Jérôme oeuvres mystiques - CHAPITRE VII. Excellente conduite de sainte Paula dans les monastères qu'elle établit.

CHAPITRE VII. Excellente conduite de sainte Paula dans les monastères qu'elle établit.


Que dirai-je de l'ordre de son monastère et de quelle sorte elle tirait profit des vertus des saints? " Elle semait, " comme dit l'Apôtre, " des biens temporels pour en moissonner de spirituels ; elle donnait des choses terrestres pour en recevoir de célestes, et elle changeait des satisfactions de peu de durée contre des avantages qui dureront éternellement."Après avoir bâti un monastère d'hommes dont elle donna la conduite à des hommes, elle divisa en trois autres monastères plusieurs vierges, tant nobles que de moyenne et de liasse condition, qu'elle avait rassemblées de diverses provinces, et elle les disposa de telle sorte due, quoique séparées pour le travail et les repas, elles n'en psalmodiaient pas moins et n'en priaient pas moins toutes ensemble. Après que l'alleluia, qui était le signal pour s'assembler, était chanté, il n'était permis à aucune de différer à venir ; mais la première ou l'une des premières qui se rendait au choeur attendait la venue des autres, les excitant ainsi à leur devoir non par la crainte, mais par la honte de ne les pas imiter. Elles chantaient à prime, tierce, sexte, none, vêpres et matines le Psautier par ordre. et toutes les soeurs étaient obligées de le savoir, et d'apprendre tous les jours quelque chose de l'Ecriture sainte. Le dimanche elles se rendaient toutes à l'église du côté qu'elles demeuraient, en trois troupes séparées dont chacune suivait sa supérieure particulière, et elles retournaient dans le même ordre. Elles travaillaient avec assiduité aux ouvrages qui leur étaient ordonnés, et faisaient des habits pour elles-mêmes et pour d'autres. Il n'était pas permis à celles d'entre elles qui avaient de la naissance d'amener de leur maison quelque compagne, de peur qu'en se ressouvenant de leurs anciennes habitudes elles ne renouvelassent par de fréquents entretiens la mémoire des petites libertés dont elles avaient usé en leur enfance. Elles étaient toutes vêtues d'une même sorte, et ne se servaient de linge que pour essuyer les mains. Leur séparation d'avec les hommes était si grande qu'il ne leur était pas seulement permis de voir les eunuques, afin d'ôter toute occasion de parler aux médisants, qui pour se consoler dans leurs péchés veulent trouver à redire aux actions des personnes les plus saintes. Lorsqu'il y en avait quelqu'une paresseuse à venir au choeur ou à travailler à son ouvrage, elle employait divers moyens pour la corriger; car si elle était colère elle usait de douceur et de caresses, et si elle était patiente elle la reprenait fortement, imitant en cela l'Apôtre lorsqu'il dit : " Voulez-vous que je vous reprenne avec sévérité ou avec un esprit de douceur et de condescendance? ", Elle ne leur permettait d'avoir chose quelconque, sachant que saint Paul dit : " Pourvu que nous soyons nourris et vêtus nous devons être contents, " et de crainte qu'en s'accoutumant d'avoir davantage elles ne se portassent à l'avarice, que nulles richesses ne sont capables de contenter, qui devient d'autant plus insatiable qu'elle est plus riche, et qui ne diminue ni par l'abondance ni par l'indigence. Si quelques-unes contestaient ensemble elle les accordait par la douceur de ses paroles. Elle affaiblissait par des jeûnes fréquents et redoublés les corps de ces jeunes filles, qui étaient dans l'âge où ils avaient le plus de besoin de mortification, préférant la santé de leur esprit à celle de leur estomac. S'il y en avait quelqu'une trop curieuse de sa personne et de ses habits, elle la reprenait avec un visage triste et sévère, en lui disant que l'excessive propreté du corps et de l'habit était la saleté de l'âme, et qu'il ne devait jamais sortir de la bouche d'une fille la moindre parole libre, parce que c'est une marque du dérèglement de l'esprit, les défauts extérieurs témoignant quels sont les intérieurs. Si elle en remarquait quelqu'une qui aimât trop à parler, qui fût de mauvaise humeur, qui prit plaisir à faire des querelles entre les soeurs, et qui après en avoir été souvent reprise ne se voulût point corriger, elle lui faisait faire les prières hors le choeur avec les dernières des soeurs, et la faisait (273) manger séparément hors du réfectoire, afin que la honte gagnât sur son esprit ce que les remontrances n'avaient pu faire. Mlle avait en horreur le larcin comme un sacrilège, et disait que ce qui passe pour une faute légère et pour une chose de néant entre les personnes du siècle est un très grand péché dans un monastère. Que dirai-je de sa charité et de son soin envers les malades; qu'elle soulageait par des assistances nonpareilles ? mais bien qu'elle leur donnât en abondance toutes les choses dont elles avaient besoin et leur fit même manger de la viande, s'il arrivait qu'elle tombât malade elle ne se traitait pas avec une pareille indulgence, et péchait seulement contre l'égalité en ce qu'elle était aussi sévère envers elle-même que pleine de douceur et de bonté envers les autres. Nulle de ces jeunes filles, quoique dans une pleine santé et dans la vigueur de l’âge, ne se portait à tant d'abstinences qu'elle en faisait, bien qu'elle fût fort délicate de son naturel, et qu'elle eût. le corps si affaibli d'austérités et déjà cassé de vieillesse. J'avoue qu'elle fut opiniâtre à vivre de la sorte, et qu'elle ne voulut jamais se rendre aux remontrances qu'on lui faisait sur ce sujet; sur quoi je veux rapporter une chose dont j'ai été témoin. Durant un été très chaud elle tomba malade au mois de juillet d'une fièvre fort violente, et lorsque, après avoir désespéré de sa vie, elle commença à sentir quelque soulagement, les médecins l'exhortant à boire un peu de vin, d'autant qu'ils le jugeaient nécessaire pour la fortifier et empêcher qu'en buvant de l'eau elle ne devint hydropique, et moi de mon côté avant prié en secret le bienheureux évêque Epiphane de le lui persuader, et même de l'y obliger, comme elle était très clairvoyante et avait l'esprit fort pénétrant, elle se douta aussitôt de ce que j'avais fait, et me dit en souriant que le discours que l'évêque lui avait tenu venait de moi. Lorsque ce saint évêque sortit après l'avoir longtemps exhortée, je lui demandai ce qu'il avait fait, et il me répondit : " J'ai si bien réussi en ce que je lui ai dit qu'elle a quasi persuadé à un homme de mon âge de ne point boire de vin ; " ce que je rapporte, non pour nous engager à nous charger inconsidérément d'un fardeau qui soit au-dessus de nos forces, sachant que l'Écriture nous dit : " Ne te charge point d'un fardeau plus pesant que tu ne saurais le porter, " mais afin de faire voir par cette persévérance la vigueur de son esprit et le désir qu'avait cette âme fidèle de s'unir à son Dieu, auquel elle disait souvent : " Mon âme et mon corps sont altérés de la soif de vous voir. "


