Chrysostome T4 Lettres 113

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LETTRE VII.

Le méchant ne peut échapper au jugement de sa conscience. Exemple de Juda, frère de Joseph; exemple de Judas, l'Iscariote. — La vertu mérite un bonheur éternel; et dès ici-bas elle est récompensée. — Voilà ce qui doit consoler Olympiade au milieu des persécutions qu'elle endure.

A LA MÊME.

1. Eh bien ! n'avez-vous pas élevé un trophée? n'avez-vous pas obtenu une brillante victoire, n'avez-vous pas mis sur votre front une couronne toujours verdoyante? n'est-ce pas ce que dit le monde entier, qui célèbre hautement vos vertus? Vous n'avez lutté que dans une seule arène, vous avez combattu dans un seul et même lieu ; c'est là que l'on vous a vu fournir si noblement votre carrière, vous couvrir, non de sueur, mais de sang : et toutefois, la gloire de vos exploits, votre, renommée s'est répandue jusqu'aux extrémités du monde. Vous avez voulu l'accroître encore, vous avez voulu multiplier vos palmes, et ajouter à vos autres couronnes celles que donne l'humilité, en soutenant qu'il n'y a pars plus de rapport entre vous et ces. trophées, qu'entre la vie et la mort. Que ce soit l'humilité qui vous inspire ce langage, les faits suffisent pour le démontrer. On vous a chassée de votre patrie, de votre maison; on, vous a éloignée de vos amis et de vos proches; on vous a exilée, en un mot : vous mouriez chaque jour, et si la nature était faible, vous aviez pour la soutenir la force de la volonté et l'énergie de votre courage.

Il est impossible de mourir plusieurs fois vous avez su le rendre possible par votre intrépide fermeté. Bien plus, au milieu de ces maux et dans l'attente de ceux qui devaient survenir ensuite, vous n'avez cessé de rendre gloire à Dieu, qui permettait ces persécutions, et de porter au démon des coups mortels. Oui, il a reçu de mortelles blessures, et ce gxli le prouve, c'est qu'il a eu recours à des armes plus terribles : aussi les souffrances s'accroissaient-elles de jour en jour. Le scorpion, le serpent, ont- ils reçu quelque blessure profonde, on les voit se dresser contre celui qui les a blessés, lancer contre lui leur aiguillon, et manifester ainsi la vivacité de leur souffrance par la vivacité de leur élan. C'est aussi de la sorte qu'agit ce monstre, plein d'impudence. Votre âme intrépide et sublime lui a fait de profondes blessures, et il s'est élancé sur vous pour vous accabler de tentations. Oui c'est lui qui vous en accable, ce n'est pas le Seigneur. Dieu les a permises pour accroître vos richesses, pour multiplier vos mérites, et vous ménager de plus amples récompenses. Aussi ne devez-vous ni vous troubler ni vous effrayer. Peut-on se lasser d'être riche? Peut-on vivre dans le trouble, quand on s'est élevé aux plus grands honneurs? Voyez ceux qui sont revêtus des dignités humaines, si éphémères, fugitives comme une ombre, aussi vite flétries que la fleur des champs : ils s'agitent, ils dansent, la joie leur donne des ailes. Et quelle joie ! une joie qui, à peine sentie, s'écoule aussi rapidement que l'eau d'un fleuve. Ne devez-vous pas, à plus forte raison, trouver de grands motifs de joie dans les circonstances présentes, après avoir ressenti tant de tristesse auparavant.

Ce trésor que vous avez amassé, on ne peut vous le dérober désormais; cet honneur, que vous ont valu tant de souffrances, rien ne peut vous en dépouiller, rien ne peut y mettre un terme, rien ne peut l'affaiblir, ni les difficultés du temps, ni les piéges des hommes, ni les attaques du démon., ni même la mort. Si vous voulez pleurer, ah ! pleurez sur les auteurs de ces crimes, sur leurs complices, qui se sont attiré de si grands châtiments pour l'avenir, et qui, dès ici-bas, ont enduré les derniers supplices, c'est-à-dire, ont encouru la haine des hommes, ont été regardés par tous comme des ennemis, chargés de malédictions et de condamnations. Peut-être sont-ils insensibles à tout cela; ils n'en sont que plus malheureux, que plus dignes de vos larmes; ils ressemblent à ces frénétiques qui lancent des coups de pied à tous ceux qu'ils rencontrent, souvent même à leurs bienfaiteurs et à leurs amis, sans s'apercevoir de la fureur qui les possède. Atteints d'un mal incurable, ils ne peuvent souffrir ni les médecins ni leurs remèdes ; au contraire, ils accablent de mauvais traitements ceux qui veulent les traiter et leur faire du bien. C'est donc un grand malheur pour eux que de n'avoir pas même le sentiment de leur méchanceté. Il peut leur être indifférent de se voir condamner par les hommes; mais ils ne peu. veut échapper au jugement de leur conscience, ils ne peuvent la corrompre, ni l'ébranler par (435) la terreur, ni par la flatterie, ni par des largesses, et le temps ne peut diminuer ses reproches.

