Jérôme oeuvres mystiques - CHAPITRE VII. Rome prise et saccagée par les Goths. Mort de sainte Marcella.


TRAITÉ DES DEVOIRS DES PRETRES ET DES OBLIGATIONS DES SOLITAIRES.


PARTIE I. A NEPOTIEN.

Dans toutes les lettres que je reçois si souvent de votre part vous me demandez que je vous apprenne en peu de paroles à bien vivre, et que j'enseigne celui qui a quitté le monde pour se faire solitaire ou ecclésiastique à marcher dans la voie de Jésus-Christ, afin de ne pas s'égarer dans les divers sentiers du vice. Pendant que j'étais jeune et presque encore enfant, et que je commençais à dompter par les austérités du désert un corps robuste et sensuel, j'écrivis sur ce sujet à votre oncle Héliodore une lettre pleine de plaintes, et où je lui marquais l'amitié de celui qu'il abandonnait; mais cet ouvrage était un jeu d'esprit proportionné à mon âge, et où d'un style fleuri je traitais quelque chose en jeune homme qui sort de rhétorique. Aujourd'hui que j'ai les cheveux blancs, le front ridé, et que mon sang est glacé dans mes veines, j'ai oublié toutes ces chansons, pour me servir des termes du pointe, et même ma voix est devenue faible. En effet les infirmités de la vieillesse affaiblissent les vertus dont la pratique dépend des exercices du corps; la seule sagesse s'y fortifie pendant que les autres choses y périssent : les jeûnes, les veilles, la défense des opprimés, les visites des malades, le travail des mains, qui fournit de quoi faire des aumônes, en un mot toutes les bonnes actions où le corps a part perdent de leur éclat à proportion que l'âge diminue ses forces. Ce n'est pas que les jeunes gens soient incapables d'avoir de la sagesse, et particulièrement ceux qui sont devenus habiles par un travail continuel joint à la sainteté d'une vie innocente et à des prières ferventes; mais comme ils ont à combattre contre un corps sensuel, leur sagesse est étouffée dans les attraits de la volupté ainsi que le feu qui s'éteint dans du bois vert. Au contraire ceux qui ont employé leurs (288) jeunes ans à l'étude de la vertu, méditant la loi du Sauveur le jour et la nuit, deviennent plus savants et plus sages en avançant en âge; et c'est alors qu'ils goûtent véritablement ce qu'ils ont appris autrefois. De là vient que Thémistocle, mourant âgé de cent sept ans, dit qu'il était fâché de quitter la vie quand il commençait à être sage. Platon, composant des ouvrages, mourut à la quatre-vingt-unième année de son âge, et Isocrate passa quatre-vingtdix-neuf ans à enseigner et à écrire. Je ne dis rien de Pythagore, de Démocrite et des autres philosophes qui, à la fin de leur vie, se rendirent fameux par leur sagesse. Les poètes même, Homère, Hésiode, Simonide et les autres ont mieux réussi dans leurs derniers ouvrages, à l’exemple des cygnes, qui ne chantent jamais avec plus de douceur que quand ils sont proches de la mort. Sophocle, ayant été accusé de folie par ses enfants à cause de son extrême vieillesse et du peu de soin qu'il avait des affaires de sa famille, récita devant ses juges Oedipe, qui était sa dernière pièce, et par là fit voir tant de sagesse dans un âge décrépit qu'il recul du tribunal les applaudissements qu'il pouvait attendre du théâtre; Caton le censeur, un des plus éloquents hommes de son temps, n'eut point de honte d'étudier la langue grecque en sa vieillesse, et il ne désespéra point de l'apprendre ; et, si nous en croyons Homère, rien n'approcha de l'éloquence de Nestor quand il fut extrêmement vieux.

Mais, me direz-vous, à quel dessein rechercher des choses si éloignées? C'est afin que vous n'attendiez pas ici les discours d'un jeune écolier, ou des périodes harmonieuses qui causent de l'admiration à ceux qui les entendent. Écoutez donc, non pas un discours éloquent, mais persuasif; comme dit saint Cyprien, écoutez-moi comme votre frère si vous considérez mon emploi, et comme votre père si vous avez égard à a vieillesse: je vous conduirai depuis le berceau jusqu'à un âge parfait, et donnerai des leçons aux autres en vous enseignant à bien vivre. Je sais que le grand évêque Héliodore, votre oncle, vous a appris et vous apprend tous les jours les lois de la sainteté, et que sa vie vous tient lieu d'un modèle de toutes les vertus : néanmoins recevez de bonne part cet ouvrage, de quelque manière qu'il soit, et l’ajoutez au livre que je lui ai envoyé, afin que, si l'un vous a appris à être bon solitaire, l'autre vous montre à être un bon prêtre.

