courses où tu disputes le prix, tu le négliges pour courir t'offrir à la vue de tes compagnons d'esclavage? C'est pour cela qu'après tant de luttes tu reviens sans couronne, qu'après tant de sueurs tu retournes les mains vides devant l'arbitre du combat. Tel n'était pas Ozias : c'est en présente du Seigneur qu'il faisait le bien.

Comment donc un homme qui remplissait exactement ses devoirs en vint-il à faillir et à tomber? C'est ce qui m'étonne et m'embarrasse moi-même; ou plutôt il n'y a pas à (415) peut-être sujet d'être embarrassé. il était homme, c'est-à-dire chose prompte à glisser dans le péché, et facile à précipiter dans le vice. Et ce n'est pas là seulement que gît la difficulté, c'est encore en ce que nous sommes condamnés à suivre un chemin étroit, étranglé, cerné de précipices. Quand donc les penchants du coeur se réunissent avec les difficultés du chemin, ne vous étonnez plus des chutes. Comme ceux qui, dans les théâtres s'étudient à monter et à descendre le long d'une corde tendue de bas en haut, pour peu qu'ils jettent un regard de côté perdent l'équilibre, sont précipités dans l'orchestre et meurent: ainsi ceux qui font route dans cette voie, pour peu qu'ils se laissent aller, tombent dans l'abîme. C'est, en effet, une voie bien plus étroite qu'une corde, bien plus droite, bien plus inclinée, bien plus haute; car par le haut elle aboutit au ciel ; et notre marche ne sera jamais si périlleuse que lorsque nous suons en haut et tout près du sommet: à cette hauteur, on éprouve un grand frisson, et il ne reste plus qu'un moyen de salut, c'est d'éviter de regarder en bas, de jeter les yeux sur la terre : car c'est là ce qui produit le redoutable vertige. Voilà pourquoi le Prophète ne cesse de nous crier, de nous répéter : « Jusqu'à la fin ne perdez pas (
Ps 56,1); » par là il réveille notre âme languissante, il la soutient, l'arrête, quand elle va tomber. Dans le principe, en effet, nous n'avons pas besoin de tant d'exhortations. Pourquoi cela? Parce que tout homme, jusqu'au plus insouciant, quand il se met à une entreprise, montre au début beaucoup d'activité, grâce à une ardeur qui est dans toute sa force, à une vigueur encore intacte, il monte sans peine au but qu'il se propose : mais quand nous avons fait la majeure partie du chemin, quand notre ardeur est refroidie, quand nos forces nous abandonnent et que nous allons tomber, c'est alors que le Prophète vient à propos nous assister, et comme il nous tendrait un bâton nous présente cette parole: « Jusqu'à la fin ne perdez pas. »

En effet, le diable souffle alors avec plus de force : il imite en cela les pirates : ce n'est point lorsqu'ils voient les embarcations sortir du port qu'ils les attaquent (à quoi bon submerger un esquif encore vide?); c'est lorsqu'ils les voient revenir avec leur cargaison complète, qu'ils mettent en oeuvre tous leurs moyens. De même ce méchant démon choisit le temps où il nous voit chargés de richesses, jeûnes, prières, aumônes, chasteté, vertus de toute espèce, où il voit notre navire tout rempli des riches parures de la piété, pour fondre sur nous, et percer de mille coups l'abri qui garde nos trésors, de manière à submerger le vaisseau à l'entrée du port même et à nous renvoyer tout nus vers ce port. De là cette exhortation que le Prophète adresse à tous en disant : « Jusqu'à la fin ne perdez pas. » En effet, il est difficile de se relever d'une pareille chute. « Car celui qui est tombé au fond des maux, éprouve du mépris. » (Pr 18,3) Nous sommes tous indulgents pour celui qui tombe en commençant à cause de son inexpérience; mais celui qui après des courses multipliées se laisse précipiter, celui-là on ne le juge pas facilement digne de pardon ni excusable : car c'est alors à la négligence que paraît devoir être imputée la chute. Et ce n'est pas la chute seulement qui est fâcheuse, c'est encore le scandale qu'elle cause à beaucoup de personnes, de sorte que la faute devient par là encore plus irrémissible. Instruits de ces vérités, écoutons le Prophète: « Jusqu'à la fin, ne perdons pas. » C'est la raison qui arrache à Ezéchiel ce cri : « Si un homme a été juste, et qu'ensuite il soit tombé dans le péché, ses actes de justice ne lui seront plus comptés, et il mourra dans son péché. « (Ez 3,20) C'est qu'Ezéchiel aussi craint pour la fin. Et ce n'est pas seulement de là, c'est encore du cas contraire, qu'il part pour montrer quelle est l'importante de cette affaire. « Si un homme, » dit-il encore, « a été pécheur, et qu'ensuite converti il devienne juste, ses péchés ne lui seront plus comptés : il vivra dans sa justice. » (Ez 18,21) Voyez-vous qu'ici encore il attache une grande importance à la fin? De peur que le juste, confiant dans sa justice, ne se perde en se laissant aller à l'insouciance, il l'effraye par la pensée de la fin: et de peur que le pécheur, désespéré de ses fautes, ne persiste jusqu'au bout dans sa chute, il se sert de la même pensée pour le relever. Tu as beaucoup péché, lui dit-il, mais ne te décourage point : il y a moyen de revenir, si tu fais une fin contraire au commencement. Et d'autre part il dit au juste: Tu as fait beaucoup de bonnes oeuvres, mais ne t'abandonne pas à la confiance: car tu peux tomber, si tu ne persévères pas jusqu'au bout dans le même zèle. Voyez-vous comment il détruit (416) chez l'un la confiance, chez l'autre le désespoir?