2. Ce fils de Jacob qui disait à son père qu'une bête cruelle avait dévoré Joseph, giri jouait cette indigne comédie, et qui cherchait à voiler de ce masque odieux le meurtre d'un frère, put bien; il est vrai, tromper le malheureux père, mais il ne put tromper sa propre conscience, ni la contraindre à se calmer. Sans cesse elle s'élevait contre lui, sans cesse elle poussait de grands cris que rien ne pouvait apaiser. Bien longtemps après, l'auteur de ce mensonge infâme vit sa liberté, sa vie même, en péril. Personne ne connaissait son crime, personne ne songeait à l'accuser, à le convaincre, à le poursuivre, à lui remettre en mémoire la fable qu'il avait imaginée ; mais, après tant d'années, la conscience criait encore; ses reproches n'avaient pu être étouffés : entendez, en effet, ce qu'il dit : Oui, nous sommes coupables à cause de notre frère quand il nous suppliait, nous avons méprisé son affliction et la douleur de son âme, et voici qu'on nous redemande le sang de Joseph. Gn. 42, 21.)

Il s'agissait cependant alors d'un tout autre crime; on accusait Juda de vol, on lui reprochait d'avoir dérobé une coupe d'or. Il ne se sentait point coupable d'une semblable action; ce n'était point là ce qu'il se reprochait; ses souffrances, il ne "les attribuait pas au motif pour lequel on le traduisait en justice et on le jetait dans les fers; mais il les attribuait à ce que personne ne songeait à lui reprocher, à un crime dont personne ne songeait à le punir, pour lequel personne ne songeait à le traîner devant les tribunaux : oui, il s'avouait coupable, il s'accusait d'un crime qu'il n'avait pas même consommé. Sa conscience le tourmentait; et cet homme, qui eût versé le sang de son frère d'une main ferme et intrépide, sans éprouver aucun sentiment de tristesse, voilà qu'il se lamente au sujet de Joseph, voilà qu'il accuse ses nombreux complices, qu'il rappelle leur cruauté dans un langage plein d'énergie : Tandis qu'il nous suppliait, nous avons méprisé son affliction et la douleur de son âme. Comme s'il disait : N'était-ce pas assez de la nature pour amollir nos coeurs et les remplir de compassion? Mais Joseph fondait en larmes, il nous adressait de touchantes prières; et il ne put nous fléchir, mais nous avons méprisé son affliction et la douleur de son âme.

Telle est la cause du jugement que nous subissons, du danger où nous sommes de perdre la vie : nous avons péché contre la vie de notre frère. C'est ainsi que le traître Judas lui-même, vaincu par les remords de sa conscience, courut se pendre et mettre fin à ses jours. Quand il osa conclure ce pacte horrible avec les ennemis du Sauveur, il leur disait : Que voulez-vous me donner, et je vous le livrerai? (Mt 26,15) ; il ne rougissait pas, lui, disciple de Jésus, il ne rougissait pas de commettre un tel crime contre son Maître ; les jours suivants il n'éprouva aucun remords ; ivre du plaisir que lui causait son avarice, il n'entendait point les reproches de sa conscience. Mais une fois le crime consommé, une fois l'argent reçu, une fois son avarice assouvie, l'aiguillon du remords se fit sentir, et sans que personne l'eût accusé, ou contraint, ou exhorté, il s'en alla, de son propre mouvement, jeter la somme d'argent aux pieds de ceux qui la lui avaient donnée, et confessa bien haut son crime : J'ai péché, en livrant le sang du Juste. (Mt 26,4) Il ne pouvait plus supporter les reproches de sa conscience. Telle est, en effet, la nature du péché : avant qu'il soit commis il cause dans l'homme une sorte d'ivresse. Une fois qu'il est accompli, une fois qu'il est consommé, le plaisir disparaît et s'éteint, et il ne reste plus que le remords; la conscience est comme un bourreau qui déchire le pécheur, lui inflige les plus cruels supplices et l'accable d'un poids. plus lourd que le plomb.

