Octogesima adveniens FR



Lettre Apostolique Octogesima adveniens

14 mai


LETTRE APOSTOLIQUE DE PAUL VI





A monsieur le cardinal Maurice Roy, président du conseil des laïcs et de la commission pontificale « justice et paix » ; a l’occasion du 80e anniversaire de l’encyclique « rerum novarum »

Introduction




Monsieur le Cardinal,




1 Le 80e anniversaire de la publication de l’Encyclique Rerum Novarum, dont le message continue à inspirer l’action pour la justice sociale, Nous incite à reprendre et à prolonger l’enseignement de nos prédécesseurs, en réponse aux besoins nouveaux d’un monde en changement. L’Eglise, en effet, chemine avec l’humanité et partage son sort au sein de l’histoire. Tout en annonçant aux hommes la Bonne Nouvelle de l’amour de Dieu et du salut dans le Christ, elle éclaire leur activité à la lumière de l’Evangile et les aide par là à correspondre au dessein d’amour de Dieu et à réaliser la plénitude de leurs aspirations,


l’appel universel À plus de justice





2 Avec confiance, Nous voyons l’esprit du Seigneur poursuivre son oeuvre au coeur des hommes et rassembler partout des communautés chrétiennes conscientes de leurs responsabilités dans la société. Dans tous les continents, parmi toutes les races, les nations, les cultures, au sein de toutes les conditions, le Seigneur continue à susciter d’authentiques apôtres de l’Evangile.

Il Nous a été donné de les rencontrer, de les admirer, de les encourager au cours de nos récents voyages. Nous avons approché les foules et entendu leurs appels, cris de détresse et d’espérance à la fois. En ces circonstances, les graves problèmes de notre temps Nous sont apparus avec un nouveau relief, comme particuliers certes à chaque région, mais pourtant communs à une humanité qui s’interroge sur son avenir, sur l’orientation et la signification des mutations en cours. Des écarts flagrants subsistent dans le développement économique, culturel et politique des nations ; à côté de régions fortement industrialisées, d’autres en sont encore au stade agraire ; à côté de pays qui connaissent le bien-être, d’autres luttent contre la faim; à côté de peuples de haut niveau culturel, d’autres s’emploient toujours à éliminer l’analphabétisme. De partout monte une aspiration à plus de justice et s’élève le désir d’une paix mieux assurée, dans un respect mutuel entre les hommes et entre les peuples.



LA DIVERSITÉ DES SITUATIONS DES CHRÉTIENS DANS LE MONDE






3 Certes, bien diverses sont les situations dans lesquelles, de gré ou de force, les chrétiens se trouvent engagés, selon les régions, selon les systèmes socio-politiques, selon les cultures. Ici, ils sont réduits au silence, soupçonnés et pour ainsi dire tenus en marge de la société, encadrés sans liberté dans un système totalitaire. Là, ils sont une faible minorité dont la voix se fait difficilement entendre. En d’autres nations, où l’Eglise voit sa place reconnue et parfois de façon officielle, elle se trouve elle-même soumise aux contrecoups de la crise qui ébranle la société, et certains de ses membres sont tentés par des solutions radicales et violentes dont ils croient pouvoir espérer une issue plus heureuse. Tandis que d’aucuns, inconscients des injustices présentes, s’efforcent de prolonger la situation existante, d’autres se laissent séduire par des idéologies révolutionnaires qui leur promettent, non sans illusion, un monde définitivement meilleur.


