Jérôme oeuvres mystiques - CHAPITRE VII. Extrêmes honneurs que toute la ville de Rome rendit à la mémoire de sainte Fabiola, et conclusion de ce discours.

CHAPITRE VII. Extrêmes honneurs que toute la ville de Rome rendit à la mémoire de sainte Fabiola, et conclusion de ce discours.


Rome fit voir à la mort de Fabiola jusqu'à quel point elle l'avait admirée durant sa vie, car, comme elle respirait encore et n'avait pas encore rendu son âme à Jésus-Christ,

Déjà la Renommée en déployant ses ailes
Avait tout mis en deuil par ces tristes nouvelles,
et rassemblé tout le peuple pour se trouver à ses funérailles. On entend partout chanter des psaumes; le mot d'alleluia résonne sous toutes les voûtes des temples.

Les triomphes que Camille a remportés sur les Gaulois, Papirius sur les Samnites, Scipion sur Numance et Pompée sur Mithridate, roi du Pont, n'égalent pas ceux de cette femme héroïque, puisqu'ils n'ont vaincu que les corps et qu'elle a dompté la malice des esprits. Il me semble que je vois le peuple qui court en foule de tous côtés pour se trouver à ses obsèques : les places publiques, les galeries et les toits même des maisons ne pouvaient suffire pour donner place à tant de spectateurs. Ce fui alors que houle vit tous ses citoyens ramassés ensemble, et chacun croyait avoir part à la gloire. de cette sainte pénitente; mais il ne faut pas s'étonner si les hommes se réjouissaient en la terre du salut de celle qui avait par sa conversion réjoui les anges dans le ciel.

Recevez, bienheureuse Fabiola, ce présent de mon esprit due je vous offre en nia vieillesse, et ce devoir que je rends à votre mémoire. J'ai souvent loué des vierges, des veuves et des femmes mariées qui, ayant conservé la pureté de cette robe blanche qu'elles avaient reçue au baptême, avaient toujours suivi l'agneau en quelque lieu qu'il allât ; et certes c'est un grand sujet de louange que de ne s'être souillé d'une seule tâche durant tout le cours de sa vie ; mais due l'envie et la médisance ne prétendent pas néanmoins en tirer de l'avantage: " Si le Père de famille est bon, pourquoi notre oeil sera-t-il mauvais ? " Jésus-Christ a rapporté sur les épaules la brebis qui était tombée entre les mains des voleurs; il v a plusieurs demeures dans la maison du Père céleste ; la grâce surabonde où abondait le péché; et celui-là aime davantage à qui il a été plus remis. "




\C VIE DE SAINTE PAULA, VEUVE.




AVANT-PROPOS. Où il est parlé de la haute origine de sainte Paula.



Quand toutes les parties de mon corps seraient changées en autant de langues et que (264) chacune d'elles formerait une voix humaine, je ne pourrais rien dire qui approchât des vertus de la sainte et incomparable Paula. Elle fut illustre par sa race, mais beaucoup plus parla sainteté; elle fut considérée par la grandeur de ses richesses, mais elle l'est maintenant bien plus parce qu'elle a voulu être pauvre avec Jésus-Christ; elle a tiré son origine des Gracques et des Scipions, elle a été l'héritière du grand Paul-Emile dont elle portait le nom, et Martia Papiria, sa mère, était véritablement descendue de Scipion l'africain ; mais elle préféra Bethléem à tous ces avantages qu'elle avait dans Rome, et changea les lambris dorés de son palais contre une chaumière enduite de boue.

Néanmoins, au lieu de nous affliger d'avoir perdu une personne si éminente en mérite, nous devons plutôt rendre grâces à Dieu de l'avoir eue, ou, pour mieux dire, de ce que nous l'avons encore, puisque tout est vivant en lui, et que tout ce qui retourne dans son sein doit être mis au rang des choses qui nous demeurent. N'est-il pas raisonnable que la Jérusalem céleste soit la demeure de celle qui, durant qu'elle a vécu dans son corps mortel, a toujours été comme dans un pèlerinage qui l'éloignait de la présence de son maître, et qui disait sans cesse avec une voix lamentable : " Hélas! que mon pèlerinage dure! J'ai demeuré avec les habitants de Cedar, et mon âme est longtemps voyageuse sur la terre?" Or il ne faut pas s'étonner si elle se plaignait de demeurer dans les ténèbres, qui est ce que le nom de cedar signifie, vu que " le monde n'est que malice, que sa lumière est semblable à ses ténèbres, et. que, la lumière luisant dans les ténèbres, les ténèbres ne l'ont point comprise;" ce qui lui faisait dire souvent : "Je suis étrangère et pèlerine ainsi que tous mes pères l'ont été. Que je souhaite d'être délivrée de la prison de ce corps, afin d'être avec Jésus-Christ ! "

Combien de fois, lorsqu'elle était travaillée des infirmités où son corps si délicat était tombé par son incroyable abstinence et par ses jeûnes redoublés, entendait-on ces paroles sortir de sa bouche : " Je dompte mon corps et le réduis en servitude, de peur qu'ayant exhorté les autres, je ne sois moi-même réprouvée ! Il est bon de ne boire point de vin et de ne manger point de chair : j'ai humilié mon âme par mes jeûnes. Vous m'avez remplie d'infirmités,

je n'ai éprouvé que des afflictions et des épines;" et dans le milieu des douleurs les plus violentes, lesquelles elle supportait avec une patience admirable, elle disait, comme si elle eût vu les cieux ouverts : " Qui me donnera des ailes semblables à celles d'une colombe, afin que je m'envole et que je trouve un lieu de repos? "