D'abord il faut qu'un clerc qui s'est consacré au service de l'Église sache l'étymologie de son nom, afin qu'en connaissant sa dignité il tâche d'y répondre par sa vie. Le mot grec pleros signifie: sort ou partage; le nom de clerc en dérive, parce que les clercs sont le partage de Dieu ou parce que Dieu est leur partage. Or celui qui est partage doit se rendre digne de posséder ou d'être possédé : de là vient que quand un homme possède le Seigneur et qu'il dit avec David : "Le Seigneur est mon partage, " il ne peut posséder que lui, et s'il retient quelque autre chose en sa possession le Seigneur ne peut être son partage. Si j'ai de l'or, de l'argent, des biens et des meubles précieux, je ne puis être le partage du Sauveur; mais si je veux l'être véritablement je ne serai point du nombre des autres tribus, je vivrai des dîmes en prêtre et en lévite; servant à l'autel, je recevrai les offrandes qui y seront présentées ; je me contenterai d'avoir de quoi me vêtir et de quoi me nourrir, et je me dépouillerai de tout pour suivre Jésus-Christ attaché nu à la croix. Croyez donc qu'il n'en est pas de la condition d'un clerc comme de celle des anciens soldats, c'est-à-dire qu'on ne doit pas chercher son intérêt sous l'étendard du Fils de Dieu, et qu'on ne doit pas devenir plus riche qu'on était quand on a commencé à le suivre. On voit des solitaires plus opulents dans le désert qu'ils n'étaient dans le monde; on voit des clercs qui ont embrassé la pauvreté de Jésus-Christ, et qui cependant ont plus de richesses que quand ils vivaient dans le siècle sous les lois du démon ; de sorte que l'Église, en soupirant, voit dans l'abondance des gens que le monde avait vus dans la mendicité. Que votre table soit frugale et que les pauvres et les pèlerins y trouvent place en la compagnie de Jésus-Christ. Fuyez comme un pestiféré un ecclésiastique qui se mêle d'affaires, qui de pauvre est devenu riche, et qui fait le vain quoiqu'il soit sans naissance : les mauvais entretiens corrompent les bonnes moeurs. Si vous méprisez l'or et les richesses, un autre les aimera; si le silence et la retraite vous plaisent, le bruit, l'embarras, les assemblées publiques plairont à un autre : quelle union peut-on attendre de cette grande diversité d'humeurs? Que (289) les femmes viennent peu chez vous, ou, s'il se peut faire, point du tout ; ne connaissez aucune fille, ou, si vous en connaissez quelques-unes, aimez-les toutes également ; ne demeurez point avec elles dans la même maison, vous fiant à une vertu qui a déjà été mise à l'épreuve ; car vous n'êtes pas plus saint que David, plus fort que Samson ni plus sage que Salomon. Souvenez-vous qu'une femme l'ut cause qu'Adam fut chassé du paradis terrestre. Si vous tombez malade faites-vous assister par quelqu'un de vos frères, par votre soeur, votre mère, ou quelque autre femme dont la vertu et la probité soient connues; si vous êtes éloigné de votre famille, ou que vous n'y trouviez pas une personne telle que je la dépeins, servez-vous de quelque une de ces vieilles femmes que les églises nourrissent : elle sera bien aise de gagner quelque chose en vous servant, et votre maladie vous fera naître l'occasion de faire l'aumône. J'en connais plusieurs qui, se guérissant des infirmités corporelles, sont tombés dans une maladie d'esprit ; en un mot, celle que l'on considère avec trop d'attachement vous expose au danger en vous servant. Si votre devoir vous oblige à rendre visite à une veuve, à une fille, n'entrez point chez elle seul, et que la compagnie de celui qui vous y suivra ne vous donne point de confusion : s'il est acolyte, lecteur ou chantre, qu'il soit plus paré de ses vertus que de ses habits, que ses cheveux ne soient point frisés, enfin que l'extérieur fasse connaître la pureté du dedans. Ne parlez jamais seul à une femme seule: si vous avez quelque chose de particulier à lui dire, il y aura chez elle une fille, une veuve ou une femme mariée; car il ne serait pas possible qu'il n'y eût que vous au monde en qui elle pût avoir de la confiance. Evitez ce qui peut faire naître le soupçon, et prenez garde que l'on n'interprète à votre désavantage ce que l'on peut imaginer avec fondement : une amitié honnête ne sait ce que c'est que recevoir des mouchoirs, des rubans et des lettres d'amour, et manger des viandes qu'une femme aura touchées. Si l'on rougit d'entendre dans une comédie des termes d'amour et s'ils sont insupportables en la bouche d'une personne du monde, comment les souffrirait-on dans la bouche d'un solitaire ou d'un ecclésiastique, dont la condition est relevée par le sacerdoce comme le sacerdoce semble être relevé par la sainteté de sa vie? Ce n'est pas que je craigne que des personnes vertueuses telles que vous tombent dans ces désordres; mais dans toutes les conditions de la vie il se trouve des bons et des méchants, et la condamnation de ceux-ci sert d'éloge aux autres. C'est une chose qu'on ne peut voir sans confusion, que les prêtres païens, les comédiens et d'autres gens semblables puissent, être institués héritiers, et qu'il v ait des lois qui défendent que les ecclésiastiques et les religieux ne le soient, surtout quand ces lois n'ont pas été faites par des tyrans, mais par des princes chrétiens; et l'on ne doit point se plaindre de leur