4 Face à des situations aussi variées, il Nous est difficile de prononcer une parole unique, comme de proposer une solution qui ait valeur universelle. Telle n’est pas notre ambition, ni même notre mission. Il revient aux communautés chrétiennes d’analyser avec objectivité la situation propre de leur pays, de l’éclairer par la lumière des paroles inaltérables de l’Evangile, de puiser des principes de réflexion, des normes de jugement et des directives d’action dans l’enseignement social de l’Eglise tel qu’il s’est élaboré au cours de l’histoire et notamment, en cette ère industrielle, depuis la date historique du message de Léon XIII sur « la condition des ouvriers », dont Nous avons l’honneur et la joie de célébrer aujourd’hui l’anniversaire. A ces communautés chrétiennes de discerner, avec l’aide de l’Esprit-Saint, en communion avec les évêques responsables, en dialogue avec les autres frères chrétiens et tous les hommes de bonne volonté, les options et les engagements qu’il convient de prendre pour opérer les transformations sociales, politiques et économiques qui s’avèrent nécessaires avec urgence en bien des cas. Dans cette recherche des changements à promouvoir, les chrétiens devront d’abord renouveler leur confiance dans la force et l’originalité des exigences évangéliques. L’Evangile n’est pas dépassé parce qu’il a été annoncé, écrit, vécu dans un contexte socio-culturel différent. Son inspiration, enrichie par l’expérience vivante de la tradition chrétienne au long des siècles, reste toujours neuve pour la conversion des hommes et le progrès de la vie en société, sans que pour autant, on en vienne à l’utiliser au profit d’options temporelles particulières, en oubliant son message universel et éternel (cf. Gaudium et Spes, GS 10 AAS 58 [1966], p. 1033).


le MESSAGE SPÉCIFIQUE DE L’EGLISE





5 Dans les perturbations et les incertitudes de l’heure présente, l’Eglise a un message spécifique à proclamer, un soutien à donner aux hommes dans leurs efforts pour prendre en main et orienter leur avenir. Depuis l’époque où Rerum Novarum dénonçait de manière vive et impérative le scandale de la condition ouvrière dans la société industrielle naissante, l’évolution historique a fait prendre conscience, comme le constataient déjà Quadragesimo anno (AAS 23 [1931], p. 209 sq.) et Mater et Magistra (AAS 53 [1961], p. MM 429), d’autres dimensions et d’autres applications de la justice sociale. Le récent Concile s’est employé, pour sa part, à les dégager, en particulier dans la Constitution pastorale Gaudium et Spes. Nous-même déjà avons prolongé ces orientations par notre encyclique Populorum Progressio : « Aujourd’hui, disions-Nous, le fait majeur dont chacun doit prendre conscience est que la question sociale est devenue mondiale » (Populorum Progressa, PP 3 ; AAS 59 [1967], p. 258). « Une prise de conscience renouvelée des exigences du message évangélique fait un devoir à l’Eglise de se mettre au service des hommes pour les aider à saisir toutes les dimensions de ce grave problème et pour les convaincre de l’urgence d’une action solidaire en ce tournant de l’histoire de l’humanité » (Ibidem, PP 1 ; AAS 59 [1967], p. 257).

Ce devoir, dont Nous avons une vive conscience, Nous incite aujourd’hui à proposer quelques réflexions et suggestions suscitées par l’ampleur des problèmes posés au monde d’aujourd’hui.


6 Il reviendra par ailleurs au prochain Synode des Evêques d’étudier lui-même de plus près et d’approfondir la mission de l’Eglise devant les graves questions que pose aujourd’hui la justice dans le monde. Mais l’anniversaire de Rerum Novarum Nous fournit aujourd’hui l’occasion, Monsieur le Cardinal, de vous confier nos soucis et nos pensées devant ce problème, en votre qualité de Président de la Commission «Justice et Paix» et du Conseil des Laïcs. Nous voulons par là aussi encourager ces organismes du Saint-Siège dans leur action d’Eglise au service des hommes.


