Jérôme oeuvres mystiques


OEUVRES DE SAINT JÉROME




Publiées par M. BENOIT MATOUGUES,

sous la Direction

DE M. L. AIMÉ-MARTIN.

PARIS AUGUSTE DESREZ,IMPRIMEUR-EDITEUR

Rue Neuve-Des-Petits-Champs, n°50.

MDCCCXXXVIII

Abbaye Saint Benoît de Port-Valais

CH-1897 Le Bouveret (VS)





Source : http://www.abbaye-saint-benoit.ch/



Série IV. OEUVRES MYSTIQUES



VIES DE QUELQUES PÈRES DU DÉSERT.
VIE DE SAINT PAUL ERMITE.
VIE DE SAINT MALC.
VIE DE SAINT HILARION.

VIES DE PLUSIEURS SAINTES FEMMES DE ROME.
VIE DE SAINTE LÉA, VEUVE.
VIE DE SAINTE FABIOLA, VEUVE.
VIE DE SAINTE PAULA, VEUVE.
VIE DE SAINTE AZELLA, VIERGE.
VIE DE SAINTE MARCELLA, VEUVE.


TRAITÉ DES DEVOIRS DES PRÊTRES ET DES OBLIGATIONS DES SOLITAIRES.
PARTIE II. OBLIGATIONS DES SOLITAIRES.

CONSEILS SUR LA VIDUITÉ.
PARTIE I. - PARTIE II. - PARTIE III.
DU SOIN DE CONSERVER LA VIRGINITÉ




VIES DE QUELQUES PERES DU DÉSERT.





VIE DE SAINT PAUL ERMITE.


AVANT PROPOS.


Plusieurs ont douté quel a été celui d'entre tous les solitaires qui a le premier habité les déserts; et il y en a qui, remontant bien loin jusque dans les siècles passés, veulent que les premiers auteurs d'une si sainte retraite soient le bienheureux Hélie et saint Jean-Baptiste ; dont l'un me semble devoir plutôt être considéré comme un prophète que comme un solitaire, et l'autre a commencé à prophétiser avant même que de naître. D'autres assurent, et c'est la commune opinion, que saint Antoine doit être considéré comme le maître de ce projet; ce qui est vrai en partie puisque, bien qu'il n'ait pas été le premier de tous les solitaires qui en fuyant le monde ait passé dans le désert, il a été le premier qui par son exemple a montré le chemin et excité l'ardeur de tous ceux qui se sont portés à embrasser une vie si sainte; car Amatas et Macaire, deux de ses disciples dont le premier l'a mis en terre, nous assurent encore aujourd'hui qu'un nommé Paul Thébéen a été celui qui a commencé à vivre de cette sorte, en quoi je suis bien de leur avis. Il y en a aussi d'autres qui, feignant sur cela tout ce qui leur vient en fantaisie, voudraient nous faire croire que Paul vivait dans un antre souterrain, et que les cheveux lui tombaient jusque sur les talons; à quoi ils ajoutent d'autres semblables contes faits à plaisir, et que je n'estime pas devoir prendre la peine de réfuter, puisque ce sont des mensonges ridicules et sans apparence.

Or, d'autant que l'on a écrit très exactement, tant en grec qu'en latin, la vie de saint Antoine, j'ai résolu de dire quelque chose du commencement et de la fin de celle de saint Paul, plutôt à cause que personne ne l'a fait jusqu'ici que par la créance d'y pouvoir bien réussir; car quant à ce qui s'est passé depuis sa jeunesse jusqu'à sa vieillesse, et aux tentations du diable qu'il a soutenues et surmontées, personne n'en a connaissance.

Du temps de la persécution de Decius et de Valérien, lorsque le pape Corneille à Rome et saint Cyprien à Carthage répandirent leur sang bienheureux, cette cruelle tempête dépeupla plusieurs Eglises dans l'Egypte et dans la Thébaïde. Le plus grand souhait des chrétiens était alors d'avoir la tête tranchée pour la confession du nom de Jésus-Christ. Mais la malice de leur ennemi le rendait ingénieux à inventer des supplices qui leur donnassent une longue mort, parce que son dessein était de tuer leurs âmes et non pas leurs corps; ainsi que saint Cyprien, qui l'a éprouvé en sa propre personne, le témoigne lui-même par ces paroles: " On refusait de donner la mort à ceux qui la désiraient."Et afin de faire connaître jusqu'à quel excès allait cette cruauté, j'en veux rapporter ici deux exemples pour en conserver la mémoire.

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Un magistrat païen, voyant un martyr demeurer ferme et triompher des tourments au milieu des chevalets et des lames de fer sortant de la fournaise, commanda qu'on lui frottât tout le corps de miel, et qu'après lui avoir lié les mains derrière le dos on le mit à la renverse, et qu'on l'exposât ainsi aux plus ardents rayons du soleil, afin que celui qui avait surmonté tant d'autres douleurs cédât à celles que lui feraient sentir les aiguillons d'une infinité de mouches.

Il ordonna que l'on menât un autre qui était en la fleur de son âge dans un jardin très délicieux, et que là, au milieu des lis et des roses, et le long d'un petit ruisseau qui avec un doux murmure serpentait à l'entour de ces fleurs, et où le vent en soufflant agréablement agitait un peu les feuilles des arbres, on le couchât sur un lit, et qu'après l'y avoir attaché doucement avec des rubans de soie pour lui ôter tout moyen d'en sortir, on le laissât seul. Chacun s'étant retiré, il fit venir une fort belle courtisane qui se jetta à son cou avec des embrassements lascifs, et, ce qui est horrible seulement à dire, porta ses mains en des lieux que la pudeur. ne permet pas de nommer, afin qu'après avoir excité en lui le désir d'un plaisir criminel, son impudence victorieuse triomphât de sa chasteté. Ce généreux soldat de Jésus-Christ ne savait en cet état ni que faire ni à quoi se résoudre, car se fût-il laissé vaincre par les délices après avoir résisté à tant de tourments ? Enfin par une inspiration divine il se coupa la langue avec les dents, et en la crachant au visage de cette, effrontée qui le baisait il éteignit, par l'extrême douleur qu'il se fit à lui-même, les sentiments de volupté qui eussent pu s'allumer dans sa chair fragile.