sévérité, mais regretter plutôt les circonstances qui les ont obligés à en user. Ces lois sont assez rigides et ont été établies sagement; cependant elles ne remédient point à l'avarice: on y contrevient par le moyen des fidéi-commis, car on redoute moins l'Evangile que les ordonnances de l'empereur, comme si elles étaient au-dessus. Si la gloire d'un évêque consiste à pourvoir à la nécessité des pauvres, un prêtre se rend infâme en travaillant à devenir riche. Il y a des prêtres qui, nés et élevés dans l'indigence, sont aujourd'hui dégoûtés des mets les plus délicieux. Ils savent les noms et les différentes espèces des poissons, en quelle mer se pêchent les bonnes huîtres ; au goût du gibier ils connaissent d'où il vient, ne l'aiment que pour sa rareté, et savent s'en priver quelquefois pour le trouver ensuite plus agréable. Il court aussi un bruit qu'il y en a quelques-uns qui s'attachent à des vieillards sans enfants, auprès de qui ils font des bassesses inouïes : ils assiègent leur lit, ils leur préparent le linge, ils tremblent à l'arrivée du médecin, et, s'informant si le malade est mieux, s'ils apprennent qu'il y a quelque amélioration ils feignent d'en être bien aises, quoique l'avarice les dévore en secret et qu'ils disent que le vieillard est un autre Mathusalem. Certes ils auraient plus de récompense de tant de services en l'autre monde s'ils n'en attendaient point en celui-ci. Avec quels soins achètent-ils une petite succession ? la pierre précieuse du Sauveur se peut acquérir avec beaucoup moins de peine. Lisez souvent l'Ecriture sainte, ou,pour mieux dire, ayez la toujours entre les mains. Apprenez-la pour instruire : puisez-y un discours fidèle et conforme a ses maximes, afin d'enseigner une (290) doctrine orthodoxe et de confondre ceux qui seront d'un sentiment contraire. Soyez attaché à ce que vous avez appris et à ce qui vous a été confié. vous souvenant du maître qui vous a instruit, et étant prêt à répondre à celui qui vous interrogera de l'espérance et de la foi qui est en vous. Que vos actions soient conformes à vos paroles, et quand vous parlerez dans l'église, que l'on lie dise point eu soi-même : " que ne pratique-t-il ce qu'il enseigne? " On écouterait peu celui qui, après avoir bien dîné, enseignerait il jeûner, car un larron même blâme l'avarice. La bouche, les mains et l'esprit d'un prêtre doivent agir ensemble de concert.

Soyez soumis à votre évêque et le regardez comme le pire de votre âme. C'est, le propre des enfants d'aimer et des esclaves de craindre. " Si je suis votre père, " dit Dieu, " où est le respect qui m'est dû ? si je suis votre seigneur, pourquoi ne me craignez-vous point? ", D'ailleurs, outre la dignité d'évêque, vous devez encore considérer dans le vôtre un solitaire et un oncle qui vous a montré à pratiquer tout ce qui est saint. J’avertis aussi les évêques de ne pas oublier qu'ils sont prêtres, et qu'ils doivent honorer les ecclésiastiques comme des ecclésiastiques afin que ceux-ci les respectent comme des évêques. On sait quelle fut la réponse du sénateur Domitius : "Pourquoi, " dit-il, " vous traiterais-je comme un empereur, puisque vous ne me traitez pas comme un sénateur ? " En un mot, un évêque et les prêtres sont aujourd'hui ce qu'étaient autrefois Aaron et ses enfants. Comme ils n'adorent que le même Dieu, et dans In même église, ils exercent aussi le même ministère. Souvenez,-vous toujours de ce que saint Pierre commande aux prêtres : " Gouvernez, " dit-il, "le troupeau de Dieu qui vous a été commis, veillant sur sa conduite non par une nécessité forcée, mais par une affectation toute volontaire; non par un honteux désir du gain, mais par une charité désintéressée; non en dominant sur l’héritage du Seigneur, mais en vous rendant les modèles du troupeau du fond du coeur ; et lorsque le prince des pasteurs paraîtra, vous remporterez une couronne de gloire qui ne flétrira jamais. " Il s'est établi une très mauvaise comme en de certaines Eglises, où les prêtres ne parlent point devant les évêques, comme si ceux-ci étaient jaloux de leur vertu ou qu'ils ne voulussent pas les entendre. "S'il a été révélé quelque chose à un de ceux qui sont assis aux dernières places, " dit saint Paul, " que celui qui est assis au-dessus de lui se taise; car chacun peut prophétiser, afin que tout le monde soit instruit et reçoive de la consolation. L'esprit des prophètes est soumis aux prophètes mêmes, et le Seigneur est un Dieu de pair et non de division." Au reste, comme un sage fils est la gloire de son père, un évêque peut se réjouir d'avoir choisi des prêtres dignes de leur condition. Quand vous prêcherez, que l'église retentisse plutôt de gémissements que d'applaudissements; car les larmes des auditeurs sont le véritable éloge du prédicateur. Le discours d'un prêtre doit être rempli de passages de l’Ecriture sainte, et vous ne devez point parler en déclamateur qui n'a que des paroles, mais en homme consommé dans les mystères de la religion. C'est le propre d'un ignorant de discourir beaucoup et de se faire admirer d'une populace grossière par un torrent de paroles. Un effronté se mêle souvent d'enseigner ce qu'il ignore, et quand il a persuadé aux autres qu'il est savant il se le persuade à lui-même. Je demandais un jour à Grégoire de