CHAPITRE VIII. De l'excessive douleur de sainte Paula dans la mort de ses proches, et des récompenses que Dieu a données à sa vertu.


Il est difficile de demeurer dans le milieu en toutes choses, et la sentence des philosophes grecs est très véritable : " La vertu consiste en la médiocrité, et qui va dans l'excès passe pour un vice ; " ce que nous pouvons exprimer par ce peu de mots : " Rien de trop. " Cette sainte femme, qui était si opiniâtre et si sévère dans l'abstinence des viandes, était très tendre en la perte de ceux qu'elle aimait, se laissant abattre à l'affliction de la mort de ses proches, et particulièrement de ses enfants, comme il parut en celle de son mari et de ses filles, ce qui la mit en danger de sa vie ; car, bien qu'elle fit le signe de la croix sur sa bouche et sur son estomac pour tâcher d'adoucir par cette impression sainte la douleur qu'elle ressentait comme femme et comme mère, son affection demeurait la maîtresse, et ses entrailles étant déchirées, elles accablaient la force de son esprit par la violence de leurs sentiments. Ainsi son âme se trouvait en même temps et victorieuse par sa piété et vaincue par l'infirmité de son corps, ce qui la faisait tomber dans une langueur qui lui durait si longtemps qu'elle nous mettait dans de très grandes inquiétudes, et lui faisait courir fortune de mourir. Elle en avait de la joie et disait presque sans cesse : " Misérable que je suis! qui me délivrera de ce corps de mort? " Que si le lecteur judicieux m'accuse de la blâmer plutôt que de la louer, je prends à témoin Jésus-Christ, qu'elle a servi et que je désire de servir, que je ne déguise rien en tout ceci, mais que, parlant comme chrétien d'une chrétienne, je ne rapporte que des choses véritables, voulant écrire son histoire, et non pas faire son panégyrique en cachant ses défauts, qui en d'autres auraient passé pour vertus. Je les appelle néanmoins des défauts, parce que j'en juge par mon sentiment et par le regret qui m'est commun avec (274) tant de bonnes âmes de l'un et de l'autre sexe avec lesquelles je l'aimais, et avec lesquelles je la cherche maintenant qu'elle est absente de nous par la mort.