303 3. Ozias n'entendit rien de cela: aussi la confiance lui fit-elle faire une chute grave et irréparable. Car toute chute ne nous occasionne point pareille blessure : parmi les péchés les uns tombent seulement sous la condamnation, les autres sont punis du plus terrible châtiment. Paul blâmant ceux qui n'attendaient pas leurs frères dans les repas communs, s'exprime ainsi : « En dénonçant cela, je ne le loue point. » (1Co 11,17) Voilà une faute qui reste dans les limites de la condamnation, et n'est punie que du blâme. Mais quand il parle de la fornication, son langage est différent : écoutez plutôt : « Si quelqu'un profane le temple de Dieu, Dieu le frappera. » (1Co 3,17) Il ne s'agit plus ici de blâme, ni de condamnation, mais du plus terrible châtiment. Salomon aussi connaît cette différence entre les péchés : compare-t-il le vol avec l'adultère, voici à peu près comment il parle : « Il n'y a rien d'étonnant à ce qu'un homme soit surpris volant, car il vole, afin de rassasier sa faim ; mais l'adultère par manque « de sagesse cause la perte de son âme. » (Pr. 6,30, 32.) Péché d'un côté, péché de l'autre, veut-il dire, mais l'un plus grand, l'autre moindre : car l'un des coupables a l'excuse de la pauvreté, l'autre n'a rien à alléguer pour sa défense. Pourtant, dira-t-on; l'adultère aussi peut objecter la voix impérieuse des appétits naturels. Mais la femme qui lui est échue en partage ne laisse pas échapper ce coupable : elle est là, et sa présence lui interdit toute justification.

En effet si le mariage et ses douceurs sont autorisées par la loi, c'est afin qu'il ne reste plus au mari aucun recours de ce genre. Si une femme lui a été donnée pour alliée, c'est afin qu'elle apaise en lui les fureurs de la nature, afin qu'elle calme en son coeur les orages de la passion. De même donc qu'un pilote qui fait naufrage au port ne saurait obtenir aucune indulgence: ainsi l'homme garanti par le mariage, s'il vient, après cela, à s'introduire frauduleusement dans le ménage d'autrui, ou même à regarder curieusement une femme quelconque, ne saurait trouver aucune justification, ni devant les hommes, ni devant Dieu, quand bien même il alléguerait à mille reprises les plaisirs de la nature. Mais plutôt, quel plaisir pourrait-il y avoir, là où sont les craintes, les angoisses, les dangers, et tant d'effroyables alarmes, où sont les jugements, les procès, la colère d'un juge, le glaive, le bourreau, le gouffre, le supplice? Tout l'effraye, tout l'épouvante, ce coupable: les ombres, les murs, les pierres elles-mêmes qui semblent prendre une voix, tout le monde excite sa défiance et ses soupçons: serviteurs, voisins, amis, ennemis, ceux qui savent tout, ceux qui ne savent rien. Que dis-je ? laissons de côté si tu le veux, tout cela; admettons que le crime reste ignoré, que le coupable seul et sa complice le connaissent : comment supporteras-tu les reproches de ta conscience, cet accusateur importun que tu promènes en tous lieux? Il n'est pas plus facile à l'homme de se fuir lui-même, que d'échapper au jugement de ce tribunal. Ce tribunal, on ne le corrompt point à prix d'argent, on ne le réduit point par des flatteries: car il est divin, et c'est Dieu qui l'a installé dans nos âmes. Oui, « l'adultère par manque de sagesse cause la perte de son âme. »