3. Voilà pour les supplices de la vie présente; et vous savez quels rigoureux supplices sont réservés aux criminels dans la vie future. Il faut donc verser des larmes sur leur sort et se lamenter à leur sujet. N'est-ce pas ce que fait l'apôtre saint Paul? Ceux qui luttent, qui combattent, qui sont accablés de maux, il les félicite ; mais il pleure sur ceux qui se rendent coupables. Voici ses paroles: Quand je viendrai parmi vous, je tremble que Dieu ne m'humilie, je crains d'avoir à pleurer sur un grand nombre de pécheurs, sur des pécheurs qui n'auront point fait pénitence de leur impureté et de leurs fornications. (II Cor. 12, 21.) Mais à ceux qui combattent : Je me réjouis, leur dit-il, et je vous adresse à tous des félicitations. (Philip. 2, 17.) Ne vous troublez donc ni de vos maux passés, ni de ceux qui vous menacent. Est-ce (436) que les flots peuvent abattre le rocher? Plus ils ont d'impétuosité, plus vite ils se brisent et disparaissent. C'est ce qui est arrivé pour vous, c'est ce qui arrivera toujours. Que dis-je? Les flots se contentent de ne pas ébranler le rocher; pour vous, non-seulement vos ennemis ne vous ébranlent pas, mais encore ils vous affermissent. Tel est, en effet, le sort de la méchanceté; tel est le sort de la vertu. La première déclare la guerre, et elle est écrasée; la seconde soutient le choc, et elle n'en a que plus de splendeur. Elle n'attend pas la fin du combat pour remporter la palme de la victoire; elle triomphe durant le combat lui-même, qui déjà est pour elle une récompense. La méchanceté, dans son triomphe, est couverte de confusion, punie, accablée de déshonneur, et, en attendant les supplices qu'elle mérite, elle se voit tourmentée même durant son action, et non pas seulement après qu'elle a terminé son oeuvre. Si vous ne m'en croyez, entendez le bienheureux Paul établir cette même distinction.

Dans son épître aux Romains il retrace la vie débauchée de certains hommes, il montre que, même avant d'être châtiés, ils trouvent leur supplice dans leurs oeuvres mêmes; il rappelle ces actes scandaleux par lesquels des femmes, des hommes, violant les lois prescrites par la nature, assouvissent une passion effrénée, et voici en quels termes il s'exprime : Leurs femmes, dit-il, ont changé l'usage naturel contre un usage opposé à la nature. De même aussi les hommes, cessant de recourir à la femme, ainsi que la nature le prescrit, se sont enflammés de désirs coupables les uns à l'égard des autres; des hommes accomplissent sur des hommes de honteuses actions, et reçoivent en eux-mêmes le châtiment que méritent leurs crimes. (Rm 1,20 Rm 1,27) Que voulez-vous dire, ô Paul ! Ne se plongent-ils pas dans la volupté, ceux qui commettent ces actions, et qui satisfont leur passion dans cette union criminelle? Pourquoi dites-vous donc que cela même est pour eux un châtiment? Ce n'est pas, répondit, ce n'est pas d'après la volupté de ces insensés, c'est d'après la nature même des choses, que je prononce cette sentence.

L'adultère, avant de recevoir son châtiment, n'est-il point puni dans l'acte même qu'il accomplit? Au moment où il croit jouir, il se rend digne de mépris. Et l'homicide, même avant d'être traduit devant les tribunaux, avant de voir les glaives dirigés contre lui, avant de subir la peine de son crime, ne se fait-il pas mourir lui-même, en commettant un meurtre, puisque ce crime le rend méprisable? La maladie, la fièvre, l'hydropisie donnent la mort au corps; la rouille dévore le fer, la teigne ronge la laine, et le ver ronge le bois et la corne; le vice n'est pas moins nuisible à l'âme. Il l'asservit, il lui enlève toute liberté. Que dis-je? il en fait une âme semblable à celle des brutes, à celle du loup, à celle du chien, du serpent, de la vipère. Les prophètes nous font bien voir ce changement opéré par le vice. Ce sont des chiens muets, qui n'ont pas la force d'aboyer (Is 56,40), nous dit Isaïe, comparant à des chiens dévorés par la rage, ces hommes perfides qui dressent en secret des embûches. Les chiens qui sont en proie à cette maladie ne se précipitent point sur l'homme en aboyant; mais ils s'approchent en silence, et blessent plus grièvement que ceux qui aboient. Un autre compare certains hommes à la corneille. (Jr 3,2) Un troisième dit encore : L'homme qui était entouré de tant de gloire, ne l'a pas compris. Il s'est conduit comme les bêtes privées de raison, et il leur est devenu semblable. (Ps 48,43) Celui enfin qui est plus qu'un prophète, le fils de la femme stérile, prêchant sur les bords du Jourdain, appelait les Juifs prévaricateurs, serpents et race de vipères. Peut-il y avoir un plus grand supplice que celui-là? l'homme fait à l'image de Dieu, comblé de tant d'honneur, cet animal raisonnable et plein de douceur, descend par ses crimes, au niveau de la brute !