Je prends à témoin Jésus-Christ, tous les saints et l'ange gardien de cette femme admirable que je ne parlerai ni avec complaisance ni avec flatterie, et que je ne dirai rien que pour rendre témoignage à la vérité, et qui ne soit au-dessous de ses mérites, que toute la terre publie, que les prêtres admirent, qui sont la cause des regrets de tant de compagnies de vierges, et qui font qu'elle est pleurée par une si grande multitude de solitaires et de pauvres. Mais voulez-vous, lecteur, apprendre en peu de paroles quelles furent ses vertus? elle laissa tous les siens pauvres, étant elle-même encore plus pauvre ; ce qu'il ne faut pas trouver étrange au regard de ses proches et de ses domestiques dont. elle avait fait ses frères et ses soeurs, de serviteurs et de servantes qu'ils étaient auparavant, vu que, sans considérer la grandeur de la naissance de sa fille Eustochia, cette vierge consacrée à Jésus-Christ et pour la consolation de laquelle j'écris ce discours, elle ne lui laissa autres richesses que celles de la foi et de la grâce.


CHAPITRE I. De quelle sorte Dieu a voulu récompenser l'extrême humilité de sainte Paula en la rendant illustre par toute la terre. De son mariage et de ses enfants.


Commençons donc cette narration avec ordre. Que d'autres, reprenant les choses de plus haut et comme dès le berceau de sa race, disent s'ils veulent qu'elle eut pour mère Blésilla et pour père Rogat, dont l'une est descendue des Scipions et des Gracques, et l'autre, par les statues de ses ancêtres, par l'illustre suite de sa race et par ses grandes richesses, est encore aujourd'hui cru presque par toute la Grèce être descendu du roi Agamemnon, qui ruina Troie en suite d'un siège de dix ans; mais, quant à moi, je ne louerai que ce qui lui est propre, sorti d'une source aussi pure qu'était celle de son âme sainte.

Notre Sauveur et notre maître dit, dans (265) l’Evangile, aux apôtres qui lui demandaient quelle serait leur récompense, que ceux qui donneraient tout pour l'amour de lui recevraient le centuple dès ce monde, et en l'autre la vie éternelle ; ce qui nous fait voir qu'on ne mérite point de louanges pour posséder des richesses, mais seulement lorsqu'on les méprise pour l'amour de Jésus-Christ, et qu'au lieu de s'enfler de vanité quand on est dans les honneurs, il faut témoigner la croyance que l'on a aux paroles de Dieu en n'en tenant aucun compte. Nous voyons cette parole de Jésus-Christ parfaitement accomplie en la personne de Paula, puisqu'il lui a rendu dès le temps présent ce qu'il a promis à ceux qui le servent : celle qui a méprisé la gloire d'une ville est aujourd'hui célèbre dans tout le monde par sa haute réputation, et celle qui, en demeurant à Rome, n'était hors de Rome connue de personne, depuis s'être cachée en Bethléem n'est pas seulement admirée par toutes les provinces de l'empire, mais par les nations même les plus barbares; car quel pays y a-t-il au monde d'où quelqu'un ne vienne pour visiter les lieux saints? et qui trouve-t-on, entre toutes les créatures, qu'on doive plus estimer que Paula? Ne brille-t-elle pas comme une pierre précieuse entre plusieurs autres, dont elle efface le lustre, et comme un soleil qui dès son lever obscurcit par l'éclat de ses rayons toute la splendeur des étoiles ? Ainsi elle surmonta par son humilité la vertu et la puissance de tous les autres, et, en se rendant la moindre de tous, elle se trouva de beaucoup élevée sur tout le reste, parce que plus elle s'abaissait, et plus Jésus-Christ la faisait paraître. Elle se cachait et ne pouvait être cachée; elle fuyait la gloire et l'acquérait en la fuyant, parce que la gloire suit la vertu, son ombre, et qu'en méprisant ceux qui la cherchent elle cherche ceux qui la méprisent. Mais pourquoi quitté-je l'ordre de ma narration, et puissé-je par-dessus les préceptes de la rhétorique en m'arrêtant ainsi trop longtemps à chaque chose?

Etant descendue d'une telle race, elle fut mariée à Toxotius, qui tire sa haute origine d'Enée et des Jules ; ce qui est cause que sa fille Eustochia,cette vierge consacrée à Jésus-Christ, porte le nom de Julie, et ce nom de Jules vient du grand Jules, fils d'Enée ; ce que je rapporte ici, non que ces hautes qualités soient fort considérables en ceux qui les possèdent, mais parce qu'on ne saurait trop les admirer en ceux qui en font pou de compte. Les hommes attachés au siècle révèrent les personnes si élevées au-dessus des autres par leur naissance, mais quant à moi, je ne saurais louer que ceux qui foulent aux pieds cette grandeur par l'amour qu'ils portent à Jésus-Christ; et d'autre côté, je ne saurais trop estimer en eux, lorsqu'ils les méprisent, ces avantages que je méprise lorsqu'ils les estiment.

