Chrysostome T4 Lettres 110

LETTRE IV.

Peut-être en 407.

Saint Jean Chrysostome apprend à Olympiade que, malgré la rigueur de l'hiver, il se porte bien. — Il l'engage à ne rien négliger pour se guérir. — Avantages des souffrances causées par la maladie. — Exemple de Job, de Lazare, de Timothée. — Il l'exhorte à bannir de son âme là tristesse qui l'accable.

A OLYMPIADE.

1. La rigueur de l'hiver, la faiblesse de notre estomac, les incursions des Isauriens, ne doivent point vous causer d'inquiétude, vous accabler de soucis. L'hiver s'est fait, comme il se fait d'ordinaire en Arménie; voilà tout, et nous n’en avons pas été fort incommodé. Nous nous attendions à ses rigueurs, et nous n'avons rien négligé pour les diminuer. Nous faisons sans cesse du feu, nous fermons bien la chambre où nous restons, nous mettons plusieurs manteaux et nous ne sortons jamais. C'est assez pénible, sans doute, mais nous y trouvons notre avantage et nous patientons. Tant que nous sommes chez nous, le froid ne nous tourmente guère; s'il nous faut sortir, et nous tenir en plein air, nous nous sentons fort incommodé. Aussi, je vous en conjure, je vous le demande comme une grande grâce, faites tout ce qui dépend de vous pour fortifier votre corps. La maladie en effet est une conséquence de la tristesse quand une fois le corps, épuisé par la fatigue, exténué par la maladie, manque des soins nécessaires ; quand il n'a pour se rétablir ni l'art des médecins, ni une température convenable, et les autres ressources indispensables, ah ! il est bien à craindre qu'il ne succombe. Appelez donc, je vous en prie, appelez plusieurs médecins habiles, employez les remèdes propres à rétablir votre santé. Il y a quelques jours, l'état de l'atmosphère nous fatiguait l'estomac et nous donnait des envies de vomir; nous avons fait usage de plusieurs remèdes, entre autres d'une potion que nous a envoyée la vénérable Synclétium, et il nous a suffi de trois jours pour nous guérir. Faites donc vous-même usage de ce remède et dites qu'on vous le procure de nouveau. Chaque fois que nous avons éprouvé ces douleurs d'estomac, nous l'avons employé et elles se sont apaisées. Il calme l'inflammation, il met à la porte les humeurs; il ne manque pas d'une certaine chaleur qui donne des forces et excite l'appétit : en peu de temps nous avons ressenti tous ces heureux effets. Priez donc le vénérable Théophile de nous préparer de nouveau ce même médicament et de nous l'envoyer. Ne vous chagrinez pas de nous voir passer l'hiver en ce pays. Nous nous portons bien mieux que l'année dernière ; et vous aussi, si vous vouliez vous soigner comme il faut, vous jouiriez d'une meilleure santé. C'est la tristesse, dites-vous, qui est cause de vos maladies. Pourquoi réclamez-vous encore une lettre, puisque les précédentes n'ont pu vous rendre le calme, et que, tout au contraire, vous vous plongez dans ces flots de la tristesse, au point de désirer mourir? Ne savez-vous donc pas les récompenses que la maladie mérite à celui qui sait rendre grâces au Seigneur ? Ne vous l'ai-je. (427) pas assez dit, soit de vive voix, soit par lettres? Mais puisque les affaires, ou la maladie, ou les adversités ne vous permettent pas de vous rappeler sans cesse mes réflexions, écoutez encore les mêmes conseils, afin de fermer les plaies creusées par le chagrin. Je ne me lasserai point, dit l'Apôtre, de vous écrire les mêmes choses, et vous y trouverez votre profit. (Ph 3,1)

