Chrysostome T4 Lettres 218

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LETTRE CXXVI. AU PRÊTRE RUFIN.

Cucuse, 406.

J'apprends que de graves malheurs ont éclaté de nouveau en Phénicie; la fureur des païens redouble, et parmi les moines un grand nombre ont été blessés ou mis à mort. C'est pourquoi j'insiste de nouveau et plus que jamais pour que, sans différer davantage, vous voliez au combat. J'ai la certitude que, si vous paraissez là, vos prières, votre bonté, votre douceur, votre patience, votre force d'âme Habituelle, enfin votre seule présence, suffiront à mettre en fuite l'ennemi, à contenir les furieux, à rendre le courage aux nôtres, à opérer les plus grands biens. Ainsi point d'hésitation ni de délai; redoublez de célérité et que les faits que je porte à votre connaissance stimulent encore votre ardeur. Si vous voyiez une maison en flammes, loin de passer votre chemin, vous redoubleriez au contraire d'activité afin de prévenir les progrès du feu : vous travailleriez tant par vous-même qu'avec le secours d'autrui à triompher du fléau. Eh bien? en présence de l'incendie que nous voyons sévir, hâtez-vous de vous rendre sur les lieux: de toute façon vous rendrez des services, et votre secours sera très-utile pour réparer les dommages. Quand tout est dans le calme, la tranquillité, la paix, le premier venu suffit à la tâche aisée d'instruire dans la foi quelques ignorants. Mais quand le démon furieux déclare la guerre avec plus d'audace, lui résister avec plus de force, lui ravir ses victimes, empêcher ses progrès, c'est le propre d'un homme généreux, d'un coeur intrépide, d'une âme élevée et forte; c'est un exploit digne de mille couronnes et au-dessus de tout éloge ; c'est l'oeuvre d'un apôtre. Songez que le moment est venu pour vous d'acquérir une grande gloire et d'infinies richesses : voici l'occasion de faire fortune; ne la laissez pas échapper, hâtez-vous d'en tirer parti, nous vous en conjurons: et empressez-vous de nous écrire, dès que vous serez sur les lieux. Pourvu que j'apprenne que vous avez le pied sur le sol de la Phénicie, mes craintes feront place à la confiance. Je sais, en effet, ce qui s'en suivra : tel qu'un héros généreux, (493) accoutumé aux exploits, vous parcourrez les rangs, relevant les uns, rassurant et fortifiant les autres, remettant dans la voie ceux qui s'égarent, recherchant et retrouvant ceux qui sont perdus, et vous mettrez en déroute les forces conjurées du démon. Car rien ne m'est plus connu que votre vigilance, votre circonspection, votre intelligence, votre sagesse, votre douceur, votre courage, votre fermeté, votre patience. Je désire que vous m'écriviez souvent, même durant votre voyage, et j'ai été surpris que le prêtre Théodore soit arrivé ici sans m'apporter une lettre de vous. Afin que je n'éprouve plus le même chagrin, écrivez-moi de chaque station, s'il est possible, afin que je puisse vous suivre pas à pas et savoir si vous approchez du pays où vous vous rendez. Je suis en effet dans une grande perplexité, et j'ai besoin d'être tenu au courant chaque jour. En conséquence, mon très-honoré maître, accordez-moi cette inestimable faveur : écrivez-moi lettre sur lettre, et avant de partir, et durant votre voyage : instruisez-moi exactement de tout. Si les choses vont bien, j'en aurai grande joie. Dans le cas où des empêchements seraient suscités, je m'appliquerai de tous mes moyens à les faire disparaître, et n'aurai de repos qu'autant que par moi ou par d'autres, s'il se peut, la voie vous soit aplanie. Fallût-il recourir cent fois à Constantinople, cela même ne m'arrêtera pas. — Ainsi, déployez tout ce que vous avez de vigilance et d'activité. Si vous pensez que des frères doivent vous être adjoints, mandez-le moi. Quant aux reliques des saints martyrs, soyez eu repos. J'ai envoyé aussitôt le vénéré prêtre Térentius à mon très-pieux seigneur Otréius, évêque d'Arabisse, qui en a beaucoup de fort authentiques; et sous peu de jours, je vous les adresserai en Phénicie. Que votre Révérence ne néglige donc rien. En ce qui nous concerne, vous voyez quelle est notre ardeur. Faites diligence, afin que vous puissiez terminer avant l'hiver les églises qui manquent de toit.