Elle acheva donc sa course ; elle conserva inviolablement sa foi : elle jouit à cette heure de la couronne de justice; elle suit l'Agneau en quelque lieu qu'il aille. Mlle est rassasiée de la justice parce qu'elle en a été affamée, et elle chante avec joie : " Nous voyons ce qu'on nous avait dit dans la cité du Dieu des vertus, dans la cité de notre Dieu." O heureux changement! elle a pleuré, et ses pleurs sont changés en des ris qui ne finiront jamais. Elle a méprisé des citernes entrouvertes pour trouver la fontaine du Seigneur; elle a porté le cilice pour porter maintenant des habits blancs et pour pouvoir dire : " Vous avez déchiré le sac dont j'étais couverte et m'avez comblée de joie. " Elle mangeait de la cendre comme du pain, et mêlait ses larmes avec son breuvage en disant : " Mes larmes ont été le pain dont j'ai vécu jour et nuit, afin d'être rassasiée éternellement du Main des anges et de chanter avec le psalmiste : " Voyez et éprouvez combien le Seigneur est doux! J'ai proféré des paroles saintes de l'abondance de mon coeur, et je consacre ce cantique à la gloire du Roi des rois. " Ainsi elle a vu accomplir en elle ces paroles d'Isaïe, ou pour mieux dire ces paroles que Dieu prononce par la boucla, d'Isaie : " Ceux qui me servent seront rassasiés, et vous au contraire languirez de faim ; ceux qui me servent seront désaltérés, et vous au contraire demeurerez dans une soif perpétuelle; ceux qui me servent seront dans la joie, et vous au contraire serez couverts de confusion; ceux qui me servent seront comblés de bonheur, et vous au contraire sentirez votre coeur déchiré de telle sorte que vous ne vous pourrez empêcher de jeter des cris de douleur et de hurler dans l'excès de tant de maux qui accableront votre esprit. "


CHAPITRE IX. De quelle sorte saint Jérôme confondit des hérétiques qui avaient fait diverses questions à sainte Paula

pour tâcher de faire naître des doutes dans son esprit sur le sujet de la foi.

