Jérôme oeuvres mystiques


VIE DE SAINT HILARION



AVANT-PROPOS. A ASELLA.

Vertueuse Asella, l'ornement et la gloire des vierges, souvenez-vous de moi, je vous prie, en vos saintes oraisons. Entretenant d'écrire la vie du bienheureux Hilarion, j'invoque le Saint-Esprit dont il était rempli, afin que celui qui l'a comblé de tant de vertus m'assiste pour les raconter dignement, et: égale mes paroles à ses actions ; car, comme dit Salluste, on n'estime ceux qui ont fait des choses excellentes et extraordinaires qu'à proportion des louanges que des esprits rares leur ont données. Alexandre-le-Grand (que Daniel figure sous le nom d’un léopard ou d'un bouc), voyant le tombeau d'Acitille, s'écria : " O que tu as été heureux d'avoir rencontré un si grand esprit pour publier ton héroïque vaillance! " voulant signifier Homère par ces paroles.

Or j'ai à écrire la vie d'un homme si admirable que, si Homère était vivant, ou il me porterait envie d'avoir trouvé une matière si (240) favorable, ou, s'il entreprenait de la traiter, il y succomberait lui-même; car, encore que saint Epiphane, évêque de Salamine en Cypre, qui a eu grande familiarité avec Hilarion, ait écrit en peu de mots ses louanges dans une lettre qui est entre les mains de tout le monde, il y a toutefois grande différence entre se servir de lieux communs pour louer un homme mort ou représenter les vertus qui lui ont été particulières. Ainsi entreprenant, plutôt en faveur de saint Epiphane que pour lui faire tort, l'ouvrage qu'il n'a fait que commencer, je méprise la voix de la médisance, qui, ayant déjà trouvé à redire à la vie de Paul que j'ai écrite, pourra bien aussi blâmer celle d'Hilarion, prenant la solitude de l'un pour un sujet de calomnie, et reprochant à l'autre qu'il a trop conversé parmi le monde; comme si ce que je dis de celui qui s'est toujours caché n'était qu'une fable, ou que l'on dût moins estimer l'autre à cause qu'il a été vu de plusieurs. Leurs pères, qui sont les pharisiens, en ont autrefois usé de la même sorte, n'ayant pu approuver ni la solitude et le jeûne de saint Jean, ni de voir notre Sauveur environné de grandes troupes, et qu'il bût et mangeât en la manière ordinaire. Mais je vais mettre la main à l'oeuvre que j'ai entreprise, et boucher mes oreilles pour passer outre sans entendre aboyer les chiens de Scylla. Je souhaite, très sacrée vierge, que vous demeuriez toujours en la grâce de Jésus-Christ, et que vous ne m'oubliez pas en vos saintes prières.


CHAPITRE I. Saint Hilarion, ayant passé quelque temps auprès de saint Antoine, se retire à l'âge de quinze ans dans un désert de la Palestine.


Hilarion était d'un bourg nommé Tabate qui est assis, du côté du midi, à cinq milles ou environ de Gaza, ville de Palestine. Son père et sa mère étant idolâtres, cette rose, ainsi que l'on dit communément, fleurit au milieu de ces épines. Ils l'envoyèrent apprendre les lettres humaines à Alexandrie, où il donna des preuves d'un grand esprit et d'une grande pureté de moeurs, autant que son âge le pouvait permettre; ce qui le rendit en peu de temps aimé de tous et savant en rhétorique. Mais, ce qui est incomparablement plus estimable, étant entré dans la foi de Jésus-Christ, il ne prenait plaisir ni aux fureurs du cirque, ni au sang des gladiateurs, ni aux dissolutions du théâtre, mais toute sa joie était de se trouver à l'église en l'assemblée des fidèles.

Ayant entendu parler de saint Antoine, dont le nom était si célèbre dans toute l'Égypte, l'extrême désir qu'il eut de le voir le fit aller dans le désert ; et aussitôt qu'il eut reçu cette consolation, il changea d'habit et demeura près de deux mois auprès de lui, observant avec grand soin sa manière de vivre et la gravité de ses moeurs, quelle était son assiduité en l'oraison, son humilité à recevoir ses frères, sa sévérité à les reprendre, sa gaîté à les exhorter, et comme nulle infirmité n'était capable d'interrompre son abstinence en toutes choses et l'âpreté de ses jeûnes.