Au temps que ces choses se passaient Paul, n'étant âgé que de quinze ans et n'ayant plus ni père ni mère :nais seulement une soeur déjà mariée, se trouva maître d'une grande succession en la basse Thébaïde. Il était fort savant dans les lettres grecques et égyptiennes, de fort douce humeur et plein d'un grand amour de Dieu. La tempête de cette persécution éclatant de tous,côtés, il se retira en une maison des champs assez éloignée et assez à l'écart.

Son beau-frère se résolut de découvrir celui qu'il était si obligé de cacher, sans que les larmes de sa femme, les devoirs d’une si étroite alliance ni la crainte de Dieu, qui du haut du ciel regarde toutes nos actions, fussent capables de le détourner d’un si grand crime; et la cruauté qui le portait à cela se couvrait même d'un prétexte de religion.

Ce jeune garçon qui était très sage, ayant appris ce dessein et se résolvant à faire volontairement ce qu'il était obligé de faire par force, s'enfuit dans les déserts des montagnes pour y attendre que la persécution fût cessée ; et en s'y avançant peu à peu, et puis encore davantage, et continuant souvent à faire la même chose, enfin il trouva une montagne pierreuse au pied de laquelle était une grande caverne dont l'entrée était fermée avec une pierre, qu'il retira; et, regardant attentivement de tous côtés par cet instinct naturel qui porte l'homme à désirer de connaître les choses cachées, il aperçut au-dedans, comme un grand vestibule qu'un vieux palmier avait formé de ses branches en les étendant et les entrelaçant les unes dans les autres, et qui n'avait rien que le ciel au-dessus de soi. Il y avait là une fontaine très claire d'où il sortait un ruisseau, qui à peine commençait à couler qu'on le voyait se perdre dans un petit trou, et être englouti par la même terre qui le produisait. Il y avait aussi aux endroits de la montagne les plus difficiles à aborder diverses petites maisonnettes où l'on voyait encore des burins, des enclumes et des marteaux dont on s'était autrefois servi pour faire de la monnaie ; et quelques mémoires égyptiens portent que c'avait été une fabrique de fausse monnaie, durant le temps des amours d'Antoine et de Cléopâtre.

Notre saint, concevant de l'attrait pour cette demeure qu'il considérait comme lui ayant été présentée de la main de Dieu, y passa toute sa vie en oraisons et en solitude ; et le palmier dont,j'ai parlé lui fournissait tout ce qui,lui était nécessaire pour sa nourriture et son vêlement; ce qui ne doit pas passer pour impossible, puisque je prends à témoin Jésus-Christ et ses anges que, dans cette partie du désert qui en joignant la Syrie tient aux terres des Arabes, j'ai vu parmi des solitaires un frère qui, étant reclus, il y avait trente ans, ne vivait que de pain d'orge et d'eau bourbeuse, et un autre qui, étant enfermé dans une vieille citerne, vivait de cinq figues par jour. Je ne doute pas néanmoins que cela ne semble incroyable aux (231) personnes qui manquent de foi, parce " qu'il n'y a que ceux qui croient, à qui telles, choses soient possibles. "

Mais pour retourner à ce que j'avais commencé de dire, il y avait déjà cent treize axis que le bienheureux Paul menait sur la terre, une vie toute céleste; et Antoine, âgé de quatre-vingt-dix ans ( comme il l'assurait souvent ), demeurant dans, une autre solitude, il lui vint en pensée que nul autre que lui n'avait passé dans le désert la vie d'un parlait et véritable solitaire; mais lorsqu'il dormait il lui fut, la nuit, révélé en songe qu'à y en avait un autre, plus, avant dans le désert, meilleur que lui, et qu'il se devait hâter d'aller voir.

Dès la pointe du jour ce vénérable vieillard, soutenant son corps faible et exténué avec mi bâton qui lui servait aussi à se conduire, commença à marcher sans savoir où il allait; et déjà le, soleil, arrivé à son midi, avait échauffé l'air de telle sorte qu'il paraissait tout enflammé, sans que néanmoins il se pût résoudre à différer son voyage, disant en lui-même:

" Je me confie en mon Dieu, et ne doute point qu'il ne me fasse voir son serviteur ainsi qu'il me l'a promis." Comme il achevait ces paroles il vit un Homme qui avait en partie le corps d'un cheval, et était comme ceux que les poètes nomment Hippocentaures. Aussitôt qu'il l'eut aperçu il arma son front du signe salutaire de la croix et lui cria: " Holà! en quel lieu demeure ici le serviteur de Dieu ?." Alors ce monstre, marmottant je ne sais quoi de barbare et entrecoupant plutôt ses paroles qu'il ne les proférait distinctement, s'efforça de faire sortir une voix douce de ses lèvres toutes hérissées de poil, et, étendant sa main droite, lui montra le chemin tant désiré; puis en fuyant il traversa avec une incroyable vitesse toute une grande campagne, et s'évanouit devant les yeux de celui qu'il avait rempli d'étonnement. Quant à savoir si le diable pour épouvanter le saint avait pris cette figure, ou si ces déserts si fertiles en monstres avaient produit celui-ci, je ne saurais en rien assurer.

Antoine, pensant tout étonné à ce qu'il venait de voir, ne laissa pas de continuer son chemin ; et à peine avait-il commencé à marcher qu'il aperçut dans un vallon pierreux un fort petit homme qui avait les narines crochues, des cornes au front et des pieds de chèvre. Ce nouveau spectacle ayant augmenté son admiration, il eut recours, comme un vaillant soldat de Jésus-Christ, aux armes de la foi et de l'espérance; mais cet animal, pour gage de son affection, lui offrit des dattes pour le nourrir durant son voyage. Le saint s'arrêta et lui demanda qui il était. Il répondit : " Je suis mortel et l'un des habitants des déserts que les païens, qui se laissent emporter à tant de diverses erreurs, adorent sous le nom de Faunes, de Satyres et d'Incubes. Je suis envoyé vers vous comme ambassadeur par ceux de mon espèce, et nous Vous supplions tous de prier pour nous celui qui est également notre Dieu, lequel nous avons su être venu pour le salut du monde, et dont le nom et la réputation se sont répandus par toute la terre. "