J'ai dit qu'elle a toujours fui les citernes entrouvertes afin de pouvoir trouver cette source d'eau vive qui est Dieu même, et chanter heureusement avec David : " Le cerf ne désire pas avec plus d'ardeur de désaltérer sa soif dans les claires eaux des fontaines que mon âme désire d'être avec vous, mon Dieu. Quand sera-ce donc que je viendrai vers vous et que je paraîtrai en votre présence?" Ceci m'oblige à toucher en peu de mots de quelle sorte elle a évité les citernes bourbeuses des hérétiques et les a considérés comme des païens. L'un d'entre eux, qui était un dangereux esprit, fort artificieux, et qui s'estimait savant, lui fit quelques questions sans que je le susse, disant : " Quels crimes ont commis les enfants pour être possédés du démon? A quel âge ressusciterons-nous? si c'est en celui-là même auquel nous mourrons, les enfants auront donc besoin de nourrices après leur résurrection? que si c'est un autre âge, ce ne sera donc pas une résurrection des morts, mais une transformation de personnes en d'autres personnes? Y aura-t-il ou n'y aura-t-il pas diversité de sexes? s'il y en a diversité, il y aura donc des noces et une génération d'enfants? que s'il n'y a point de diversité de sexes, ce ne seront donc pas les mêmes corps qui ressusciteront? car " les corps que nous avons maintenant sont si terrestres qu'ils abattent et appesantissent l'esprit, " au lieu que les corps qui ressusciteront seront légers et spirituels, ainsi que nous l'enseigne l'Apôtre lorsqu'il dit: " Le corps qui entre dans le tombeau comme un grain que l'on sème dans la terre est un corps terrestre, mais lorsqu'il ressuscitera il sera spirituel. " Par ces différentes propositions il s'efforçait de prouver que les âmes descendent dans les corps à cause des péchés qu'elles ont commis autrefois, et que, selon la diversité et la nature de ces péchés, elles y sont unies à certaines conditions, comme d'être heureuses par la santé dont jouissent ces corps et par la noblesse et les richesses de ceux qui les engendrent, ou bien d'être châtiées de leurs crimes précédents en venant dans des familles misérables, en entrant dans des corps malsains et y demeurant enfermées durant cette vie ainsi que dans une prison. Paula m'ayant rapporté ce discours et dit qui était cet homme, je me trouvai obligé de m'opposer à une si dangereuse vipère, et qui était du nombre de celles dont parle David lorsqu'il dit : " N'abandonnez point à la fureur de ces bêtes farouches (275) ceux qui confessent votre nom, " et en un autre endroit : " Réprimez, Seigneur, ces bêtes venimeuses qui l'ont tant de mal avec leurs plumes, qui n'écrivent que des méchancetés et qui parlent de vous avec une si grande insolence. " J'allai donc trouver cet homme, et, par le secours des prières de celle qu'il voulait tromper, je le réduisis à ne savoir que répondre. Je lui demandai s'il croyait la résurrection des morts ou s'il ne la croyait pas. M'ayant répondu qu'il la croyait, je continuai ainsi : " Seront-ce les mêmes corps qui ressusciteront, ou bien en seront-ce d'autres? — Ce seront les mêmes, me dit-il. " Sur quoi je poursuivis : "Sera-ce dans le même sexe ou dans un autre?" Étant demeuré muet à cette question, et faisant comme la couleuvre, qui pour éviter d'être frappée tourne la tête de tous côtés, je lui dis : "Puisque vous vous taisez il faut que je réponde pour vous, et que je tire les conséquences qui suivent de ce que nous venons de dire. Si une femme ne ressuscite pas comme femme et un homme comme homme il n'y aura point de résurrection des morts, parce que chaque sexe est composé de parties et que ces parties font tout le corps. Que s'il n'y a ni sexe ni parties, où sera donc cette résurrection des corps, qui ne sauraient subsister sans sexe et sans les parties qui les composent? Or s'il n'y a point de résurrection des corps, il ne saurait y avoir aussi de résurrection des morts. Et quant à l'objection que vous faites, que si ce sont les mêmes parties et les mêmes corps il s'ensuit donc qu'il y aura des mariages, notre Seigneur l'a détruite lorsqu'il a dit : " Vous vous trompez en ignorant les Écritures et la puissance de Dieu, car après la résurrection des morts il ne se fera plus de mariages entre les hommes, mais ils seront semblables aux anges. " Or en disant qu'il ne se fera plus de mariages il témoigne qu'il y a diversité de sexe, car on ne dirait pas en parlant d'une pierre et d'un arbre qu'ils ne se marieront point, parce qu'ils ne sont pas de nature à le pouvoir être ; mais on le dit seulement de ceux que la grâce et la puissance de Jésus-Christ empêchent de se marier, encore qu'ils le pussent. Que si vous demandez comment nous serons donc semblables aux anges, puisqu'il n'y a point entre eux de