2. Que vous dirai-je donc aujourd'hui? Il n'est rien de plus glorieux, ô Olympiade, que la patience dans la douleur. La patience est la reine des vertus, c'est la plus belle de toutes les couronnes. Si la patience en général l'emporte sur les autres vertus, la patience dans la douleur l'emporte sur les autres espèces de patience. Il y a peut-être quelque obscurité dans mes paroles; je vais les expliquer. Quelle est donc ma pensée ? Que de patience ne faut-il pas pour supporter avec courage de se voir dépouiller de ses richesses, surtout quand on s'en voit dépouiller complètement, supporter d'être privé de toutes ses dignités, chassé de sa patrie, emmené en exil, accablé de toute sorte de travaux, jeté en prison, chargé de fers, couvert d'opprobres, d'injures et de railleries ! Pour nous en convaincre, il nous suffit de songer à Jérémie, cet homme si parfait, qui ne put cependant rester calme en face de ces épreuves. Eh bien ! ni ces afflictions, ni tant d'autres, comme la perte d'enfants chéris, fussent-ils enlevés tous par une mort imprévue, comme encore les attaques multipliées d'un ennemi cruel, et la mort elle-même, le plus grand des maux, sont moins effrayantes, moins horribles, moins funestes qu'une mauvaise santé. J'en prends à témoin cet admirable modèle de patience, qui, une fois saisi par la maladie, regardait la mort comme le seul remède aux maux qu'il souffrait. Que d'autres souffrances n'endurait-il pas ! Mais il ne les sentait, pour ainsi dire point, malgré les attaques qui se succédaient sans relâche, malgré cette dernière attaque qui semblait devoir être mortelle. Etudiez-en les circonstances: quelle méchanceté, quel artifice de la part de son ennemi! Ce n'est pas tout d'abord, ce n'est pas au début de la lutte, mais c'est quand il le voit accablé déjà sous une multitude de traits, que le démon lui porte ce coup mortel, en faisant mourir ses enfants. Et voyez av ec quelle cruauté ! Ses fils, ses filles étaient dans la vigueur de l'âge : le démon les fait mourir tous ensemble d'une mort violente, et d'une mort qui leur improvise un tombeau. Job ne les vit point étendus sur leurs lits, il ne baisa point leurs mains, il n'entendit point leurs dernières paroles, ne put toucher ni leurs pieds, ni leurs genoux, il ne rapprocha point leurs lèvres, il ne leur ferma point les yeux : toutes choses qui consolent un père au moment, où il se voit privé de ses enfants. Si du moins, après avoir accompagné les uns à leur dernière demeure, il en trouvait d'autres à son retour qui pussent le consoler ! Mais non : on vient lui annoncer que pendant le festin, et c'était un festin, respirant la charité et non la débauche, on vient lui annoncer, dis-je, qu'assis fraternellement à une table frugale ils ont été tous écrasés, engloutis sous les ruines, qu'ensemble se sont trouvés confondus, le sang, les murailles, les coupes, le toit, la table, la poussière et les membres de ses fils. Voilà ce qu'on vint lui annoncer. Que d'autres malheurs n'avait-il pas appris déjà! Ses troupeaux, ses bêtes de somme ou bien avaient été tués par le feu du ciel, ou bien avaient été emmenés par ses ennemis, ou bien avaient été mis en pièces avec leurs gardiens : voilà ce que venait lui apprendre le cruel qui s'était chargé d'un tel message. Or, au milieu de ces désastres, après avoir appris à si peu d'intervalle le ravage de ses champs, la ruine de sa maison, la perte de ses troupeaux, 'la mort de ses fils, à la vue de ces flots s'entassant les uns sur les autres, de ces écueils, de ces profondes ténèbres; de cette affreuse tempête, il n'est point découragé, il semble ne pas s'en apercevoir, et, s'il ne peut comprimer absolument sa douleur, c'est qu'il est homme, c'est qu'il est père. Mais dès qu'il se sent en proie à la maladie, rongé par les ulcères, il désire la mort, il pleure et se lamente. Vous le voyez donc, la maladie est le plus insupportable de tous les maux, et c'est en la supportant, que l'on fait surtout preuve de patience. Le démon ne l'ignorait pas. Quand il eut tout mis en oeuvre et qu'il vit le généreux athlète demeurer calme en présence du malheur, il lui livra ce dernier assaut comme le plus formidable qu'il pût imaginer, convaincu que tout le reste était supportable, mort des enfants, perte des biens ou de tout autre avantage (car c'est là le sens de ce mot Peau pour peau, Jb, II, 4), mais que la maladie du corps était une plaie vraiment mortelle. Vaincu dans ce dernier combat, il dut se taire honteusement, au lieu que tout à l'heure (428) il déployait tout son audace et toute son impudence. Mais alors il ne put rien inventer de plus, et se retira couvert de confusion.