Mais, ne pouvant souffrir davantage l'abord et la multitude de ceux qui venaient de tous côtés chercher saint Antoine pour être soulagés de diverses maladies, et particulièrement de l'obsession des démons, et disant que, puisqu'il n'y avait point d'apparence de voir dans le désert autant de monde que dans les villes, il fallait qu'il commençât ainsi qu'avait commencé Antoine, lequel, comme un vaillant soldat, pouvait alors jouir du fruit de ses victoires, au lieu que lui n'était pas encore seulement entré dans le combat, il s'en retourna en son pays avec, quelques solitaires; et ses parents étant déjà morts, il donna une partie de son bien à ses frères et l'autre aux pauvres, sans se réserver chose quelconque, à cause que cet exemple ou ce supplice d'Ananias et de Saphira, que nous voyons dans les Actes des apôtres, lui faisait peur, et principalement parce qu'il avait gravé dans son esprit cette parole de notre Seigneur : " Celui qui ne renonce pas à tout ce qu'il possède ne saurait être mon disciple. "

Il n'avait lors que quinze ans; et, s'étant en cette sorte dépouillé de toutes choses et armé de Jésus-Christ, il entra dans cette solitude qui, étant sur la main gauche lorsque l'on va en Egypte le long du rivage, est éloignée de sept milles de Majma, où se fait tout le trafic de Gaza. Ces lieux étant remplis de meurtres par les brigandages qui s'y faisaient, et ses proches et ses amis l'ayant averti d'un si grand péril, il méprisa la mort pour éviter une autre mort. Chacun s'étonnait de son courage; et on eût (241) encore plus admiré qu'il fût capable en cet âge de prendre une telle résolution, si l'on n'eût vu reluire dans ses yeux cette flamme qui brûlait son coeur, et ces étincelles de sa foi si vive et si ardente. Si son teint était délicat, son corps et sa complexion ne l'étaient pas moins; et, étant très sensible à toutes les injures de l'air, le moindre froid ou le moindre chaud était capable de lui donner beaucoup de peine.


CHAPITRE II. De la merveilleuse austérité avec laquelle saint Hilarion vivait dans ce désert, et de sa constance à soutenir les tentations des démons.


Ainsi, se couvrant seulement d'un sac et prenant une tunique de poil (que le bienheureux Antoine lui avait donnée lorsqu'il prit congé de lui) avec un sayon de paysan, il s'arrêta, entre la mer et les marais, dans une vaste et effroyable solitude où il ne mangeait que quinze figues par jour après que le soleil était couché. Et comme cette contrée, ainsi que j'ai déjà dit, était toute pleine de voleurs, nul autre homme que lui n'avait jamais demeuré en ce lieu-là. Que pouvait faire le démon eu le voyant vivre de la sorte? de quel côté se pouvait-il tourner? Il en enrageait, et celui qui avait dit autrefois avec tant d'insolence et de vanité

" Je monterai dans le ciel; j'établirai mon trône sur les astres et serai semblable au Très-Haut," se voyait vaincu par un enfant, qui le foulait aux pieds avant que son âge lui permit de pécher. Cet esprit de ténèbres, ne pouvant lui faire pis, chatouillait ses sens et s'efforçait de faire sentir à son corps, qui entrait dans les premiers bouillons de la jeunesse, les ardeurs de la volupté qui jusqu'alors lui étaient inconnues. Ainsi ce jeune soldat de Jésus-Christ était contraint de porter son imagination à des choses qu'il ignorait, et de, penser et repenser à des pompes et à des magnificences qu'il n'avait jamais vues; sur quoi, entrant en colère contre lui-même et se meurtrissant l'estomac de coups, comme si en frappant son corps il eût pu chasser ces pensées de son esprit, il disait: " Malheureux animal, je t'empêcherai bien de regimber : je te chargerai excessivement et te ferai travailler par le chaud et par le froid, afin que tu penses plutôt à manger qu'à te donner du plaisir. " Ainsi après trois ou quatre jours de,jeûne, il soutenait seulement avec le suc de quelques herbes et un peu de figues son corps qui n'en pouvait plus; il priait et chantait des psaumes quasi à toute heure, et labourait la terre afin que ce travail redoublât celui de ses jeûnes. Il imitait aussi la façon de vivre des solitaires d'Egypte en faisant des paniers d'osier, et suivait le précepte de l'Apôtre lorsqu'il dit que " celui qui ne travaille point ne doit point manger. " Ainsi son corps devint exténué de telle sorte qu'à peine sa peau tenait-elle encore à ses os.

