Octogesima adveniens FR 26

idéologies et liberté humaine





26 Aussi le chrétien qui veut vivre sa foi dans une action politique conçue comme un service, ne peut-il, sans se contredire, adhérer à des systèmes idéologiques qui s’opposent radicalement ou sur des points substantiels, à sa foi et à sa conception de l’homme ; ni à l’idéologie marxiste, à son matérialisme athée, à sa dialectique de violence et à la manière dont elle résorbe la liberté individuelle dans la collectivité, en niant en même temps toute transcendance à l’homme et à son histoire, personnelle et collective ; ni à l’idéologie libérale, qui croit exalter la liberté individuelle en la soustrayant à toute limitation, en la stimulant par la recherche exclusive de l’intérêt et de la puissance, et en considérant les solidarités sociales comme des conséquences plus ou moins automatiques des initiatives individuelles et non pas comme un but et un critère majeur de la valeur de l’organisation sociale.


27 Est-il besoin de souligner l’ambiguïté possible de toute idéologie sociale ? Tantôt elle ramène l’action, politique ou sociale, à être simplement l’application d’une idée abstraite, purement théorique ; tantôt c’est la pensée qui devient un pur instrument au service de l’action comme un simple moyen d’une stratégie. Dans les deux cas, n’est-ce pas l’homme qui risque de se trouver aliéné ? La foi chrétienne se situe au dessus et parfois à l’opposé des idéologies dans la mesure où elle reconnaît Dieu, transcendant et créateur, qui interpelle, à travers tous les niveaux du créé, l’homme comme liberté responsable.


28 Le danger serait aussi d’adhérer fondamentalement à une idéologie qui ne repose pas sur une doctrine vraie et organique, de s’y réfugier comme dans une explication dernière et suffisante de tout et de se construire ainsi une nouvelle idole dont on accepte, parfois sans en prendre conscience, le caractère totalitaire et contraignant. Et Ton pense trouver là une justification à son action, même violente, une adéquation à un désir généreux de service ; celui-ci demeure, mais il se laisse absorber par une idéologie qui — même si elle propose certaines voies de libération pour l’homme — aboutit finalement à l’asservir.


29 Si l’on a pu parler aujourd’hui d’un recul des idéologies, ce peut être un temps favorable pour une ouverture sur la transcendance concrète du christianisme. Ce peut être aussi le glissement plus accentué vers un nouveau positivisme : la technique universalisée comme forme dominante d’activité, comme mode envahissant d’exister, comme langage même, sans que la question de son sens ne soit réellement posée.



LES MOUVEMENTS HISTORIQUES






30 Mais en dehors de ce positivisme qui réduit l’homme à une seule dimension — fût-elle importante aujourd’hui — et en cela le mutile, le chrétien rencontre, dans son action, des mouvements historiques concrets issus des idéologies, et, pour une part, distincts d’elles. Déjà notre vénéré Prédécesseur Jean XXIII, dans Pacem in Terris, montre qu’il est possible d’opérer une distinction : « On ne peut identifier, écrit-il, de fausses théories philosophiques sur la nature, l’origine et la finalité du monde et de l’homme, avec des mouvements historiques fondés dans un but économique, social, culturel ou politique, même si ces derniers ont dû leur origine à ces théories et puisent encore leur inspiration en elles. Une doctrine, une fois fixée et formulée, ne change plus, tandis que des mouvements ayant pour objet des conditions concrètes et changeantes de la vie ne peuvent pas ne pas être largement influencés par cette évolution. Du reste, dans la mesure où ces mouvements sont d’accord avec les sains principes de la raison et répondent aux justes aspirations de la personne humaine, qui refuserait d’y reconnaître des éléments positifs et dignes d’approbation ? » (Pacem in Terris PT 159; AAS 55 [1963], p. 300).