LETTRE CXXVII. A POLYBE.

Probablement 406.

Un autre se plaindrait de la rigueur intolérable de l'hiver, de celte affreuse solitude, de ces souffrances et maladies ; pour moi, je ne me plains que de notre séparation, plus pénible à supporter que l'hiver, que la solitude, que la maladie. La mauvaise saison augmente ma tristesse en me privant de la seule consolation qui peut l'adoucir, le commerce de vos lettres. La neige tombée en abondance ferme toutes les routes; personne ne petit sortir d'ici, personne ne peut y venir. Ajoutez à cela la crainte des Isauriens qui écarte et met en fuite tout le monde. Nul n'est resté chez soi, chacun a quitté sa maison et s'est sauvé où il a pu. Les villes ne sont plus que des murailles vides, les antres et les bois ont remplacé les villes. Semblables aux bêtes fauves, aux lions et aux léopards qui trouvent leur plus grande sûreté au désert, nous, malheureux habitants de l'Arménie, nous émigrons d'un lien à un autre, comme des nomades et des Hamaxobiens (1), sans pouvoir nous arrêter avec confiance nulle part, tant le brigandage de ces barbares remplit tout de tumulte et de confusion; ils massacrent, ils incendient, ils réduisent les hommes libres en esclavage. Et quand ils ont dépeuplé une ville par la terreur de leur nom, i!s la ruinent, ce qui revient à en faire périr les habitants. Combien de jeunes hommes obligés de quitter tout à coup leurs demeures, la nuit, par une température à tout geler, ont succombé, non sous le glaive des Isaures, mais de froid au milieu des neiges; si bien qu'en voulant fuir la mort, ils n'ont réussi qu'à trouver une mort plus cruelle ! Voilà où nous en sommes. Et si nous vous donnons ces détails, ce n'est pas pour vous affliger (je n'ignore pas quelle sera votre douleur), mais pour vous faire connaître la cause de notre long silence et la raison pour laquelle nous avons mis tant de retard et de lenteur à vous écrire; c'est que nous sommes à ce point abandonné de tous, que nous n'avons pu trouver personne en dis

1. C'est-à-dire : Gens vivant sur des chariots; à peu prés comme ceux qu'on appelle aujourd'hui Bohémiens. Ce nom était d'ailleurs celui d'une peuplade sarmate dont parle le géographe Ptolémée. (III, 5, 19.)

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position de se rendre auprès de vous, et que nous avons été forcé de dépêcher à votre révérence le prêtre qui nous fait ici compagnie: veuillez donc l'accueillir ainsi qu'il vous sied, et le congédier ensuite promptement avec de bonnes nouvelles de votre santé. Vous n'ignorez pas combien ce sujet nous intéresse.


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LETTRE CXXVIII. A MARINIEN.

Arabisse, 406.

Ce qu'on aime en général dans le printemps, c'est qu'il décore de fleurs la face de la terre, et qu'il change tous les lieux en prairies; moi, c'est qu'il rend bien plus facile mon commerce de lettres avec mes amis. Je voudrais vous voir de mes yeux, mais puisque c'est impossible, je mets du moins toute mon ardeur à faire ce que je, peux; je veux dire à converser avec vous par correspondance. Et les matelots, les nautonniers ont moins de plaisir en cette saison à sillonner la surface des mers, que ne m'en donnent ma plume, mon encre et mon papier, quand je puis enfin vous écrire. Durant l'hiver, quand le froid mettait partout des glaçons, quand une couche insondable de neige interceptait les routes, on n'eût trouvé personne au dehors qui consentît à pénétrer dans notre pays, personne ici qui voulût se mettre en route. De là le silence que nous avons gardé si longtemps, enfermés entre nos murs comme dans une prison, et la langue paralysée, pour ainsi dire, par le manque de messagers. Mais puisqu'enfin l'époque des voyages a rouvert les chemins, et que notre langue a reconquis sa liberté, nous dépêchons le prêtre qui partage ici notre retraite auprès de votre noblesse, afin d'avoir des nouvelles de votre santé. Veuillez donc l'accueillir ainsi qu'il vous sied, mon très-révérend maître, et le voir d'un oeil d'amitié; et quand il repartira, daignez nous faire savoir comment vous vous portez. Car vous n'ignorez pas combien cela nous intéresse.