Il entendit une nuit comme des plaintes de petits enfants, des pleurs de femmes, des bêlements de brebis, des mugissements de boeufs, des rugissements de lions, le bruit d'une armée et le son de plusieurs voix barbares et confuses, et fut en cette sorte plus épouvanté par l'ouïe que par la vue; mais reconnaissant que tout cela n'était que des jeux du démon, il se jeta à genoux, lit le signe de la croix sur son front, et s'étant ainsi armé du bouclier de la foi, il combattait d'autant plus courageusement qu'il était par terre. Ayant quelque désir de voir ce qu'il avait horreur d'entendre, il jetait les yeux de tous côtés lorsque soudain il aperçut, la lune étant fort claire, un chariot tiré par des chevaux enflammés tomber sur lui; sur quoi il n'eut pas plus tôt imploré à haute voix l'assistance de Jésus-Christ que la terre s'ouvrit et engloutit toute cette machine; ce que voyant, il commença de dire : " Il a précipité dans la mer le cheval et le cavalier; " et cet autre passage de l'Ecriture : " Ils se glorifient en leurs chariots et en leurs chevaux, mais nous ne nous glorifions qu'au nom du Seigneur. "

Hilarion a souffert tant de tentations et les démons lui ont dressé de jour et de nuit tant de diverses embûches que si je les voulais toutes raconter, je passerais les bornes d'un juste volume. Combien de fois, lorsqu'il était couché, des femmes toutes nues se sont-elles présentées devant lui! et combien de fois, lorsqu'il avait faim, des festins magnifiques ont-ils paru devant ses yeux! Quelquefois, lorsqu'il priait, des loups en hurlant et des renards en jappant sautaient par-dessus lui; et lorsqu'il chantait des psaumes, il eut pour spectacle un combat de gladiateurs dont l'un, tombant comme mort (242) à ses pieds, le priait de lui donner la sépulture. Une autre fois s'étant mis en oraison, la tête appuyée contre terre, et par la misère de l'infirmité humaine son esprit s'étant distrait et pensant à autre chose, ce vigilant charretier infernal sauta sur ses épaules et, en lui donnant des talons par les côtés et lui frappant la tête avec son fouet, lui criait, : " Sus! sus! cours donc! Pourquoi t'endors-tu? " et en cet état, s'éclatant de rire, lui demandait si le courage lui manquait et s'il voulait qu'il lui donnât de l'orge.


CHAPITRE III. Abrégé de toute la vie de saint Hilarion.


Depuis l'âge de seize ans jusqu'à vingt il n'eut autre défense contre le chaud et la pluie qu'une cabane qu'il avait faite avec du jonc et quelques autres herbes marécageuses. Depuis il lit un petite cellule qui se voit encore aujourd'hui, large de quatre pieds et haute de cinq, et ainsi plus basse que lui, mais un peu plus longue qu'il ne fallait pour son petit corps, en sorte qu'elle paraissait plutôt un sépulcre que non pas la retraite d'un homme vivant. Il ne coupait ses cheveux qu'une fois l'année, le jour de Pâques ; il coucha jusqu'à la mort sur la terre dure et sur un peu de jonc; il ne lava jamais le sac dont il s'était revêtu, disant qu'il n'y avait point d'apparence de chercher la propreté dans le cilice ; il ne changeait de tunique que quand la sienne était en pièces; et, sachant toute l’Ecriture sainte par coeur, après qu'il avait fait oraison et chanté clos psaumes il la récitait tout haut comme si Dieu eût été présent. Or, parce qu'il serait trop long de raconter ses grandes actions selon les divers temps qu'il les a faites, je les renfermerai en peu de mots et représenterai par même moyen toute sa vie devant les yeux du lecteur, et puis je reprendrai la suite de ma narration.

Depuis vingt-un ans jusqu a vingt-sept il ne mangea autre chose, durant les trois premières années, qu'un peu de lentilles trempées dans de l'eau froide, et durant les autres trois années que du pain avec du sel et de l'eau ; depuis vingt-sept ans jusqu'à trente il ne vécut que d'herbes sauvages et de racines crues de quelques arbrisseaux ; depuis trente-un ans jusqu'à trente-cinq il n'eut pour toute viande que six onces de pain d'orge et un peu d'herbes cuites sans huile; mais sentant obscurcir ses yeux, et étant tourmenté d'une gratelle qui lui donnait une violente démangeaison par tout le corps et rendait sa peau aussi dure que de la pierre ponce, il ajouta de l'huile à ce. que je viens de dire, et continua jusqu'à soixante-trois ans à vivre dans cette extrême abstinence, ne goûtant outre cela ni d'aucun fruit, ni d'aucun légume, ni de chose quelconque. Alors voyant que son corps s'exténuait et croyant que sa mort était proche, il ne mangea plus de pain depuis soixante-quatre ans jusqu'à quatre-vingts, sa ferveur étant si incroyable qu'il semblait qu'il ne fit que d'entrer dans le service de Dieu en un âge où les autres ont coutume de diminuer leurs austérités. on lui faisait un breuvage avec de la farine et quelques Herbes hachées, lotit son boire et son manger pesant ainsi à peine cinq onces. II continua jusqu'à la mort en cette manière de vivre, ne mangeant jamais qu'après que le soleil était couché, et ne rompant jamais son jeune ni aux jours de fêtes ni dans ses plus grandes maladies.