Paula ayant donc pour ancêtres ceux dont je viens de parler, ci sa fécondité aussi bien que sa chasteté l'ayant l'ait estimer, premièrement par son mari, et puis par ses proches, et enfin par toute la ville de Rome, elle eut cinq enfants : Blésilla, sur la mort de laquelle je lui écrivis pour la consoler; Pauline, qui laissa pour héritier de ses biens et de ses excellentes résolutions son saint et admirable mari Pammaque, auquel j'ai adressé un petit discours sur le sujet de sa perte; Eustochia, qui demeure encore aujourd'hui dans les lieux saints, et est, par sa virginité et par sa vertu une perle précieuse et un ornement de l'Eglise; Rufina, qui par sa mort précipitée accabla de douleur l'âme si tendre de sa mère ; et Toxotius, après la naissance duquel elle cessa d'avoir des enfants, ce qui témoigna qu'elle n'en avait désiré que pour plaire à son mari, qui souhaitait avec passion d'avoir un fils.


CHAPITRE II. Sainte Paule, étain demeurée veuve, fait des charités merveilleuses, et puis s'embarque pour aller en terre sainte.


Dieu lui ayant ôté son mari, elle en eut une telle affliction qu'elle pensa perdre la vie, et elle se donna de telle sorte au service de Dieu qu'on aurait pu croire qu'elle aurait désiré de devenir veuve pour être dans la pleine liberté de le servir. Dirai-je qu'elle était si charitable qu'elle distribuait aux pauvres quasi tous les biens d'une aussi grande maison et aussi riche qu'était la sienne, et que sa bonté était telle qu'elle se répandait même sur ceux qu'elle n'avait jamais vus? Quel pauvre, étant mort, n'a point été enseveli à ses dépens? et quel malade, languissant sans pouvoir sortir du lit, n'a pas été nourri de son bien? Ne les cherchait (266) elle pas avec très grand soin par toute la ville? et ne croyait-elle pas avoir beaucoup perdu lorsque quelqu'un, pressé de faim et de misère, était secouru et nourri par d'autres? Elle appauvrissait ses enfants pour assister les nécessiteux ; et lorsque ses proches s'en fâchaient, elle leur répondait que ce qu'elle faisait en cela était pour leur laisser une succession beaucoup plus grande que la sienne, à savoir la miséricorde de Jésus-Christ. Elle ne put souffrir longtemps ces visites et ce grand abord de monde que lui attirait de tous côtés la grandeur d'une maison aussi illustre et aussi élevée dans le monde qu'était la sienne ; ces honneurs qu'on lui rendait lui faisaient une extrême peine, et, elle se hâtait de se mettre en état de n'être plus importunée de tant de louanges.

En ce temps des ordres de l'empereur ayant fait assembler à Rome des évêques d'Orient et d'Occident sur le sujet de quelques divisions arrivées entre les Eglises, elle vit deux hommes admirables, Paulin, évêque d'Antioche, et Epiphane, évêque de Salamine en Cypre, que l'on nomme maintenant Constance, dont elle eut le dernier pour hôte ; et, bien que Paulin demeurât dans un autre logis, il lui témoigna tant de bonté qu'elle ne jouit pas moins du bonheur de sa conversation que s'il eût été logé chez elle. La vertu de ces grands personnages ayant encore enflammé la sienne, elle pensait incessamment à abandonner son pays, et, oubliant sa maison, ses enfants, ses domestiques et généralement toutes les choses du siècle, elle n'avait autre passion que de s'en aller seule et sans être suivit: de personne, s'il était possible, dans ces déserts où saint Paul et saint Antoine ont fini leur vie.

Enfin l'hiver étant passé, la met' commençant à devenir navigable et ces excellents évêques retournant à leurs Eglises, elle les accompagna par ses voeux et par ses souhaits. Mais pourquoi différé je davantage à le dire? elle descendit sur le port, son frère, ses cousins, ses plus proches, et, ce qui est beaucoup plus que tout le reste, ses enfants même l'accompagnant et s'efforçant par la compassion qu'ils lui faisaient de faire changer de résolution à une mère qui les aimait avec une incroyable tendresse. Déjà on déployait les voiles et à force de rames on tirait le vaisseau dans la mer : le petit Toxotius joignait les mains vers sa mère sur le rivage, et Rufina, prête à marier, la conjurait par ses pleurs, ne l'osant faire par ses paroles, de vouloir attendre ses noces; mais Paula, élevant les yeux au ciel sans jeter une seule larme, surmontait par son amour pour Dieu celui qu'elle avait pour ses enfants, et oubliait qu'elle était mère pour témoigner qu'elle était servante de Jésus-Christ. Ses entrailles étaient déchirées, et elle combattait contre ses sentiments, qui n'étaient pas moindres que si on lui eût arraché le coeur, son affection pour ses enfants étant si grande qu'on ne saurait trop admirer en elle la force qu'elle eut de la surmonter. Il n'arrive rien de plus cruel aux hommes, entre les mains même de leurs ennemis et la rigueur de la servitude, que d'être séparés de leurs enfants ; mais l'on voit ici que, contre les lois de la nature, une foi parfaite et accomplie non-seulement le souffre, mais en a joie ; et ainsi Paula, en oubliant sa passion pour ses enfants par une plus grande qu'elle avait pour Dieu, ne trouvait du soulagement qu'en Eustochia, sa chère fille, qu'elle avait pour compagne dans ses desseins et dans son voyage. Son vaisseau faisant voile et tous ceux qui étaient dedans regardant vers le rivage, elle en détourna les yeux pour n'y point voir des personnes qu'elle ne pouvait voir sans douleur; car j'avoue que nulle autre mère n'a tant aimé ses enfants, auxquels avant de partir elle donna tout ce qu'elle avait, ne réservant rien pour elle,et se déshéritant elle-même sur la terre afin de trouver un héritage dans le ciel.