l’attrait des courants socialistes





31 Aujourd’hui des chrétiens sont attirés par les courants socialistes et leurs évolutions diverses. Ils cherchent à y reconnaître un certain nombre d’aspirations qu’ils portent en eux-mêmes au nom de leur foi. Ils se sentent insérés dans ce courant historique et veulent y mener une action. Or, selon les continents et les cultures, ce courant historique prend des formes différentes sous un même vocable, même s’il a été et demeure, en bien des cas, inspiré par des idéologies incompatibles avec la foi. Un discernement attentif s’impose. Trop souvent les chrétiens attirés par le socialisme ont tendance à l’idéaliser en termes d’ailleurs très généraux : volonté de justice, de solidarité et d’égalité. Ils refusent de reconnaître les contraintes des mouvements historiques socialistes, qui restent conditionnés par leurs idéologies d’origine. Entre les divers niveaux d’expression du socialisme — une aspiration généreuse et une recherche d’une société plus juste, des mouvements historiques ayant une organisation et un but politiques, une idéologie prétendant donner une vision totale et autonome de l’homme —, des distinctions sont à établir qui guideront les choix concrets. Toutefois ces distinctions ne doivent pas tendre à considérer ces niveaux comme complètement séparés et indépendants. Le lien concret qui, selon les circonstances, existe entre eux, doit être lucidement repéré, et cette perspicacité permettra aux chrétiens d’envisager le degré d’engagement possible dans cette voie, étant sauves les valeurs, notamment de liberté, de responsabilité et d’ouverture au spirituel, qui garantissent l’épanouissement intégral de l’homme.



L’ÉVOLUTION HISTORIQUE DU MARXISME






32 D’autres chrétiens se demandent même si une évolution historique du marxisme n’autoriserait pas certains rapprochements concrets. Ils constatent en effet un certain éclatement du marxisme qui, jusqu’ici, se présentait comme une idéologie unitaire, explicative de la totalité de l’homme et du monde dans son processus de développement, et donc athée. En dehors de l’affrontement idéologique qui sépare officiellement les divers tenants du marxisme-léninisme dans leur interprétation respective de la pensée des fondateurs et des oppositions ouvertes entre les systèmes politiques qui se réclament aujourd’hui d’elle, certains établissent les distinctions entre divers niveaux d’expression du marxisme.


33 Pour les uns, le marxisme demeure essentiellement une pratique active de la lutte de classes. Expérimentant la vigueur toujours présente et sans cesse renaissante des rapports de domination et d’exploitation entre les hommes, ils réduisent le marxisme à n’être que lutte, parfois sans autre projet, lutte qu’il faut poursuivre et même susciter de façon permanente. Pour d’autres, il sera d’abord l’exercice collectif d’un pouvoir politique et économique sous la direction d’un parti unique, qui se veut être — et lui seul — expression et garant du bien de tous, enlevant aux individus et aux autres groupes toute possibilité d’initiative et de choix. A un troisième niveau, le marxisme qu’il soit au pouvoir ou non — se réfère à une idéologie socialiste à base de matérialisme historique et de négation de tout transcendant. Ailleurs enfin, il se présente sous une forme plus atténuée, plus séduisante aussi pour l’esprit moderne : comme une activité scientifique, comme une méthode rigoureuse d’examen de la réalité sociale et politique, comme le lien rationnel et expérimenté par l’histoire entre la connaissance théorique et la pratique de la transformation révolutionnaire. Bien que ce type d’analyse privilégie certains aspects de la réalité au détriment des autres et les interprète en fonction de l’idéologie, il fournit pourtant à certains, avec un instrument de travail, une certitude préalable à l’action, avec la prétention de déchiffrer, sous un mode scientifique, les ressorts de l’évolution de la société.