CHAPITRE IV. Saint Hilarion commence à faire des miracles.


Mais il est temps de reprendre la narration que j'avais quittée. Lorsque Hilarion demeurait encore dans sa cabane, n'étant lors âgé que de dix-huit ans, les voleurs vinrent le chercher la nuit, soit qu'ils crussent qu'il eût quelque chose qu'ils laissent dérober, ou qu'ils estimassent qu'il leur fût honteux qu'un jeune homme seul ne craignit point leurs violences. Ainsi courant de tous côtés, entre la mer et les marais depuis le soir jusqu'au lever du soleil, ils tic purent jamais trouver le lieu où il se retirait; mais l'ayant rencontre, lorsque le jour était déjà fort grand, ils lui dirent en riant : " Que ferais-tu si des voleurs venaient à loi? " Il répondit: " Un homme qui n'a rien n'a point de peur des voleurs; " et sur ce qu' ils repartirent : " Mais ils te peuvent tuer." — " Ils le peuvent sans doute, " répliqua- t-il, " mais cela ne t'ait pas que je les craigne, parce que je suis tout préparé à la mort; " sur quoi ces voleurs admirant sa foi et sa constance, ils lui contèrent leur égarement (243) de la nuit précédente, de quelle sorte leurs yeux avaient été obscurcis, et lui promirent de mieux vivre à l'avenir.

Il était dans la solitude et âgé de vingt-deux ans sans être connu de personne que par sa réputation, qui le rendait célèbre en toutes les villes de la Palestine, lorsqu'une femme d'Eleuteropolis qui, ayant demeuré quinze ans sans avoir des enfants, se voyait méprisée de son mari à cause de sa stérilité, osa la première l'aborder, et, comme il ne pensait à rien moins, se jeta à ses genoux et lui dit : " Pardonnez à ma hardiesse, pardonnez à mon besoin. Pourquoi détournez-vous vos yeux de moi? pourquoi fuyez-vous celle qui vous prie? Ne nie regardez pas comme femme, mais regardez-moi comme misérable. Mon sexe a porté le sauveur du monde, et " ce ne sont pas les sains mais les malades qui ont besoin de médecin." Il s'arrêta à ces paroles, et, y ayant si longtemps qu'il n'avait vu de femme, lui demanda la cause de sa venue et de ses pleurs, laquelle ayant apprise, il leva les yeux au ciel, lui dit d'avoir bonne espérance, l'accompagna de ses larmes lorsqu'elle l'eut quitté, et au bout d'un an la revit avec un fils que Dieu lui donna.


CHAPITRE V. Saint Hilarion guérit les enfants d’Elpide et d'Aristenète.