différence de sexe, je réponds en peu de mots : Jésus-Christ ne nous promet pas de nous rendre de même nature que les anges, mais bien de rendre notre vie et notre béatitude semblables à la leur; ce qui fait que saint Jean-Baptiste avant d'avoir eu la tète tranchée a été appelé un ange, et que tous les saints et les vierges consacrées à Dieu , durant même qu'ils sont encore dans le monde, mènent déjà la vie des anges. Ainsi quand notre Seigneur dit que nous serons semblables aux anges il nous promet bien que nous leur ressemblerons, mais non pas que nous changerons notre nature en la leur. Dites-moi aussi, je vous prie, comment vous interprétez cet endroit de l'Évangile qui porte que saint Thomas toucha les mains de notre Seigneur après sa résurrection et vit son côté percé d'une lance, et que saint Pierre le vit, debout sur le rivage, manger du poisson cuit et du miel. Certes celui qui était debout avait des pieds; celui qui montra son côté blessé avait aussi un ventre et une poitrine, puisque sans cela l'on ne saurait avoir des côtés, vu qu'ils résultent de l'ensemble du ventre et de la poitrine; celui qui a parlé avait une langue, un palais et des dents, car, comme l'archet touche les cordes, ainsi la langue touche les dents et articule les sons; et celui dont on toucha les mains avait par conséquent des bras. Puisqu'il ne lui manquait aucune partie, il s'ensuit nécessairement qu'il avait un corps tout entier, vu qu'il est composé de ses parties, et que ce corps n'était pas un corps de femme, mais un corps d'homme, c'est-à-dire du même sexe que celui dont il était lorsqu'il mourut. Que si vous m'objectez sur cela: " Nous mangerons donc aussi après notre résurrection? et comment est-il donc entré, les portes fermées, malgré la nature des corps, qui sont matériels? " je vous répondrai : " Ne prenez point sujet du manger pour ruiner par vos pointilleries la foi de la résurrection; car notre Seigneur commanda de donner à manger à la fille du prince de la Synagogue, et l'Écriture nous apprend que le Lazare, ayant été quatre jours dans le tombeau, se trouva à un festin avec lui, de peur que ces résurrections ne passassent pour des chimères. Que si, à cause qu'il est entré les portes étant fermées, vous prétendez prouver qu'il avait un corps spirituel et composé d'air seulement, il faudra donc dire qu'avant même qu'il fût crucifié il n'avait qu'un corps (276) spirituel puisque, contre la nature des corps pesants et solides, il marcha sur la mer, et que l'apôtre saint Pierre, qui v marcha aussi d'un pas tremblant, n'avait qu'un corps spirituel? au lieu que la puissance et la vertu de Dieu ne paraît jamais tant que lorsqu'il fait quelque chose contre l'ordre de la nature. Et afin que vous sachiez que la grandeur des miracles ne témoigne pas tant le changement de la nature comme la toute-puissance de Dieu, celui qui par la foi marchait sur les eaux s'en allait être submergé par son infidélité, si le Seigneur ne l'eût soutenu en lui disant : " Homme de petite foi, pourquoi as-tu douté? " Et certes j'admire. de vous voir demeurer dans votre opiniâtreté lorsque le Seigneur dit lui-même : " Apporte ici ton doigt et touche mes mains; mets ta main dans mon côté, et ne sois plus incrédule, mais fidèle; " et en un autre endroit : "Voyez mes mains, voyez mes pieds, et reconnaissez que c'est moi-même. Volez et touchez, car les esprits n'ont ni chair ni os ainsi que vous voyez que j'en ai; " et ayant dit cela, il leur montra ses mains et ses pieds. Il faut donc que vous demeuriez d'abord par ses propres paroles qu'il a des os, de la chair, des pieds et des mains; et vous me venez alléguer ces globes célestes dans lesquels les stoïques nous veulent faire croire que les âmes des gens de bien demeurent après cette vie, et d'autres imaginations ridicules ! Quant à ce que vous demandez: Pourquoi un enfant qui n'a point de péché est possédé du démon, ou : En quel âge les hommes ressusciteront, vu qu'ils meurent en divers âges, vous saurez, malgré vous que " les jugements de Dieu sont de grands abîmes, " et que l’Apôtre s'écrie : " O profondeur des richesses de la sagesse et de la science de Dieu ! que ses jugements sont impénétrables et que ses voies sont cachées! car qui est celui qui connaît les pensées de Dieu ou qui a été son conseiller ? " Or la diversité des âges n'apporte point de changement en la vérité des corps, puisque si cela était, nos corps ne demeurant jamais en même état mais croissant ou diminuant toujours de forces, nous serions donc autant de divers hommes comme nous changeons de fois de constitution, et j'aurais été un autre que je ne suis en l'âge de dix ans, un autre à trente, un autre à cinquante, et un autre maintenant que j'ai les cheveux tout blancs.