Ce n'est pas que le voleur soit exempté du châtiment : il est puni, mais avec moins de rigueur. En effet les comparaisons ne rangent pas nécessairement les termes comparés dans deux catégories opposées; laissant chacun à sa place, elles attribuent à l'un plus, à l'autre moins. Peut-être n'avez-vous pas compris ce que je viens de dire : il faut donc m'exprimer plus clairement. Le mariage est une bonne chose, la virginité vaut mieux : de ce que la virginité vaut mieux, il ne s'ensuit pas que le mariage soit mauvais: il est inférieur, mais bon encore. De même ici : c'est un mal de voler, un moindre mal que l'autre, un mal pourtant. Voyez-vous la différence des péchés? Examinons donc de quel genre fut le péché d'Ozias. « Son coeur s'enfla, » dit l'Ecriture. Fâcheuse blessure: car c'est de la présomption, et la présomption est la source de tous les maux. Mais afin que vous compreniez en gros la gravité de cette maladie, écoutez ceci. Les autres péchés sont confinés dans la sphère de notre nature; mais l'orgueil a entraîné une puissance incorporelle, et l'a précipitée d'en-haut. Le diable n'a pas toujours été diable c'est l'orgueil qui l'a fait diable. Si nous invoquions ici le témoignage d'Isaïe qui parle, de lui en ces termes : « Je monterai dans le ciel, et je serai semblable au Très-Haut (Is 14,14),» ceux qui répugnent aux allégories, (417) s'inscriraient en faux contre notre témoin mais si à ses côtés nous plaçons Paul avec le rôle d'accusateur, personne désormais ne nous contredira. Or, que dit Paul écrivant à Timothée ? Qu'il ne faut pas élever à la haute dignité de l'épiscopat celui qui vient d'être initié à l'Évangile ; et voici ses expressions « Que ce ne soit pas un néophyte, de peur qu'enflé d'orgueil, il ne tombe dans la condamnation et dans les piéges du diable (1Tm 3,6) : » de peur, veut-il faire entendre, que coupable du même péché que le diable, il n'ait le même sort.

304 4. Et ce n'est pas la seule preuve que nous puissions alléguer : une autre se tire du conseil que donna au premier de tous les hommes ce méchant démon. En effet, de même que es bons ont pour usage de donnera leur prochain des conseils propres à le rendre bon lui-même; ainsi c'est l'usage des méchants de prêcher aux autres les pratiques par lesquelles eux-mêmes sont devenus méchants. Cela même est encore une espèce de méchanceté : ils trouvent une consolation de leur propre châtiment dans la perte d'autrui. Qu'est-ce donc que le conseil donné à Adam par le diable? C'est d'élever ses pensées au-dessus de sa propre nature et d'espérer se rendre égal à Dieu. Il se disait : si cela m'a précipité du ciel, à bien plus forte raison la même chose chassera-t-elle celui-ci du paradis. De là aussi ces paroles de Salomon: « Dieu résiste aux superbes. » (Pr 3,34 1P 5,5 Jc 4,6) Il ne dit pas, Dieu renvoie les superbes, les abandonne, les prive de son appui, il dit : « Dieu leur résiste; » ce n'est pas que Dieu ait besoin de résistance et de lutte vis-à-vis des superbes. Quoi de plus faible, en effet, qu'un superbe? Comme celui qui a perdu la vue est exposé aux mauvais traitements de tout le monde, ainsi le superbe, celui qui ne connaît pas le Seigneur, (il est écrit : « Le principe de la superbe, c'est de ne pas connaître le Seigneur) (Qo 10 Qo 14); » le superbe, dis-je, est à la merci des hommes eux-mêmes, une fois qu'il est privé de cette lumière. D'ailleurs, quand même il serait fort, Dieu n'aurait pas besoin d'entrer en lutte avec lui : celui à qui sa volonté a suffi pour tout produire, n'a pas besoin d'autre chose, à bien plus forte raison, pour tout anéantir. Pourquoi donc ces mots : « Dieu a résiste » ? C'est afin de montrer la violence de sa haine contre le superbe. C'est donc une terrible plaie que celle de l'orgueil : en voilà une preuve, et il y en a d'autres.