Ce fut là le commencement de ses miracles; mais un autre beaucoup plus grand le rendit encore plus célèbre. Aristenète, femme d'Elpide qui fut depuis grand-maître du palais de l'empereur, fort recommandable entre ceux de sa nation mais beaucoup plus entre les chrétiens, retournant avec son mari et trois de. ses enfants de visiter saint Antoine, fut obligée de s'arrêter à Gaza à cause de leur indisposition; mais soit par la corruption de l'air ou (comme il parut ensuite) pour la gloire d'Hilarion, serviteur de Dieu, ses trois enfants étant tombés dans une violente fièvre, ils furent abandonnés des médecins. Cette pauvre mère, criant et hurlant, courait au milieu de ses trois fils qui étaient comme autant de corps morts, allant tantôt vers l'un et tantôt vers l'autre sans savoir lequel elle devait pleurer le premier. Enfin ayant appris qu'il y avait un solitaire dans un désert assez proche, oubliant la pompe des personnes de sa condition et se souvenant seulement qu'elle était mère, elle part accompagnée de quelques servantes et de quelques eunuques, son mari lui ayant à peine persuadé de monter sur un âne. Etant arrivée, vers Hilarion, elle lui dit : " Je vous conjure par le Dieu que nous adorons, par notre seigneur Jésus-Christ qui est la clémence même, et par sa croix et par son sang, de me rendre mes trois fils, et de venir à Gaza afin que le nom de notre Sauveur et de notre maître soit glorifié dans une ville païenne, et que l'idole de Marnas tombe par terre. Hilarion, ne pouvant se résoudre à lui accorder sa demande, et disant qu'il n'était jamais sorti de sa cellule et qu'il n'avait point coutume, non-seulement d'aller dans les villes, mais d'entrer même dans les moindres villages, Aristenète se jeta par terre en criant par diverses fois : " Hilarion, serviteur de Dieu, rendez-moi mes enfants, et que ceux qu'Antoine a embrassés en Egypte soient conservés par vous en Syrie! " Tous ceux qui étaient présents fondaient en larmes, et lui-même pleurait en lui refusant sa prière. Que dirai-je plus? cette dame ne s'en voulut jamais aller qu'après qu'il lui eût promis que le soleil ne serait pas plus tôt couché qu'il entrerait dans Gaza. Etant arrivé, et ayant considéré l'un après l'autre dans leurs lits ces jeunes enfants que l'ardeur de la fièvre dévorait, il invoqua le nom de Jésus-Christ. O effet admirable de la souveraine puissance de ce nom! on vit soudain d'une même manière sortir une sueur de ces trois corps ainsi que de trois fontaines; et en même temps ces malades, prenant de la nourriture, reconnaissant leur mère éplorée et rendant des actions de grâces à Dieu, baisèrent les mains du saint. Ce miracle ayant été su et s'étant répandu de tous côtés, on voyait comme à l'envi les peuples de Syrie et d'Égypte aller vers lui à grandes troupes ; en sorte que plusieurs embrassaient la foi de Jésus-Christ et faisaient profession de la vie solitaire, car il n'y avait point encore jusqu'alors de monastères dans la Palestine, et avant saint Hilarion on n'avait point vu de solitaires dans la Syrie. Il fut le premier fondateur en ce pays de cette manière de vivre ; il fut le premier qui en donna les instructions; et, comme notre seigneur Jésus-Christ avait le vieillard Antoine dans l'Égypte, il avait le jeune Hilarion dans la Palestine.

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CHAPITRE VI. saint Hilarion rend la vue à tune femme aveugle, guérit des paralytiques et délivre des possédés.



Les solitaires qui demeuraient avec Hilarion (car il y en avait alors plusieurs) lui amenèrent de Facidia, qui est un canton de Rhinocorure, ville d'Égypte, une femme aveugle depuis dix ans, laquelle lui dit qu'elle avait employé tout son bien à se faire traiter par les médecins. Le saint lui répondit : " Si vous l'aviez donné aux pauvres, Jésus-Christ qui est le véritable médecin vous aurait guérie. " Sur quoi cette pauvre femme redoublant ses prières et le conjurant d'avoir pitié d'elle, il cracha sur ses yeux et soudain, à l'exemple du Sauveur et par sa même vertu, elle recouvra la vue.

Un cocher de Gaza, du nombre de ceux qui conduisaient les chariots dans le cirque, ayant été frappé du démon lorsqu'il était sur son chariot, et étant demeuré de telle sorte entrepris de tout son corps qu'il ne pouvait pas même remuer les mains ni tourner la tête, lui fut apporté dans son lit et en cet état où il n'avait que la langue libre pour prier le saint, lequel lui ayant dit qu'il ne pouvait être guéri si auparavant il ne croyait en Jésus-Christ et ne promettait de renoncer à son métier, il crut, il promit de faire ce qu'on lui ordonnait. Il fut guéri, et se réjouit beaucoup plus d'avoir recouvré la santé de son âme que celle de son corps.

Un jeune homme nommé Marcitas, qui était du territoire de Jérusalem et extraordinairement fort, avait tant de complaisance en sa force qu'il portait fort longtemps et fort loin quinze mesures de froment, et croyait avoir gagné une belle victoire lorsqu'il soutenait un plus grand fardeau que n'eût su faire un âne. Celui-ci, étant possédé par l'un des plus méchants des démons, mettait en pièces les entraves dont on se voulait servir pour l'arrêter, et les gonds mêmes et les serrures. Il avait coupé avec les dents le nez et les oreilles de plusieurs personnes; il avait brisé les pieds des uns et les mâchoires des autres, et avait imprimé une telle terreur dans l'esprit de tout le monde que l'on l'amena au monastère chargé de chaînes, et à force de bras de plusieurs hommes qui le traînaient avec des cordes ainsi que l'on aurait fait à un taureau très furieux. Les frères, le voyant en cet état. et étant tout épouvantés (car il était d'une grandeur démesurée ), le vinrent dire à leur père; mais lui, sans se lever d'où il était assis, commanda qu'on le lui amenât et qu'on le déliât. Étant délié, il lui dit: " Baisse la tète et viens ici. " Alors ce misérable, toute sa fureur ayant cessé, commença à trembler, à baisser la tête sans oser lever les yeux, et à lécher les pieds d'Hilarion, lequel, l'ayant exorcisé et chassé le démon qui le possédait, le renvoya le septième jour.