4. Vous venez de voir comment la méchanceté trouve en elle-même son châtiment, même avant d'être punie. Voulez-vous voir maintenant comment la vertu trouve en elle-même sa récompense, même avant d'être récompensée ? Quand il s'agit du corps (rien n'empêche que nous n'employions cet exemple parfaitement clair), quand, dis-je, il s'agit du corps, celui qui se porte bien, qui est robuste, qui n'a aucune infirmité, trouve son bonheur dans cette santé, même en l'absence de toute autre joie; la joie est comme le partage de la santé, et ni les variations de température, ni le chaud, ni le froid, ni la simplicité des mets, rien en un mot ne peut nuire à cet homme; la santé dont il jouit suffit pour parer à tous ces dangers ; ainsi en est-il ordinairement de l'âme. Et c'est pourquoi l'apôtre saint Paul, battu de verges, tourmenté, accablé de toute (437) sorte de maux, se réjouissait et disait : Je suis plein de joie dans les souffrances que j'endure pour vous. (Col 1,24) Ce n'est pas seulement dans le royaume des cieux, mais au sein des tribulations, que la vertu trouve sa récompense. Et n'est-ce pas déjà une bien grande récompense que de souffrir quelque chose pour la vérité ? c'est pourquoi les apôtres s'en retournaient pleins de joie de devant le conseil des Juifs, non-seulement à cause du royaume des cieux, mais parce qu'ils avaient été jugés dignes d'endurer quelque outrage pour le nom de Jésus. (Ac 5,41) Oui, c'est là un immense honneur, une brillante couronne, une palme glorieuse, et le sujet d'une joie. continuelle. Réjouissez-vous donc et tressaillez d'allégresse. Il est grand le combat que vous soutenez, ce combat que vous livre la calomnie; oui, il est grand, puisqu'il s'agit d'une si étrange accusation, d'une si noire calomnie, puisqu'ils osent devant un tribunal public nous traiter d'incendiaires (1) ? Voici comment Salomon nous dépeint ce qu'il y a de rude clans une pareille épreuve : J'ai vu, dit-il, les calomnies qui ont lieu sous le soleil; j'ai vit les larmes de ceux qu'elles attaquaient, et il n'y avait personne pour les consoler. (Qo 4,1) Si la lutte est si terrible, n'est-il pas évident que la couronne brillera de l'éclat le plus vif? Aussi le Christ invite-t-il à la joie et à l'allégresse ceux qui savent résister avec patience. Réjouissez-vous, dit-il, et tressaillez d'allégresse, quand ils lanceront contre vous toutes sortes de calomnies, à cause de moi: car vous serez abondamment récompensés dans les cieux. (Mt. 5,11,12.) Voyez-vous que de joie, que de récompenses, que de bonheur nous vaudront nos ennemis? loin de vous pouvoir faire du mal, ils vous font du bien; et c'est vous-même qui vous obstinez à vous tourmenter. Comprenez-moi bien. Ils n'ont pu ébranler votre constance, ils vous ont fourni l'occasion d'un bonheur et d'une joie perpétuelle; c'est vous-même qui vous plongez dans la tristesse, qui vous infligez ces tourments, qui laissez le trouble et le chagrin envahir votre âme. Ah ! ne serait-ce pas à eux d'éprouver ce trouble, s'ils voulaient enfin reconnaître leur propre malheur? oui, ils devraient s'affliger, pousser des gémissements, rougir de honte, se voiler le visage, se cacher dans les entrailles de la terre, ils devraient ne pas oser regarder le soleil, s'enfermer dans les ténèbres