ampleur des mutations actuelles





7 Ce faisant, notre but — sans oublier pour autant les problèmes permanents déjà abordés par nos prédécesseurs — est d’attirer l’attention sur quelques questions qui, par leur urgence, leur ampleur, leur complexité, doivent être au coeur des préoccupations des chrétiens pour les années à venir, afin qu’avec les autres hommes, ils s’emploient à résoudre les difficultés nouvelles mettant en cause l’avenir même de l’homme. » Il faut situer les problèmes sociaux posés par l’économie moderne — conditions humaines de production, équité dans les échanges de biens et la répartition des richesses, signification des besoins accrus de consommation, partage des responsabilités — dans un contexte plus large de civilisation nouvelle. Dans les mutations actuelles, si profondes et si rapides, chaque jour l’homme se découvre nouveau, et il s’interroge sur le sens de son être propre et de sa survie collective. Hésitant à recueillir les leçons d’un passé qu’il estime révolu et trop différent, il a néanmoins besoin d’éclairer son avenir — qu’il perçoit aussi incertain que mouvant — par des vérités permanentes, éternelles, qui le dépassent certes, mais dont il peut, s’il le veut bien, retrouver lui-même les traces (cf. 2Co 4,17).

Nouveaux problèmes sociaux



l’urbanisation





8 Un phénomène majeur attire notre attention : l’urbanisation, aussi bien dans les pays industrialisés que dans les nations en voie de développement.

Après de longs siècles, la civilisation agraire s’affaiblit. Apporte-t-on, du reste, une attention suffisante à l’aménagement et à l’amélioration de la vie des ruraux, dont la condition économique inférieure et parfois misérable provoque l’exode vers les tristes entassements des banlieues, où ne les attendent ni emploi ni logement ?

Cet exode rural permanent, la croissance industrielle, la poussée démographique continue, l’attrait des centres urbains conduisent à des concentrations de population dont on a peine à imaginer l’ampleur, puisque déjà l’on parle de mégapolis regroupant plusieurs dizaines de millions d’habitants. Certes, il existe des villes dont la dimension assure un meilleur équilibre de la population. Susceptibles d’offrir un emploi à ceux que les progrès de l’agriculture auraient rendus disponibles, elles permettent un aménagement de l’environnement humain de nature à éviter la prolétarisation et l’entassement des grandes agglomérations.


9 La croissance démesurée de ces cités accompagne l’expansion industrielle, sans se confondre avec elle. Basée sur la recherche technologique et la transformation de la nature, l’industrialisation poursuit toujours son chemin, faisant preuve d’une créativité incessante. Tandis que certaines entreprises se développent et se concentrent, d’autres meurent ou se déplacent, créant de nouveaux problèmes sociaux : chômage professionnel ou régional, reconversion et mobilité des personnes, adaptation permanente des travailleurs, disparité des conditions dans les diverses branches industrielles. Une compétition sans mesure, utilisant les moyens modernes de la publicité, lance sans cesse de nouveaux produits et essaie de séduire le consommateur, tandis que les anciennes installations industrielles, encore en état de marche, deviennent inutiles. Alors que de très larges couches de population ne peuvent encore satisfaire leurs besoins primaires, on s’ingénie à créer des besoins de superflu. On peut alors se demander, à bon droit, si malgré toutes ses conquêtes, l’homme ne retourne pas contre lui-même les fruits de son activité. Après avoir assuré une emprise nécessaire sur la nature (cf. Populorum Progressio, PP 25 ; AAS 59 [1967], PP. 269 et 270), ne devient-il pas maintenant esclave des objets qu’il fabrique ?



LES CHRÉTIENS DANS LA VILLE






10 Le surgissement d’une civilisation urbaine, qui accompagne la montée de la civilisation industrielle, n’est-il pas en effet un véritable défi jeté à la sagesse de l’homme, à sa capacité d’organisation, à son imagination prospective ? Au sein de la société industrielle, l’urbanisation bouleverse les modes de vie et les structures habituelles de l’existence : la famille, le voisinage, les cadres de la communauté chrétienne eux-mêmes. L’homme éprouve une nouvelle solitude, non point face à une nature hostile qu’il a mis des siècles à dominer, mais dans la foule anonyme qui l’entoure et où il se sent comme étranger. Etape sans doute irréversible dans le développement des sociétés humaines, l’urbanisation pose à l’homme de difficiles problèmes : comment maîtriser sa croissance, régler son organisation, réussir son animation pour le bien de tous ?