3. Si vous souhaitez de mourir, ne dites pas que Job aussi, vaincu par la violence de la douleur, fut réduit à demander la mort. Songez au temps où il vivait, aux circonstances dans lesquelles il se trouvait: la loi n'avait pas encore été donnée aux Juifs, les prophètes n'avaient pas encore paru, la grâce n'avait pas encore été répandue avec abondance, et son âme n'avait point reçu les conseils de la sagesse. Oui, on exige de nous plus qu'on n'exigeait de Job et de ses contemporains, nous avons de plus grands combats à livrer. Ecoutez ce que dit Jésus-Christ : Si votre justice n'est pas plus abondante que celle des Scribes et des Pharisiens, vous n'entrerez point dans le royaume des cieux. (Mt 5,20) Ainsi donc ne croyez pas qu'il n'y ait point de mal aujourd'hui à désirer la mort; vous savez ce que dit saint Paul : Il vaudrait mieux pour moi mourir et vivre avec Jésus-Christ; mais à cause de vous, il est nécessaire que je demeure ici-bas. (Ph 1,23 Ph 1,24) Plus l'affliction redouble, plus aussi se multiplient les couronnes ; plus l'or a été mis dans la fournaise, plus il a de pureté ; plus le marchand parcourt les mers, plus il amasse de marchandises. Ne vous imaginez donc pas avoir à soutenir un facile combat; non, cette maladie dont vous êtes atteinte, est le plus rude des combats que vous ayez jamais soutenus. N'est-ce pas ce qui valut à Lazare le salut éternel ? (Je vous ai souvent cité cet exemple : rien n'empêche que je ne vous le cite encore.) N'est-ce pas ce qui lui mérita d'être transporté dans le sein d'Abraham, de ce patriarche, qui tenait sa maison ouverte à tous les passants, qui, pour obéir à Dieu, se condamna à un exil perpétuel, se résigna à immoler son fils, son fils unique, un fils qu'il avait eu dans une vieillesse avancée ? Lazare pourtant n'avait rien fait de tout cela : il souffrit patiemment la pauvreté, la maladie, la privation de toute espèce de protecteurs. Quel avantage pour ceux qui endurent patiemment ces douleurs ! Eussent-ils commis les plus grandes fautes, c'est pour eux un moyen d'en secouer le fardeau : sont-ils justes, ils ajoutent par là de grands mérites à leurs autres mérites. Pour les justes c'est l'occasion d'obtenir la couronne dont l'éclat surpasse l'éclat du soleil; pour les pécheurs c'est un moyen d'expier leurs péchés. C'est pourquoi l'apôtre saint Paul livre à la mort de la chair cet homme qui avait outragé l'épouse de son père, et souillé la couche nuptiale; il voulait ainsi lui faire expier son crime. Oui, ces mortifications pouvaient le purifier d'une si abominable souillure. Ecoutez l'Apôtre : C'est afin, dit-il, que l'esprit soit sauvé au jour oit paraîtra Notre-Seigneur Jésus-Christ. (1Co 5,5) A d'autres il reproche un crime horrible, la profanation de la table sainte et de nos sacrés mystères, il leur dit que le profanateur est en quelque sorte homicide du Corps et du Sang du Seigneur. Or voyez ce qui, suivant l'Apôtre, les lave de cette tache affreuse : C'est pourquoi, leur dit-il, il y a parmi vous tant d'infirmes et de malades. (1Co 1,5) II veut leur faire comprendre que ces maladies ne sont pas seulement une punition, mais encore un avantage, en ce qu'elles servent à l'expiation du crime, et c'est pourquoi il ajoute : Si nous nous jugions nous-mêmes, nous ne serions pas jugés. En nous jugeant, Dieu nous châtie, pour que nous ne soyons point condamnés avec le monde. (1Co 31,32) Que les justes eux-mêmes trouvent de grands avantages dans la maladie, on le voit assez par l'exemple de Job qui en retire tant de splendeur, par celui de Timothée, cet homme si vertueux, si actif dans le saint ministère dont il était chargé, ce disciple qui, avec l'apôtre saint Paul, vola jusqu'aux extrémités du monde, et qui cependant fut en proie à de violentes maladies, non pas deux ou trois jours, non pas dix jours, ni vingt, ni cent, mais bien plus longtemps encore, et, on peut le dire, presque continuellement : Buvez un peu de vin, lui écrivait l'Apôtre, à cause de votre estomac, et de vos continuelles souffrances. (1Tm 5,23) Celui qui ressuscitait les morts ne le guérit point de ses infirmités, il le laissa plongé dans la fournaise de la maladie, pour accroître le nombre de ses mérites. Tout ce qu'il avait reçu du Seigneur, tout ce qu'il avait appris de suri divin Maître, il l'enseignait à son disciple. Il n'était pas malade lui-même, il est vrai, mais les tentations ne le tourmentaient pas moins vivement que ne l'eût fait la maladie, et lui causaient de grandes douleurs dans la chair : J'ai en moi, dit-il, cet aiguillon de la chair, ce messager de satan, qui sans cesse me torture. (2Co 12,7) II veut parler de ses entraves, de ses chaînes, de (429) ses prisons; il veut dire que ses ennemis l'entraînent, lui déchirent le corps et le battent de verges. Ces douleurs qu'il ressentait dans sa chair lui étaient insupportables, et il disait encore : Trois fois (c'est-à-dire souvent) j'ai prié le Seigneur d'en être délivré. (1Tm 8) Il ne fut point exaucé, mais il comprit toute l'utilité de ces souffrances, et le calme se fit dans son âme, et il se réjouissait de toutes ces persécutions. Vous aussi, bien que vous soyez contrainte dé rester chez vous et de tenir le lit, ne vous imaginez pas que vous menez une vie oisive. Oui, ceux que les bourreaux entraînent, déchirent, torturent, livrent aux plus cruels supplices, souffrent moins que vous ne souffrez : votre bourreau, ce sont les excessives douleurs de cette maladie qui ne vous quitte point.