A ces paroles ce sage vieillard et cet heureux pèlerin trempa son visage des larmes que l’excès de sa joie lui. faisait répandre, en abondance, et qui étaient des marques évidentes de ce qui se passait dans son coeur; car il se réjouissait de la gloire de Jésus-Christ et de la destruction de celle du diable, et admirait en même temps comment il avait pu entendre le langage de cet animal et être entendu de lui. En cet état, frappant la terre de son bâton, il disait: " Malheur à toi, Alexandrie, qui adores des monstres en qualité de dieux ! malheur à toi, ville adultère qui es devenue la retraite des démons répandus en toutes les parties du monde. De quelle sorte t'excuseras-tu maintenant? Les bêtes parlent des grandeurs de Jésus-Christ, et tu rends à des bêtes les honneurs et les hommages qui ne sont dus qu'à Dieu seul! " A peine avait-il achevé ces paroles, que cet animal si léger s'enfuit avec autant de vitesse que s'il avait eu des ailes. Et s'il se trouve quelqu'un à qui cela semple si incroyable qu'il fasse difficulté d'y ajouter foi, il en pourra voir un exemple dont tout le monde a été témoin et qui est arrivé sous le règne. de Constance; car un homme de cette sorte, ayant été mené vivant à Alexandrie, l'ut vu avec admiration de tout le peuple ; et, étant mort, son corps, après avoir été salé de crainte que la chaleur de l'été ne le corrompit, fut,porté à Antioche pour le faire voir à l'empereur.

Mais, pour revenir à mon discours, Antoine, continuant à marcher dans le chemin où il s'était engagé, ne considérai autre chose que la piste (232) des bêtes sauvages et la vaste solitude de ce désert, sans savoir ce qu'il devait faire ni de quel côté il devait tourner.

Déjà le second jour était passé depuis qu'il était parti, et il en restait encore un troisième afin qu'il acquit par cette épreuve une entière confiance de ne pouvoir être abandonné de Jésus-Christ. Il employa toute cette seconde nuit en oraisons, et à peine le jour commençait à poindre qu'il aperçut de loin une louve qui, toute haletante de soif, se coulait le long du pied de la montagne. Il la suivit des yeux et, lorsqu'elle fut fort éloignée, s'étant approché de la caverne et voulant regarder dedans, sa curiosité lui fut inutile, à cause due son obscurité était si grande que ses yeux ne la pouvaient pénétrer; mais, comme dit l'Écriture, " le parfait amour bannissant la crainte, " après s’être un peu arrêté et avoir repris Baleine, ce saint et habile espion entra dans cet antre en s'avançant peu à peu et s'arrêtant souvent pour écouter s'il n'entendrait point de bruit. Enfin, à travers l'horreur de ces épaisses ténèbres, il aperçut de la lumière assez loin de là. Alors, redoublant ses pas et marchant sur des cailloux, il fit du bruit. Paul l'ayant entendu, il tira sur lui sa porte qui était ouverte, et la ferma au verrou.

Antoine, se jetant contre terre sur le seuil de la porte, y demeura jusqu'à l'heure de Sexte et davantage, le conjurant toujours de lui ouvrir et lui disant : " Vous savez qui je suis, d'où je viens, et le sujet qui m'amène. J'avoue que je ne suis pas digne de vous voir, mais je ne partirai néanmoins jamais d'ici jusqu'à ce due j'aie revu ce bonheur. Est-il possible que, ne refusant pas aux bêtes l'entrée de votre caverne, vous la refusiez aux hommes? Je vous ai cherché, je vous ai trouvé; et,je frappe à votre porte afin qu'elle me soit ouverte : que si je ne puis obtenir cette grâce, je suis résolu de mourir en la demandant; et j'espère qu'au moins vous aurez assez de charité pour m'ensevelir. "

" Personne ne supplie en menaçant et ne mêle des injures avec des larmes, " lui répondit Paul " vous étonnez-vous donc si je ne veux pas vous recevoir, puisque vous dites n'être venu ici que pour mourir?" Ainsi Paul en souriant lui ouvrit la porte; et alors, s'étant embrassés à diverses fois, ils se saluèrent et se nommèrent tous deux par leurs propres noms. Ils rendirent ensemble grâces à Dieu; et, après s'être donné le saint baiser, Paul, s'étant assis auprès d'Antoine, lui parla en cette sorte :

" Voici celui que vous avez cherché avec tant de peine, et dont le corps flétri de vieillesse est couvert par des cheveux blancs tout pleins de crasse; voici cet homme qui est sur le point d'être réduit en poussière; mais, puisque la charité ne trouve rien de difficile, dites-moi, je vous supplie, comment va le monde : fait-on de nouveaux bâtiments dans les anciennes villes? qui est celui qui règne aujourd'hui ? et se trouve-t-il encore des hommes si aveuglés d'erreur que d'adorer les démons? "

Comme ils s'entretenaient de la sorte ils virent un corbeau qui, après s'être reposé sur une branche d'arbre, vint de là, en volant tout doucement, apporter à terre devant eux un pain tout entier. Aussitôt qu'il fut parti Paul commença à dire : " Voyez, je vous supplie, comme Dieu, véritablement tout bon et tout miséricordieux, nous a envoyé à dîner. Il y a déjà soixante ans que je reçois chaque jour de cette sorte une moitié de pain; mais depuis que vous êtes arrivé Jésus-Christ a redoublé ma portion, pour faire voir par là le soin qu'il daigne prendre de ceux qui, en qualité de ses soldats, combattent pour son service. "

Ensuite, ayant tous deux rendu grâces à Dieu, ils s'assirent sur le bord d'une fontaine aussi claire que du cristal, et voulant se déférer l'un à l'autre l'honneur de rompre le pain, cette dispute dura quasi jusqu'à vêpres, Paul insistant sur ce que l'hospitalité et la coutume l'obligeaient à cette civilité, et Antoine la refusant à cause de l'avantage que l'âge de Paul lui donnait sur lui. Enfin ils résolurent que chacun de son côté, prenant le pain et le tirant à soi, en retiendrait la portion qui lui demeurerait entre les mains. Après, en se baissant sur la fontaine et mettant leur bouche sur l'eau, ils en burent chacun un peu, et puis, offrant à Dieu un sacrifice de louanges, ils passèrent toute la nuit en prières.