Ainsi il faut répondre, selon la tradition des Églises et selon saint Paul, " que nous ressusciterons comme des hommes parfaits et dans l'accomplissement de la plénitude de l'âge de Jésus-Christ, qui est celui auquel les Juifs assurent qu'Adam fut créé et auquel nous lisons que notre Sauveur ressuscita.", J'alléguai aussi plusieurs autres passages, tant de l'Ancien que du Nouveau-Testament, pour confondre cet hérétique; et depuis ce jour Paula l'eut en telle horreur, et tous ceux qui étaient infectés de semblables rêveries, qu'elle les nommait publiquement les ennemis de Dieu. Je n'ai pas rapporté ce que je viens de dire comme croyant pouvoir réfuter par ce peu de mots une hérésie à laquelle on pourrait répondre par plusieurs volumes, niais seulement afin de faire connaître quelle était la foi d'une femme si admirable, et qui a mieux aimé attirer sur elle des inimitiés mortelles des hommes que d'irriter la colère de Dieu par des amitiés dangereuses.


CHAPITRE X. De l’amour de sainte Paula pour l’Ecriture sainte, qui la porta à apprendre la langue hébraïque, et de l’extrême désir qu’elle avait que tous ses proches se donnassent à Dieu.


Je dirai donc, pour reprendre mon discours, qu'il n'y eut jamais un esprit plus docile que le sien. Elle était lente à parler et prompte à entendre, se souvenant de ce précepte de l'Écriture : " Écoute, Israël, et demeure dans le silence." Elle savait par coeur l'Écriture sainte, et bien qu'elle en aimât extrêmement l'histoire à cause qu'elle disait que c'était le fondement de la vérité, elle s'attachait néanmoins beaucoup plus au sens allégorique et spirituel, et elle s'en servait comme du comble de l'édifice de son âme. Elle me pria fort qu'elle et sa fille pussent lire en ma présence le Vieux et le Nouveau-Testament, afin que je leur en expliquasse les endroits les plus difficiles, ce que je lui refusai, comme m'en croyant incapable. Enfin, ne pouvant résister à ses instances continuelles, je lui promis de lui enseigner ce que j'en avais appris, non pas de moi-même, c'est-à-dire de la présomption de mon propre esprit, qui est le plus dangereux de tous les maîtres, mais des plus grands personnages de l'Église. Lorsque j'hésitais en quelque lieu et confessais ingénument ne l'entendre pas, elle ne se contentait pas de cela, mais elle me (277) contraignait par ses demandes de lui dire quelle était celle d'entre plusieurs différentes explications que je jugeais la meilleure.

Je dirai aussi une chose qui semblera peut-être incroyable à ceux à qui ses admirables qualités ont donné de la jalousie. Elle désira d'apprendre la langue hébraïque, dont j'ai acquis quelque connaissance, y ayant extrêmement travaillé dès ma jeunesse et y travaillant continuellement de peur que, si je l'abandonnais, elle ne m'abandonnât aussi. Elle vint à bout de son dessein, tellement qu'elle chantait des psaumes en hébreu, et le parlait sans y rien mêler de l'élocution latine; ce que nous voyons faire encore aujourd'hui à sa sainte fille Eustochia, qui a toujours été si attachée et si obéissante à sa mère qu'elle n'est jamais sortie d'auprès d'elle, n'a jamais fait un pas sans elle, n'a jamais mangé qu'avec elle, et n'a jamais eu un écu en sa disposition, mais au contraire avait une extrême joie de voir sa mère donner aux pauvres ce peu qui lui restait de bien, considérant comme une très grande succession et de très grandes richesses le respect et les devoirs qu'elle rendait à une si bonne mère.

Mais je ne dois pas passer sous silence de quelle joie Paula fut touchée lorsqu'elle sut que Paula, sa petite-fille et fille de Toxotius et de Leta, qui l'avaient eue ensuite du voeu qu'ils avaient fait de consacrer sa virginité à Dieu, commentait dès le berceau, et au milieu des jouets dont on l'amusait, à chanter alleluia avec une langue bégayante, et à prononcer à demi les noms de sa grand'mère et de sa tante; et rien ne lui faisait penser à son pays que le désir qu'elle avait d'apprendre que son fils, sa belle-fille et sa petite-fille eussent renoncé à toutes les choses du siècle pour se donner entièrement au service de Dieu; ce qu'elle obtint en partie, car sa petite-fille est destinée pour prendre le voile qui la consacrera à Jésus-Christ, et sa belle-fille, avant fait voeu de chasteté, imite par sa foi et par ses aumônes les actions de sa belle-mère, et s'efforce de l'aire voir dans Rome ce que Paula a pratiqué en Jérusalem.


CHAPITRE XI. Mort de sainte Paula.