CHAPITRE III. Du voyage que fit sainte Paula avant de s'arrêter en Bethléem.


Etant arrivée à l'île de Pontia, si célèbre par l'exil de Flavia Domitilla, la plus illustre femme de son siècle, laquelle y fut reléguée par l'empereur Domitien à cause qu'elle était chrétienne, et voyant les petites cellules où elle avait souffert un long martyre, il sembla que sa foi y prit des ailes, tant elle se sentit touchée du désir de voir Jérusalem et les lieux saints, Elle trouvait que les vents tardaient trop à lever, et il n'y avait point de diligence qui ne lui semblât fort lente. Elle s'embarqua sur la mer Adriatique, et, passant entre Sylla et (267) Crybde par un aussi grand calme que si c'eût été sur un étang, elle vint à Méthone, où mettant pied à terre sur le rivage, et avant redonné un peu de force à son corps si faible de son naturel, elle passa ensuite les îles de Malée et de Cythère, les Cyclades répandues dans cette mer, et tant de détroits où l'agitation des eaux est si grande à cause qu'elles sont pressées de la terre. Enfin, ayant laissé derrière elle Rhodes et la Lycie, elle arriva en Cypre, où s'étant jetée aux pieds du saint et vénérable Epiphane, il l'y retint dix,jours, non pas, comme il le croyait, pour lui donner le temps de se rafraîchir du travail qu'elle avait souffert sur la mer, mais pour s'occuper à des oeuvres de piété, ainsi que l'événement le fit connaître ; car elle visita tous les monastères de cette île, et assista le mieux qu'elle put les solitaires que l'amour et l'estime d'un homme aussi saint qu'était Epiphane y avait attirés de tous les endroits du monde. De là elle passa en diligence la Séleucie et vint à Antioche, où l'évêque Paulin, ce saint confesseur du nom de Jésus-Christ, la retint un peu par la grande charité qu'il avait pour elle. Quoique l'on fût alors au milieu de l'hiver, l'ardeur de sa foi surmontant toutes sortes de difficultés, on vit cette femme d'une condition si illustre, et qui était portée autrefois par des eunuques, continuer son voyage montée sur un âne.

Ayant passé en divers autres lieux de l'Egypte, elle arriva à Nitrie, qui est un bourg proche d'Alexandrie, où on voit tous les jours les taches des âmes de plusieurs êtres lavées par l'exercice des plus excellentes vertus. Là le saint et vénérable Isidore, évêque et confesseur, vint au-devant d'elle accompagné d'une multitude incroyable de solitaires, entre lesquels il y en avait plusieurs d'élevés à la qualité de diacres et de prêtres ; ce qui ne lui donna pas peu de joie, encore qu'elle se reconnût indigne d'un si grand honneur. Que dirai-je des Macaire, des Arsace, des Sérapion et des autres colonnes de la foi de Jésus-Christ? y en eut-il un seul dans la cellule duquel elle n'entrât et aux pieds duquel elle ne se jetât? Elle croyait voir Jésus-Christ en la personne de chacun de tous ces saints, et ressentait une extrême joie dans les honneurs qu'elle leur rendait, parce qu'elle pensait les rendre à lui-même. Mais qui peut assez admirer son zèle et cette force d'esprit quasi incroyable à une femme ? ne considérant ni son sexe ni la faiblesse de son corps, elle désirait demeurer dans la solitude, avec les filles qui l'accompagnaient, au milieu de ce grand nombre de solitaires; et il est possible que, tous consentant à cause de la révérence qu'ils portaient à son éminente vertu, elle eût obtenu ce qu'elle désirait, si le désir encore plus violent de demeurer dans les lieux saints ne l'y eût point rappelée. Ainsi, à cause de l'excessive chaleur, s'étant embarquée pour aller de Peluse à Majuma, elle revint en la Palestine aussi vite que si elle avait eu des ailes ; et parce que son dessein était de passer le reste de sa vie en Bethléem, elle s'arrêta dans une petite maison, où elle demeura trois ans en attendant qu'elle eût fait des cellules et des monastères, et bâti des retraites pour les pèlerins le long de ce chemin où la Vierge et saint Joseph n'avaient pu trouver où se loger.


CHAPITRE IV. Des admirables vertus de sainte Paula, et particulièrement de sa charité envers les pauvres et de son amour pour la pauvreté.