34 Si à travers le marxisme, tel qu’il est concrètement vécu, on peut distinguer ces divers aspects et les questions qu’ils posent aux chrétiens pour la réflexion et pour l’action, il serait illusoire et dangereux d’en arriver à oublier le lien intime qui les unit radicalement, d’accepter les éléments de l’analyse marxiste sans reconnaître leurs rapports avec l’idéologie, d’entrer dans la pratique de la lutte des classes et de son interprétation marxiste en négligeant de percevoir le type de société totalitaire et violente à laquelle conduit ce processus.


l’idéologie libérale





35 D’autre part, on assiste à un renouveau de l’idéologie libérale. Ce courant s’affirme, soit au nom de l’efficacité économique, soit pour défendre l’individu contre les emprises de plus en plus envahissantes des organisations, soit contre les tendances totalitaires des pouvoirs politiques. Et certes l’initiative personnelle est à maintenir et à développer. Mais les chrétiens qui s’engagent dans cette voie n’ont-ils pas tendance à idéaliser, à leur tour, le libéralisme qui devient alors une proclamation en faveur de la liberté ? Ils voudraient un modèle nouveau, plus adapté aux conditions actuelles, en oubliant facilement que, dans sa racine même, le libéralisme philosophique est une affirmation erronée de l’autonomie de l’individu, dans son activité, ses motivations, l’exercice de sa liberté. C’est dire que l’idéologie libérale requiert, également, de leur part, un discernement attentif.



LE DISCERNEMENT CHRÉTIEN






36 Dans cette approche renouvelée des diverses idéologies, le chrétien puisera aux sources de sa foi et dans l’enseignement de l’Eglise les principes et les critères opportuns pour éviter de se laisser séduire, puis enfermer, dans un système dont les limites et le totalitarisme risquent de lui apparaître trop tard s’il ne les perçoit pas dans leurs racines. Dépassant tout système, sans pour autant omettre l’engagement concret au service de ses frères, il affirmera, au sein même de ses options, la spécificité de l’apport chrétien pour une transformation positive de la société (cf. Gaudium et Spes, GS 11 AAS 58 [1966], p. 1033).


renaissance des utopies





37 Aujourd’hui d’ailleurs, les faiblesses des idéologies sont mieux perçues à travers les systèmes concrets où elles essaient de se réaliser. Socialisme bureaucratique, capitalisme technocratique, démocratie autoritaire manifestent la difficulté de résoudre le grand problème humain de vivre ensemble dans la justice et l’égalité. Comment pourraient-ils, en effet, échapper au matérialisme, à l’égoïsme ou à la contrainte qui, fatalement, les accompagnent ? D’où une contestation qui surgit un peu partout, signe d’un malaise profond, tandis qu’on assiste à la renaissance de ce qu’il est convenu d’appeler les « utopies », qui prétendent, mieux que les idéologies, résoudre les problèmes politiques des sociétés modernes ? Il serait dangereux de le méconnaître, l’appel à l’utopie est souvent un prétexte commode à qui veut fuir les tâches concrètes pour se réfugier dans un monde imaginaire. Vivre dans un futur hypothétique est un alibi facile pour repousser des responsabilités immédiates. Mais il faut bien le reconnaître, cette forme de critique de la société existante, provoque souvent l’imagination prospective, à la fois pour percevoir dans le présent le possible ignoré qui s’y trouve inscrit et pour orienter vers un avenir neuf ; elle soutient ainsi la dynamique sociale par la confiance qu’elle donne aux forces inventives de l’esprit et du coeur humains ; et, si elle ne refuse aucune ouverture, elle peut aussi rencontrer l’appel chrétien. L’Esprit du Seigneur, qui anime l’homme rénové dans le Christ, bouscule sans cesse les horizons où son intelligence aime trouver sa sécurité, et les limites où volontiers son action s’enfermerait ; une force l’habite qui l’appelle à dépasser tout système et toute idéologie. Au coeur du monde demeure le mystère de l’homme qui se découvre fils de Dieu au cours d’un processus historique et psychologique où luttent et alternent contraintes et liberté, pesanteur du péché et souffle de l’Esprit.