Qu'y a-t-il donc, mon âme? pourquoi as-tu tant de crainte de venir à la mort de Paula?

N'y a-t-il pas assez longtemps que j'allonge ce discours par l'appréhension d'arriver à ce qui le doit conclure? comme si je pouvais retarder sa mort en n'en parlant point et en m'occupant toujours de ses louanges. J'ai navigué jusqu'ici avec un vent favorable, et mon vaisseau a fendu les ondes sans peine; mais maintenant cette narration va rencontrer des écueils, et la mer qui s'enfle nous menace l'un et l'autre par l'impétuosité de ses flots d'un naufrage inévitable : elle de celui de son corps par la mort, et moi de celui de la plus grande consolation que j'eusse en ce monde; en sorte que je suis contraint de dire : " Mon maître, sauvez-nous ! nous périssons, " et ce verset du psaume : " Pourquoi vous endormez-vous, Seigneur ? levez-vous pour nous assister! " car qui pourrait sans verser des larmes dire que Paula s'en va mourir?

Elle tomba dans une très grande maladie, ou, pour mieux dire, elle obtint ce qu'elle désirait, qui était de nous quitter pour s'unir parfaitement à Dieu. Ce fut alors que l'extrême amour qu'Eustochia avait toujours témoigné pour sa mère fut encore plus reconnu de tout le monde: elle ne bougeait d’auprès de son lit; elle la rafraîchissait avec un éventail ; elle lui soutenait la tête ; elle lui donnait des oreillers pour l'appuyer ; elle lui frottait les pieds; elle lui échauffait l'estomac avec ses mains; elle lui accommodait des matelas; elle préparait l'eau qu'elle devait boire, en sorte qu'elle ne fût ni trop chaude ni trop froide; elle mettait sa nappe; et enfin elle croyait que nul autre tic pouvait. sans lui faire tort lui rendre le moindre petit service. Combien de courses fit-elle du lit de sa mère à la crèche de notre Sauveur ! et avec combien de prières, de larmes et de soupirs le supplia-t-elle de ne la point priver d'une si chère compagnie, de ne point souffrir qu'elle vécût après sa mort, et de trouver bon qu'elles fussent toutes deux portées en terre dans un même cercueil !

Mais combien notre nature est-elle faible et fragile puisque, si la loi que nous avons en Jésus-Christ ne nous élevait vers le ciel et s'il n'avait rendu notre âme immortelle, nos corps seraient de même condition que ceux des bêtes! On voit mourir d’une même sorte le juste et l’impie, le vertueux et le vicieux, le pudique et l’impudique, celui qui offre des sacrifices et, (278) celui qui n'en offre point, et l'homme de bien comme le méchant, le blasphémateur comme celui qui abhorre les serments; et les hommes comme les botes seront tous réduits en cendre et en poussière.

Mais pourquoi m'arrêtai-je et fais-je ainsi durer encore davantage ma douleur en différant de la dire? Cette femme si prudente sentait bien qu'elle n'avait plus qu'un moment à vivre et que, tout le reste de son corps étant déjà saisi du froid de la mort, son âme n'était plus retenue que par un peu de chaleur qui, se retirant dans sa poitrine sacrée, faisait que son coeur palpitait encore; et néanmoins, comme si elle eût abandonné des étrangers afin d'aller voir ses proches, elle disait ces versets entre ses dents : " Seigneur, j'ai aimé la beauté de votre maison et le lieu où réside votre gloire. Dieu des vertus, que vos tabernacles sont aimables! Mon âme les désire de telle sorte que l'ardeur qu'elle en a fait qu'elle se pâme en les souhaitant, et j'ai mieux aimé être la moindre de tous en la maison de Dieu que de demeurer dans des palais avec les pécheurs. " Lorsque je lui demandais pourquoi elle se taisait et ne voulait pas répondre, et si elle sentait quelque douleur, elle me dit en grec que nulle chose ne lui donnait peine, et qu'elle ne voyait rien que de calme et de tranquille. Elle se tut toujours depuis ; et, ayant fermé les veux comme méprisant déjà toutes les choses mortelles, elle répéta jusqu'au dernier soupir les mîmes versets, mais si bas qu'à peine les pouvions-nous entendre, et tenant le doigt tout contre sa bouche, elle faisait le signe de la croix sur ses lèvres. Ayant perdu connaissance et étant à l’agonie, lorsque son âme fit le dernier effort pour se détacher de son corps elle changea en louanges de Dieu ce bruit, ce râlement avec lequel les hommes ont coutume de finir leur vie. Les évêques de Jérusalem et des autres villes, plusieurs prêtres et un nombre infini de diacres étaient présents, et des troupes de solitaires et de vierges consacrées à Dieu remplissaient tout son monastère. Aussitôt que cette sainte âme entendit la voix de son époux qui l'appelait et lui disait : " Levez-vous, ma bien-aimée, qui êtes si belle à mes yeux; venez, ma colombe; et hâtez-vous, car l'hiver est passé et toutes les pluies sont écoulées," elle lui répondit avec joie : " La campagne a été vue couverte de fleurs: le temps de la moisson est arrivé, et je crois voir les biens du Seigneur dans la terre des vivants. "