LETTRE CXXIX. A MARCIEN ET A MARCELLIN.

Cucuse, 404.

Quel beau couple vous faites, et combien aimable à nos yeux ! couple formé non-seulement par la loi de nature, mais encore par les liens du plus étroit attachement. Aussi, sommes-nous vain et fier de votre amitié, et voudrions-nous pouvoir jouir de près de votre commerce. Ne le pouvant pas, nous faisons du moins ce qui nous est possible; nous vous écrivons lettre sur lettre, nous gardons précieusement votre souvenir, nous le promenons avec nous en esprit partout où nous sommes; et la longueur du trajet ne met pas la moindre distance entre vous deux et nous. Voilà les ailes de l'amitié; elles franchissent aisément routes et distances, et surmontent tous les obstacles. Et c'est pourquoi nous-même, au milieu de nos tribulations, de notre isolement, des siéges et des incursions continuelles que nous font subir les brigands; rien ne peut diminuer l'affection que vous nous inspirez, et ce sentiment reste toujours en fleur dans notre âme. Nous vous supplions donc de nous faire tenir plus souvent des nouvelles de votre santé. Vous savez assez par vous-mêmes quelle consolation ce sera pour nous dans notre solitude.


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LETTRE CXXX. A CASTUS, VALÈRE, DIOPHANTE, CYRIAQUE, PRÊTRES D'ANTIOCHE.

Cucuse, 405.

C'est une chose exigeante et impérieuse que l'affection, plus exigeante que le plus pressant des créanciers. En effet, un créancier met plus de façons à prendre son débiteur à la gorge pour se faire rendre son argent, que vous à resserrer autour de nous les liens de votre attachement, pour nous contraindre à nous acquitter en répondant à vos lettres, bien que nous ayons satisfait souvent à pareille obligation. Mais voilà quelle est la nature de cette dette; on paie toujours et toujours l'on doit. Aussi les nombreuses lettres une nous vous avons écrites ne (495) vous rassasient point. C'est encore un privilège de l'amitié; elle ressemble il la mer où des fleuves innombrables portent leurs eaux sans pouvoir la remplir. Vos oreilles ne sont pas moins profondes; tout ce que nous y jetons ne fait qu'irriter davantage d’ardeur de votre affection. N'allez donc pas croire que si nous avons gardé si longtemps le silence, c'est que nous doutions de votre amitié; nous aurions agi tout autrement si nous en avions douté, et nous vous aurions écrit plus souvent. Car, ainsi que les malades ont besoin du médecin, de même les indifférents et les paresseux veulent être cajolés sans relâche; par conséquent, si nous avions cru nous apercevoir que votre amitié clochait, nous n'aurions pas manqué de payer de notre personne pour lui rendre sa vivacité. Mais, plein de confiance en vous et bien persuadé que nos lettres ou notre silence n'y peuvent rien changer, qu'elle demeure toujours ferme, solide, inébranlable; invariable, sans fléchir, sans décliner, sans se flétrir. nous jugions nos lettres inutiles à cet égard, et bonnes seulement à vous payer la dette de notre attachement. Aujourd'hui même ce n'est pas la nécessité, mais l'amitié qui nous porte à vous écrire; je le sais, en vain de toutes parts s'amasseraient les orages, en vain les vagues soulevées monteraient en foule jusqu'aux cieux; rien ne saurait vous ébranler ni vous jeter dans les orages du désespoir; c'est ce qu'a fait voir de reste le passé. Si nous vous écrivons, ce n'est donc point qu'à nos yeux vous ayez besoin de nos exhortations, c'est pour vous faire savoir que l'affection dont vous nous comblez en dépit d'une pareille distance nous enchante, nous ravit, nous rend bienheureux. Je sais d'autre part que vous trouvez un grand bonheur à savoir où nous en sommes; eh bien! nous sommes guéris de nos maux d'estomac, nous nous portons à souhait; ni les sièges, ni les incursions des brigands, ni la solitude de ces lieux, ni la crise où nous sommes, ni rien de pareil ne nous cause aucun trouble, aucun abattement; nous jouissons d'une sécurité, d'un repos d'esprit, d'un calme complet; chaque jour nous pensons à vous, et nous ne manquons pas de conférer à votre sujet avec les voyageurs que nous recevons ici. Tels sont les effets d'une amitié sincère; elle fait qu'on a toujours sur les lèvres ceux qui en sont l'objet. Ainsi faisons-nous, parce que nous vous aimons bien, et vous ne l'ignorez pas.