Le dynamisme de la foi chrétienne triomphe alors des calculs étroits de l’égoïsme. Animé par la puissance de l’Esprit de Jésus-Christ, Sauveur des hommes, soutenu par l’Espérance, le chrétien s’engage dans la construction d’une cité humaine, pacifique, juste et fraternelle, qui soit une offrande agréable à Dieu (cf.
Rm 15,16). En effet, « l’attente de la nouvelle terre, loin d’affaiblir en nous le souci de cultiver cette terre doit plutôt le réveiller : le corps de la nouvelle famille humaine y grandit, qui offre déjà quelque ébauche du siècle à venir » (Gaudium et Spes, GS 39 AAS 58 [1966], p. 1057).


l’interrogation des sciences humaines





38 Dans ce monde dominé par la mutation scientifique et technique qui risque de l’entraîner vers un nouveau positivisme, un autre doute se lève, plus essentiel. Après s’être appliqué à soumettre rationnellement la nature, voici que l’homme se trouve comme enfermé lui-même dans sa propre rationalité ; il devient a son tour objet de science. Les « sciences humaines » connaissent aujourd’hui un essor significatif. D’une part, elles soumettent a un examen critique et radical les connaissances admises jusqu’ici sur l’homme, parce qu’elles leur apparaissent ou trop empiriques, ou trop théoriques. D’autre part, la nécessité méthodologique et l’a priori idéologique les conduisent trop souvent à isoler, à travers les situations variées, certains aspects de l’homme et à leur donner pourtant une explication qui prétend être globale, ou du moins une interprétation qui se voudrait totalisante à partir d’un point de vue purement quantitatif ou phénoménologiste. Cette réduction « scientifique » trahit une prétention dangereuse. Privilégier ainsi tel aspect de l’analyse, c’est mutiler l’homme et, sous les apparences d’un processus scientifique, se rendre incapable de le comprendre dans sa totalité.


39 Il ne faut pas être moins attentif à l’action que les « sciences humaines » peuvent susciter, en donnant naissance à l’élaboration de modèles sociaux que l’on voudrait imposer ensuite comme types de conduite scientifiquement éprouvés. L’homme peut alors devenir objet de manipulations, orientant ses désirs et ses besoins, modifiant ses comportements et jusqu’à son système de valeurs. Nul doute qu’il n’y ait là un danger grave pour les sociétés de demain et pour l’homme lui-même. Car si tous s’accordent pour construire une société nouvelle qui sera au service des hommes, encore faut-il savoir de quel homme il s’agit.


40 Le soupçon des sciences humaines atteint le chrétien plus que d’autres, mais ne le trouve pas désarmé. Car, Nous l’écrivions Nous-même dans Populorum Progressio, c’est là que se situe l’apport spécifique de l’Eglise aux civilisations : « Communiant aux meilleures aspirations des hommes et souffrant de les voir insatisfaites, l’Eglise désire les aider à atteindre leur plein épanouissement, et c’est pourquoi elle leur propose ce qu’elle possède en propre : une vision globale de l’homme et de l’humanité » (Populorum Progressio PP 13; AAS 59 [1967], p. 264). Faudrait-il alors que l’Eglise conteste les sciences humaines dans leur démarche et dénonce leur prétention ? Comme pour les sciences de la nature, l’Eglise fait confiance à cette recherche et invite les chrétiens à y être activement présents (cf. Gaudium et Spes, GS 36 AAS 58 [1966], p. 1054). Animés par la même exigence scientifique et le désir de mieux connaître l’homme, mais en même temps éclairés par leur foi, les chrétiens adonnés aux sciences humaines ouvriront un dialogue, qui s’annonce fructueux, entre l’Eglise et ce champ nouveau de découvertes. Certes chaque discipline scientifique ne pourra saisir, dans sa particularité, qu’un aspect partiel mais vrai de l’homme ; la totalité et le sens lui échappent. Mais à l’intérieur de ces limites, les sciences humaines assurent une fonction positive que l’Eglise reconnaît volontiers. Elles peuvent même élargir les perspectives de la liberté humaine plus largement que les conditionnements perçus ne le laissaient prévoir. Elles pourraient aussi aider la morale sociale chrétienne, qui verra sans doute son champ se limiter lorsqu’il s’agit de proposer certains modèles sociaux, tandis que sa fonction de critique et de dépassement se renforcera en montrant le caractère relatif des comportements et des valeurs que telle société présentait comme définitives et inhérentes à la nature même de l’homme. Condition à la fois indispensable et insuffisante d’une meilleure découverte de l’humain, ces sciences sont un langage de plus en plus complexe, mais qui élargit, plus qu’il ne comble, le mystère du coeur de l’homme et n’apporte pas la réponse complète et définitive au désir qui monte du plus profond de son être.