Ayant rapporté jusqu'ici le voyage qu'elle fit étant accompagnée de plusieurs vierges entre lesquelles était sa fille Eustochia, il me faut maintenant parler plus au long de sa vertu, qui est ce qui lui est véritablement propre ; et je proteste devant Dieu, que je prends pour témoin et pour ;juge, de n'ajouter ni de n'exagérer rien dans le discours que j'en ferai, ainsi qu'ont accoutumé ceux qui entreprennent de louer quelqu'un ; mais qu'au contraire je retrancherai beaucoup de la vérité, de crainte qu'on eût peine à la croire si je la rapportais dans toute son étendue, et aussi afin que mes ennemis qui, selon la coutume des calomniateurs, cherchent continuellement des sujets de me déchirer, ne m'accusent point d'écrire des choses feintes et imaginaires, et de parer la corneille d'Esope avec les plumes d'autrui.

Paula s'abaissa jusqu'à un tel point par son extrême humilité, qui est la première des vertus chrétiennes, que des personnes qui ne l'auraient point connue,et que sa grande réputation aurait portées à désirer de la voir, n'auraient jamais cru que ce fût elle et l'auraient prise pour la moindre de ses servantes; car, étant (268) d'ordinaire environnée de grandes troupes de vierges, elle paraissait par ses habits, par ses paroles et par son marcher être la moindre de toutes. Depuis la mort de son mari jusqu'au jour qu'elle rendit son âme à Dieu elle ne mangea jamais avec un seul homme, quelque saint qu'il fût, et quoique élevé à la dignité épiscopale. Elle ne fut aussi jamais aux bains, à moins que de se trouver en danger de sa vie; et elle ne se servait point de matelas, même dans des fièvres très violentes, mais elle reposait sur la terre dure qu'elle couvrait seulement avec des cilices, si l'on peut appeler repos de joindre les nuits aux jours pour les passer en des oraisons presque continuelles, accomplissant ainsi ce que dit David : " J'arroserai toutes les nuits mon lit de mes pleurs : je le tremperai de mes larmes. " Il semblait qu'il y en eût une source dans ses yeux, car elle pleurait de telle sorte pour des fautes très légères qu'on eût estimé qu'elle avait commis les plus grands crimes.

Lorsque nous lui représentions souvent qu'elle devait épargner sa vue et la conserver pour lire l'Écriture sainte, elle nous répondait " Il faut défigurer ce visage que j'ai si souvent peint avec du blanc et du rouge, coutre le commandement de Dieu ; il faut affliger ce corps qui a été dans tant de délices; il faut que des ris et des joies qui ont si longtemps duré soient récompensés par des pleurs continuels; il faut changer en l'âpreté d'un cilice la délicatesse de ce beau linge et la magnificence de ces riches étoffes de soie ; et comme autrefois j'ai pris tant de soin de plaire à mon mari et au monde, je désire maintenant de pouvoir plaire à Jésus-Christ. "

Entre tant et de si grandes vertus il me semble qu'il serait inutile de louer sa chasteté, qui, lors même qu'elle était encore engagée dans le siècle, a servi d'exemple à toutes les dames de Rome, sa conduite avant été telle que les plus médisants même n'ont osé rien inventer pour la blâmer. Il n'y avait point d'esprit au monde plus doux que le sien ni plus rempli d'humanité vers les pauvres. Elle ne cherchait point les personnes élevées en autorité, et elle ne méprisait point avec une aversion dédaigneuse ceux qui avaient de la vanité et de la gloire ; lorsqu'elle rencontrait des pauvres elle leur faisait du lien, et lorsqu'elle voyait des riches elle les exhortait à les assister. Il n'y avait que sa libéralité qui fût excessive ; et, prenant de l'argent à intérêt, elle changeait souvent de créanciers pour conserver son crédit, afin d'être par ce moyen en état de ne refuser l'aumône à personne ; sur quoi je confesse ma faute, en ce que, lui voyant faire des charités avec tant de profusion, je l'en reprenais et lui alléguais le passage de l'Apôtre : " Vous ne devez pas donner en sorte qu'en soulageant les autres vous vous incommodiez vous-même; mais il faut garder quelque mesure afin que, comme maintenant votre abondance supplée à leur nécessité, votre nécessité puisse être un jour soulagée par leur abondance; et qu'ainsi il y ait de l'égalité ; " et cet autre passage de l'Évangile : " Que celui qui a deux robes en donne une à celui qui n'en a point ; " et j'ajoutais qu'elle devait prendre garde à ne se mettre pas dans l'impuissance de pouvoir toujours faire le bien, qu'elle faisait de si bon coeur; à quoi elle me répondait en fort peu de paroles et avec grande modestie, prenant Dieu à témoin qu'elle ne faisait rien que par l'amour qu'elle avait pour lui ; qu'elle souhaitait de mourir en demandant l'aumône, de ne laisser pas un écu à sa fille, et d'être ensevelie dans un drap qui lui fût donné par charité. Enfin elle ajoutait pour dernière raison: " Si j'étais réduite à demander je trouverais plusieurs personnes qui me donneraient ; mais si ce pauvre meurt de faim faute de recevoir de moi ce que je lui puis aisément donner en l'empruntant, à qui est-ce que Dieu demandera compte de sa vie? " Ainsi je désirais qu'elle eût plus de soin de ses affaires domestiques ; mais l'ardeur de sa foi l'unissant tout entière à son Sauveur, elle voit lait être pauvre d'esprit pour suivre Jésus-Christ pauvre, lui rendant ainsi ce qu'elle avait reçu de lui en se réduisant dans l'indigence par l'amour qu'elle lui portait ; en quoi elle obtint enfin ce qu'elle avait désiré, ayant. laissé sa fille chargée de beaucoup de dettes, lesquelles n'ayant pu payer jusqu'ici, elle espère les acquitter un jour, se confiant pour cela, non pas au moyen qu'elle en ait, mais en la miséricorde de Jésus-Christ.