1. Allusion à l'incendie de sainte Sophie, voy. tome Ier, pas. 434.

pour y pleurer leur funeste état, et cette désolation où ils ont jeté un si grand nombre d'églises ! A vous la joie, à vous l'allégresse du triomphe, parce que vous avez pratiqué la plus noble de toutes les vertus. Car, vous n'en doutez point, il n'est rien d'aussi beau que la patience, c'est la reine des vertus, c'est le fondement des grandes actions, c'est un port à l'abri des tempêtes, c'est la paix au sein de la guerre, le calme au milieu des orages, la sécurité dans les embûches. Elle donne à l'âme une force invincible, que ne peuvent renverser les armes les plus terribles, ni les armées rangées en bataille, ni les machines de guerre, ni les flèches, ni les lances, ni la troupe des démons, ni les redoutables phalanges des puissances ennemies, ni satan avec tous ses bataillons et tous ses artifices. Pourquoi donc vous effrayer? pourquoi vous tourmenter, puisque votre âme s'est habituée à mépriser la mort même, si elle se présentait? Vous désirez voir la fin des maux qui vous accablent. Vous la verrez, et bientôt, grâce à Dieu. Réjouissez-vous donc, et que la pensée de vos vertus ramène la paix dans votre coeur. Ne désespérez pas de nous revoir, et de nous entendre vous rappeler ce que nous venons de vous dire.

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LETTRE VIII.

Ecrite lorsqu'il se rendait à Cucuse en 404.

Saint Chrysostome propose à Olympiade plusieurs motifs de consolation. — Partout on compatit à leurs souffrances. — Qu'elle songe aux récompenses de l'autre vie. — Les méchants seuls sont à plaindre.

A LA MÊME.

Même après avoir quitté Constantinople, je devais donc trouver encore cet empressement qui m'émeut jusqu'au fond de l'âme. Tous ceux qui nous rencontrent, soit Orientaux, soit Arméniens, fondent en larmes dès qu'ils nous aperçoivent, poussent des gémissements et nous suivent en déplorant notre sort. Vous le voyez donc, vous n'êtes pas seule à vous affliger à cause de moi : et c'est là pour vous un puissant motif de consolation. Ecoutez le Prophète déplorer un mal vraiment affreux et insupportable : J'attendais, s'écrie-t-il, que l’on s'attristât avec moi; et personne ne s'est présenté; j'attendais des consolations, et personne (438) n'est venu me consoler. (Ps 68,21) N'est-ce donc pas une consolation bien grande que de voir tout l'univers s'associer à notre tristesse? s'il vous faut quelque chose de plus, je vous dirai : Après avoir tant souffert, nous nous portons bien, nous ne sommes nullement inquiété; dans le plus parfait repos, nous passons en revue nos souffrances, nos continuelles afflictions, les attaques dont nous avons été l'objet, et ce souvenir nous remplit sans cesse de joie. Que cette pensée chasse loin de vous cette tristesse qui couvre votre âme comme d'un nuage, et donnez-nous souvent des nouvelles de votre santé. Quand on m'a remis la lettre de mon très-cher seigneur Arabius, j'ai été surpris de ne rien recevoir de vous : car sa femme, je le sais, vous est très-attachée. Rappelez-vous bien aussi due tout passe icibas, la joie comme la tristesse. Si la porte est étroite, si le chemin est resserré, ce n'en est pas moins un chemin, c'est un mot que je vous ai souvent répété. Si la porte est large, si le chemin est spacieux, ce n'en est-pas moins encore un chemin.

Séparez-vous donc de cette terre, brisez ce lien charnel qui vous retient attachée, secouez les ailes de votre sagesse, et ne les laissez point s'appesantir sous cette ombre et cette fumée. Les choses de ce monde, en effet, ne sont-elles pas ombre et fumée? bien plus, quand vous voyez ces hommes qui ont agi si cruellement envers nous, rester dans leur pays, chargés d'honneurs et environnés d'un nombreux cortége, dites-vous à vous-même : Elle est large la porte, elle est spacieuse la voie qui mène à la perdition (Mt 7,13), et alors déplorez leur sort, versez des larmes sur eux. Le criminel qui, au lieu d'être châtié dans ce monde, se voit comblé d'honneurs de la part des hommes, trouvera dans ces honneurs mêmes, après cette vie, la matière des plus horribles supplices. Si le riche de l'Evangile endura de si affreux tourments, ce ne fut pas seulement à cause de sa cruauté envers Lazare, mais aussi à raison de cette prospérité dont il ne cessa de jouir, malgré sa cruauté, et sans revenir à de meilleurs sentiments. C'est là ce que nous n'avons cessé de vous redire. Entretenez-vous de ces pensées et d'autres semblables, pieuse Olympiade; et déposez ce lourd fardeau de la tristesse. Mandez-moi que vous avez réussi ; alors, comme je vous l'écrivais, j'emploierai plus fréquemment le remède, une fois persuadé que mes lettres peuvent quelque chose pour consoler votre âme.