Dans cette croissance désordonnée, en effet, de nouveaux prolétariats prennent naissance. Ils s’installent au coeur des villes que les riches parfois abandonnent ; ils campent dans les faubourgs, ceinture de misère qui vient assiéger, dans une protestation encore silencieuse, le luxe trop criant des cités de consommation et du gaspillage. Au lieu de favoriser la rencontre fraternelle et l’entr’aide, la ville développe les discriminations et aussi les indifférences ; elle prête à de nouvelles formes d’exploitation et de domination, où certains, spéculant sur les besoins des autres, en tirent des profits inadmissibles. Derrière les façades, beaucoup de misères se cachent, ignorées même des plus proches voisins ; d’autres s’étalent où sombre la dignité de l’homme : délinquance, criminalité, drogue, érotisme.


11 Ce sont en effet les plus faibles qui sont les victimes des conditions de vie déshumanisantes, dégradantes pour les consciences et nuisibles à l’institution de la famille: la promiscuité des logements populaires rend impossible un minimum d’intimité ; les jeunes foyers, attendant vainement un logement décent et à prix accessible, se démoralisent et leur unité peut même s’en trouver compromise ; les jeunes fuient un foyer trop exigu et cherchent dans la rue des compensations et des compagnonnages incontrôlables. Il est du devoir grave des responsables de chercher à maîtriser et à orienter ce processus.

Il est urgent de reconstituer à l’échelle de la rue, du quartier ou du grand ensemble, le tissu social où l’homme puisse épanouir les besoins de sa personnalité. Des centres d’intérêt et de culture sont à créer ou à développer au niveau des communautés et des paroisses, dans ces diverses formes d’associations, ces cercles de loisirs, ces lieux de rassemblement, ces rencontres spirituelles communautaires où chacun, échappant à l’isolement, recréera des rapports fraternels.


12 Construire aujourd’hui la ville, lieu d’existence des hommes et de leurs communautés élargies, créer de nouveaux modes de proximité et de relations, percevoir une application originale de la justice sociale, prendre en charge cet avenir collectif qui s’annonce difficile, c’est une tâche à laquelle des chrétiens doivent participer. A ces hommes entassés dans une promiscuité urbaine qui devient intolérable, il faut apporter un message d’espérance, par une fraternité vécue et une justice concrète. Que les chrétiens, conscients de cette responsabilité nouvelle, ne perdent pas coeur devant l’immensité sans visage de la cité mais qu’ils se souviennent de Jonas qui longuement parcourt Ninive la grande ville, pour y annoncer la bonne nouvelle de la miséricorde divine, soutenu dans sa faiblesse par la seule force de la parole du Dieu Tout-Puissant.

Dans la Bible, la ville est souvent le lieu du péché et de l’orgueil, orgueil d’un homme qui se sent assez assuré pour bâtir sa vie sans Dieu et même s’affirmer puissant contre lui. Mais c’est aussi Jérusalem, la ville sainte, le lieu de rencontre avec Dieu, la promesse de la cité qui vient d’en haut (cf.
Ap 3,12 Ap 21,2).


les jeunes





13 Vie urbaine et mutation industrielle mettent par ailleurs en vive lumière des questions jusqu’ici mal perçues. Quelle sera, par exemple, dans ce monde en gestation, la place des femmes et celle des jeunes ?

Partout le dialogue s’avère difficile entre une jeunesse porteuse d’aspirations, de renouveau et aussi d’insécurité pour l’avenir, et les générations adultes. Qui ne voit qu’il y a là une source de conflits graves, de ruptures, et de démissions, même au sein de la famille, et une question posée sur les modes d’autorité, l’éducation de la liberté, la transmission des valeurs et des croyances, qui touche aux racines profondes de la société ?