4. Puisqu'il en est ainsi, gardez-vous bien de souhaiter la mort, et ne négligez point votre corps. Cette négligence serait elle-même coupable. Aussi l'apôtre saint Paul conseille-t-il à Timothée de soigner sa santé. Mais c'en est assez sur ce point. Si vous vous désolez d'être séparée de nous, avez bon espoir, cette séparation aura un terme. Ce n'est point pour vous consoler que je vous le dis; je suis sûr que cela arrivera. Sans parler en effet de tout ce que j'ai souffert à Constantinople, vous pouvez vous faire une idée de tout ce que j'ai enduré, depuis mon départ, pendant ce long et pénible voyage où j'étais sans cesse menacé de mourir; vous pouvez vous imaginer tout ce que j'ai souffert depuis mon arrivée dans ce pays, depuis mon départ de Cucuse; après mon séjour à Arabisse. Eh bien ! nous avons échappé à tant de périls ; nous jouissons à l'heure qu'il est, d'une santé parfaite, et nous sommes complètement rassuré. Les Arméniens s'étonnent qu'avec un corps si faible et si maigre je puisse supporter la violence du froid, respirer encore, quand ceux même qui sont habitués à ces rigueurs, s'en trouvent si fort incommodés. Or jusqu'à ce jour nous n'avons éprouvé aucun accident : nous avons échappé aux mains des brigands, qui souvent se sont jetés sur nous, nous manquons des choses les plus nécessaires, nous ne pouvons pas même prendre de bains. A Constantinople, nous ne pouvions nous en passer : maintenant nous nous trouvons si fort que nous n'en sentons pas même le besoin; notre santé ne semble plus réclamer cet auxiliaire. Rien n'a pu nous abattre, ni l'intempérie de l'air, ni la solitude des lieux, ni le manque de provisions et de serviteurs, ni l'ignorance des médecins. Nous ne prenons pas de bains, nous sommes sans cesse enfermé dans une chambre, comme si nous étions en prison; nous ne sortons jamais, et la promenade nous était si nécessaire autrefois. Nous sommes sans cesse à côté du feu, inondé de fumée, nous avons à craindre les voleurs qui toujours nous assiègent, et malgré tout cela, malgré bien d'autres inconvénients, nous nous portons mieux qu'à Constantinople où nous étions si bien soigné. Songez à ce que je viens de vous dire; bannissez toute tristesse à mon sujet, et ne vous infligez pas de peines si fâcheuses et si superflues. Je vous envoie un livre que je viens d'écrire, et dont voici le titre : Personne n'est blessé que par lui-même. C'est là ce que prétend démontrer l'ouvrage que je vous adresse. Parcourez-le souvent, et même si votre santé vous le permet, lisez-le à haute voix. Ce remède vous suffit, si vous le voulez bien. Mais si vous vous obstinez, si vous ne voulez pas vous traiter vous-même, si malgré tant d'avertissements et d'exhortations, vous ne voulez pas sortir de ce nuage de tristesse; à notre tour nous ne vous écouterons plus, et nous cesserons de vous écrire si souvent ces longues lettres, dont vous ne savez point profiter pour retrouver le calme. Comment verrons-nous donc que vous êtes consolée ? Sera-ce par votre témoignage? Non, mais par les effets; car vous venez de nous le dire, c'est la tristesse qui vous a rendue malade. Grâce à cet aveu, nous croirons que votre tristesse a cessé, si vous recouvrez la santé. Puisqu'en effet, d'après vous, la tristesse est la cause de votre maladie, une fois la tristesse bannie, la maladie certainement disparaîtra, et la racine une fois arrachée, les branches périront. Tant que celles-ci fleuriront, se porteront bien, se couvriront de ces malheureux fruits, nous ne pourrons nous persuader que vous aurez enlevé la racine. Donc plus de paroles, mais des effets : si vous recouvrez la santé, vous recevrez encore des lettres plus longues que ne le seraient des discours. N'est-ce pas un grand motif de consolation pour vous que nous vivions, que nous nous portions bien, qu'au milieu de tant d'ennuis, nous ne soyons ni malade ni infirme? Ah ! nos ennemis s'en attristent et en ressentent une vive douleur. Vous devrez donc de votre côté (430) y puiser une abondante consolation, votre principale consolation. Non, ne dites point due vos amis sont abandonnés : les souffrances qu'ils endurent inscrivent leurs noms dans les cieux. J'ai éprouvé un bien grand chagrin au sujet du moine Pélage. Songez aux couronnes que méritent ceux qui combattent généreusement, quand vous voyez des hommes si pieux, si saints, si patients, se laisser entraîner ainsi dans l'erreur.