Nazianze, qui était mon maître, ce que voulait dire saint Luc par ces paroles : " Une fête seconde première. " — "Je vous l'apprendrai à l'église, " me répliqua-t-il en se raillant; "car parmi les acclamations de tout le monde si vous demeurez seul dans le silence, au moins vous passerez seul pour un ignorant. " Il est en effet très aisé de surprendre par une facilité de langage un peuple simple qui admire ce qu'il n'entend point. Voyez, dans le plaidoyer de la cause de Quintus Callus, quel est le sentiment de Cicéron touchant le peuple et les orateurs ignorants; et, pour vous dire ce que j'ai vu moi-même depuis peu, un certain poète qui avait fait parler dans un dialogue Euripide et Ménandre, Socrate et Epicure, quoiqu'il y ait plus de cent ans de distance d'Euripide à Ménandre et de Socrate à Epicure, fut néanmoins applaudi par toute l'assemblée, car il y avait sur le théâtre des artisans aussi ignorants que lui. N'affectez point dans vos habits une couleur plutôt qu'une autre, ni une extrême propreté plutôt qu'une négligence étudiée: l'une approche du luxe et l'autre de la vanité. Il n'est point louable de ne se servir point de linge, mais on mérite beaucoup en ne gardant point (291) dans un coffre de quoi en avoir. En effet, il serait honteux et même ridicule de se faire gloire de n'avoir point de mouchoir et d'avoir une bourse pleine d'argent. Il y en a qui assistent un peu les pauvres afin de se faire rendre au double ce qu'ils donnent, et de devenir riches sous prétexte qu'ils font quelques aumônes: cela s'appelle plutôt une tromperie qu'une charité. C'est ainsi que les chasseurs prennent les oiseaux et les pêcheurs les poissons. L'évêque doit donc connaître celui qu'il charge du soin des pauvres et de l'administration de leur revenu. Pour moi, j'aimerais mieux n'avoir point de quoi donner que demander effrontément ce que j'ai envie de garder. fout le monde n'est pas capable de tout à la lois : celui-ci dans l'Eglise fait la fonction de l'oeil, celui-là de la langue, cet autre de la main; et vous pouvez voir dans l'épître que saint Paul a écrite aux Corinthiens de quelle manière toutes ces parties différentes ne composent qu'un corps. Un chrétien qui sera ignorant ne doit pas s'estimer saint parce qu'il ne sait rien, ni un autre qui sera habile faire consister la sainteté dans l'éloquence; seulement je préfèrerais une ignorance innocente à une éloquence criminelle. Plusieurs bâtissent de marbre des églises dont les lambris sont dorés et les autels enrichis de diamants, sans se mettre en peine de choisir les prêtres qui y doivent servir. Qu'on ne m'objecte pas ce temple fameux de Judée dont la table, les lanternes, les encensoirs et les vases étaient d'or : ces richesses plaisaient à Dieu dans un temps où l'on immolait des victimes, et où le sang des bêtes était le prix de la rédemption des péchés ; et d'ailleurs ces choses étaient des figures, et elles ont été écrites pour nous qui sommes à la fin des temps ; mais, aujourd'hui que le Sauveur a sanctifié la pauvreté de sa maison par la pauvreté de sa vie, ayons toujours les yeux sur la croix, et regardons les richesses comme de la boue. Pourquoi rechercher ce que Jésus-Christ appelle trésor d'iniquité, et aimer ce que saint Pierre fait gloire de ne point posséder? D'ailleurs, si nous jugeons de l'arbre par l'écorce et que, prenant seulement le sens littéral de l'histoire, nous nous arrêtions aux richesses, pourquoi ne point s'arrêter aussi aux autres cérémonies? alors, qu'un évêque épouse une vierge; qu'on rejette du sacerdoce un homme de bon sens qu'une cicatrice rendra difforme; que l'on ait moins d'égards aux vertus de l'âme qu'à la beauté du corps; et ayons une nombreuse famille pour peupler la terre; cessons d'immoler l'agneau ou de célébrer la Pâque parce que la loi défend de la faire hors du temple de Jérusalem ; en un mot faisons publier au son des trompettes le jeûne universel du septième mois et la fête des Tabernacles. Cependant si nous donnons à ces choses le sens qui leur est dû et que nous disions comme David : " Seigneur, ouvrez-moi les yeux afin que je contemple les merveilles de votre loi, " nous en jugerons comme le Seigneur en a lui-même jugé. Rejetons donc l'or des Juifs comme leurs autres cérémonies, ou, si nous le recevons, soyons de leur parti; car nous ne pouvons approuver leurs richesses et les condamner. Evitez de donner à manger aux séculiers, et particulièrement aux fonctionnaires : il serait honteux qu'un gouverneur de province fût traité plus somptueusement chez vous que chez lui, et que l'on vit les gardes et les officiers d'un consul à la porte d'un serviteur de Jésus crucifié. Vous direz peut-être que vous faites cette dépense afin d'acquérir du crédit et de solliciter pour les opprimés; mais un juge écoutera plutôt un prêtre qui chérira la pauvreté que celui qui vivra dans l'opulence; il aura plus de respect pour votre sainteté que d'estime pour vos richesses, ou, s'il est d'humeur à n'entendre un ecclésiastique qu'à table et dans la bonne chère, ne vous adressez point à lui : priez Jésus-Christ en sa place, vous en serez plutôt secouru. Il vaut mieux se confier au Sauveur que mettre son espérance en l'homme, et il vaut mieux attendre du secours de Dieu qu'en espérer des grands de la terre.