CHAPITRE XII. Honneurs tout extraordinaires rendus à sainte Paula en ses funérailles.


On n'entendait point alors de cris ni de plaintes ainsi qu'on a coutume parmi les personnes attachées au siècle, mais des troupes tout entières faisaient retentir des psaumes en diverses langues. Elle fut portée en terre par des évêques qui mirent son cercueil sur leurs épaules; d'autres évêques allaient des devant avec des flambeaux et des cierges allumés, et d'autres conduisaient les troupes de ceux qui chantaient des psaumes. En cet état elle fut mise dans le milieu de l'église de la crèche de notre Sauveur. Les habitants de toutes les villes de la Palestine vinrent en foule à ses funérailles; il n'y eut point de cellule qui pût retenir les solitaires les plus cachés dans le désert, ni de sainte vierge qui pût demeurer dans sa petite chambrette, parce qu'ils eussent tous cru faire un sacrilège s'ils eussent manqué de rendre leurs devoirs à une femme si extraordinaire. Les veuves et les pauvres, ainsi qu'il est dit de Dorcas, montraient les habits qu'elle leur avait donnés, et. tous les nécessiteux criaient qu'ils avaient perdu leur mère et leur nourrice. Mais ce qui est admirable, la pâleur de la mort n'avait point changé son visage, et il était si plein de majesté qu'on l'aurait plutôt crue endormie que morte. On récitait par ordre des psaumes en hébreu, en grec, en latin et en syriaque, non-seulement durant trois jours et jusques à ce que son corps eut été enterré sous l'église, tout contre la crèche de notre Seigneur, mais aussi durant toute la semaine. Tous ceux qui arrivaient considéraient ses funérailles comme les leurs propres, et la pleuraient comme ils se seraient pleurés eux-mêmes. Sa sainte fille Eustochia, qui se voyait comme sevrée de sa mère, selon le langage de l'Ecriture, ne pouvait souffrir qu'on la séparât d'avec elle : elle lui baisait les yeux, elle se collait à son visage, elle l’embrassait, et elle eût désiré d'être ensevelie avec sa mère.

Jésus-Christ sait que cette femme si excellente ne laissa pas un écu vaillant à sa fille, (279) mais qu'au contraire, comme je l'ai déjà dit, elle la laissa chargée de beaucoup de dettes et d'un nombre infini de solitaires et de vierges qu'il lui était très difficile de nourrir, et. qu'elle n'eût pu abandonner sans impiété. Qu'y a-t-il donc de plus admirable que de voir une personne d'une maison aussi illustre qu'était Paula, et qui avait été autrefois dans de si grandes richesses, avoir eu tant de vertu et tant de foi que de donner tout son bien, et de s'être ainsi trouvée quasi réduite à la dernière extrémité? Que d'autres vantent l'argent qu'ils donnent aux, églises et ces lampes d'or qu'ils consacrent à Dieu devant ses autels, nul n'a plus donné aux pauvres que celle qui ne s'est rien réservé pour elle-même. Maintenant, elle jouit de ces richesses et de ces biens que nul oeil n'a jamais vus, que nulle oreille n'a jamais entendus et que nul esprit humain n'a jamais pensés. C'est donc nous-mêmes que nous plaignons ; et. il y aurait sujet d'estimer que nous envierions sa gloire si nous pleurions plus longtemps celle qui règne avec Dieu dans l'éternité.



Jérôme oeuvres mystiques - CHAPITRE VII. Excellente conduite de sainte Paula dans les monastères qu'elle établit.