Réfléchissez donc à tout cela, et n'allez pas inculper notre insouciance, ni une indifférence produite en nous par le temps à l'égard de votre affection. Car la charité ne périt jamais. (I Cor. XIII, 8.) Quand il s'écoulerait un long espace de temps, quand les difficultés redoubleraient, quand la distance qui nous sépare s'augmenterait encore, rien ne saurait briser notre amitié, rien ne saurait la flétrir; elle ne ferait que grandir et donner de plus belles fleurs.



LETTRE CXXXI. A L'ÉVÊQUE ELPIDIUS.

406.

Ce n'est ni par indifférence, ni par manque d'égards pour votre charité que nous avons gardé jusqu'ici le silence; les périls qui nous environnent sont la cause de ce long retard. Nous n'habitons point une résidence fixe, mais tantôt Cucuse, tantôt Arabisse, d'autres fois enfin, nous errons parmi les déserts et les précipices, tant l'agitation et le désordre règnent tout autour de nous, tant le fer et le feu dévorent tout, hommes et maisons. Nous avons vu des cités périr avec leurs habitants; chaque jour assaillis de nouvelles alarmes, nous sommes contraints de déloger; c'est un nouveau genre d'exil, exil rigoureux, qu'accompagne journellement l'attente de la mort. Les châteaux-forts comme celui où nous sommes maintenant renfermés pareils à des captifs, ne suffisent pas même à nous rassurer, car ils n'effrayent pas l'audace des Isauriens. Joignez à cela une cruelle maladie dont nous traînons encore les restes à peine remis de la crise. De plus, comme si nous étions relégués dans une île environnée d'une mer impraticable, nous ne voyons arriver personne de quelque côté que ce soit; la terreur inspirée par nos troubles a fermé toutes les avenues. Je vous conjure donc de nous pardonner, mon très-honoré et très-religieux maître, car vous connaissez l'affection que nous n'avons pas cessé, dès l'origine, de témoigner à votre piété, et de plus, ne vous lassez pas de prier pour nous. Sans doute, s'il vous était facile de rencontrer des personnes disposées à se charger de vos lettres, vous n'auriez pas besoin de nos admonestations pour nous donner fréquemment des (496) nouvelles de votre santé; nous en sommes certain. Et nous, de notre côté, quand nous aurons vu la fin de nos épreuves, quand il nous sera donné d'avancer la tête à travers nos barreaux, et de respirer un peu du siège que nous endurons, nous ne cesserons pas d'écrire exactement à votre révérence. En le faisant, c'est à nous-même que nous procurerons le plus grand plaisir.


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LETTRE CXXXII. A GÉMELLUS.

Ah! quelle grande chose qu'une âme forte et généreuse, qui trouve, non au dehors, mais en elle-même et dans son propre fond, sa joie et sa sécurité, et, ce goût merveilleux, jusque dans les situations où le vulgaire n'aperçoit que risques et périls. En effet, loin de se troubler ou d'être ému des haines dont on est poursuivi, s'en faire honneur, que dis-je? prendre en pitié ses ennemis, désirer leur amendement, leur conversion, où trouver tant de sagesse, une pareille philosophie? C'est pourquoi nous vous louons et nous vous admirons, notre très-révérend et très-magnifique seigneur. C'est pourquoi, nous-même, nous tressaillons d'allégresse, et nous nous parons, comme d'une superbe couronne, de l'amitié de votre magnificence. Vous nous demandez, par votre lettre, de prier pour vous : apprenez donc que nous ne l'avions pas attendue pour invoquer Dieu sans cesse en votre faveur, afin qu'une âme aussi grande, aussi élevée que la vôtre, soit initiée promptement an saint ministère, et jugée digne de participer à nos sacrés et redoutables mystères. Que s'il nous est donné d'apprendre une aussi heureuse nouvelle, nous nous croirons hors d'exil, nous oublierons notre solitude, nous ne sentirons plus les assauts de la maladie contre laquelle nous nous débattons maintenant. Nous savons que vous attachez un grand prix, notre très-révérend maître, à entrer en possession de ces biens ineffables, par notre humble ministère; et vous savez, de votre côté, que c'est aussi notre voeu le plus cher. Mais, s'il y a des empêchements en ce qui nous concerne, qu'ils ne soient pas pour vous une raison de différer. Vous ne manquerez point, à défaut de nous-même, d'hommes dévoués à notre personne, qui pourront se charger de votre initiation. Et si cela s'accomplit, notre joie sera la même que si nous vous avions ouvert de nos mains l'accès des faveurs célestes, quoiqu'après tout l'effet ne sera point différent.