LA PLACE DE LA FEMME





De même, dans beaucoup de pays, un statut de la femme qui fasse cesser une discrimination effective et établisse des rapports d’égalité dans les droits et le respect de sa dignité est l’objet de recherches, parfois de revendications vives. Nous ne parlons pas de cette fausse égalité qui nierait les distinctions établies par le Créateur lui-même et qui serait en contradiction avec le rôle spécifique, combien capital, de la femme au coeur du foyer aussi bien qu’au sein de la société. L’évolution des législations doit au contraire aller dans le sens de la protection de sa vocation propre en même temps que de la reconnaissance de son indépendance en tant que personne, de l’égalité de ses droits à participer à la vie culturelle, économique, sociale et politique.



LES TRAVAILLEURS






14 L’Eglise l’a solennellement réaffirmé au dernier Concile : « La personne humaine est et doit être le principe, le sujet et la fin de toutes les institutions » (Gaudium et Spes, GS 25 AAS 58 [1966], p. 1045). Tout homme a droit au travail, à la possibilité de développer ses qualités et sa personnalité dans l’exercice de sa profession, à une rémunération équitable qui lui permette, à lui et à sa famille, de « mener une vie digne sur le plan matériel, social, culturel et spirituel » (Ibidem, GS 67 ; AAS 58 [1966], p. 1089), à l’assistance en cas de besoin, du fait de la maladie ou de l’âge. Si, pour la défense de ces droits, les sociétés démocratiques acceptent le principe du droit syndical, elles ne sont pas, pour autant, toujours ouvertes à son exercice. L’on doit admettre le rôle important des syndicats : ils ont pour objet la représentation des diverses catégories de travailleurs, leur légitime collaboration à l’essor économique de la société, le développement du sens de leurs responsabilités pour la réalisation du bien commun. Leur action ne va pas, cependant, sans difficultés : la tentation peut apparaître, ici ou là, de profiter d’une position de force pour imposer notamment par la grève — dont le droit comme moyen ultime de défense reste, certes, reconnu — des conditions trop lourdes pour l’ensemble de l’économie ou du corps social ou pour vouloir faire aboutir des revendications d’ordre directement politique. Lorsqu’il s’agit en particulier de services publics, nécessaires à la vie quotidienne de toute une communauté, on devra savoir estimer le seuil au-delà duquel le tort causé devient inadmissible.



LES VICTIMES DES MUTATIONS






15 Bref, des progrès ont déjà été accomplis pour introduire, au sein des rapports humains, plus de justice et de participation aux responsabilités. Mais, en cet immense domaine, il reste encore beaucoup à faire. Aussi faut-il poursuivre activement la réflexion, la recherche et l’expérimentation, sous peine de demeurer en retard par rapport aux aspirations légitimes des travailleurs, aspirations qui s’affirment davantage au fur et à mesure que se développent leur formation, la conscience de leur dignité, la vigueur de leurs organisations.

L’égoïsme et la domination sont chez les hommes des tentations permanentes. Aussi un discernement toujours plus affiné est-il nécessaire pour saisir, à leur racine, les situations naissantes d injustice et instaurer progressivement une justice de moins en moins imparfaite. Dans la mutation industrielle, qui réclame une adaptation rapide et constante, ceux qui vont se trouver lésés seront plus nombreux et plus défavorisés pour faire entendre leurs voix. Vers ces nouveaux « pauvres » — handicapés et inadaptés, vieillards, marginaux d’origine diverse —, l’attention de l’Eglise se porte pour les reconnaître, les aider, défendre leur place et leur dignité dans une société durcie par la compétition et l’attrait de la réussite.



LES DISCRIMINATIONS






16 Au nombre des victimes des situations d’injustice — encore que le phénomène ne soit, malheureusement, pas nouveau — il faut placer ceux qui sont l’objet de discriminations, de droit ou de fait, à cause de leur race, leur origine, leur couleur, leur culture, leur sexe ou leur religion.