111

LETTRE V.

Ecrite, à ce que l'on croit, l'an 406.

Saint Chrysostome félicite Olympiade de sa patience. — Il l'exhorte à ne point perdre courage. — Le juste est puissant et heureux, même au sein des persécutions. — Le méchant est faible et malheureux, même au temps de ses succès. — Abel et Caïn en sont la preuve.

A LA MÊME.

1. Votre affliction s'est accrue ! Le stade s'ouvre plus profond devant vous, vous avez une longue course à fournir; la colère de vos ennemis s'enflamme de plus en plus. Cependant ne vous troublez point, ne vous découragez point; réjouissez-vous plutôt, tressaillez d'allégresse, couronnez vos têtes et formez des choeurs. Si vous n'aviez déjà porté au démon des coups mortels, le monstre n'aurait pas accru sa fureur; il n'aurait osé s'avancer plus loin. C'est donc une preuve de votre courage, un gage de triomphe, et une marque de sa défaite, s'il s'élance, s'il se précipite aujourd'hui sur vous avec rage, s'il redouble d'impudence, s'il répand son venin avec plus d'abondance. Quand Job, après avoir perdu ses biens et ses enfants, eut triomphé de ses attaques, le démon ne dévoilait-il pas ses propres blessures, en l'accablant du plus horrible de tous les maux, en assiégeant sa chair, en y faisant pulluler les vers, en la couvrant de mille ulcères? Ces ulcères, c'était comme un choeur, comme une couronne, comme un essaim d'innombrables victoires. Là ne se borna pas sa cruauté : il avait mis en mouvement, il est vrai, sa meilleure machine de guerre (c'était en effet un mal dont l'horreur ne pouvait être surpassée), mais il lui en restait d'autres encore : il arma l'épouse de Job, il excita ses amis contre lui, il remplit ses serviteurs de colère, en un mot, il n'omit rien pour irriter encore ses blessures. Le démon est toujours le même mais tous ses coups retombent sur sa tête: au contraire chaque jour augmente l'éclat de votre gloire, l'étendue de vos richesses et de vos ressources, chaque jour multiplie pour vous les couronnes. Votre courage s'accroît avec les dangers; les attaques de vos ennemis sont comme t'huile qui fortifie votre patience. Telle est en effet la nature de l'affliction; elle élève au-dessus des dangers ceux qui la supportent avec résignation et avec générosité, elle les rend inaccessibles aux traits du démon, et leur fait mépriser toutes ses attaques. Voyez les arbres! s'ils grandissent à l'ombre, ils s'amollissent et ne peuvent produire de fruits; mais s'ils subissent les variations de l'atmosphère, s'ils résistent à l'impétuosité des vents, s'ils reçoivent les ardeurs du soleil, ils prennent plus de force, ils se couvrent de feuillage et de fruits. Il en est de même de ceux qui voyagent sur mer, Est-ce la première fois qu'ils s'embarquent? malgré tout leur courage, ils se troublent, ils s'effrayent, ils sont pris de vertige. Mais s'ils ont souvent parcouru les mers, s'ils ont essuyé de fréquentes tempêtes, s'ils ont rencontré des écueils cachés sous les flots, des rochers, des monstres marins, s'ils ont été attaqués par les pirates, désormais ils ont plus d'assurance que s'ils voyageaient sur le continent, ils s'asseyent, non pas seulement à l'intérieur du navire, sur la carène, mais aussi sur les flancs eux-mêmes; et ils se tiennent debout, soit à la proue, soit à la poupe, sans éprouver la moindre frayeur. Ces marins, que l'on voyait naguère transis d'effroi, une fois qu'ils ont été longtemps exposés à la tempête, on les voit tirer les cordages, déployer les voiles, prendre en main les rames, et courir çà et là sur le vaisseau. Ne vous laissez donc pas abattre par les maux qui fondent sur vous. Nos ennemis, bien malgré eux, sans doute, nous ont réduits à ne pouvoir plus être maltraités, puisqu'ils ont épuisé sur nous tous leurs traits; et tout ce qu'ils ont gagné, ç'a été de se couvrir de honte, de se faire mépriser, d'être regardés comme les ennemis du monde entier. Voilà les récompenses de leurs attaques, voilà le terme de la guerre qu'ils vous font. Oh ! que la vertu est une grande chose, puisqu'elle nous fait mépriser les maux de cette vie ! Les attaques lui sont avantageuses, ses ennemis lui (431) tressent des couronnes, ceux qui la maltraitent augmentent son éclat. Chercher à renverser les hommes vertueux, c'est les rendre plus fermes, plias sublimes, invincibles, inexpugnables; et pour se défendre ils n'ont besoin ni de lances, ni de murailles, ni de retranchements, ni de tours, ni d'argent, ni d'armées, il leur suffit d'une volonté ferme et d'une âme énergique. La vertu, en un mot, triomphe de toutes les attaques des hommes.