LETTRE CXXXIII. A ADOLIE.

Cucuse, 404.

Que dites-vous? vous vous plaignez encore de la persécution, vous vous dites cruellement opprimée? Et. qu'est-ce qui vous empêche, dites-moi, de vous réfugier dans un port tranquille, et d'échapper à la fureur de ces orages? N'est-ce point ce que nous ne discontinuons pas de vous répéter, et ce que vous ne voulez jamais entendre? Et pourtant, par votre obstination à vous débattre dans cette fange où vous vous embourbez à chaque instant, vous vous attirez, à vous-même, d'innombrables maux, en même temps que vous vous causez, par un contre-coup de vos propres infortunes, des chagrins continuels et multipliés. Croyez-vous que ma douleur ne soit pas profonde, quand j'apprends ce dont vous m'informez, que des parents, ou plutôt des étrangers (je reproduis vos propres paroles) vous trahissent, vous font subir les plus tragiques persécutions ? Jusques à quand demeurerez-vous auprès de cette fumée qui remplit de ténèbres les yeux de votre âme? Jusques à quand resterez-vous sous le joug de cet affreux esclavage ? Et qu'est-ce qui vous empêche de venir ici, et de délibérer avec nous sur ce qui vous intéresse? Vous perdriez par là, dites-vous, jusqu'au sentiment de vos misères. Pour moi, je suis fort étonné, fort surpris : je ne vois aucune raison pour que vous restiez si longtemps éloignée de nous, si ce n'est la paresse et la négligence. La route à parcourir n'est pas longue : et ce moment de l'été est tout à fait propice aux voyages, par la tiédeur de la température. Mais l'obstacle vient encore cette fois de ce même attachement aux biens temporels, qui a engendré toutes vos infortunes. D'ailleurs, si vous venez, je vous en saurai bon gré, si vous ne venez pas, je ne vous reproche rien, je ne vous en veux point

je vous garde l'affection que, j'ai toujours témoignée à votre grâce; seulement, je gémis (497) d'apprendre que vous êtes engagée dans mille embarras, et chargée d'un si lourd fardeau de soucis mondains ; et si les entraves de l'exil ne me retenaient ici, au lieu d'importuner votre piété, quand même je serais encore plus malade que je ne suis présentement, j'accourrais moi-même auprès de vous et je ne cesserais pas de tout faire, de tenter tous les moyens, jusqu'à ce que je vous eusse sauvée de ces orages, de ce bourbier, de cet amas de maux sans nombre. Mais, puisque cela m'est impossible, je voudrais que vous vinssiez ici conférer avec moi de ce sujet. Que si cela même est difficile, eh bien ! je ne cesserai pas, en vous écrivant, de vous prodiguer les conseils et les exhortations, afin que vous brisiez vos chaînes, que vous coupiez vos liens, que vous rompiez les entraves qui retiennent votre âme prisonnière, que vous reconquériez enfin l'aisance et la liberté de vos mouvements. Par là ce n'est pas seulement un bonheur terrestre que vous vous procurerez, vous gagnerez encore le ciel avec une grande facilité. Sacrifiez donc volontairement ces biens, dont vous serez avant peu forcée de vous dessaisir, au moment devons en aller d'ici-bas; portez-les au trésor qui ne craint pas les voleurs; et de cette manière vous vous assurerez, pour la vie future, les couronnes que rien ne saurait endommager ni flétrir.


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LETTRE CXXXIV. A DIOGÈNE.

Cucuse, 404.