La discrimination raciale revêt, en ce moment, un caractère de plus forte actualité par la tension qu’elle soulève tant à l’intérieur de certains pays qu’au plan international lui-même. Avec raison, les hommes tiennent pour injustifiable et rejettent comme inadmissible la tendance à maintenir ou à introduire une législation ou des comportements, inspirés systématiquement par les préjugés racistes: les membres de l’humanité partagent la même nature et, par conséquent, la même dignité avec les mêmes droits et mêmes devoirs fondamentaux, comme la même destinée surnaturelle. Au sein d’une commune patrie, tous doivent être égaux devant la loi, trouver un accès égal à la vie économique, culturelle, civique ou sociale et bénéficier d’une équitable répartition de la richesse nationale.


un droit a l’émigration





17 Nous songeons aussi à la situation précaire d’un grand nombre de travailleurs émigrés, dont la condition d’étrangers rend d’autant plus difficile, de leur part, toute revendication sociale, malgré leur réelle participation à l’effort économique du pays d’accueil. Il est urgent que l’on sache dépasser à leur égard une attitude étroitement nationaliste pour leur créer un statut qui reconnaisse un droit à l’émigration, favorise leur intégration, facilite leur promotion professionnelle et leur permette l’accès à un logement décent, où puissent les rejoindre, le cas échéant, leurs familles (cf. Populorum Progressio, PP 69 ; AAS 59 [1967], PP. 290-291).

A cette catégorie se rattachent les populations qui, pour trouver du travail, fuir une catastrophe ou un climat hostile, quittent leurs régions et se retrouvent déracinées chez les autres.

Il est du devoir de tous — et spécialement des chrétiens (cf. Mt 25,35) — de travailler avec énergie à instaurer la fraternité universelle, base indispensable d’une justice authentique et condition d’une paix durable : « Nous ne pouvons invoquer Dieu, Père de tous les hommes, si nous refusons de nous conduire fraternellement envers certains des hommes créés à l’image de Dieu. La relation de l’homme à Dieu le Père et la relation de l’homme à ses frères humains sont tellement liées que l’Ecriture dit : « Qui n’aime pas ne connaît pas Dieu » (1Jn 4,8) (cf. Nostra Aetate, NAE 5 ; AAS 58 [1966], p. 743).


créer des emplois





18 Avec la croissance démographique, surtout marquée dans les jeunes nations, le nombre de ceux qui n’arrivent pas à trouver du travail et sont contraints à la misère ou au parasitisme ira grandissant dans les prochaines années, à moins qu’un sursaut de la conscience humaine n’entraîne un mouvement général de solidarité par une politique efficace d’investissements, d’organisation de la production et de la commercialisation, aussi bien du reste que de formation. Nous savons l’attention qui est portée à ces problèmes au sein des instances internationales et Nous souhaitons vivement que leurs membres ne tardent pas à conformer leurs actes à leurs déclarations.

Il est inquiétant de constater en ce domaine une sorte de fatalisme qui s’empare même des responsables. Ce sentiment conduit parfois jusqu’aux solutions malthusiennes prônées par une propagande active en faveur de la contraception et de l’avortement. Dans cette situation critique, il faut au contraire affirmer que la famille, sans laquelle nulle société ne peut subsister, a droit à l’assistance qui lui assure les conditions d’un sain épanouissement. « Il est certain, disions-Nous dans notre encyclique Populorum Progressio, que les pouvoirs publics, dans les limites de leur compétence, peuvent intervenir, en développant une information appropriée et en prenant des mesures adaptées, pourvu qu’elles soient conformes aux exigences de la loi morale et respectueuses de la juste liberté du couple. Sans droit inaliénable au mariage et à la procréation, il n’est plus de dignité humaine » (Populorum Progressio,
PP 37 ; AAS 59 [1967], p. 276).