Votre haleine ne sentira jamais le vin, de peur qu'on ne vous dise comme à ce philosophe : " Ce n'est pas là baiser, mais donner à boire." Saint Paul condamne les prêtres qui aiment le vin, et l'ancienne loi les rejetait. " Que ceux qui servent à l'autel," dit-elle," ne boivent point de vin ni d'autres liqueurs qui puissent enivrer. " Le texte hébreu se sert de sicera, qui signifie liqueur qui enivre, soit qu'elle soit faite de blé, de pommes, de miel ou de dattes; car ce qui peut altérer ta raison est autant à appréhender que le vin. Ce n'est pas que je défende absolument l'usage de ce que Dieu a créé : Jésus-Christ (292) a bu du vin, et on permet à Timothée d'en boire lorsqu'il est malade; mais je voudrais qu'on en usât avec modération et que l'on considérât son âge, sa santé, son tempérament. En effet, si mon sang est échauffé et si je me porte bien sans boire de vin, pourquoi m'empoisonner de ce breuvage? Que vos abstinences soient proportionnées à vos forces, qu'elles soient simples, modérées et sans superstition : pourquoi ne manger point d'huile et chercher avec beaucoup de difficulté d'autres ragoûts? pourquoi mettre les jardins à la gêne pour ne point manger du pain ordinaire? On dit même qu'il y en a quelques-uns qui ne boivent point d'eau, qui ne mangent point de pain, et qui se servent de breuvages délicieux et artificiels qu'ils prennent, non pas dans une tasse ou dans un verre ordinaire, mais dans une coquille : ne sont-ils point honteux de ces sottises et de ces superstitions, et veulent-ils encore passer pour des gens sobres au milieu de ces délices ? Le véritable jeûne consiste dans le pain et dans l'eau ; mais, parce qu'il n'y a point, de gloire à acquérir dans une manière de jeûner pratique, on la rejette. Ne cherchez point à faire parler de vous avantageusement. "Si je plaisais encore aux hommes," dit saint Paul, "je ne serais pas serviteur de Jésus-Christ. " Vous voyez que ce grand apôtre cessa de plaire aux hommes pour être serviteur de Jésus-Christ. Le soldat qui marche sous ses étendards parmi la bonne et la mauvaise réputation combat à droite et à gauche sans souci des louanges et des richesses, du mépris et de la pauvreté, des bonnes et des mauvaises nouvelles; le soleil ne le brûle point pendant le jour et il n'est point incommodé de la lune pendant la nuit.

Je vous défends aussi de prier Dieu au coin des rues, de peur que le peuple en vous applaudissant n’empêche vos prières d'aller droit au ciel. Je ne veux point non plus que, par une affectation de pharisien, vous fassiez voir vos habits : il vaut mieux avoir du zèle dans le coeur qu'en porter les marques au dehors, et Dieu en doit plutôt être le témoin que les hommes. Cela dépend de la pratique de ce qui est commandé dans l'Évangile et dans l'ancienne loi; où il est dit : " qu'il vaut mieux avoir toutes ces choses dans le coeur que sur le corps. " Au reste, en lisant cette loi vous découvrirez aisément ce que je passe sous silence, et ce silence vous apprendra assez ce que je veux que vous sachiez. Faites-vous à vous-même autant de lois qu'il y a d'occasions où vous pouvez être attaqué de la vaine gloire. Voulez-vous savoir ce que Dieu vous demande? ayez de la prudence, de la justice, de la tempérance, de la force : c'est par là que vous arriverez au ciel. Il n'est rien de plus précieux que ce collier ni rien de plus beau que ces perles: outre qu'elles vous pareront de toutes parts, elles se changeront en un bouclier qui vous mettra à couvert. Contenez aussi vos oreilles et votre langue, c'est-à-dire ne médisez point des autres et n'écoutez point les autres médire. " Vous avez parlé étant assis contre votre frère, et vous avez déshonoré le fils de votre mère, " dit David ; " vous avez fait toutes ces choses, et je nie suis tenu dans le silence; vous avez cru que je vous ressemblerais, mais je vous accuserai et vous ferai paraître devant vos yeux tel que vous êtes. " Ne soyez donc point médisant; prenez garde à ce que vous direz. et sachez que votre conscience vous accuse de ce que vous reprenez dans les autres, et que l'on vous trouvera coupable des crimes que vous leur imputez. Ne prétendez point vous excuser en disant que vous ne parlez qu'après un autre, car rarement on raconte ce qu'on n'a pas été bien aise de savoir; on ne lance point une flèche contre une pierre, ou elle rejaillit contre celui qui l'a lancée. Qu'un médisant apprenne à se taire en voyant que vous ne l'écoutez pas volontiers. " Ne vous mettez point parmi les médisants," dit Salomon, " car leur perte arrivent tout d'un coup. " Et qui sait si les uns et autres n'y seront point enveloppés, c'est-à-dire, ceux qui médisent et ceux qui les écoutent? Enfin, comme votre ministère vous oblige à visiter les malades, à savoir où demeurent les femmes vertueuses, à connaître leurs enfants et à garder fidèlement les secrets qui vous seront confiés par des personnes honorables, il est de votre devoir non-seulement de veiller sur vos regards, mais encore sur vos paroles. Ne parlez donc jamais de la beauté d'une femme, et que par votre moyen on ne sache point en une maison ce qui se fait dans une autre. Hippocrate, avant que de recevoir ses disciples, les engageait par un serment à garder le silence, et leur prescrivait une manière de marcher, de s'habiller et de vivre.