Je voudrais pour beaucoup voir votre grâce, mon très-révérend maître; vous le saviez déjà avant d'avoir ma lettre, connaissant bien l'affection que nous inspire votre révérence. Mais cela nous est impossible : le trajet est long, nous ne sommes point libre d'aller où il nous plaît, enfin les incursions des Isauriens deviennent plus alarmantes de jour en jour. Je conjure donc votre générosité de faire ce qui est le plus propre à nous consoler, tant de notre isolement actuel que de nos infortunes et des tribulations qui nous accablent, en nous écrivant fréquemment pour nous rassurer au sujet de votre santé et de toute votre maison; daignez nous accorder plus souvent cette faveur, autant que vous le pourrez. D'ailleurs, il nous sera difficile de jouir pleinement de vos bontés, à cause du petit nombre des voyageurs qui partent de chez vous pour venir ici; néanmoins, quand bien même il vous serait malaisé de nous exaucer, daignez au moins faire ce qui sera en vous et nous faire savoir par des messages multipliés comment vous vous portez. C'est à notre tour de vous parler maintenant de nous-même : nous jouissons d'un grand calme d'esprit, d'une tranquillité parfaite, d'une paix profonde, d'une santé passable; une seule chose trouble notre bonheur : c'est l'éloignement de vous tous qui nous aimez. Mais il dépend de votre sagesse d'alléger en nous ce chagrin : accordez-nous la grâce demandée, afin que la distance ne nous prive point du charme et des douceurs de votre ardente et sincère affection.



LETTRE CXXXV. AU DIACRE THÉODOTE.

Arabisse, 406.

Je n'ignore pas moi-même que vous seriez depuis longtemps auprès dé nous, si les alarmes causées par les Isauriens ne vous fermaient le passage. En effet, si les glaces de l'hiver, si une épaisse couche de neige ne vous ont pas empêché d'accourir ici, à plus forte raison la venue du printemps et la sérénité qu'il remet dans l'air vous auraient-ils arraché des lieux où vous demeurez. Je connais assez la douceur, l'aménité de vos sentiments, l'ardeur et la pureté de votre affection, la parfaite noblesse de votre caractère; aussi ne suis-je pas médiocrement affligé, pour ma part, de voir une si longue séparation attrister pour moi, par un nuage de tristesse, le charme d'une saison si douce. Si je vous tiens ce langage, ce n'est pas que je veuille vous attirer ici. Fussé-je d'accord en cela avec vos voeux les plus chers (car la guerre remplit tout ce pays de ses horreurs, vous le saurez par les personnes qui en viennent), c'est pour vous faire entendre que nous aussi, quels que soient le calme d'esprit et le repos dont nous jouissons, nous ne pouvons nous,résigner sans chagrin à être séparé de votre révérence; c'est afin que, instruit de cela, vous correspondiez assidûment avec nous, non-seulement par l’intermédiaire de nos voyageurs, mais encore en recourant à ceux (498) des vôtres qui se mettent en route pour ce pays-ci. Nous vous savons un gré extrême, mon très-révérend maître, de la sollicitude et des angoisses que nos troubles vous causent. II est bien vrai : chaque jour augmente les rigueurs du siège que nous subissons, et nous restons pris comme au piège dans cette forteresse. Déjà au milieu de la nuit, à l'improviste et contre. toute attente, une troupe de trois cents Isauriens a parcouru la ville et failli nous faire prisonnier; mais la main de Dieu les a chassés promptement, avant même que nous nous doutions de rien, et nous a préservé non-seulement de tout danger, mais encore de toute alarme : nous n'avons connu qu'au jour ce qui s'était passé. Vivez donc en joie et en contentement, et ne cessez pas de prier Dieu. a tin qu'il assure complètement notre repos et qu'il nous guérisse, en outre, de la maladie dont nous souffrons; car, si nous ne sommes plus en danger, nous gardons néanmoins des restes de notre mal qui ne cessent de nous le rappeler. Nous vous mandons cela non pour vous affliger, mais pour stimuler votre zèle à prier pour nous. Je recommande à votre religion mon maître, le très-révérend lecteur Théodote, afin que vous soyez son recours en toute occasion, autant. qu'il vous sera possible, car je sais que beaucoup de choses le tourmentent.


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LETTRE CXXXVI. AU LECTEUR THÉODOTE.