CHAPITRE V. Du discernement dont sainte Paula usait dans ses charités, et de sa merveilleuse abstinence.


La plupart des femmes ont coutume de faire (269) des présents à ceux qui publient partout leurs louanges, et, prodigues envers quelques-uns, elles ne font aucun bien aux autres; mais Paula était très éloignée de ce défaut, distribuant ses gratifications selon la nécessité de ceux à qui elle les faisait, et pourvoyant seulement à leur besoin sans user d'un excès qui leur aurait été préjudiciable. Nul pauvre ne s'en retourna jamais d'auprès d'elle les mains vides ; et ce n'était pas la grandeur de ses richesses, mais sa prudence à bien distribuer ses aumônes, qui lui donnait moyen de faire ainsi du bien à tous. Elle avait quasi toujours ces mots en la bouche : " Bienheureux sont les miséricordieux, parce que Dieu leur fera miséricorde ! Comme l'eau éteint le feu, ainsi l'aumône éteint le péché. Employez cet argent, qui ne sert d'ordinaire qu'à faire des injustices, pour vous acquérir des amis qui vous reçoivent dans les tabernacles éternels; donnez l'aumône, et toutes choses vous seront pures; " et les paroles de Daniel au roi Nabuchodonosor lorsqu'il l'exhortait à " racheter ses péchés par des aumônes." Elle ne voulait point employer d'argent en ces pierres qui passeront avec la terre et avec le siècle, mais en ces pierres vivantes qui marchent dessus la terre, et dont i'Apocalypse dit que la ville du grand roi est bâtie, en ces pierres auxquelles l'Écriture nous apprend qu'il faut changer les saphirs, les émeraudes, le jaspe et les autres pierres précieuses.

Mais ces bonnes qualités lui pouvaient être communes avec plusieurs autres personnes ; et comme le diable sait qu'elles ne sauraient passer le comble de la perfection, il disait à Dieu après que Job eut perdu tout son bien, toutes ses maisons et tous ses enfants : " Il n'y a rien que l'homme ne donne pour racheter sa vie : appesantissez donc votre main sur lui ; faites-lui sentir la douleur dans sa propre chair et jusque dans la moelle de ses os, et vous verrez qu'il vous maudira en face." Ce qui fait que nous voyons plusieurs personnes qui donnent l'aumône, mais sans vouloir rien donner qui les incommode en leur propre corps ; qu'ils ouvrent libéralement les mains aux nécessités des pauvres, mais qu'ils sont surmontés par la volupté; et qu'avant blanchi seulement ce qui est au dehors ils sont pleins d'ossements de morts au dedans, selon le langage de l'Écriture.

Paula était très éloignée de ces imperfections, son abstinence étant telle qu'elle passait quasi dans l'excès, et affaiblissait son corps par trop de travail et de jeûnes. A peine mangeait-elle de l'huile, excepté les jours de fête; ce qui fait assez connaître quel pouvait être son sentiment touchant le vin, les autres liqueurs délicates, le poisson, le lait, le miel, les oeufs et autres choses semblables qui sont agréables au goût, et dont quelques-uns qui s'estiment fort sobres croient pouvoir se soûler sans avoir sujet de craindre que cela fasse tort à leur continence.


CHAPITRE VI. De l'admirable patience avec laquelle sainte Paula supportait l'envie et l'insolence des ennemis de sa vertu.


Il est sans aucun doute que l'envie s'attache toujours aux vertus les plus éminentes :
Ces monts qui jusqu’au ciel semblent porter leur tête
Sont frappés les premiers de coups de la tempête;

ce qu'il ne faut pas trouver étrange de voir arriver aux hommes, puisque Notre Seigneur même a été crucifié par la jalousie des pharisiens, et qu'il n'y a point eu de saints qui n'aient été persécutés par les effets de cette passion si cruelle. Le serpent n'est-il pas entré jusque dans le paradis terrestre, et n'a-t-il pas l'ait entrer le péché dans le monde par l'envie qu'il conçut contre nos premiers parents? Dieu avait suscité à Paula, ainsi qu'à David, comme un autre Adad iduméen qui la tourmentait sans cesse pour l'empêcher de s'élever, et qui, lui tenant lieu de cet aiguillon de la chair dont saint Paul se plaint, lui apprenait à ne se laisser pas emporter à la vanité par l'excellence de ses vertus, et à ne se croire pas élevée au-dessus de tous les défauts des femmes.