l’ambiguIté du progrès





41 Cette meilleure connaissance de l’homme permet de mieux critiquer et éclairer une notion fondamentale qui demeure à la base des sociétés modernes, à la fois comme mobile, comme mesure et comme objectif : le progrès. Depuis le XIX° siècle, les sociétés occidentales et beaucoup d’autres à leur contact ont mis leur espoir dans un progrès sans cesse renouvelé, indéfini. Ce progrès leur apparaissait comme l’effort de libération de l’homme à l’égard des nécessités de la nature et des contraintes sociales; c’était la condition et la mesure de la liberté humaine. Diffusé par les moyens modernes d’information et par la sollicitation de savoirs et de consommations plus étendus, le progrès devient une idéologie omniprésente. Un doute aujourd’hui se lève pourtant et sur sa valeur et sur son issue. Que signifie cette quête inexorable d’un progrès qui fuit chaque fois que l’on croit l’avoir conquis ? Non maîtrisé, le progrès laisse insatisfait. Sans doute a-t-on dénoncé, à juste titre, les limites et même les méfaits d’une croissance économique purement quantitative et souhaite-t-on atteindre aussi des objectifs d’ordre qualitatif. La qualité et la vérité des rapports humains, le degré de participation et de responsabilité sont non moins significatifs et importants pour le devenir de la société, que la quantité et la variété des biens produits et consommés. Surmontant la tentation de vouloir tout mesurer en termes d’efficacité et d’échanges, en rapports de forces et d’intérêts, l’homme désire aujourd’hui substituer de plus en plus à ces critères quantitatifs l’intensité de la communication, la diffusion des savoirs et des cultures, le service réciproque, la concertation pour une tâche commune. Le vrai progrès n’est-il pas dans le développement de la conscience morale qui conduira l’homme à prendre en charge des solidarités élargies et à s’ouvrir librement aux autres et à Dieu ? Pour un chrétien, le progrès rencontre nécessairement le mystère eschatologique de la mort : la mort du Christ et sa résurrection, l’impulsion de l’Esprit du Seigneur, aident l’homme à situer sa liberté créatrice et reconnaissante, dans la vérité de tout progrès, dans la seule espérance qui ne déçoit pas (cf. Rm 5,5).

Les chrétiens devant ces nouveaux problèmes



dynamisme de l’enseignement social de l’eglise





42 Devant tant de questions nouvelles, l’Eglise fait un effort de réflexion pour répondre, dans son domaine propre, à l’attente des hommes. Si aujourd’hui les problèmes paraissent originaux par leur ampleur et leur urgence, l’homme est-il démuni pour les résoudre ? C’est avec tout son dynamisme que l’enseignement social de l’Eglise accompagne les hommes dans leur recherche. S’il n’intervient pas pour authentifier une structure donnée ou pour proposer un modèle préfabriqué, il ne se limite pas non plus à rappeler quelques principes généraux : il se développe par une réflexion menée au contact des situations changeantes de ce monde, sous l’impulsion de l’Evangile comme source de renouveau, dès lors que son message est accepté dans sa totalité et dans ses exigences. Il se développe aussi avec la sensibilité propre de l’Eglise, marquée par une volonté désintéressée de service et une attention aux plus pauvres. Il puise enfin dans une expérience riche de plusieurs siècles qui lui permet d’assumer, dans la continuité de ses préoccupations permanentes, l’innovation hardie et créatrice que requiert la situation présente du monde.