Mais je ne dois pas taire ce qui arriva à Orion, le premier et le plus riche de la ville d'Ayla, assise sur la mer Rouge. Cet homme, possédé d'une légion de démons, lui fut amené ayant les mains, le col, les côtés et les pieds chargés de chaînes, et ses yeux égarés et menaçants témoignaient assez, l'extrême fureur dont il était agité. Le saint se promenait alors avec ses frères, auxquels il expliquait quelque chose de l'Écriture sainte; et Orion, s'étant échappé d'entre les mains de ceux qui le tenaient et étant venu à lui, l'embrassa par-derrière et l'enleva bien haut en l'air; sur quoi tous ceux qui étaient présents jetèrent un grand cri de la peur qu'ils eurent qu'il ne brisât ce corps si exténué de jeûnes ; mais le saint leur dit en souriant: " Laissez-le faire, et ne vous mettez pas en peine de la lutte qui doit se passer entre lui et moi." Ayant ensuite tourné sa main sur son épaule et touché la tête de ce malheureux, il le prit par les cheveux et l'amena à ses pieds ; puis, lui serrant les mains l'une contre l'autre et avec ses deux pieds marchant sur les siens, et redoublant encore, il dit : " Troupe de démons, soyez tourmentée, soyez tourmentée! " Orion, jetant de grands cris mêlés de pleurs et touchant la terre du derrière de sa tête renversée contre mont, dit : " O Jésus mon maître, délivrez-moi de cette misère et de cet esclavage. C'est à vous qu'il appartient de vaincre non-seulement un, mais plusieurs démons." Or voici une chose inouïe : on entendait sortir de la bouche d'un seul homme diverses voix et comme un cri confus de tout un peuple. Hilarion l'ayant délivré, il revint quelque temps après le revoir avec sa femme et ses enfants, et lui apporta plusieurs présents pour lui témoigner sa reconnaissance, sur quoi le saint lui dit : " N'avez-vous pas lu (245) de quelle sorte Giézi et Simon ont été châtiés, l'un pour avoir pris de l'argent et l'autre pour en avoir offert, l'un pour avoir voulu vendre les dons du Saint-Esprit et l'autre pour avoir voulu les acheter?" Orion lui ayant répondu les larmes aux yeux : " Recevez cela, je vous supplie, et le donnez aux pauvres, " il lui répliqua : " Vous le pouvez mieux faire que moi, puisque vous allez dans les villes et connaissez ceux qui en ont besoin. Mais ayant abandonné tout ce que j'avais, pourquoi désirerais-je le bien d'autrui? Il y en a beaucoup qui emploient le nom des pauvres pour servir de prétexte à leur avarice. La véritable charité n'est point artificieuse, et personne ne distribue mieux son bien aux pauvres que celui qui ne se réserve rien pour lui-même; " à quoi il ajouta, voyant duel était le déplaisir d'Orion et qu'il demeurait toujours prosterné par terre : " Ne vous affliger. point, mon fils: ce que je fais en ceci n'est pas moins pour votre intérêt que pour le mien, puisque si je recevais vos présents j'offenserais Dieu, et cette légion de démons retournerait dans vous. "

Qui pourrait aussi passer sous silence ce qui arriva à Zanane Mayumitain, qui, fendant le long du rivage de la mer des pierres pour bâtir, devint paralytique de tout le corps, et, ayant été apporté au saint par ceux qui travaillaient avec lui, fut soudain renvoyé sain à son ouvrage? Cette côte, qui s'étend depuis la Palestine jusqu'à l'Egypte, étant naturellement molle, se durcit parce que le sable se convertit en pierres et, s'unissant peu à peu ensemble, perd la nature du gravier encore qu'il n'en perde pas l'apparence.


CHAPITRE VII. De quelle sorte Italicus demeura victorieux au cirque par le moyen de saint Hilarion.