Mais si vous le voulez, nous chercherons aussi ailleurs pour en trouver la cause, pour découvrir l'origine de cette plaie. C'est l'usage de l'Écriture, lorsqu'il s'agit d'accuser quelqu'un, de ne pas se borner à faire connaître sa faute, mais de nous instruire en même temps du motif qui le conduisit à pécher : si elle se comporte ainsi, c'est afin de garantir la santé de ceux qui sont bien portants contre la chance de pareilles chutes. Ainsi font les médecins qui visitent des malades : avant même d'examiner 1e mal, ils en recherchent la source, afin de réprimer le mal dans son principe : n'est-ce point perdre sa peine que de se borner à couper les rejetons, quand on laisse subsister la racine? En quel endroit donc l'Écriture indique-t-elle à la fois le péché et la cause du péché? Elle accuse les hommes d'avant le déluge au sujet de leurs unions illicites : écoutez maintenant comment elle énonce la cause : « Les fils de Dieu ayant vu que les filles des hommes étaient belles, les prirent pour femmes. » (Gn 6,2) Qu'est-ce à dire? la beauté, principe du péché? A Dieu ne plaise ! La beauté est un ouvrage de la sagesse divine : or un ouvrage divin ne saurait devenir principe de vie. Mais c'est donc la vue? Non plus : car la vue aussi est un ouvrage de la nature. Qu'est-ce donc? Ce sont les regards coupables : car ceci est le fait d'une volonté dépravée. C'est aussi pour cette raison qu'un sage nous conseille de « ne pas considérer la beauté d'autrui. » (Qo 9,8) Il ne dit point, ne pas voir : car cela peut arriver par un effet du hasard : il dit, « ne pas considérer, » proscrivant par là la contemplation de propos délibéré, la curiosité, l'attention coupable, ce qui trahit une âme dépravée et livrée à la concupiscence. Et quel mal, dira-t-on, peut-il en résulter? C'est que par là, répond le sage, l'amour s'allume comme un feu. Car ainsi que le feu, s'il vient à prendre dans le fourrage ou dans la paille, ne tarde point, une fois en possession d'une matière, à produire un vaste incendie : ainsi le feu de la concupiscence qui est en nous, une fois qu'il est entré en communication par l'organe de la vue avec les charmes et l'éclat de la beauté,a bientôt fait d'embraser l'âme tout entière: En conséquence, au lieu de considérer le plaisir fugitif que la vue procure, songe à la douleur durable qui naît (418) de la concupiscence. Celle qui a causé ta blessure s'échappe souvent : mais la blessure ne s'échappe point : souvent elle subsiste pour ta perte. Pareille à la biche qu'un trait a percé d'un coup mortel, et qui désormais échapperait en vain aux mains des chasseurs, l'âme qu'a blessée le trait de la concupiscence, à la suite d'une contemplation curieuse et libertine, a beau être délivrée de l'arme qui l'a meurtrie : par elle-même, elle se consume et se tue, partout voyant l'ennemi, partout le traînant à sa suite. Mais il ne faut pas laisser s'égarer trop loin notre propos. Je disais donc que l'Ecriture a coutume d'indiquer à la fois les péchés et leurs causes : or voyez ce que, en cet endroit même, elle dit au sujet d'Ozias. Non contente de nous avoir appris que son coeur s'enfla, elle nous révèle encore pourquoi il s'enfle. Pourquoi donc? « Lorsqu'il fut devenu puissant, » dit-elle, son coeur s'enfla. Il ne put résister à l'étendue de sa puissance : de même que l'excès de nourriture engendre l'échauffement, l'échauffement, la fièvre, et que la fièvre cause, souvent la mort: ainsi dans cette occasion, l'abondance des biens donna naissance à la présomption. En effet, ce qu'un échauffement est au corps, la présomption l'est à l'âme : et de la présomption naît le désir des choses qu'il ne faut point désirer.