POUR UNE PLUS GRANDE JUSTICE






43 Une plus grande justice reste à instaurer dans la répartition des biens, tant à l’intérieur des communautés nationales que sur le plan international. Dans les échanges mondiaux, il faut dépasser les rapports de forces pour arriver à des ententes concertées en vue du bien de tous. Les rapports de force n’ont jamais établi en effet la justice de façon durable et vraie, même si à certains moments l’alternance des positions peut souvent permettre de trouver des conditions plus faciles de dialogue. L’usage de la force suscite du reste la mise en oeuvre de forces adverses, d’où un climat de luttes qui ouvrent à des situations extrêmes de violence et à des abus (cf. Populorum Progressio, PP 56 ss. ; AAS 59 [1967], p. 285 ss.). Mais, nous l’avons souvent affirmé, le devoir le plus important de justice est de permettre à chaque pays de promouvoir son propre développement, dans le cadre d’une coopération exempte de tout esprit de domination, économique et politique. Certes, la complexité des problèmes soulevés est grande dans l’enchevêtrement actuel des interdépendances ; aussi faut-il avoir le courage d’entreprendre une révision des rapports entre les nations, qu’il s’agisse de répartition internationale de la production, de structure des échanges, de Contrôle des profits, de système monétaire — sans oublier les actions de solidarité humanitaire —, de mettre en question les modèles de croissance des nations riches, de transformer les mentalités pour les ouvrir à la priorité du devoir international, de rénover les organismes internationaux en vue d’une plus grande efficacité.


44 Sous la poussée des nouveaux systèmes de production, les frontières nationales éclatent et l’on voit apparaître de nouvelles puissances économiques, les entreprises multinationales, qui par la concentration et la souplesse de leurs moyens peuvent mener des stratégies autonomes, en grande partie indépendantes des pouvoirs politiques nationaux, donc sans contrôle au point de vue du bien commun. En étendant leurs activités, ces organismes privés peuvent conduire à une nouvelle forme abusive de domination économique sur le domaine social, culturel et même politique. La concentration excessive des moyens et des pouvoirs que dénonçait déjà Pie XI pour le 40e anniversaire de Rerum Novarum prend un nouveau visage concret.


changement des coeurs et des structures





45 Aujourd’hui les hommes aspirent à se libérer du besoin et de la dépendance. Mais cette libération commence par la liberté intérieure qu’ils doivent retrouver face à leurs biens et à leurs pouvoirs ; ils n’y arriveront que par un amour transcendant de l’homme, et par conséquent, par une disponibilité effective au service. Sinon, on ne le voit que trop, les idéologies les plus révolutionnaires n’aboutissent qu’à un changement de maîtres : installés à leur tour au pouvoir, les nouveaux maîtres s’entourent de privilèges, limitent les libertés et laissent s’instaurer d’autres formes d’injustice.

Aussi, beaucoup en viennent à s’interroger sur le modèle même de société. L’ambition de nombreuses nations, dans la compétition qui les oppose et les entraîne est d’atteindre à la puissance technologique, économique, militaire ; elle s’oppose alors à la mise en place de structures où le rythme du progrès serait réglé en fonction d’une plus grande justice, au lieu d’accentuer les disparités et de vivre dans un climat de méfiance et de lutte qui compromet sans cesse la paix.


signification chrétienne de l’action politique





46 N’est-ce pas ici qu’apparaît une limite radicale de l’économie ? Nécessaire, l’activité économique peut, si elle est au service de l’homme, « être source de fraternité et signe de la Providence » (cf. Populorum Progressio, PP 86 ; AAS 59 [1967], p. 299) ; elle est l’occasion d’échanges concrets entre les hommes, de droits reconnus, de services rendus, de dignité affirmée dans le travail. Souvent terrain d’affrontement et de domination, elle peut ouvrir des dialogues et susciter des coopérations. Pourtant elle risque d’absorber à l’excès les forces et la liberté (cf. Gaudium et Spes, GS 63 AAS 58 [1966], p. 1085). C’est pourquoi le passage de l’économique au politique s’avère nécessaire. Certes, sous le terme « politique », beaucoup de confusions sont possibles et doivent être éclairées — mais chacun sent que, dans les domaines sociaux et économiques — tant nationaux qu’internationaux —, la décision ultime revient au pouvoir politique.