Italicus, habitant du même bourg et qui était chrétien, nourrissait des chevaux pour courir au cirque contre ceux de l'un des deux premiers magistrats de Gaza, fort affectionné à l'idole de Marnas; ce qui était une coutume observée dans toutes les villes romaines depuis Romulus, lequel, par suite de l'heureux succès du rapt des Sabines, avait ordonné que des chariots tirés par quatre chevaux feraient sept tours en l'honneur de Confus, dont il avait fait une divinité sous le nom du Dieu des conseils, bien que ce fût en effet à cause d'une action qui n'était qu'une pure tromperie; et dans cette course celui-là était réputé victorieux qui avait devancé les chevaux de ses concurrents. Italicus voyant que son antagoniste, par le moyen d'un enchanteur qui usait de certaines paroles pour invoquer les démons, empêchait ses chevaux. d'aller et redoublait la vitesse des siens, vint trouver le bienheureux Hilarion pour le supplier non pas tant de faire tort à son adversaire que d'empêcher qu'il n'en reçût point de lui. Ce vénérable vieillard trouvant qu'il était ridicule d'employer inutilement des oraisons pour de semblables niaiseries, et lui disant en souriant : " Que ne vendez-vous plutôt ces chevaux, afin d'en donner le prix aux pauvres pour le salut de votre âme? " il répondit que c'était une fonction publique à laquelle il ne se portait pas volontairement, mais y était contraint, et qu'un chrétien ne pouvant user de charmes, il avait jugé beaucoup plus à propos d'avoir recours à un serviteur de Jésus-Christ, principalement contre ceux de Gaza, qui étaient ennemis de Dieu, et dont l'insolence ne le regardait pas tant que l'Église de Jésus-Christ. Sur quoi Hilarion, en étant prié par les frères qui se trouvèrent présents, commanda qu'on emplit d'eau un pot de terre dans lequel il avait coutume. de boire, et qu'on le lui donnât. Italicus l'ayant reçu, en arrosa l'écurie, les chevaux, le cocher, le chariot et les barrières du cirque. Tout le peuple était dans une merveilleuse attente de ce qui devait arriver; car son adversaire, se moquant de cela comme d'une superstition, l'avait publié partout, et ceux qui favorisaient Italicus se réjouissaient déjà dans la croyance qu'ils avaient d'une victoire assurée. Le signal étant donné, les chevaux d'Italicus allaient aussi vite que s'ils eussent eu des ailes, et les autres semblaient avoir des entraves aux pieds. Les roues du chariot tiré par ceux-ci paraissaient tout enflammées, et à peine ceux qui conduisaient l'autre pouvaient-ils voir le dos de leurs adversaires qui volaient ainsi devant eux. Il s'éleva un grand cri de tout le peuple, et les ennemis mêmes d'Italicus ne purent s'empêcher de dire tout haut : " Jésus-Christ a vaincu Marnas. " Mais ceux qui avaient reçu ce déplaisir, frémissant de rage, (246) demandaient que l'on punit Hilarion comme étant le sorcier des chrétiens. Cette victoire, si connue et si publique, servit beaucoup pour faire embrasser la foi et à ceux qui en furent témoins et depuis à plusieurs autres qui étaient employés dans les jeux du cirque.


CHAPITRE VIII. Saint Hilarion délivre une fille d'un charme qui l'avait rendue éperdument amoureuse.



Dans le même bourg où se fait une partie du trafic de Gaza il y avait un jeune homme éperdument amoureux d'une vierge consacrée à Dieu, lequel, n'ayant rien pu gagner sur elle par toutes les caresses, cajoleries et autres témoignages de passion qui sont les commencements de la ruine de la chasteté, s'en alla à Memphis pour y chercher un remède à la fureur qui le transportait, et s'armer de tous les secrets de la magie afin d'attaquer de nouveau la vertu de cette fille. Après avoir passé une année à se faire instruire par les prêtres d'Esculape, qui ne savent que perdre encore davantage et non pas guérir les âmes, il revint dans l'espérance d'accomplir le crime qu'il avait conçu en son esprit, et enterra sous le seuil de la porte de la fille une lame d'airain de Cypre dans laquelle étaient gravées des conjurations violentes et quelques figures monstrueuses. Cette vierge, perdant aussitôt tous les sentiments de la pudeur, jetant le voile qui lui couvrait la tête, n'avait autre pensée que de commettre le crime qui lui faisait horreur auparavant, grinçait les dents et appelait à haute voix celui qui par ses charmes l'avait réduite en cet état, son amour étant si violent qu'il s'était tourné en fureur. Ses parents l'amenèrent au monastère et la mirent entre les mains d'Hilarion. Aussitôt le démon commença à hurler et à confesser toutes choses : " C'est par force, " disait-il, " que je suis venu ici ; j'y ai été amené contre mon gré. O que je trompais bien les hommes à Memphis par des rêveries et par des fables! O quelle croix! ô quels tourments je souffre à cette heure! Tu me veux contraindre de sortir du corps de cette fille, et j'y suis attaché par la lame de cuivre et par la tresse de fil qui sont enterrées sous le seuil de sa porte. Je n'en sortirai donc point si celui qui m'y a ainsi engagé ne me dégage. " A quoi le saint vieillard répondit : " Certes ta force doit être bien grande, puisque tu es ainsi enchaîné et arrêté par une lame de cuivre et par une tresse de fil! Mais dis-moi, comment as-tu eu la hardiesse d'obséder une vierge consacrée à Dieu?" " Afin, " répliqua-t-il, " de conserver sa virginité. " — " De conserver sa virginité, " répondit Hilarion, " toi qui es l'ennemi déclaré de la chasteté ! Et pourquoi n'entrais-tu pas plutôt dans le corps de celui qui t'envoyait ? " — " Pourquoi y serais-je entré, " dit-il, "puisqu'il est déjà possédé par le démon de l'amour, qui est l'un de mes compagnons? " Or le saint ne voulut pas que l'on recherchât les sortilèges ni le jeune homme avant qu'il eût délivré la fille, de peur qu'il ne semblât ou que le démon se fût retiré lorsqu'il aurait été délié par la dissolution de ses charmes, ou qu'il eût ajouté foi à ses paroles; disant que les démons sont toujours trompeurs et, très artificieux à feindre des choses fausses. Ainsi, avant délivré cette fille, il la reprit fort de ce que sa mauvaise conduite avait donné pouvoir au démon de l'obséder comme il avait fait.