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LETTRE IX.

Ecrite pendant qu'il se rendait à Cucuse en 404.

Il faut souffrir avec patience.

A LA MÊME.

Quand je vois le long des routes, dans les bourgades, dans les villes, le peuple, hommes et femmes se précipiter pour nous voir, et fondre en larmes en notre présence, je songe à la douleur qui vous accable. C'est la première fois que ces gens nous aperçoivent, et telle est pourtant leur affliction qu'ils ne peuvent la supporter. En vain les prions-nous d'être plus calmes, en vain cherchons-nous à les consoler, à les rassurer : leurs larmes ne font que redoubler. Quelle ne doit donc pas être l'agitation de votre âme ? Mais plus la tempête a de violence, plus aussi la palme aura d'éclat, si vous savez rendre grâce au sein de la tourmente, si vous savez résister avec courage. C'est du reste ce que vous faites. Que le pilote, sur une mer orageuse, déploie outre mesure les voiles du navire, tout est perdu. Qu'il dirige au contraire le navire avec prudence, il ne court aucun danger. Ainsi donc, dame très-pieuse, ne vous abandonnez pas à la tyrannie de la tristesse; mais sachez triompher de la tempête à force de raison. Vous le pouvez; votre sagesse peut dominer l'orage. Mandez-nous qu'il en est ainsi; et même en pays étranger, nous ressentirons une grande joie, en apprenant que vous supportez cette affliction avec sagesse et intelligence, C'est des environs de Césarée que je vous écris.

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LETTRE X.

Ecrite à Nicée sur la route de Cucuse en 404.

Saint Chrysostome reproche à Olympiade de ne pas lui écrire assez souvent.

A LA MÊME.

Secouez cette crainte que vous cause notre voyage. Je vous l'ai déjà dit, je me sens plus (439)

de santé et de vigueur. L'air nous est favorable, et ceux qui sont chargés de nous mener en exil mettent tous leurs soins, s'appliquent de toutes leurs forces à nous procurer du repos et du soulagement, au delà même de nos désirs. J'allais partir de Nicée quand je vous ai écrit, le troisième jour de juillet. Donnez-nous donc souvent des nouvelles de votre santé. Vous le pouvez par l'entremise de Pergamius, en qui j'ai toute confiance. Ne nous rassurez pas seulement sur votre santé; dites-nous aussi que vous avez dissipé ce nuage de tristesse qui enveloppait votre âme. S'il en est ainsi, nous vous écrirons plus souvent, puisque nos lettres ne seront pas inutiles. Si vous voulez que nous vous écrivions fréquemment, mandez-nous que vous en retirez quelque avantage. Alors, soyez-en sûre, nous nous montrerons,prodigue.. Il est venu tant de voyageurs qui pouvaient nous apporter de vos lettres ! Il nous a été pénible de ne rien recevoir.

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LETTRE XI.

Écrite sur la route de Cucuse en 404.

Calme de saint Chrysostome au milieu de ses souffrances. — II demande à Olympiade de lui écrire plus souvent.

A LA MÊME.

Plus l'épreuve s'accroît, plus aussi nous recevons de consolation, plus nous avons d'espoir dans l'avenir. Tout nous réussit à souhait, et vraiment nous naviguons à pleines voiles. A-t-on jamais vu, jamais entendu rien de semblable ? Que de bancs de sable! que de rochers ! que de tourbillons et de tempêtes ! C'est une nuit affreuse, ce sont d'horribles gouffres, des écueils sans nombre; et cependant nous voguons sur cette mer, comme si nous étions dans le port. Que cette pensée, ô très-pieuse Olympiade, vous aide à dominer le trouble et l'agitation de votre âme. Daignez me rassurer sur votre santé; pour nous, tout va bien, le corps et l'âme. Notre corps s'est fortifié, nous respirons un air pur, et les soldats qui nous escortent nous comblent de bons offices. Nous n'avons pas besoin de domestiques; eux-mêmes nous en tiennent lieu. L'amour qu'ils nous portent en est cause. C'est comme une garde rangée autour de nous, et chacun s'estime heureux de nous être utile. Notre seule peine est de ne pas savoir si vous vous portez bien. Dites-le nous donc, pour nous combler de joie ! Que je saurai de gré à notre cher fils Pergamius ! S'il vous plaît de nous écrire, usez pour cela de ses services. C'est un ami sincère, qui nous est tout dévoué, qui fait le plus grand cas de votre modestie et votre piété.