305 5. Ce n'est point sans but que nous nous étendons sur ce sujet, c'est afin que vous ne jugiez jamais heureux, ni dignes d'envie, ceux qui sont au pouvoir, sachant à quel point une telle élévation est périlleuse ; c'est afin que vous ne regardiez jamais comme malheureux ceux qui vivent dans la peine et dans la pauvreté, sachant que c'est là qu'on trouve le plus de sûreté. C'est pourquoi le Prophète s'écriait : « C'est un bonheur pour moi, Seigneur, que tu m'aies humilié. » (Ps 118,71) Voyez plutôt quelle infortune produisit une élévation: « Son coeur s'enfla au point de le corrompre, » dit le texte. Qu'est-ce à dire : « Au point de le corrompre ? » Parmi les mauvaises pensées, les unes ne franchissent pas même le seuil de notre âme, si nous avons su la munir de bons remparts : d'autres, après qu'elles sont nées en nous, croissent, si nous n'y prenons garde, mais si nous savons prévenir leurs progrès, elles sont promptement étouffées et ensevelies. D'autres enfin naissent, grandissent, s'épanouissent en mauvaises actions, ruinent entièrement la santé de notre âme, dès que notre négligence a passé les bornes. De là ces mots « Son coeur fut enflé; » et la présomption ne resta pas au dedans, elle ne s'éteignit point au contraire elle s'élança au dehors, et produisit une action coupable qui ruina toute la vertu d'Ozias. Le bonheur suprême, c'est d'être absolument fermé aux pensées coupables : ce que le Prophète fait entendre en disant : « Seigneur, mon coeur ne s'est pas enflé. » (Ps 130,1) Il ne dit pas, mon coeur s'est enflé, mais, je l'ai comprimé; il dit, mon coeur ne s'est pas enflé du tout, j'ai gardé mon âme constamment inaccessible au vice. Voilà, dis-je, le bonheur suprême: mais celui-là occupe le second degré, qui se hâte de chasser les pensées qui l'ont envahi, et ne leur permet pas de faire en lui un plus long séjour, de promener plus longtemps dans son coeur leurs détestables ravages. D'ailleurs quand bien même nous aurions poussé jusque-là la négligence, la bonté de Dieu laisse encore du recours à notre mollesse, et il ne manque pas de remèdes préparés pour les blessures de ce genre par cette grande et ineffable bonté. Mais il faut clore ici ce discours, de peur de voir se réaliser la crainte que nous exprimions en commençant, de peur que la multitude de nos paroles n'encombre votre mémoire. Par la même raison, il faut que je résume eu peu de mots ce que j'ai dit. Une mère n'agit pas autrement : lorsqu'elle a entassé dans la robe de son enfant les fruits, les friandises, que sais-je encore? craignant que son étourderie ne laisse rien perdre de ce qu'elle lui a donné, elle relève de tous côtés son vêtement et l'assujettit solidement au moyen d'une ceinture. D'après cet exemple, resserrons tout ce long discours, et confions-le à la garde de la mémoire. Vous avez entendu comment nous ne devons rien faire par ostentation, comment c'est un grand mal que la négligence, comment elle fait trébucher facilement l'homme dont la vie est le plus irréprochable. Vous avez appris combien nous avons besoin de vigilance, surtout au terme de la vie, et comment il ne faut ni désespérer, quand on se convertit après avoir failli, ni s'abandonner à la confiance, quand on s'est relâché après avoir fait de bonnes oeuvres. Nous vous avons entretenus de la différence des péchés, des dangers de l'admiration excitée par la beauté corporelle, et de ses redoutables effets. Vous n'avez pas oublié ce que nous avons dit de la présomption, ainsi que des mauvaises pensées. Retournons (419) chez nous sans rien perdre de cela; ou plutôt, sans en rien perdre, recevons maintenant des conseils plus mûrs, ceux de notre excellent maître. Car nos paroles, à nous, quelles qu'elles puissent être, trahissent la jeunesse; les siennes, quelles qu'elles doivent être, ont la parure d'une sagesse en cheveux blancs. Les nôtres ressemblent à un torrent qui coule avec fracas : les siennes ressemblent à la source qui épanche des fleuves avec tranquillité, rappelant l'huile plutôt que l'eau par sa lenteur. Recevons donc ces ondes, afin qu'elles deviennent en nous la fontaine qui jaillit jusque dans la vie éternelle, à laquelle puissions-nous tous parvenir, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec qui honneur, gloire et puissance au Père, conjointement avec le saint et bienfaisant Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.


Chrysostome sur Ozias 200