2. Voilà, ô très-pieuse Olympiade, ce due vous devez sans cesse vous redire à vous-même et redire à celles qui soutiennent avec vous ce généreux combat. Ranimez ainsi leur courage, rangez votre armée en bataille, et méritez par là une double, une triple couronne, un grand nombre de couronnes, d'abord pour avoir souffert vous-même avec patience, ensuite pour avoir exhorté les autres à vous imiter, à tout endurer sans se plaindre, à mépriser de vains fantômes, des songes trompeurs, à fouler aux pieds cet amas de boue, à ne faire aucun compte de cette fumée, à ne pas regarder comme un péril ces toiles d'araignées, et à ne pas s'attacher à cette herbe sujette à se faner et à se corrompre. Ce sont autant d'images de la vaine félicité d'ici-bas. Elle a moins de prix encore, et je ne sais à quoi l'on pourrait l'assimiler. Ce n'est pas seulement au néant : elle est très-funeste à ceux qui soupirent après elle, non-seulement dans le siècle futur, mais aussi dans la vie présente, dans le temps même où elle semble le plus féconde en délices. Si la vertu tressaille, fleurit, brille du plus vif éclat, lors même qu'on lui fait la guerre; le vice, à son tour, même entouré d'honneurs et de flatteries, montre toute sa faiblesse, provoque le rire, et paraît plus ridicule que ne le sont les personnages de comédie. Qu'y a-t-il de plus misérable que Caïn, au moment même où il semblait triompher de son frère, où il semblait avoir assouvi ce courroux, cette injuste et exécrable colère? Qu'y a-t-il de plus affreux que cette main, chargée, ce semble, des palmes de la victoire, cette main qui vient de frapper le coup mortel et accomplir le fratricide ? Qu'y a-t-il de plus hideux que cette langue, après cet abominable artifice qu'elle vient d'imaginer, après ces piéges qu'elle vient de tendre ? Et que dire des membres qui ont exécuté le meurtre ! Il était tourmenté dans tout son être, en proie à de perpétuels gémissements, à une perpétuelle frayeur. O spectacle inouï, victoire étrange, trophée d'un genre tout nouveau ! Celui qui venait d'être égorgé, celui qui était là gisant, se voyait couronner et célébrer comme un vainqueur; celui qui avait triomphé, qui s'était retiré victorieux, non-seulement se voyait privé de la couronne, mais encore sa victoire même lui causait d'horribles tourments et le condamnait à d'insupportables supplices. Celui qui pouvait se mouvoir, celui qui était plein de vie, était accusé par sa victime plongée dans la mort; celui qui pouvait parler trouvait un accusateur dans sa victime réduite au silence. Que dis-je? ce n'était point le mort lui-même, c'était son sang, son sang séparé de son corps, qui se chargeait de ce rôle. Telle est donc la puissance des justes, même après leur mort ! Tel est donc le malheur des méchants, même durant leur vie ! Si telles sont les palmes décernées pendant la lutte, quelle ne sera point la récompense après le combat, alors que la piété sera récompensée, et recevra ce bonheur qui est au-dessus de toute expression? Les afflictions, quelles qu'elles soient, viennent des hommes, et elles en ont la faiblesse. Les dons et les récompenses viennent de Dieu, et ils sont dignes de l'ineffable munificence qui les distribue. Réjouissez-vous donc, et tressaillez d'allégresse; ornez votre front d'une couronne, et formez des choeurs; foulez aux pieds les aiguillons de vos ennemis avec plus d'aisance que les autres ne foulent aux pieds la boue. Rassurez-nous le plus souvent possible au sujet de votre santé, afin de répandre la joie dans notre coeur. Ce sera, vous n'en doutez pas, un grand sujet de consolation pour nous, au milieu de la solitude où nous vivons, que d'apprendre souvent que vous vous portez bien. Adieu.

112

LETTRE VI.

Magnifique éloge du courage d'Olympiade. — Il s'accroît avec les persécutions. — La pensée de tant de mérites doit l'inonder de joie et de bonheur.