Le jour étant venu, Paul parla ainsi à Antoine : " Il y a longtemps, mon frère, que je savais votre séjour en ce désert; il y a longtemps que Dieu m'avait promis que vous emploieriez comme moi votre vie à son service; mais parce que l'heure de mon heureux sommeil est arrivé, et qu'ayant toujours désiré avec ardeur d'être délivré de ce corps mortel pour (233) m'unir à Jésus-Christ, il ne me reste plus, après avoir achevé ma course, que de recevoir la couronne de justice, notre Seigneur vous a envoyé pour couvrir de terre ce pauvre corps, ou, pour mieux dire, pour rendre la terre à la terre. "

A ces paroles Antoine, fondant en pleurs et jetant mille soupirs, le conjurait de ne le point abandonner et de demander à Dieu qu'il lui tint compagnie en ce voyage; à quoi il lui répondit : "Vous ne devez pas désirer ce qui vous est plus avantageux, mais ce qui est plus utile à votre prochain : il n'y a point de doute que ce ne vous fût un extrême bonheur d'être déchargé du fardeau ennuyeux de cette chair pour suivre l'agneau sans tache, mais il importe au bien de vos frères d'être encore instruits par votre exemple. Ainsi, si ce ne vous est point trop d'incommodité, je vous supplie d'aller quérir le manteau que l'évêque Athanase vous donna, et de me l'apporter pour m'ensevelir. " Or si le bienheureux Paul lui faisait cette prière, ce n'est pas qu'il se souciât beaucoup que son corps fût plutôt enseveli que de demeurer nu, puisqu'il devait être réduit en pourriture, lui qui depuis tant d'années n'était revêtu que de feuilles de palmier entrelacées, mais afin que, Antoine étant éloigné de lui, il ressentit avec moins de violence l'extrême douleur qu'il recevrait de sa mort.

Antoine fut rempli d'un merveilleux étonnement de ce qu'il lui venait de dire de saint Athanase et du manteau qu'il lui avait donné; et, comme s'il eût vu Jésus-Christ dans Paul et adorant Dieu résidant dans son coeur, il n'osa plus lui rien répliquer; mais, pleurant sans dire une seule parole, après lui avoir baisé les yeux et les mains il partit pour s'en retourner à son monastère, qui fut depuis occupé par les Arabes; et, bien que son esprit fit faire à son corps affaibli de jeûnes et cassé de vieillesse une diligence beaucoup plus grande que son âge ne le pouvait permettre, il s'accusait néanmoins de marcher trop lentement. Enfin après avoir achevé ce long chemin, il arriva tout fatigué et tout hors d'haleine à son monastère.

Deux de ses disciples qui le servaient depuis plusieurs années ayant couru au-devant de lui et lui disant : " Mon père, où avez-vous demeuré si longtemps?" il leur répondit : "Malheur à moi, misérable pécheur, qui porte si indignement le nom de solitaire! J'ai vu Hélie, j'ai vu Jean dans le désert, et, pour parler selon la vérité, j'ai vu Paul dans un paradis. "Sans en dire davantage et en se frappant la poitrine il tira le manteau de sa cellule; et ses disciples le suppliant de les informer plus particulièrement de ce que c'était, il leur répondit : " Il y a temps de parler et temps de se taire ; " et, sortant ainsi de la maison sans prendre aucune nourriture, il s'en retourna par le même chemin qu'il était venu, ayant le coeur tout rempli de Paul, brûlant d'ardeur de le voir et l'ayant toujours devant les yeux et dans l'esprit, parce qu'il craignait, ainsi qu'il arriva, qu'il ne rendit son âme à Dieu durant son absence.

Le lendemain au point du jour, lorsqu'il y avait déjà trois heures qu'il était en chemin, il vit au milieu des troupes des anges et entre les choeurs des prophètes et des apôtres Paul, tout éclatant d'une blancheur pure et lumineuse, monter dans le ciel. Soudain, se jetant le visage contre terre, il se couvrit la tête de sable et s'écria en pleurant : " Paul, pourquoi m'abandonnez-vous ainsi? pourquoi partez-vous sans me donner le loisir de vous dire adieu? Vous ayant connu si tard, faut-il que vous me quittiez si tôt? "

Le bienheureux Antoine contait, depuis, qu'il acheva avec tant de vitesse ce qui lui restait de chemin qu'il semblait qu'il eût des ailes, et non sans sujet puisque, étant entré dans la caverne, il y vit le corps mort du saint qui avait les genoux en terre, la tête levée et les mains étendues vers le ciel. Il crut d'abord qu'il était vivant et qu'il priait, et se mit de son côté en prières; mais, ne l'entendant point soupirer ainsi qu'il avait coutume de le faire en priant, il s'alla jeter à son cou pour lui donner un triste baiser, et reconnut que par une posture si dévote le corps de ce saint homme, tout mort qu'il était, priait encore Dieu auquel toutes choses sont vivantes.

Ayant roulé et tiré ce corps dehors, et chanté des hymnes et des psaumes selon la tradition de l'Eglise catholique, il était fort fâché de n'avoir rien pour fouiller la terre, et pensant et repensant à cela avec inquiétude d'esprit, il disait : " Si je retourne au monastère il me faut trois jours pour revenir, et si je demeure ici, je n'avancerai rien : il vaut donc beaucoup mieux que je meure et que, suivant votre vaillant soldat, ô Jésus-Christ, mon cher maître, (234) je rende auprès de lui les derniers soupirs. "

Comme il parlait ainsi en lui-même, voici deux lions qui, sortant en courant dis fond du désert, faisaient flotter leurs longs crins dessus le cou. Ils lui donnèrent d'abord de la frayeur, mais, élevant son esprit à Dieu, il demeura aussi, tranquille que s'ils eussent été dés colombes, lis vinrent droit au corps du bienheureux vieillard, et, s'arrêtant là et le flattant avec leurs queues, ils se couchèrent à ses pieds, puis jetèrent de grands rugissements pour lui témoigner qu'ils le pleuraient en la manière qu'ils le pouvaient. Ils commencèrent ensuite à gratter la terre avec leurs ongles, en un lieu assez proche de là, et, jetant, à l'envi le sable. de côté et d'autre, firent une fosse capable de recevoir le corps d'un homme; et aussitôt après, comme s'ils eussent demandé récompense de leur travail, ils vinrent, en remuant les oreilles et la tête basse, vers Antoine, et lui léchaient les pieds et les mains. Il reconnut qu'ils lui demandaient sa bénédiction, et soudain, rendant des louanges infinies à Jésus-Christ de ce que même les animaux irraisonnables avaient quelque sentiment de la divinité, il dit : " Seigneur, sans la volonté duquel il ne tombe pas même une seule feuille des arbres ai le moindre oiseau ne perd la vie, donnez à ces lions ce que vous savez leur être nécessaire ; " et après, leur faisant signe de la main, il leur commanda de s'en aller.