Arabisse, 406

Ne vous fatiguez pas à chercher des ravisons pour justifier la précipitation avec laquelle vous nous avez quitté : à quoi bon recourir à la faiblesse de votre vue, à la rigueur du froid, pour expliquer votre départ? Aux yeux de notre amitié, vous n'êtes point parti, vous êtes avec nous aussi bien qu'auparavant; d'ailleurs, nous ne désespérons pas de jouir de votre vue quelque jour. Soyez donc sans inquiétude. L'hiver a pu vous chasser d'Arménie, mais il ne vous a pas exilé de notre âme, et nous portons continuellement votre image dans notre mémoire. Si les attaques des Isauriens, en interceptant toutes les voies, ne nous faisaient point manquer de courriers, nous vous aurions écrit lettre sur lettre. Du reste, le silence que nous avons dû garder jusqu'ici n'a point eu notre pensée pour complice : nous ne cessons de penser à vous et de vous écrire autant qu'il est en nous. Ainsi donc, figurez-vous que vous êtes dans notre société et que vous vivez avec nous eu Arménie. Que si quelqu'un entreprend de vous nuire et de vous faire du mal, élevez-vous au-dessus de ces attaques, par la raison que c'est le persécuteur qui est à plaindre, et non sa victime; car c'est polir nous une raison d'admirer, de louer davantage votre courage et votre fermeté, que la hauteur d'âme avec laquelle, au fort d'une pareille tempête, vous avez su dominer le tumulte. Continuez donc à sillonner joyeusement la mer paisible dont vous parcourez la surface unie. Et ne vous étonnez point que je parle de mer paisible, quand vous vous représentez comme étant en butte aux persécutions. Si j'en juge de la sorte, c'est que je ne considère point. l'âme de ceux qui vous inquiètent, mais bien le calme que vous assure votre vertu. Qu'est-ce donc que j'entends par là? C'est que cette vie sublime, dont la grandeur atteint les cieux, peut bien paraître. pénible, à considérer les occupations qui la remplissent, mais devient, facile et douce si l'on tient compte du courage et du zèle de ceux qui s'y livrent. Et ce qu'il y a de plus merveilleux dans cette sagesse,, c'est que, parmi des vagues furieuses, celui qui la pratique avec une sincère ardeur navigue avec un bon vent et dans un calme parfait; c'est qu'au milieu du trouble et du soulèvement général, il jouit d'une paix profonde : c'est que, sous la grêle des traits qui l'assaillent de toutes parts, il reste invulnérable, insensible aux coups auxquels il est en butte. Pénétré de ces vérités, occupé sans cesse à y réfléchir, jouissez ici-bas d'un inaltérable bonheur, en attendant les couronnes que Dieu vous réserve pour prix d'aussi nobles fatigues. Et ne manquez point de nous écrire fréquemment, dès qu'il vous le sera possible, pour nous faire savoir où en est votre santé, soit de corps, soit d'âme. Tout ce que vous aurez de loisirs, consacrez-le à lire les saintes Ecritures, autant du moins que votre mal d'yeux vous permettra cette étude, afin que, si jamais une occasion nous est offerte d'en expliquer le sens à votre belle âme, nous puissions le faire sans difficulté; car ce ne sera pas pour vous une petite avance que de (499) connaître les textes, lorsque vous voudrez en écouter l'interprétation.



LETTRE CXXXVII. AU DIACRE THÉODOTE.

Probablement 406.

Cessez d'incriminer notre lenteur, si vous ne voulez pas que votre accusation retombe d'abord sur vous-même. Vous avez reçu de nous autant de lettres que vous nous en avez écrit, moins une seule; et vous parlez comme si vous nous en aviez accablé : Vous comptez, dites-vous, à tout le moins sur le nombre pour nous exciter à vous écrire. D'abord, on peut limer sans écrire; mais, d'autre part, je n'ai pas plus discontinué de vous écrire que je ne cesse de vous aimer. En vain la marche du temps rendrait notre séparation encore plus lointaine; en vain serions-nous jeté dans un pays encore plus désert, rien ne saurait vous chasser de notre âme, ni diminuer l'affection dont nous sommes animé à votre égard. Ainsi donc, don nez-nous fréquemment des nouvelles de votre santé; c'est chose plus facile à vous autres qu'à nous. Que si la saison vous en empêche, ou encore la violence des maux causés par les Isauriens, il nous suffira de vos sentiments bien connus à notre égard pour nous consoler de ce long silence.

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LETTRE CXXXVIII. A L'ÉVÊQUE ELPIDIUS.

405.