PARTIE II. OBLIGATIONS DES SOLITAIRES. A RUSTIQUE.


Il n'y a rien de plus heureux qu'un chrétien à qui le ciel a été promis; rien de plus exposé aux fatigues, sa vie étant tous les jours en danger; rien de plus fort, parce qu'il surmonte le démon, et rien enfin de plus faible, parce qu'il se laisse vaincre par ses passions. Il y en a une infinité d'exemples. Un larron a de la foi sur la croix, et Jésus lui parle de la sorte : " Je te dis en vérité que tu seras dans le paradis avec moi." De la grandeur de l'apostolat Judas tombe dans la perfidie et la trahison, et le banquet où il eut l'honneur d'assister ni le baiser qu'il reçut ne purent l'empêcher de livrer comme un homme celui qu'il connaissait bien pour le fils de Dieu. Il n'y avait rien au-dessous de la Samaritaine, et néanmoins non-seulement elle eut de la foi, et connut au bord d'une fontaine le Sauveur que le peuple ne connaissait point dans la synagogue; mais encore elle fut cause du salut de plusieurs autres, et eut le bonheur de faire reposer Jésus-Christ qui était las, et de lui donner à manger en l'absence de ses apôtres. Il n'était rien de plus sage que Salomon, cependant il se laissa séduire par les femmes. Le sel est excellent; l'on s'en servait dans les sacrifices, et saint Paul commande que tous nos

secours en soient assaisonnés : toutefois, s'il vient à se gâter il n'est plus propre à rien. J'ai commencé par là ce discours pour vous avertir d'abord de la grandeur de votre entreprise et de la gloire que vous en devez attendre. Vous triomphez des plaisirs que vous pouviez goûter dans la jeunesse où vous êtes; mais le chemin que vous tenez est glissant, et il semble qu'il y aurait plus de honte à le quitter que de gloire à continuer de le suivre. Je ne vous entretiendrai pas ici de la beauté des vertus; seulement je vous parlerai comme un pilote expérimenté dans les naufrages qui instruit un jeune voyageur : je vous apprendrai quelles mers courent les pirates de la pudicité, ce que c'est que l'avarice, où sont ces monstres qui déchirent la réputation, comment enfin on se perd contre des écueils au milieu du calme. Soyez persuadé que ceux qui naviguent sur la mer Rouge, où nous devons souhaiter de voir le véritable Pharaon submergé avec son armée, n'arrivent au port qu'après avoir essuyé une infinité de périls : des nations barbares, ou plutôt des bêtes féroces habitent sur les côtes; tout y est plein de rochers cachés; de sorte qu'il faut avoir sans cesse les armes à la main, et une sentinelle attentive au haut du mât pour donner les avis nécessaires à la conduite du vaisseau. C'est voyager heureusement quand après six mois de navigation on arrive au port dont je viens de vous parler, et d'où l'on commence à découvrir la mer par laquelle à peine en une année on arrive dans les Indes. A quoi bon cela? me direz-vous. Il est aisé de vous en rendre raison : si les marchands du siècle vont si loin et courent tant de périls pour trouver des trésors périssables et qu'ils ne conservent qu'en mettant leur vie dans un danger évident, que doit faire un marchand de Jésus-Christ, qui vend tout ce qu'il a pour acheter une perle de grand prix et un champ oit il a trouvé un trésor que les larrons tic peuvent lui enlever? J'offenserai sans doute une infinité de gens qui prennent pour eux tout ce qu'on écrit contre le vice en général : mais leur colère sera le témoin de leur conscience, et j'en ai meilleure opinion qu'ils n'en ont eux-mêmes. Néanmoins je ne nommerai personne, et je ne m'attacherai à aucun en particulier, comme il se faisait dans les anciennes comédies. Les gens bien avisés feignent d'ignorer ce qu'on leur reproche : ils s'en corrigent, et se fâchent plutôt contre eux-mêmes que contre l'écrivain. En effet, quoique cet écrivain ait les défauts dont il les accuse, il a cet avantage sur eux qu'il en a de l’horreur en sa propre personne. J'ai appris que vous aviez une mère, vertueuse, qui est veuve depuis longtemps, et. qui vous a nourri et élevé avec beaucoup de soin pendant votre enfance. Après vous avoir fait étudier dans les Gaules, oit les lettres sont très florissantes, elle vous a envoyé à Rome, supportant votre absence dans l'espoir de la consolation que vous lui donnez aujourd'hui. Là elle n'a rien épargné pour vous faire joindre la majesté de l'éloquence romaine à l'élégance et à la. facilité de l'éloquence gauloise. Elle a cru qu'il fallait plutôt contenir votre naturel que l'exciter; et en cela elle vous a fait imiter les plus grands hommes de la Grèce, qui se corrigeaient à Athènes du langage boursouflé qu'ils avaient pris en Asie. Nous devez donc la considérer comme votre mère, la chérir comme votre