Lorsqu'ils furent partis il courba ses épaules affaiblies par la vieillesse sous le fardeau de ce saint corps, et, l'ayant porté dans la fosse, jeta du sable dessus pour l'enterrer selon la coutume de l’Eglise. Le jour suivant étant venu, ce pieux héritier, ne voulant, rien perdre de la succession de celui qui était mort sans faire de testament, prit pour soi la tunique qu'il avait tissue de ses propres mains avec des feuilles de palmier, en la même sorte qu'on l'ait des paniers d'osier, et retournant ainsi à son monastère, il conta particulièrement à ses disciples tout ce qui lui était arrivé; et aux jours solennels de Pâques et de la Pentecôte il se revêtait toujours de la tunique du bienheureux Paul.

Je ne saurais m'empocher, sur la fin de cette histoire, de demander à ceux qui ont tant de biens qu'ils n'en savent pas le compte, qui bâtissent des palais de marbre, qui enferment dans un seul collier de diamants ou de perles le prix, de plusieurs riches héritages, ce qui a jamais manqué à ce, vieillard tout nu. Vous buvez dans des coupes de pierres précieuses; et lui avec le creux de sa main satisfaisait, au besoin de la nature; vous vous parez, avec des robes tissues d'or, et lui n'a pas eu le plus vil habit qu'eût pu porter le moindre de vos esclaves; mais, par un changement étrange, le paradis a été ouvert à cet homme si pauvre, et vous, avec votre magnificence, serez précipités dans les flammes. éternelles; tout nu qu'il était, il a conservé cette robe blanche dont Jésus-Christ l'avait revêtu au baptême, et vous, avec ces habits somptueux, vous l'avez perdue; Paul, n'étant couvert que d'une vile poussière, se relèvera un jour pour ressusciter en gloire, et ces tombeaux si élaborés et si superbes qui vous enferment aujourd'hui ne vous empêcheront pas de braver misérablement avec toutes vos richesses. Ayez pitié de vous-mêmes, je vous prie, et épargnez au moins ces biens que vous aimez tant. Pourquoi ensevelissez-vous vos morts dans des draps d'or et de soie? Pourquoi votre vanité ne cesse-t-elle pas même au milieu de vos soupirs et de vos larmes? Est-ce que vous croyez que les corps des riches ne sauraient pourrir que dans des étoffes précieuses?

Qui que vous soyez qui lirez ceci, je vous conjure de vous souvenir du pécheur Jérôme, lequel, si Dieu lui en avait donné le choix, aimerait incomparablement mieux la tunique de Paul avec ses mérites due la pourpre des rois avec toute leur puissance.






VIE DE SAINT MALC.



AVANT-PROPOS.




Ceux qui doivent combattre sur la mer ont auparavant coutume, lorsqu'ils sont encore dans le port et dans le calme, de hausser et de baisser le gouvernail, de se servir des rames, de préparer les mains de fer destinées à accrocher les vaisseaux ennemis, et de mettre leur soldats en ordre le long des bancs pour le apprendre à demeurer fermes dans un champ de bataille aussi glissant qu'est celui d'un (235) vaisseau agité des flots, afin que, s'étant exercés de la sorte dans ces combats qui ne sont que feints, ils n'aient point d'appréhension ni de crainte lorsqu'ils se trouveront dans des combats véritables : ainsi, après avoir demeuré longtemps dans le silence que m'a fait garder celui qui ne peut souffrir que je parle, je veux m'exercer dans un petit ouvrage et comme dérouiller ma langue, afin de pouvoir entreprendre une histoire plus étendue; car j'ai résolu d'écrire ( si Dieu me conserve la vie, et si ceux qui me déchirent par Jours médisances cessent de me persécuter au moins maintenant qu'ils voient que je m'enfuis et que je me cache) comment et par qui, depuis l'avènement de notre. Sauveur jusqu'à notre siècle, c'est-à-dire depuis les apôtres jusqu'au temps où nous vivons, l'Eglise de Jésus-Christ s'est établie, s'est fortifiée, s'est accrue par les persécutions et a été couronnée par le martyre ; et comment, depuis que les empereurs ont embrassé sa créance, ses vertus se sont diminuées par l'augmentation de son autorité et de ses richesses ; mais ce n'est pas ici le lieu de traiter cette matière, et il faut venir au sujet que j'ai entrepris.

Le petit bourg de Marone, assis du côté de l'Orient à trente milles ou environ d'Antioche, ville de Syrie, après avoir changé de plusieurs maîtres, passa enfin (lorsque, étant encore fort jeune, je demeurais en ce pays-là) entre les mains de l'évêque Evagrius, mon allié, lequel je nomme pour indiquer comment j'ai appris ce que je vais écrire.

Il y avait un vieillard nommé Male, qui est un nom syriaque, lequel signifie roi. Il était Syrien de nation, parlait fort bien cette langue, et je croyais qu'il était originaire de ce même bourg, où une bonne femme cassée de vieillesse et toute prête à mourir demeurait aussi avec. lui. lis vivaient tous deux dans une telle piété et étaient si assidus à l'église qu'on les aurait iris pour Zacharie et Elisabeth, n'eût été que saint Jean ne paraissait point au milieu d'eux. M'enquérant soigneusement des habitants si le lien qui les unissait était le mariage, ou la parenté, ou la dévotion, tous d'une commune voix me répondirent que c'étaient des personnes saintes et très agréables à Dieu, et m'en contèrent certaines choses si merveilleuses que, poussé du désir d'en apprendre la vérité, j'allai trouver ce saint personnage; et ma curiosité m'ayant fait lui demander si je devais ajouter foi à ce que l'on m'avait rapporté, voici ce que j'appris de lui.

Mon fils, me dit-il, mon père et ma mère, qui vivaient d'un petit champ qu'ils cultivaient dans le territoire de Nisibe, n'ayant point d'autres enfants que moi, et me regardant comme le seul qui restait de leur. race et l'unique héritier de leur famille, me voulurent contraindre de me marier; à quoi avant répondu que j'aimais beaucoup mieux être solitaire, il ne faut point de meilleure preuve des persécutions que néon père me fit par ses menaces, et ma mère par ses flatteries, pour me faire perdre ma virginité, que ce que je fus contraint de les abandonner pour m'enfuir de leur maison ; et comme je ne pouvais aller en Orient à cause du voisinage des Perses, et que tous les passages étaient gardés par les gens de guerre des Romains, je tournai du côté de l'Occident) portant quelque peu de chose avec moi pour me garantir seulement de l'extrême nécessité. Or, pour ne m'arrêter point à des discours inutiles, je vous dirai que j'arrivai enfin au désert de Calcide qui, étant entre Imme et Beroé, est assis un peu plus vers le midi. Là ayant trouvé des solitaires, je nie luis sous leur conduite, et comme eux je gagnais ma vie par le travail de mes mains, et domptais par les,jeûnes les aiguillons de la chair.