Sur quoi, lorsque je lui disais qu'il fallait souffrir cette envie, et en quittant Bethléem donner lieu à la folie de ceux qui en étaient tourmentés, ainsi élue Jacob avait fait envers son frère Esaü et David envers Saül, le plus opiniâtre de tous ses persécuteurs, l'un s'en étant fui en Mésopotamie, et l'autre avant mieux aimé se mettre entre les mains des Philistins, quoique ses ennemis, que de tomber en celles de ses envieux, elle me répondait : "Vous auriez raison de me parler de la sorte si le démon ne combattait pas partout contre les serviteurs et les servantes de Dieu, (270) s'il n'arrivait pas plus tôt qu'eux en tous les lieux où ils pourraient s'enfuir, si je n'étais pas retenue ici par l'amour que j'ai pour les lieux saints, et si je pouvais trouver ma chère Bethléem en quelque autre endroit de la terre; mais pourquoi ne surmonterais-je pas par ma patience la mauvaise volonté de ceux qui m'envient? pourquoi ne fléchirais-je pas leur orgueil par mon humilité? et pourquoi, en recevant un soufflet sur une joue, ne présenterais-je pas l'autre, puisque saint Paul me dit : " Surmontez le mal par le bien? " Lorsque les apôtres avaient reçu quelque injure pour l'amour de leur maître, ne s'en glorifiaient-ils pas? notre Sauveur même ne s'est-il pas humilié en prenant la forme d'un serviteur et en se rendant obéissant à son Père jusqu'à la mort, et la mort de la croix, afin de nous sauver par le mérite de sa passion? et si Job n'avait combattu et n'était demeuré victorieux dans ce combat, aurait-il reçu la couronne de justice? et Dieu lui aurait-il dit: " Pourquoi penses-tu que je t'aie éprouvé par tant d'afflictions, si ce n'est pour faire paraître ta vertu?" L'Evangile nomme bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice. C'est assez d'avoir l'esprit en repos, sachant en notre conscience que nous n'avons point donné lieu par notre faute à cette haine de nos ennemis. Les afflictions de ce siècle sont des matières de récompense pour l'autre. "

S'il arrivait que l'insolence de ses ennemis allât,jusqu'à lui dire des paroles offensantes, elle chantait ces versets des Psaumes : " Lorsque le pécheur s'élevait contre moi, je me taisais et n'osais pas même alléguer des raisons pour ma défense. " J'étais comme un sourd qui n'entend point et comme un muet qui ne saurait ouvrir la bouche ; j'étais semblable à un homme qui n'entend rien, et qui ne saurait parler pour répondre aux injures qu'on lui dit. "

Elle répétait souvent, dans ses tentations, ces paroles du Deutéronome : " Le Seigneur notre Dieu vous tente pour éprouver si vous l'aimez de tout votre coeur et de toute votre âme; " et dans ses afflictions et ses peines elle disait plusieurs fois ce passage d'Isaïe : "Vous autres qui avez été sevrés, et tirés comme par force de la mamelle de vos nourrices, préparez-vous à recevoir affliction sur affliction, et prenez courage pour souffrir encore un peu les effets de

la malice de ces langues médisantes; " sur quoi elle disait que ce passage de l'Ecriture lui donnait une grande consolation, parce qu'elle entend par ceux qui " sont sevrés" les personnes arrivées à un âge parfait, et les exhorte à souffrir coup sur coup tant de diverses tribulations, afin de se rendre dignes d'espérer toujours de plus en plus, sachant que " l'affliction produit la patience, la patience l'épreuve, l'épreuve l'espérance, et que l'espérance ne confond point; " à quoi elle ajoutait cet autre passage de l'Apôtre : " A mesure que notre homme extérieur se détruit, l'intérieur se renouvelle. Il faut que vos souffrances présentes, qui sont si légères et ne durent qu'un moment, produisent en vous un poids éternel de gloire, en tournant vos yeux, non pas vers les choses visibles, mais vers les invisibles ; car celles qui tombent sous nos sens sont passagères, au lieu que celles qui ne se peuvent apercevoir que par les yeux de l'esprit sont éternelles ; " et, encore que le temps semble long à l'impatience des hommes, nous ne demeurons guère sans éprouver le secours de Dieu, qui dit par la bouche d'Isaïe : " Je t'ai exaucé dans ton besoin; je t'ai secouru dans le temps nécessaire pour ton salut. " Elle ajoutait qu'il ne faut pas craindre la malice et la médisance des méchants, mais plutôt nous réjouir de ce que Dieu ne nous refuse point alors son assistance, et l'écouter quand il nous dit par son prophète : " Ne craignez ni les injures ni les outrages des hommes; car les vers les mangeront comme ils mangent leurs habits, et la vermine les dévorera comme elle dévore la laine. Vous vous sauverez par la patience. Les souffrances de cette vie n'ont point de proportion avec la gloire dont nous jouirons en l'autre. Encore que vous éprouviez afflictions sur afflictions, supportez-les sans vous plaindre pour témoigner votre patience en tout ce qui vous arrive; car c'est une grande prudence que de soutenir les traverses avec courage, et une très grande imprudence que de se montrer lâche à les souffrir. "

Elle disait dans ses langueurs et dans ses infirmités ordinaires : " Je ne suis jamais si forte que lorsque je suis faible. Nous portons un trésor dans des vaisseaux de terre jusqu'à ce que ce corps mortel soit revêtu d'immortalité, et que ce qu'il y a de corruptible en nous ne le soit plus. Comme les souffrances de (271) Jésus-Christ surabondent en nous, ainsi nous jouissons par son assistance d'une consolation surabondante ; et comme nous participons à ses peines, nous participerons aussi à son bonheur."