nourrice et la respecter comme une sainte. C'est pourquoi ne suivez pas l'exemple de ceux qui abandonnent leurs mères pour s'attacher à d'autres femmes, et qui sous le nom de piété entretiennent un commerce qui n'est point exempt de soupçons. J'ai connu même des femmes, déjà assez, avancées en âge, qui d'abord se plaisaient à avoir chez elles des enfants d'affranchis qu'elles appelaient leurs fils spirituels, mais qui ensuite, renonçant au nom simulé de mère, sans aucune retenue se faisaient des maris de ces enfants. Quelques-uns préfèrent des veuves d'une famille étrangère à des vierges qui sont leurs propres soeurs; il se trouve aussi des femmes qui ont une forte aversion pour leurs parents, et dont l'emportement inexcusable rompt comme une toile d'araignée ce qui peut mettre leur honneur à couvert. Mais que direz-vous de ceux qui, avec. un visage maigre, une longue barbe, des vêtements mal faits et d'étoffe grossière, sont, unis si étroitement à des femmes qu'ils demeurent dans la même maison, se trouvent avec elles à des festins, ont de jeunes servantes, et vivent comme dans le mariage, excepté que ce commerce n'en a pas le nom ? Quoique des personnes qui paraissent vertueuses commettent bien souvent ces fautes, on ne doit pas néanmoins les imputer au christianisme : au contraire elles couvrent de confusion les idolâtres, qui voient que toutes les Eglises désapprouvent ce qui est condamné par les gens de bien. Pour vous, si vous ne vous contentez pas de paraître solitaire et que vous vouliez l'être effectivement, avez soin de votre âme, et ne songez plus à des richesses auxquelles vous avez dû renoncer en embrassant le parti où vous êtes : que la pauvreté de vos habits soit une marque de l'excellence de votre coeur; montrez par un mauvais manteau le mépris que vous faites du monde; mais n'en tirez pas de vanité, et que vos discours s'accordent avec votre habit. Que celui qui éteint les ardeurs du corps par des jeûnes et des abstinences ne cherche point les rafraîchissements du bain. Vos jeûnes doivent être modérés, de peur qu'ils ne soient préjudiciables à votre santé en devenant excessifs. Voyez votre mère, mais de telle sorte qu'elle ne vous oblige pas à voir d'autres femmes dont la vue vous frappe l'imagination. Croyez que ses servantes vous préparent des piéges, car elles succombent d'autant plus aisément que leur condition est plus abjecte. Saint Jean-Baptiste était fils d'un grand-prêtre et d'une mère très vertueuse cependant ni la tendresse de celle-ci ni les richesses de celui-là ne purent l'engager à demeurer dans leur maison, où sa chasteté était en danger : il se retira dans le désert, où ses yeux n'avaient point d'autre objet que celui dont il était le précurseur. Il y portait un habit grossier et rude qu'il ceignait d'une ceinture de cuir; il vivait de miel sauvage et d'autres choses propres à entretenir la continence. Les enfants des prophètes, qui sont appelés solitaires dans l'Ancien-Testament, renonçaient à l'embarras des villes et se bâtissaient des cabanes sur les bords du Jourdain, où ils se nourrissaient d'herbes sauvages. Pendant que vous demeurerez en votre pays regardez votre cellule comme le paradis, et y cueillez les fruits divers de l'Écriture sainte. Arrachez-vous l'oeil, coupez-vous le pied ou la main si vous êtes scandalisé; ne négligez rien pour mettre votre âme en sûreté. " Celui qui voit une femme et la désire, " dit le Sauveur, " est déjà coupable dans son coeur." Après cela, qui peut se vanter d'avoir de la pureté dans le coeur? Et si les astres même ne sont pas purs devant Dieu, que doit-on croire des hommes, dont la vie est une tentation continuelle? Que leur condition est malheureuse, puisque le crime est inséparable de leurs désirs! Saint Paul réprimait son corps par des macérations : cependant il trouvait toujours de la rébellion dans sa chair, et elle l'obligeait à faire ce qu'il ne voulait pas. "Misérable que je suis," disait-il, "qui me délivrera de ce corps de mort?" Croirez-vous encore être exempt des chutes et des blessures si vous ne conservez votre coeur avec toutes sortes de soins, et que vous ne disiez avec le Sauveur : " Ceux qui font la volonté de mon père sont ma mère et mes frères ?" Cette cruauté est pleine de tendresse, et c'est en donner de véritables marques à une mère que de lui conserver son fils. La vôtre désire que vous viviez sans pouvoir mourir, c'est-à-dire qu'elle souhaite de vous voir dans le ciel. Anne mit au monde Samuël, moins pour elle que pour le service des autels. On dit que (295) les enfants de Jonadab, qui ne buvaient pas de liqueur qui pût enivrer, et qui vivaient sous de simples tentes, passant la nuit