Après plusieurs années il me vint en l'esprit de retourner en mon pays, afin de consoler ma mère dans son veuvage durant le reste de sa vie, car j'avais déjà su la mort de mon père., et avec dessein, lorsque Dieu aurait disposé d'elle, de vendre ce peu d'héritages que j'avais pour en donner une partie aux pauvres, en employer une autre partie à bâtir un monastère,et ( ce que je ne saurais confesser sans rougir de honte de mon infidélité) réserver le reste pour m'entretenir et pour vivre. Quand je dis cela à mon abbé, il me répondit en s'écriant que c'était une tentation du diable, et une ruse dont cet ancien ennemi des hommes se servait pour me tromper sous prétexte d'une chose. qui d'elle-même n'était las mauvaise ; que c'était retourner comme un chien à son vomissement, (236) et que plusieurs solitaires avaient été surpris de la sorte, le démon ne se montrant jamais à découvert; sur quoi il m'alléguait plusieurs exemples de l'Écriture sainte, et entre autres celui d'Adam et d'Eve, qu'il ruina dès le commencement en leur faisant concevoir l'espérance de se rendre semblables à Dieu. Ne me pouvant persuader, il se jeta à mes genoux et me conjura de ne le point abandonner, et de ne me vouloir point perdre moi-même, et de ne point regarder derrière moi après avoir mis la main à la charrue. Misérable que je suis ! je remportai par mon opiniâtreté une malheureuse victoire, m'imaginant qu'il ne recherchait pas tant en cela mon avantage que sa consolation. Il m'accompagna au sortir du monastère comme s'il m'eût porté en terre, et enfin en me disant adieu il usa de ces paroles : " Je vous regarde, mon fils, comme marqué du caractère du diable. Ne m'alléguez point de raisons, je ne reçois point d'excuses : une brebis ne saurait quitter le troupeau sans courir fortune à toute heure d'être dévorée par les loups. "

En allant de Beroé à Edesse, il y a tout contre le grand chemin une solitude par laquelle les Arabes courent de tous côtés sans demeurer jamais en même lieu. L'appréhension qu'on a d'eux fait que tous les voyageurs se rassemblent là pour éviter, par cette escorte qu'ils se font les uns aux autres, le péril qui les menace. Nous nous trouvions donc de compagnie environ soixante-dix personnes, tant hommes que femmes, vieillards, jeunes gens et enfants, lorsque soudain des Ismaélites montés sur des chevaux et sur des chameaux vinrent se jeter sur nous. Ils avaient de forts longs cheveux tout tressés, le corps à demi-nu, de grands manteaux, des carquois qui leur pendaient derrière le dos, de longs javelots, et tenaient en leurs mains des arcs débandés ; car ils ne venaient pas pour combattre, mais seulement pour voler. Ainsi nous fûmes enlevés, dispersés, et emmenés de divers côtés ; et moi, avec ma belle prétention de rentrer dans mon bien quand je serais en mon pays, me repentant trop tard du mauvais conseil que j'avais suivi, je tombai, avec la femme d'un de ceux qui étaient en notre compagnie sous la puissance d'un même maître. Nous fûmes menés, ou, pour mieux dire, nous fûmes portés comme en l'air sur des chameaux, où nous étions plutôt attachés qu'assis par l'appréhension continuelle que nous avions de tomber, et de périr dans ce vaste désert. Nous avions pour nourriture de la chair à demi crue, et pour breuvage le lait des chameaux. Enfin, après avoir passé une grande rivière, nous arrivâmes dans le désert le plus reculé de tous, où ayant reçu commandement, selon la coutume de cette nation, d'adorer la femme et les enfants de notre maître, nous nous prosternâmes devant eux. Ainsi, étant comme en prison, et ayant changé d'habits, c'est-à-dire étant réduit à aller tout nu, j'appris à marcher de la sorte ; et il est vrai que les chaleurs excessives de ce climat ne permettent de couvrir aucune partie du corps que celles qu'il serait honteux de ne point cacher. On me donna la charge d'un troupeau de brebis, et, à comparaison de mes autres maux, cette occupation me consolait lorsque je pensais qu'elle était cause que je voyais plus rarement mes maîtres et les autres esclaves. II me semblait aussi que j'avais en cela quelque conformité avec Jacob et avec Moïse, qui ont été autrefois pasteurs de brebis dans le désert. Je vivais de lait et de fromages ; je priais souvent; je chantais des psaumes que j'avais appris dans le monastère. Ma captivité me donnait de la joie, et je rendais grâces à Dieu de son juste jugement, qui me faisait trouver dans le désert la solitude que j'aurais perdue en mon pays.

Oh! qu'il est bien vrai que l'on n'est jamais assuré, ayant en tête un ennemi aussi puissant qu'est le démon! Oh! combien de piéges il nous tend, et par combien de diverses et incroyables manières il nous attaque! L'envie qu'il porte aux hommes fit qu'il me trouva dans cette solitude où je pensais être bien caché. Mon maître, voyant son troupeau multiplier entre mes mains, et ne trouvant rien à redire à ma fidélité, parce que j'avais appris de l'Apôtre " qu'il faut servir comme Dieu même ceux à qui nous sommes assujettis, " et voulant me récompenser afin d'augmenter encore mon affection à son service, me donna pour femme celle dont j'ai parlé, et qui avait été prise en même temps que moi. Sur ce que je refusais de la recevoir, et lui disais qu'étant chrétien, il ne m'était pas permis d'épouser la femme d'un homme vivant (car son mari, ayant été fait esclave en même temps que nous, avait été emmené par un (237) autre maître ), cet homme, qui me témoignait auparavant tant de douceur, étant devenu tout furieux, tira son épée et s'en vint à moi, et si je ne me fusse hâté de prendre cette femme par le bras, il m'eût tué à l'heure même.