Je sais que j'ai rarement écrit à votre révérence; mais ce n'est pas ma faute : c'est l'état des choses qui m'en empêche. La saison, l'isolement des lieux où nous sommes enfermé et pour ainsi dire captif, le petit nombre des personnes qui viennent ici, la difficulté de trouver dans ce petit nombre des messagers sûrs, et, de plus, une maladie qui nous a fort abattu et cloué au lit durant tout l'hiver, telles sont les causes de ce silence prolongé, auquel notre coeur n'a point eu de part. Figurez-vous donc que vous recevez de nous beaucoup plus de lettres que nous ne pouvons vous en faire parvenir; et vous calculerez ainsi, pour peu que vous teniez compte non-seulement des caractères tracés au moyen de l'encre et du papier, mais encore des intentions de notre amitié. De coeur, nous vous écrivons sans relâche, nous sommes toujours avec vous, et ni la longueur du trajet, ni celle du temps écoulé, ni les difficultés de la situation, n'ont altéré nos sentiments à l'égard de votre révérence : nous les gardons dans toute leur force, et, fussions-nous relégué dans un endroit plus désert que celui-ci, nous ne cesserons de porter gravé dans notre âme le souvenir d'un ami aussi ardent, aussi dévoué. Voilà ce que c'est qu'une amitié sincère : ni temps, ni lieu, ni distance, ni périls ne sauraient l'ébranler. Vous ne l'ignorez pas, vous qui savez si bien aimer.


LETTRE CXXXIX. A THÉODORE, CONSULAIRE DE SYRIE.

De 404 à 407.

Ce serait, dites-vous, à vos yeux, le meilleur signe de notre intérêt pour vous, que notre première lettre à votre excellence fût suivie d'une seconde. Quant à nous, s'il nous était facile de trouver des intermédiaires, nous ne cesserions pas d'écrire à un homme aussi vertueux, aussi sage que vous, à un ami aussi zélé et qui reçoit nos lettres avec tant de plaisir. Mais, puisque cela n'est pas possible, nous prions votre excellence de ne pas mesurer notre attachement au nombre de nos lettres, mais de persister, que nous écrivions ou non, dans l'opinion que vous en avez eue jusqu'ici, et de vous dire que, si notre silence a été bien prolongé, la faute n'en est point à notre négligence, mais à l'isolement où nous vivons.

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LETTRE CXL. AU DIACRE THÉODORE.

Cucuse, 405.

Ce n'était pas pour nous une faible consolation dans notre solitude que de pouvoir écrire fréquemment à votre aménité : mais les ravages des Isauriens nous ont enlevé jusqu'à (500) ce plaisir. La venue du printemps a multiplié leurs attaques, en même temps que les fleurs partout ils couvrent les routes rendant tous les passages impraticables. Déjà des femmes libres ont été faites prisonnières, des hommes égorgés. — Je fais donc appel à votre indulgence. Vous tenez beaucoup, je le sais, à recevoir des nouvelles de notre santé : eh bien ! après les épreuves de l'hiver dernier qui ont. été rudes, nous commençons à nous remettre : incommodés encore par l'inconstance du climat (car nous voici retombés en plein hiver), nous espérons néanmoins secouer les restes de notre maladie, quand nous jouirons enfin d'un véritable été. Car il n'y a rien d'aussi nuisible à la santé du corps que le froid, d'aussi profitable que l'été, qui le soulage en le réchauffant.



LETTRE CXLI. A THÉODOTE, EX-CONSULAIRE.

Peut-être en 406.

Nous vous souhaitons toutes sortes de prospérités pour prix des honneurs avec lesquels vous avez accueilli notre fils. Il nous en a informé lui-même, et n'a eu garde de nous rien cacher, désireuxen même temps de manifester sa reconnaissance envers son père, et de nous causer, à nous, une vive joie. En effet nous nous trouvons honoré par là de deux manières, d'abord parce que nous regardons comme un avantage personnel tout ce qui lui arrive d'heureux, en second lieu parce que nos lettres ont contribué notablement à augmenter encore votre bienveillance. Continuez donc, mon très-révérend et très-noble maître, à entourer de soins ce beau rejeton. Comment cela ? en cultivant, en développant chez lui l'amour de cette sagesse sublime, à laquelle tendent maintenant ses efforts ; de cette façon, il nous donnera promptement les fruits que nous espérons. — Car les âmes bien nées ne grandissent point avec la lenteur de ces plantes dont on confie le germe au sein de la terre; elles ne sont pas plus tôt enracinées dans le noble zèle de la vertu, qu'elles s'élèvent jusqu'au ciel, et donnent une récolte de fruits capable de tout éclipser, autant par sa qualité que par sa richesse. Ces fruits, en effet, ne périssent point avec l'existence présente, et nous suivent dans la vie future



Chrysostome T4 Lettres 218