A LA MÊME.

1. Je reviens des portes de la mort, et je suis bien aise que vos serviteurs ne soient arrivés ici qu'au moment où j'atteignais déjà le port. Il ne m'aurait pas été facile de vous tromper, et de vous donner de joyeuses nouvelles au lieu de tristes, s'ils s'étaient présentés au moment où j'étais comme sur une mer agitée, en proie aux flots irrités de la maladie. L'hiver a été plus rigoureux que de coutume; il a porté le trouble dans mon estomac, et la mort m'eût semblé moins pénible que les douleurs que. j'ai éprouvées depuis deux mois. Je ne vivais en effet que pour sentir les maux qui m'assiégeaient; tout était pour moi ténèbres, le jour, le matin, le midi; j'étais comme perpétuellement cloué sur mon lit; j'avais beau recourir à tous les moyens possibles, je ne pouvais guérir cette maladie que le froid m'avait fait contracter. J'allumais du feu, j'étais suffoqué par la fumée, je me tenais renfermé dans une chambre, j'étais chargé de vêtements, je n'osais franchir le seuil de ma demeure et néanmoins je souffrais horriblement. C'étaient des vomissements, des douleurs de tête, le manque d'appétit, de perpétuelles insomnies. La nuit se passant ainsi sans dormir, me semblait un océan à traverser. Mais pourquoi troubler votre âme en insistant sur tous ces ennuis? Grâce à Dieu, nous en sommes délivrés. Dès le retour du printemps, dès que la température se fut un peu adoucie, toutes ces douleurs s'évanouirent d'elles-mêmes. Cependant il me faut prendre encore bien des précautions; je ne donne que peu de nourriture à mon estomac, afin qu'il puisse aisément la digérer. Mais c'est avec un amer chagrin que nous avons appris que vous aviez été sur le point de mourir. L'attachement que nous avons pour vous, l'intérêt que nous prenons à tout ce qui vous concerne, ne nous avaient pas permis de demeurer dans cette grave anxiété jusqu'à l'arrivée de votre lettre; à plusieurs reprises, des gens qui venaient de Constantinople nous avaient donné de bonnes nouvelles de votre santé.

Ce qui me réjouit surtout, ce n'est pas de vous savoir guérie, c'est de vous voir supporter avec courage tous les maux de la vie et de vous entendre les comparer à une fable. Vous appelez de ce nom même les maladies corporelles, et c'est le signe d'une âme énergique et qui porte des fruits abondants de patience et de courage. Oui, supporter courageusement l'adversité, bien plus, ne pas même. en ressentir les atteintes, les mépriser, mettre sur son front cette couronne de la patience avec tant de facilité, sans travailler, sans se couvrir de sueur, sans éprouver d'embarras, sans en donner aux autres, mais comme en se jouant et en courant, c'est la preuve d'une sagesse accomplie. Aussi je me réjouis, je tressaille d'une allégresse qui me donne, pour ainsi dire, des ailes; je ne songe ni à ma solitude, ni à mes autres ennuis; mais le bonheur inonde mon coeur; je suis fier de votre grandeur d'âme et de vos nombreux triomphes, non-seulement à cause de vous, mais à cause de cette grande et populeuse cité, dont vous êtes comme la tour, le port et le rempart. Votre conduite, votre patience, c'est une voix puissante qui apprend aux deux sexes à se tenir prêts pour le combat, à descendre avec courage dans l'arène, et à supporter de bon coeur toutes les fatigues de la lutte. Chose admirable ! vous n'allez point sur la place publique, vous ne vous avancez pas au milieu de la ville; non, vous êtes dans une chambre étroite, assise sur votre lit, et là, vous, fortifiez, vous excitez ceux qui vous entourent.