La nuit vint plus tôt que je ne voulais et plus obscure que de coutume. Je menai ma nouvelle épouse dans une caverne à demi ruinée, et, la seule tristesse assistant à nos noces, nous avions horreur l'un de l'autre, et ne le confessions pas néanmoins. Ce fut alors que je sentis véritablement le malheur de ma captivité, et, me jetant contre terre, je commençai à regretter avec larmes cette pureté d'un solitaire que j'allais perdre, et je disais en moi-même : " Misérable que je suis ! étais-je donc réservé pour souffrir cette affliction? et mes péchés m'ont-ils réduit à cet excès de malheur que, mes cheveux commençant déjà à blanchir, je devienne de vierge que je suis le mari de cette femme? De quoi me sert d'avoir abandonné pour l'amour de Dieu mes parents, mon pays et mon bien, si j'entre maintenant dans une condition pour laquelle j'ai une telle répugnance que, plutôt que d'y entrer, j'ai abandonné toutes ces choses? Mais ce qui me met en cette extrémité, c'est sans doute le désir que j'ai eu de retourner en mon pays. Que ferons-nous, mon âme? succomberons-nous dans ce combat ou remporterons-nous la victoire? attendrons-nous que la main de Dieu s'appesantisse sur nous pour nous châtier, ou perdrons-nous la vie par nos propres mains ? Tourne, tourne plutôt cette épée contre ton estomac : ta mort n'est-elle pas plus à craindre que celle de ce corps ? La chasteté, conservée aux dépens de la vie, n'a-t-elle pas son martyre aussi bien que la foi? Qu'importe que je meure sans sépulture dans ce désert, pourvu que je m'acquitte de ce que je dois à Jésus-Christ et que, mourant pour lui témoigner ma fidélité, je sois tout ensemble, en me traitant ainsi moi-même, et le persécuteur et le martyr? " Ayant achevé ces paroles, je tirai mon épée qui reluisait dans ces ténèbres, et, tournant la pointe contre mon estomac, je dis : " Adieu, femme infortunée ; tu m'auras plutôt pour martyr que pour époux. " Alors, se jetant à mes pieds, elle me dit : " Je te supplie, par Jésus-Christ et par cette extrémité où nous nous trouvons maintenant, de ne verser point ton sang pour me faire répandre ensuite le mien ; mais si tu es résolu de mourir commence par m'ôter la vie avec cette épée, afin de nous unir plutôt en cette sorte qu'en celle que voulait notre maître. La servitude m'a si fort instruite dans la chasteté que, quand mon mari même reviendrait, je le conjurerais de trouver bon que je la gardasse. Pourquoi veux-tu donc mourir de peur d'être mon mari, puisque je mourrais si tu le voulais être ? Aie-moi plutôt pour compagne de ta pudeur, et préfère l'union de nos âmes à celle de nos corps. Que nos maîtres croient que tu es mon mari, mais que Jésus-Christ sache que tu n'es que mon frère. Il nous sera facile de leur persuader que nous sommes mariés lorsqu'ils verront que nous nous aimerons parfaitement. " J'avoue que ce discours m'épouvanta; et, admirant la vertu de cette femme, je l'aimai encore davantage que si elle eût été la mienne. Je ne l'ai pourtant jamais vue nue, ni jamais touché à sa chair, craignant de perdre dans la paix ce que j'avais conservé dans le combat. Plusieurs jours se passèrent dans cette sorte de mariage qui nous rendit plus agréables à nos maîtres, lesquels ne soupçonnaient nullement que nous eussions dessein de nous enfuir ; et, fidèle pasteur que j'étais, je passais quelquefois un mois tout entier dans le désert avec mon troupeau.

Longtemps après, comme j'étais un jour seul dans le désert et ne voyais rien que le ciel et la terre, je commençai à repasser plusieurs choses en mon esprit : il me souvint entre autres de la société dans laquelle j'avais vécu avec les solitaires ; et surtout je me représentais le visage de ce saint homme qui m'avait servi de père, qui m'avait instruit, qui m'avait tenu auprès de lui avec tant de soin, et qui avait si fort regretté ma perte. Comme j'étais dans ces pensées, j'aperçus un petit sentier tout plein de fourmis : les unes portaient des fardeaux plus grands qu'elles ; les autres traînaient avec leurs petites bouches, comme avec des tenailles, des graines d'herbes; et les autres tiraient de la terre de leurs fosses pour bouclier avec des digues les conduits qui amenaient de l'eau; celles-ci, se souvenant de l'hiver qui devait venir, coupaient le germe des grains qu'elles avaient amassés, de peur que (238) l'humidité de la terre ne fît venir de l'herbe dans leurs greniers, et les autres, avec un grand deuil, portaient les corps morts de leurs compagnes ; mais ce que j'admirais le plus dans une si grande multitude, c'est que celles qui sortaient n'empêchaient point celles qui entraient, et, au contraire, si elles en voyaient quelques-unes tomber sous la pesanteur de leur charge, elles les soulageaient en mettant leurs épaules sous le fardeau qui les accablait. Que dirai-je plus ? sinon que ce spectacle m'étant fort agréable, et m'ayant fait ressouvenir de Salomon qui nous renvoie à la prudence des fourmis, et nous excite par leur exemple à sortir de la paresse qui tient nos âmes engourdies, Je commençai à m'ennuyer de ma captivité, à désirer de revoir les cellules du monastère, et d'avoir part à la vigilance de ces fourmis saintes qui ne travaillent que pour le bien commun, et où, nul n'ayant rien de propre, toutes choses sont à tous.

Étant retourné au lieu où je couchais, ma femme de nom vint au-devant de moi. Je ne pus cacher dans mon visage la tristesse que j'avais dans le coeur : elle me demanda pourquoi j'étais si abattu : je lui en dis la cause. Elle m'exhorta à la fuite et me supplia d'avoir pour agréable qu'elle me tint compagnie. Je lui demandai le secret, elle me le promit; et, nous entretenant souvent en particulier, nous flottions entre l'espérance et la crainte.