CHAPITRE IX. Saint Hilarion délivre un officier des gardes de l'empereur qui était possédé.


La réputation d'Hilarion ne s'étendait pas seulement dans la Palestine. et dans les villes voisines de l'Égypte et de la Syrie, mais aussi dans les provinces les plus éloignées; ce qui lit que l'un des officiers des gardes de l'empereur Constance, et qui par ses cheveux dorés et la blancheur de son corps faisait assez voir quel était son pays (car il y a une nation qui n'est pas aussi étendue qu'elle est puissante, laquelle, étant entre les Saxons et les Allemands, est appelée Germanie par les historiens), étant dès sa jeunesse possédé par un démon qui faisait que toutes les nuits il hurlait, gémissait et grinçait les dents, demanda en particulier à l'empereur la permission de l'aire un voyage en la Palestine, et lui en dit tout naïvement la cause. L'empereur lui ayant donné des lettres de faveur adressées au gouverneur de la Palestine, il fut conduit à Gaza avec grand honneur et grande suite ; et avant demandé aux magistrats en quel lieu demeurait le solitaire Hilarion, les habitants de Gaza, épouvantés de ce qu'ils (247) croyaient qu'il l'allait trouver de la part de l'empereur, l'accompagnèrent jusqu'au monastère, tant afin de rendre honneur à une personne recommandée par sa majesté impériale que pour effacer par ce moyen le ressentiment d'Hilarion, s'il en avait conçu quelqu'un des injures qu'ils lui avaient faites. Le vieillard se promettait lors sur le sable, et disait eu lui-même, sans qu'on le pût entendre distinctement, quelque chose des Psaumes. Voyant venir à lui celle grande troupe, il s'arrêta, et, leur avant à louis rendu le salut et donné sa bénédiction, leur dit une heure après de s'en retourner, ne retenant que l'étranger avec ses officiers et ses serviteurs, parce qu'il avait reconnu à ses veux et à son visage quelle était la cause qui l'amenait. Sitôt que le saint commença à l'interroger on le vit comme élevé en l'air, touchant à peine. la terre du bout des pieds et rugissant. effroyablement. Il répondit en la même langue syriaque en laquelle il était interrogé; et ainsi l'on voyait sortir d'une bouche barbare, et qui ne, savait autre langue que la sienne et la latine, des paroles syriaques si pures qu'il n'y manquait ni le sifflement, ni l'aspiration, ni autres marques quelconques de l'idiome de la Palestine. Ainsi cet esprit impur confessa par quel ordre il était entré en lui, et afin que ses truchements, qui savaient seulement la langue grecque et la latine, entendissent ce qui se passait, le saint l'interrogea aussi en grec. Sur quoi le démon répondant en la même langue, et alléguant pour ses excuses divers charmes et divers effets de la magie qui l'avaient contraint d'entrer dans ce corps, " je ne me mets guère en peine, " lui dit- il, " de savoir de quelle sorte tu y es entré; mais je te commande d'en sortir au nom de Jésus-Christ notre Seigneur." Cet homme avant été ainsi délivré, il offrit au saint avec une grande simplicité dix livres d'or; mais au lieu de les recevoir il lui donna un pain d'orge, pour lui faire entendre que ceux qui se contentent d'une telle nourriture ne font non plus de cas de l'or que si c'était de la fange.



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