19 Jamais à aucune autre époque l’appel à l’imagination sociale n’a été aussi explicite. Il faut y consacrer des efforts d’invention et des capitaux aussi importants que ceux qui sont investis pour l’armement ou pour les performances technologiques. Si l’homme se laisse déborder et ne prévoit pas à temps l’émergence des nouvelles questions sociales, celles-ci deviendront trop graves pour qu’une solution pacifique puisse être espérée.



LES MOYENS DE COMMUNICATTONS SOCIALES






20 Parmi les changements majeurs de notre temps, Nous ne voulons pas oublier de souligner le rôle croissant que prennent les moyens de communication sociale et leur influence sur la transformation des mentalités, des connaissances, des organisations et de la société elle-même. Certes, ils ont bien des aspects positifs : grâce à eux, les informations du monde entier nous parviennent quasi instantanément, créant un contact par-delà les distances et des éléments d’unité entre tous les hommes ; une diffusion plus étendue de la formation et de la culture devient possible. Toutefois, ces moyens de communication sociale, par leur action même, en arrivent à représenter comme un nouveau pouvoir. Comment ne pas alors s’interroger sur les détenteurs réels de ce pouvoir, sur les buts qu’ils poursuivent et les moyens qu’ils mettent en oeuvre, sur le retentissement, enfin, de leur action, quant à l’exercice des libertés individuelles, aussi bien dans les domaines politique et idéologique que dans la vie sociale, économique et culturelle ? Les hommes qui détiennent cette puissance ont une grave responsabilité morale par rapport à la vérité des informations qu’ils doivent diffuser, par rapport aux besoins et aux réactions qu’ils font naître, par rapport aux valeurs qu’ils proposent. Plus encore, avec la télévision, c’est un mode original de connaissance et une nouvelle civilisation qui s’ébauche : celle de l’image.

Naturellement, les pouvoirs publics ne peuvent ignorer ni l’emprise croissante des moyens de communication sociale ni les avantages ou les risques que leur usage comporte pour le développement et l’avancement véritable de la société civile.

Il leur revient, de ce fait, d’exercer positivement leur fonction de service du bien commun, en apportant leur encouragement aux initiatives constructives et leur appui aux individus et aux groupes dans leur action pour défendre les valeurs fondamentales de la personne et de la communauté humaine. Ils s’emploieront, d’autre part, à éviter, par des mesures opportunes, que ne se propage ce qui serait de nature à léser le patrimoine commun des valeurs sur lesquelles se fonde le progrès authentique de la société (cf. Inter Mirifica,
IM 12 ; AAS 56 [1964], p. 149).


l’environnement





21 Tandis que l’horizon de l’homme se modifie ainsi à partir des images qu’on choisit pour lui, une autre transformation se fait sentir, conséquence aussi dramatique qu’inattendue de l’activité humaine. Brusquement l’homme en prend conscience : par une exploitation inconsidérée de la nature, il risque de la détruire et d’être à son tour la victime de cette dégradation. Non seulement l’environnement matériel devient une menace permanente : pollutions et déchets, nouvelles maladies, pouvoir destructeur absolu ; mais c’est le cadre humain que l’homme ne maîtrise plus, créant ainsi pour demain un environnement qui pourra lui être intolérable. Problème social d’envergure qui regarde la famille humaine tout entière.

C’est vers ces perceptions neuves que le chrétien doit se tourner pour prendre en responsabilité, avec les autres hommes, un destin désormais commun.

Aspirations fondamentales et courants d’idée





22 En même temps que le progrès scientifique et technique continue à bouleverser le paysage de l’homme, ses modes de connaissance, de travail, de consommation et de relations, s’exprime toujours, dans ces contextes nouveaux, une double aspiration plus vive au fur et à mesure que se développent son information et son éducation : aspiration à l’égalité, aspiration à la participation ; deux formes de la dignité de l’homme et de sa liberté.