J'avais deux boucs dans mon troupeau d'une merveilleuse grandeur : je les tuai pour me servir de leur peau à ce que je vais dire, et de leur chair pour nous nourrir en chemin. Aussitôt que la nuit s'approcha, nos maîtres pensant que nous étions couchés ensemble, nous nous mimes en chemin, portant ces peaux de bouc et une partie de leur chair. Etant arrivés au fleuve qui est à dix milles de là, nous enflâmes ces peaux, montâmes dessus et nous laissâmes aller au fil de l'eau; remuant seulement un peu les pieds pour nous en servir comme d'avirons afin que le fleuve, nous portant en bas et nous faisant aborder de l'autre côté du rivage, beaucoup plus loin que le lieu d'où nous étions partis, ceux qui voudraient nous suivre perdissent notre piste. Une partie de la chair que nous portions s'étant mouillée et l'autre étant tombée dans l'eau, à peine nous en restait-il pour trois jours. Nous bûmes par-delà notre soif pour nous préparer à celle que nous devions souffrir. Nous courions plutôt que de marcher, regardant toujours derrière nous, et avancions davantage la nuit que le jour, tant par la crainte des Arabes, qui faisaient des courses de tous côtés, qu'à cause de L'ardeur excessive du soleil. Je tremble encore en vous rapportant ceci et tout le corps m'en frémit, bien que je sois en sûreté.

Le troisième jour nous entrevîmes de fort loin deux hommes montés sur des chameaux qui venaient en très grande diligence; et, comme, notre esprit présage toujours notre malheur, nous crûmes que c'était notre maître : nous n'eûmes plus d'autre pensée que la mort, et il nous semblait que le soleil était couvert de ténèbres. Etant dans cet effroi, et connaissant que nous avions été trahis par les marques de nos pas imprimés sur le sable, nous vicies à notre main droite une caverne qui allait fort avant sous terre. Craignant qu'il n'y eût dedans des animaux venimeux (car les vipères, les basilics, les scorpions et les serpents, cherchent d'ordinaire ces lieux-là pour éviter l'ardeur du soleil et trouver de l'ombre), nous entrâmes bien dedans la caverne, mais nous nous arrêtâmes dans une fosse qui était tout à l'entrée, sur la main gauche, n'osant passer outre de peur de rencontrer la mort en voulant la fuir, et pensant en nous mêmes : Si Dieu nous veut assister dans ce péril nous sommes en sûreté, et s'il nous abandonne à cause de nos péchés, nous trouverons ici un sépulcre. Mais dans quel abattement d'esprit et dans quelle frayeur croyez-vous que nous nous trouvâmes lorsque nous vîmes notre maître et l'un de ses esclaves arrêtés tout contre la caverne; et, nous, ayant suivis à la piste, être arrivés au lieu où nous croyions être cachés? O combien la mort est plus rude à attendre qu'à souffrir! La crainte fait encore maintenant bégayer ma langue, et comme si mon maître criait encore, je n'ose pas seulement ouvrir la bouche. Il envoya cet esclave pour nous tirer de la caverne, et lui cependant tenait les chameaux, et avait l'épée nue à la main pour nous tuer aussitôt que nous sortirions. L'esclave étant entré et passé trois ou quatre pas plus avant que le lieu où nous étions, nous lui voyions le dos, mais lui ne nous voyait point (parce que c'est le propre des yeux de ne pouvoir distinguer aucun objet lorsqu'au sortir de la lumière ils passent dans (239) les ténèbres) ; et nous entendîmes aussitôt retentir ces paroles dans cet antre : " Sortez, pendards ; sortez, misérables ; sortez pour recevoir la mort. Qu'attendez-vous? Pourquoi tardez-vous? Sortez, votre maître vous appelle. Comme il parlait encore, nous vîmes à travers l'obscurité venir une lionne qui le saisit, l'é1rangla et le traîna ainsi tout sanglant dans le plus profond de la caverne. Bon Dieu! quelles furent alors tout ensemble notre frayeur et notre joie! Nous voyions périr notre ennemi sans que son martre le sût; lequel, voyant qu'il demeurait si longtemps; s'imagina que deux personnes se défendaient contre une seule, et, ne pouvant davantage retenir sa colère, vint à, la caverne l'épée nue à la main; et, lorsqu'avec des cris furieux il reprochait à son esclave sa lâcheté, il fut plutôt emporté par la lionne qu'il rie fut arrivé au lieu où nous étions cachés. Chose étrange, et qui le croirait, qu'une bête sauvage ait ainsi devant nos yeux coup battu pour nous !

Etant délivrés de la crainte que nous avions de lui, nous nous voyions exposés à toute heure à une mort semblable à la sienne, si ce n'est que la fureur d'une lionne est moins à craindre que' la colère d'un homme. Nous étions saisis de frayeur, et, n'osant pas seulement nous remuer, nous attendions quel serait le succès de cette aventure ; et notre seul espoir, au milieu de tant de périls, était en la connaissance que nous avions de notre chasteté, qui nous servait tomme d'un mur contre cette bête furieuse: La lionne, voyant qu'elle avait été découverte et craignant qu'on ne lui dressât quelque piège, emporta dès le matin dans sa gueule son lionceau et nous quitta la place. N'osant néanmoins nous fier à cela, nous fie partîmes pas si tôt; mais, ayant longtemps attendu et pensant à sortir, nous nous imaginions toujours de l'avoir, à la rencontre.

Ayant passé tout le jour dans cette appréhension, nous sortîmes le soir et trouvâmes ces chameaux (auxquels ils donnent en ce pays le nom de dromadaires à causé de leur extffin1e vitesse) qui ruminaient. Nous montâmes dessus, et, après avoir repris un peu de forcé avec quelques grains nouveaux, nous traversâmes le désert et' arrivâmes enfin le dixième jour au camp des Romains, où, ayant été présentés au maître de camp, nous lui contâmes tout ce qui nous était arrivé. De là, étant envoyés à Sabinien qui commandait en Mésopotamie, nous y vendîmes nos chameaux. Et parce que mon abbé, dont j'ai ci-devant parlé, était déjà mort pour aller jouir avec Dieu d'une meilleure vie, je retournai avec les solitaires qu'il avait laissés; et mis cette femme entre les mains de quelques vierges très vertueuses, l'aimant comme ma soeur, et vivant néanmoins avec elle avec plus de menue que si elle eût été ma soeur.

Malc, étant déjà fort vieux, me contait ces choses lorsque j'étais encore fort jeune, et je vous les conte dans ma vieillesse. Je présente aux chastes un exemple célèbre de chasteté, et j'exhorte les vierges à la conserver. Contez cette histoire à ceux qui viendront après vous, afin qu'ils sachent qu'au milieu même des épées, des déserts et des bêtes farouches, la chasteté n'est jamais captive; et qu'un véritable serviteur de Jésus-Christ peut bien être tué, mais non pas vaincu.



Jérôme oeuvres mystiques