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LETTRE XII.

Écrite à Césarée en Cappadoce en 404.

Saint Chrysostome est arrivé à Césarée, II a recouvré la santé, et se loue des soins empressés qu'on lui prodigue.

A LA MÊME.

C'est après avoir échappé à cette maladie qui m'a surpris en route et dont j'ai porté les restes jusqu'à Césarée, c'est après avoir pleinement recouvré la santé, que je vous écris de Césarée même. Les soins m'ont été prodigués, par d'excellents, par d'illustres médecins, dont la sympathie et l'affection m'ont fait plus de bien que tous les remèdes. L'un d'eux a même promis de partir avec nous; plusieurs éminents personnages nous ont fait la même promesse. Nous vous tenons au courant de toutes nos affaires, et vous ne nous rendez guère la pareille. C'est un reproche que je ne cesse de vous faire. N'accusez que votre négligence,, et nullement le manque d'occasion. Le frère de l'évêque Maxime est venu ici il y a trois jours; j'attendais une lettre de vous, et il m'a dit que vous n'aviez pas voulu lui en remettre. Le prêtre Tigrius a fait comme vous. N'oubliez pas de le lui reprocher, à lui qui nous porte un amour si vif et si sincère et à tous ceux qui entourent l'évêque Cyriaque. Ne blâmez ni Tigrius, ni personne de ne m'avoir pas suivi dans mon exil. C'est une faveur qui nous était réservée. Peut-être auraient-ils voulu partir avec nous, sans pouvoir réaliser leur désir. Gloire à Dieu pour toutes choses! Ce sera toujours ma maxime dans toutes les circonstances de la vie. Qu'ils n'aient pu me suivre, je le veux bien; mais du moins ne pouvaient-ils pas m'écrire ? Quant aux soeurs du vénérable évêque Pergamius, qui montrent tant de zèle pour nos intérêts, remerciez-les eu ir on nom. Elles ont inspiré au duc, son gendre, tant de bienveillance à notre égard, qu'il souhaite vivement de nous voir. Donnez-nous souvent des nouvelles de votre santé et dé la santé de nos amis. Mais soyez sans inquiétude à notre sujet; car nous nous portons bien, nous avons l'âme tranquille et joyeuse, et nous goûtons un parfait repos. Nous voudrions savoir si l'on a mis en liberté ceux qui accompagnaient l'évêque Cyriaque. On ne nous a rien dit de bien clair à ce sujet. Renseignez-nous donc vous-même, et dites à l'évêque Cyriaque que la tristesse m'a empêché de lui écrire.

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LETTRE XIII.

Ecrite à Cucuse en 404.

Saint Chrysostome raconte à Olympiade tout ce qu'il a souffert avant d'arriver à Cucuse. — Il parle ensuite des sympathies qu'il rencontre dans ce pays, et des soins dont il est sans cesse l'objet.

A LA MÊME.