Quand elle était triste elle chantait ce verset du Psaume : " Pourquoi es-tu triste, mon âme, et pourquoi nie troubles-tu? Espère en Dieu ; c'est en lui que j'aurai toujours confiance, car il est mon Dieu, et je ne regarde que lui seul comme l'unique espérance de mon salut. "

Quand elle était dans quelque péril elle disait : " Que celui qui veut venir après moi renonce à soi-même, qu'il prenne sa croix et qu'il me suive. Celui qui voudra sauver sa vie la perdra, et celui qui la perdra pour l'amour de moi la sauvera. "

Lorsqu'on lui rapportait le mauvais ordre et. la ruine de toutes ses affaires domestiques elle disait : " Quand un homme aurait gagné tout le monde, à quoi lui servirait cela s'il perdait son âme? et que pourrait-on lui donner en échange pour récompenser cette perte? Je suis sortie toute nue hors du ventre de ma mère, et j'entrerai toute nue dans le sépulcre. Il ne m'est rien arrivé que par la volonté de Dieu: son nom soit à jamais béni! Nie mettez point votre affection au monde ni aux choses qui sont du monde ; car il n'y a rien dans le monde que concupiscence de la chair, concupiscence des yeux et orgueil de la vie, qui ne procèdent point du père que nous avons dans le ciel, mais du monde. Le monde passe, et toutes les passions qu'on a pour le monde passent avec lui. "

Quand on lui donnait avis que quelqu'un de ses enfants était extrêmement malade, comme je l'ai vu, et particulièrement son Toxotius qu'elle aimait avec une merveilleuse tendresse, elle faisait voir par sa vertu l'accomplissement de ces paroles du Psaume : " J'ai été troublé, et écu milieu de ce trouble je suis demeuré dans le silence. "Puis on entendait sortir de sa bouche ces paroles animées de zèle et de foi : " Celui qui aime son fils ou sa fille plus que moi n'est pas digne de moi ; " et alors, adressant sa prière à Dieu, elle lui disait : " Seigneur, soyez le protecteur et le maître des enfants de ceux qui sont morts au monde, et qui mortifient continuellement leur corps pour l'amour de vous. "

Entre ces envieux cachés qui sont les personnes du monde les plus dangereuses il y en eut un qui, sous prétexte d'affection, lui vint dire que son extraordinaire ferveur la faisait passer pour folle dans l'esprit de quelques-uns, qui disaient qu'il lui l'allait fortifier le cerveau; elle lui répondit : " Nous sommes exposés à la vue du monde, des anges et des hommes. Nous sommes devenus fous pour l'amour de Jésus-Christ ; mais la folie de ceux qui sont à Dieu surpasse toute la sagesse humaine." Ce qui fait que notre Seigneur dit à son Père : " Vous connaissez ma folie. J'ai passé pour un prodige dans la créance de plusieurs; mais vous m'êtes un très puissant défenseur. Je me suis trouvé auprès de vous comme une bête ; mais je suis toujours avec vous. " C'est de lui qu'il est dit dans l'Évangile : " Ses proches le voulaient lier comme s'il eût été insensé, et ses ennemis déchiraient sa réputation, en disant " : Il est possédé du diable, et c'est un Samaritain; il chasse les diables au nom de Béelzébut, prince des diables. " Mais écoutons de quelle sorte l'Apôtre nous exhorte à mépriser les calomnies. " Notre gloire consiste dans le témoignage que nous rend notre propre conscience d'avoir vécu dans le monde saintement, sincèrement et avec la grâce de Dieu. " Écoutons notre Sauveur lui-même lorsqu'il dit à ses apôtres : " Le monde vous liait parce que vous n'êtes pas du monde ; car si vous étiez du monde le monde aimerait ce qui serait à lui. " Ecoutons-le aussi lorsqu'en adressant la parole à son Père il lui dit dans le psaume : " Vous connaissez le secret de nos pensées, et savez que dans toutes les afflictions que nous avons souffertes nous tic vous avons pas oublié, que nous avons observé vos commandements, que notre coeur ne s'est point détourné de vous. Nous sommes continuellement persécutés pour l'amour de vous et mis au rang des brebis destinées à la boucherie; mais, nous confiant comme nous le faisons en l'assistance du Seigneur, quoi que les hommes nous fassent, ils ne nous sauraient donner de crainte ; " car nous avons lu dans l'Écriture : " Mon fils, honore Dieu ; ne crains que lui seul, et il te soutiendra par son assistance. " Paula, se servant de tous ces passages de l'Écriture sainte comme d'autant d'armes divines, se préparait à combattre contre tous les vices, et particulièrement contre (272) l'envie qui la persécutait de la sorte, et en souffrant les injures elle adoucissait l'aigreur des plus acharnés. Tout le monde remarqua jusqu'au jour de sa mort et son extrême patience, et combien ses ennemis étaient animés contre elle de cette cruelle passion de l'envie qui ronge le coeur des personnes qui en sont possédées et qui, en s'efforçant de nuire à ceux qu'elle hait, tourne sa fureur contre elle-même.



Jérôme oeuvres mystiques - CHAPITRE VII. Extrêmes honneurs que toute la ville de Rome rendit à la mémoire de sainte Fabiola, et conclusion de ce discours.