avantages et limites des reconnaissances juridiques





23 Pour inscrire dans les faits et les structures cette double aspiration, des progrès ont été accomplis dans l’énoncé des droits de l’homme et la recherche d’accords internationaux pour l’application de ces droits (cf. Pacem in Terris ; AAS 55 [1963], p. 261 sq.). Cependant les discriminations — ethniques, culturelles, religieuses, politiques... — renaissent toujours. En fait, les droits humains demeurent encore trop souvent méconnus, sinon bafoués, ou leur respect est purement formel. En bien des cas, la législation est en retard sur les situations, réelles. Nécessaire, elle est insuffisante à établir de véritables rapports de justice et d’égalité. L’Evangile, en nous enseignant la charité, nous apprend le respect privilégié des pauvres et leur situation particulière dans la société : les plus favorisés doivent renoncer à certains de leurs droits, pour mettre avec plus de libéralité leurs biens au service des autres. Si, en effet, au-delà des règles juridiques, manque un sens plus profond du respect et du service d’autrui, même l’égalité devant la loi pourra servir d’alibi à des discriminations flagrantes, à des exploitations maintenues, à un mépris effectif. Sans une éducation renouvelée de la solidarité, une affirmation excessive de l’égalité peut donner lieu à un individualisme où chacun revendique ses droits, sans se vouloir responsable du bien commun.

Qui ne voit l’apport capital, dans ce domaine, de l’esprit chrétien qui va d’ailleurs à la rencontre des aspirations de l’homme à être aimé ? L’amour de l’homme, première valeur de l’ordre terrestre, assure les conditions de la paix, tant sociale qu’internationale, en affirmant notre fraternité universelle (cf. Message pour la Journée Mondiale de la Paix ; AAS 63 [1971], PP 5-9).



LA SOCIÉTÉ POLITIQUE






24 La double aspiration vers l’égalité et la participation cherche à promouvoir un type de société démocratique. Divers modèles sont proposés, certains sont expérimentés ; aucun ne donne complète satisfaction et la recherche reste ouverte entre les tendances idéologiques et pragmatiques. Le chrétien a le devoir de participer à cette recherche et à l’organisation comme à la vie de la société politique. Etre social, l’homme construit son destin dans une série de groupements particuliers qui appellent, comme leur achèvement et comme une condition nécessaire de leur développement, une société plus vaste, de caractère universel, la société politique. Toute activité particulière doit se replacer dans cette société élargie et prend, par là même, la dimension du bien commun (cf. Gaudium et Spes, GS 74, AAS 58 [1966], PP 1095-1096).

C’est dire l’importance d’une éducation à la vie en société, où, en plus de l’information sur les droits de chacun, soit rappelé leur nécessaire corrélatif : la reconnaissance des devoirs à l’égard des autres ; le sens et la pratique du devoir sont eux-mêmes conditionnés par la maîtrise de soi, l’acceptation des responsabilités et des limites posées à l’exercice de la liberté de l’individu ou du groupe.


25 L’action politique — est-il besoin de marquer qu’il s’agit d’abord d’une action et non pas d’une idéologie ? — doit être sous-tendue par un projet de société, cohérent dans ses moyens concrets et dans son inspiration qui s’alimente à une conception plénière de la vocation de l’homme et de ses différentes expressions sociales. Il n’appartient ni à l’Etat, ni même à des partis politiques qui seraient clos sur eux-mêmes, de chercher à imposer une idéologie, par des moyens qui aboutiraient à la dictature des esprits, la pire de toutes. C’est aux groupements culturels et religieux — dans la liberté d’adhésion qu’ils supposent — qu’il appartient, de manière désintéressée et par leurs voies propres, de développer dans le corps social ces convictions ultimes sur la nature, l’origine et la fin de l’homme et de la société.

En ce domaine, il convient de rappeler le principe proclamé au Concile Vatican II : « La vérité ne s’impose que par la force de la vérité elle-même qui pénètre l’esprit avec autant de douceur que de puissance » (cf. Dignitatis Humanae,
DH 1 ; AAS 58 [1966], p. 930).



Octogesima adveniens FR