Celui-ci qui est le lien naturel et nécessaire pour assurer la cohésion du corps social, doit avoir pour but la réalisation du bien commun. Il agit, dans le respect des libertés légitimes des individus, des familles et des groupes subsidiaires, afin de créer, efficacement et au profit de tous, les conditions requises pour atteindre le bien authentique et complet de l’homme, y compris sa fin spirituelle. Il se déploie dans les limites de sa compétence qui peuvent être diverses selon les pays et les peuples. Il intervient toujours avec un souci de justice et de dévouement au bien commun, dont il a la responsabilité ultime. Il n’enlève pas pour autant aux individus et aux corps intermédiaires leur champ d’activités et leurs responsabilités propres, qui les conduit à concourir à la réalisation de ce bien commun. En effet, « l’objet de toute intervention en matière sociale est d’aider les membres du corps social et non de les détruire ni de les absorber » (Quadragesimo Anno ; AAS 23 [1931], p. 203 ; cf. Mater et Magistra ; AAS 53 [1961], MM 414 MM 428 pp. 414, 428 ; Gaudium et Spes, GS 74 GS 75 GS 76 ; AAS 58 [1966], PP 1095-1100).

Selon sa vocation propre, le pouvoir politique doit savoir se dégager des intérêts particuliers pour envisager sa responsabilité à l’égard du bien de tous les hommes, en dépassant même les limites nationales. Prendre au sérieux la politique à ses divers niveaux — local, régional, national et mondial —, c’est affirmer le devoir de l’homme, de tout homme, de reconnaître la réalité concrète et la valeur de la liberté de choix qui lui est offerte de chercher à réaliser ensemble le bien de la cité, de la nation, de l’humanité. La politique est une manière exigeante — mais non la seule — de vivre l’engagement chrétien au service des autres. Sans résoudre certes tous les problèmes, elle s’efforce d’apporter des solutions aux rapports des hommes entre eux. Son domaine large et englobant n’est pas exclusif. Une attitude envahissante qui tendrait à en faire un absolu, deviendrait un grave danger. Tout en reconnaissant l’autonomie de la réalité politique, les chrétiens sollicités d’entrer dans l’action politique s’efforceront de rechercher une cohérence entre leurs options et l’Evangile et de donner, au sein d’un pluralisme légitime, un témoignage, personnel et collectif, du sérieux de leur foi par un service efficace et désintéressé des hommes.


partage des responsabilités





47 Le passage à la dimension politique exprime aussi une requête actuelle de l’homme : un plus grand partage des responsabilités et des décisions. Cette aspiration légitime se manifeste davantage à mesure que croît le niveau culturel, que se développe le sens de la liberté, et que l’homme perçoit mieux comment, dans un monde ouvert sur un avenir incertain, les choix d’aujourd’hui conditionnent déjà la vie de demain. Dans Mater et Magistra (cf. AAS 53 [1961], MM 420-422) Jean XXIII soulignait combien l’accès aux responsabilités est une exigence fondamentale de la nature de l’homme, un exercice concret de sa liberté, une voie pour son développement, et il indiquait comment, dans la vie économique et en particulier dans l’entreprise, cette participation aux responsabilités devait être assurée (cf. Gaudium et Spes, GS 68,75 AAS 58 [1966], pp. 1089-1090 ; 1097). Aujourd’hui le domaine est plus vaste, il s’étend au champ social et politique où doit être institué et intensifié un partage raisonnable dans les responsabilités et les décisions. Certes les choix proposés à la décision sont de plus en plus complexes ; les considérations à inclure multiples, la prévision des conséquences aléatoire, même si des sciences nouvelles s’efforcent d’éclairer la liberté dans ces moments importants. Pourtant, bien que des limites s’imposent parfois, ces obstacles ne doivent pas ralentir une diffusion plus grande de la participation à l’élaboration de la décision, comme aux choix eux-mêmes et à leur mise en application. Pour faire contrepoids à une technocratie grandissante, il faut inventer des formes de démocratie moderne, non seulement en donnant à chaque homme la possibilité de s’informer et de s’exprimer, mais en l’engageant dans une responsabilité commune. Ainsi les groupes humains se transforment peu à peu en communautés de partage et de vie. Ainsi la liberté, qui s’affirme trop souvent comme revendication d’autonomie en s’opposant à la liberté d’autrui, s’épanouit dans sa réalité humaine la plus profonde : s’engager et se dépenser pour construire des solidarités actives et vécues. Mais, pour le chrétien, c’est en se perdant en Dieu qui le libère, que l’homme trouve une vraie liberté, rénovée dans la mort et la résurrection du Seigneur.