Enfin nous respirons maintenant que nous sommes à Cucuse, et c'est de cette ville que nous vous écrivons. Enfin nous revoyons la lumière, après avoir été plongé dans cette fumée, dans ce nuage de souffrances qui sont venues fondre sur nous pendant le voyage. Maintenant que la douleur est passée, je vais vous raconter tout ce que nous avons souffert. Je n'ai pas voulu le faire plus tôt pour ne pas vous causer trop de chagrin. Pendant plus de trente jours j'ai été sans cesse brûlé par une fièvre ardente. Ajoutez la longueur et les difficultés du chemin, et ces cruelles douleurs d'estomac qui ne me donnaient aucune trêve. Et là, point de médecins, point de bains, pas même les choses nécessaires à la vie : aucun soulagement enfin. Les Isauriens pouvaient à chaque instant survenir. Nous étions en butte à toutes les peines qu'engendrent des routes presque impraticables, le souci, l'inquiétude, l'ennui, et cette pensée qu'il n'y avait près de nous personne pour prendre soin de nous. Mais tout cela maintenant est passé. Une fois arrivé à Cucuse, nous avons vu disparaître les moindres traces de la maladie; notre santé est aujourd'hui florissante; nous n'avons plus à craindre les Isauriens ; il y a ici bon nombre de soldats, tout disposés à se mesurer avec eux. Tout nous arrive en abondance, bien que nous soyons dans un vrai désert; tous se montrent bienveillants à notre égard. Dioscore s'est trouvé ici par hasard, et il vient de m'envoyer à Césarée un de ses serviteurs pour me prier et me supplier de ne préférer, aucune maison à la sienne. Beaucoup d'autres m'ont fait la même prière. J'ai donné la préférence à Dioscore, et c'est chez lui que je suis logé. Il nous est tout dévoué; et nous ne cessons de lui reprocher tant de libéralité, tant de bons offices. A cause de nous il a quitté la ville pour venir à la campagne, afin de nous entourer de toute sorte de soins ; il nous fait construire une maison pour nous protéger contre les rigueurs de l'hiver, et il se donne à cet effet beaucoup de peines : en un mot il n'est rien qu'il ne fasse pour nous être utile. Ajoutez que beaucoup d'intendants et d'économes, sur une lettre de leurs maîtres, s'empressent continuellement de nous venir en aide.

Si je vous ai rappelé tout cela, si j'ai déploré devant vous les maux que j'ai soufferts, si je vous ai ensuite exposé les heureuses circonstances qui ont suivi, c'est afin que personne ne s'avise de m'éloigner d'ici. Si ceux qui nous favorisent nous laissent libres de choisir le lieu que nous désirerons, et qu'ils ne veuillent pas nous assigner ensuite tel ou tel lieu, selon leur bon plaisir, c'est une faveur que. vous devrez accepter. Mais s'ils veulent nous faire passer d'ici dans un autre pays, et qu'il nous faille voyager de nouveau, cela nous serait fort pénible. D'abord ils pourraient nous envoyer dans une contrée bien plus éloignée et bien plus désavantageuse; ensuite, les fatigues du voyage nous sont mille fois plus à charge que l'exil. Le voyage que je viens de faire ne m'a-t-il pas conduit aux portes de la mort?

Maintenant, à Cucuse, nous avons retrouvé un séjour fixe et le repos; et ces os brisés, ce corps accablé par les fatigues, nous pouvons, grâce au repos, leur rendre leur première vigueur. Le jour même de mon. arrivée, j'ai rencontré la pieuse diaconesse Sabinienne, elle-même aussi brisée, accablée. Elle est dans un âge où l'on supporte difficilement les voyages ; mais elle a toute l'ardeur de la jeunesse, et ne sent point les coups de l'adversité. Elle était toute prête, disait-elle, à m'accompagner en Scythie, quand le bruit courait que je serais emmené dans ce pays. Elle est bien résolue,. dit-elle encore, à ne pas s'en retourner; elle veut être partout où je serai. Les chrétiens l'ont accueillie avec empressement et (441) bienveillante. Constantius, ce prêtre si pieux, devrait se trouver ici depuis longtemps. Il m'a écrit de lui permettre de venir me rejoindre. Car, disait-il, malgré son grand-désir, il n'oserait se mettre en route, sans avoir reçu mes conseils. Il ajoutait qu'il ne pouvait rester à Constantinople ; il se cache, il vit dans la retraite, tant il se voit accablé sous le poids de l'adversité. Suivez mes instructions au sujet du lieu de ma demeure. Si vous jugez à propos de sonder leurs intentions, ne dites rien de vous-même, cherchez seulement à pénétrer leur dessein, toujours avec prudence, et vous le pouvez. Et si vous voyez qu'il s'agisse de quelque ville voisine de la mer, comme Cyzique, et peu éloignée de Nicomédie, acceptez cette proposition. Si, au contraire, il est question d'un pays éloigné, plus éloigné ou aussi éloigné que celui-ci, gardez-vous bien d'accepter. C'est ce qu'il y aurait de plus fâcheux et de plus ennuyeux pour moi. Ici je goûte un profond repos, et il m'a suffi de deux jours pour chasser tous les ennuis de ce pénible voyage.


Chrysostome T4 Lettres 113