La mer est furieuse, les flots s'amoncellent, vous naviguez au milieu des récifs et des rochers, exposée aux monstres marins, au sein des plus profondes ténèbres; et vous vous avancez comme si tout était calme, comme si vous aviez le vent en poupe, grâce aux voiles de la patience que vous déployez; non-seulement la tempête n'engloutit pas votre navire, l'eau même n'y entre point, et je n'en suis pas surpris; la vertu tient le gouvernail avec tant d'habileté ! Les marchands, les pilotes, les matelots, les nautonniers, quand ils voient les nuages s'amonceler, quand ils entendent les vents mugir en se déchaînant sur les mers, quand ils voient les flots se soulever et se couvrir d'écume, se gardent bien de sortir du port. S'ils sont surpris par la tempête au milieu de l'océan, ils mettent tout en oeuvre pour aborder à quelque rivage ou dans une île. Mais vous, quand tous les vents se déchaînent, (433) quand de toute part les flots se brisent les uns contre les autres, quand la mer est remuée jusque dans ses profondeurs, quand les uns s'abîment sous les vagues, et que les autres, déjà morts, flottent au-dessus des ondes, quand d'autres sans vêtements flottent sur quelque débris, vous vous élancez au sein de cet océan de souffrances, que vous appelez une fable, et vous naviguez, poussée par un vent favorable. Je n'en suis point surpris. Le pilote, quelle que soit son habileté, n'en a pas assez cependant pour faire toujours face à la tempête, et c'est - pourquoi souvent il évite de se mesurer avec les flots. Mais vous, nulle tempête ne vous trouve en défaut, grâce à cette sagesse, à cette force bien meilleure que celle d'une armée, plus puissante que celle des armes, plus sûre qu'une tour ou des murailles. Les armes, les murailles, les tours mettent les corps en sûreté, et encore pas toujours, pas en tout temps; parfois on en triomphe, et tout espoir de salut disparaît aux yeux de ceux qui comptaient sur leur appui. Les armes que vous employez n'ont point brisé les traits des barbares, ni les machines des ennemis, elles n'ont point repoussé leurs assauts, ni déjoué leurs artifices. mais elles ont terrassé les nécessités de la nature, elles ont renversé sa tyrannie, elles en ont détruit la forteresse. Dans vos luttes contre les démons, que de palmes vous avez conquises, sans recevoir aucune blessure ! Ils faisaient pleuvoir sur vous une grêle de traits; ils n'ont pu vous abattre; bien mieux, vous avez retourné contre eux les traits qu'ils vous lançaient! Quelle sagesse, quelle habileté! On veut vous accabler, et c'est vous qui terrassez; on vous dresse des embûches, et ce sont vos ennemis qui y tombent; leur méchanceté ne sert qu'à vous fournir une ample moisson de mérites et de gloire. Vous le savez, vous en avez fait l'expérience, vous n'avez donc pas tort d'appeler tout cela une fable. Et comment ne le feriez-vous pas? Vous êtes revêtue d'un corps mortel, et vous méprisez la mort, comme ceux qui ont hâte de quitter une terre étrangère pour retourner dans leur patrie. En proie à une cruelle maladie, vous êtes plus joyeuse que ceux dont le corps est robuste et vigoureux; ni les outrages ne vous abattent, ni les honneurs et la gloire ne vous enflent d'orgueil; et que d'autres cependant y ont trouvé leur perte ! que de prêtres, même après avoir jeté de l'éclat, après être arrivés à une extrême vieillesse, sont tombés, malgré leurs cheveux blancs, et sont devenus la fable de tous! Malgré votre sexe, malgré la faiblesse de votre corps, vous avez résisté à toutes ces attaques; non-seulement vous n'avez point succombé, mais vous avez soutenu les autres.

Ceux dont je parlais tout à l'heure ont à peiné engagé le combat; c'est dès le début, c'est au seuil même de la carrière qu'ils ont succombé; vous, que de fois n'avez-vous point atteint la limite, gagnant une palme à chacune de vos courses! quelle espèce de combats n'avez-vous point soutenus ! C'est que ni l'âge, ni le corps -ne donnent la victoire; mais l'âme et la volonté. C'est ainsi que des femmes ont mérité la couronne, et que des hommes ont été vaincus; c'est ainsi que des enfants ont été proclamés vainqueurs, et que des vieillards ont été couverts de confusion. Ah ! admirons ceux qui recherchent la vertu, et quand tant d'autres la négligent, félicitons ceux qui l'embrassent avec ardeur. C'est à ce titre qu'il convient de vous décerner de vifs éloges. Tant d'hommes, tant de femmes, tant de vieillards renommés pour leur vertu, ont tourné le dos, sont tombés, se sont laissé vaincre aux yeux de tous, sans que l'attaque fût impétueuse, sans que l'ennemi fût terrible, avant le combat, avant la mêlée; vous au contraire, après tant de combats, après tant de mêlées, non-seulement vous n'êtes pas affaiblie, épuisée par cette légion de souffrances, vous n'en avez que plus de vigueur, et plus les combats se multiplient, plus aussi grandit votre courage. Le souvenir de vos glorieuses actions vous remplit de joie, de volupté, d'ardeur. C'est pourquoi, nous nous réjouissons, nous tressaillons, nous sommes heureux; c'est ce que je ne puis me lasser de redire; partout ce motif de joie me poursuit, et si notre absence vous chagrine, du moins devez-vous trouver de grandes consolations dans la pensée de vos vertus, puisque nous-même, séparé de vous par une si longue distance, votre courage nous cause tant de bonheur.


Chrysostome T4 Lettres 110