Appel à l’action



nécessité de s’engager dans l’action





48 Dans le domaine social, l’Eglise a toujours voulu assurer une double fonction : éclairer les esprits pour les aider à découvrir la vérité et discerner la voie à suivre au milieu des doctrines diverses qui sollicitent le chrétien ; entrer dans l’action et diffuser, avec un souci réel du service et de l’efficacité, les énergies de l’Evangile. N’est-ce pas pour être fidèle à cette volonté que l’Eglise a envoyé en mission apostolique parmi les travailleurs, des prêtres qui, en partageant intégralement la condition ouvrière, veulent y être les témoins de sa sollicitude et de sa recherche ?

C’est à tous les chrétiens que Nous adressons à nouveau et de façon pressante, un appel à l’action. Dans notre encyclique sur le Développement des Peuples, Nous insistions pour que tous se mettent à l’oeuvre : « Les laïcs doivent assumer comme leur tâche propre le renouvellement de l’ordre temporel ; si le rôle de la hiérarchie est d’enseigner et d’interpréter authentiquement les principes moraux à suivre en ce domaine, il leur appartient, par leurs libres initiatives et sans attendre passivement consignes et directives, de pénétrer d’esprit chrétien la mentalité et les moeurs, les lois et les structures de leur communauté de vie » (Populorum Progressio),
PP 81 ; AAS 59 [1967], pp. 296-297). Que chacun s’examine pour voir ce qu’il a fait jusqu’ici et ce qu’il devrait faire. Il ne suffit pas de rappeler des principes, d’affirmer des intentions, de souligner des injustices criantes et de proférer des dénonciations prophétiques: ces paroles n’auront de poids réel que si elles s’accompagnent pour chacun d’une prise de conscience plus vive de sa propre responsabilité et d’une action effective. Il est trop facile de rejeter sur les autres la responsabilité des injustices, si on ne perçoit pas en même temps comment on y participe soi-même et comment la conversion personnelle est d’abord nécessaire. Cette humilité fondamentale enlèvera à l’action toute raideur et tout sectarisme ; elle évitera aussi le découragement en face d’une tâche qui apparaît démesurée. L’espérance du chrétien lui vient d’abord de ce qu’il sait que le Seigneur est à l’oeuvre avec nous dans le monde, continuant en son Corps qui est l’Eglise — et par elle dans l’humanité entière — la Rédemption qui s’est accomplie sur la Croix et qui a éclaté en victoire au matin de la Résurrection (cf. Mt 28,30 Ph 2,8-11). Elle vient aussi de ce qu’il sait que d’autres hommes sont à l’oeuvre pour entreprendre des actions convergentes de justice et de paix ; car sous une apparente indifférence, il y a au coeur de chaque homme une volonté de vie fraternelle et une soif de justice et de paix, qu’il s’agit d’épanouir.


49 Ainsi, dans la diversité des situations, des fonctions, des organisations, chacun doit situer sa responsabilité et discerner, en conscience, les actions auxquelles il est appelé à participer. Mêlé à des courants divers où, à côté d’aspirations légitimes, se glissent des orientations plus ambiguës, le chrétien doit opérer un tri vigilant et éviter de s’engager dans les collaborations inconditionnelles et contraires aux principes d’un véritable humanisme, même au nom de solidarités effectivement ressenties. S’il veut, en effet, jouer un rôle spécifique, comme chrétien en accord avec sa foi — rôle que les incroyants eux-mêmes attendent de lui —, il doit veiller, au sein de son engagement actif, à élucider ses motivations, à dépasser les objectifs poursuivis dans une vue plus compréhensive qui évitera le danger des particularismes égoïstes et des totalitarismes oppresseurs.



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