où ils se rencontraient, tombèrent les premiers en esclavage; car l'armée des Chaldéens, ravageant les campagnes de Judée, s'empara des villes où ils s'étaient réfugiés. Quel que soit le sentiment des autres, car chacun a le sien, pour moi, les villes me paraissent une prison et le désert un paradis. Pourquoi demeurer parmi le monde quand notre nom nous engage à être solitaire? Moïse demeura quarante ans dans le désert pour y apprendre à gouverner les Juifs, et le conducteur d'un troupeau y devint le conducteur des peuples ; les apôtres renoncèrent au métier de pêcheur pour gagner dos âmes à Jésus-Christ; ils quittèrent pour embrasser la croix et suivre le Sauveur leurs filets, leurs nacelles et leurs parents, sans même qu'il leur restât un bâton à la main. Je vous tiens ce langage afin que, si vous désirez vous faire ecclésiastique, vous appreniez ce que vous devez enseigner aux autres, que vous offriez à Dieu une victime digne de lui, et que vous ne soyez pas capitaine sans avoir été soldat ou maître sans avoir été écolier. Ce n'est point à moi à juger des ecclésiastiques, et je ne puis avoir une mauvaise opinion des ministres de l’Eglise. Si vous voulez en augmenter le nombre, vous en apprendrez les devoirs dans une lettre que j'ai écrite à Népotien : je parlerai ici du noviciat et de la conduite d'un jeune solitaire, et particulièrement de celui qui s'est soumis au joug de Jésus-Christ après avoir passé sa jeunesse dans l'étude des belles-lettres.

D'abord examinons si vous devez vivre seul ou en la compagnie des autres solitaires. Je trouve plus à propos que vous demeuriez avec eux que de rester seul, afin de n'être peint sans guide dans un chemin que vous ne connaissez pas. En effet vous pourriez vous égarer en prenant une route pour une autre, aller trop vite ou trop lentement et enfin vous lasser ou vous endormir. La vanité se glisse aisément dans l'esprit d'un solitaire : fait-il quelque abstinence ou est-il quelque temps sans voir personne, il ne se connaît plus lui-même; il oublie d'où il vient et ce qui l'amène; son coeur s'emporte au dedans et sa langue au dehors; il juge des autres malgré la défense de l'Apôtre; il suit les mouvements de sa gourmandise; il dort autant qu'il lui plait; il ne craint rien ; il tient les autres au-dessous de lui; on le trouve moins dans sa cellule que dans les villes, et il affecte une modestie étudiée parmi ses frères, quoiqu'il aime la foule et l'embarras du monde.

Mais pourquoi blâmer les solitaires? Je les ai toujours trop loués pour les blâmer aujourd'hui. J'ai dessein de les instruire de telle sorte que les austérités du désert ne les épouvantent point, qu'ils se fassent connaître par une longue expérience, qu'ils se croient les derniers de tous pour devenir les premiers, que la pauvreté ou l’abondance ne les allaite pas, que l'on voie leur vertu dans leurs habits, sur leurs visages et dans leurs instructions, et afin que, à l'exemple de quelques moines ridicules, ils n'inventent point des combats imaginaires avec des démons pour se faire admirer du peuple et en attraper l'argent. Depuis peu nous avons vu, les larmes aux yeux, les richesses immenses qu'un solitaire a laissées dans sa famille, et qu'il avait amassées pour les pauvres : c'est alors que le fer qui était au fond a nagé sur l'eau, et que l'amertume de la myrrhe a paru parmi les palmiers. Pour moi, je n'en ai pas été surpris, car cet homme était disciple d'un maître qui s'était enrichi de ce qui lui avait été confié pour la subsistance des malheureux ; mais leurs cris, arrivant enfin au ciel, surmontèrent la patience de Dieu, et il envoya son ange exterminateur qui lui dit comme à un autre Nabal : " Tu mourras cette nuit, insensé; et à qui appartiendra ce que tu as amassé?" Je ne veux donc pas que vous demeuriez avec votre mère, tant à cause de ce que je vous ai déjà dit que parce que vous la fâcheriez en refusant un morceau délicat qu'elle vous présenterait, ou que vous mettriez de l'huile dans le feu en le recevant. D'ailleurs, étant parmi les femmes, vous pourriez penser la nuit à ce que vous auriez vu le jour. Ayez toujours un livre entre les mains; apprenez par coeur le Psautier; priez sans cesse; tenez, toujours nos sens en action de peur que de mauvaises pensées ne s'en emparent ; surmontez la colère par la patience; soyez attaché à l'étude de l'Écriture sainte, et les plaisirs déshonnêtes ne feront point d'impression sur votre esprit. En un mot que votre âme ne soit point ouverte aux passions, car si elles y entrent une fois elles y deviendront souveraines et y causeront un désordre surprenant. (296) Travaillez a quelque ouvrage de peur que le diable ne vous surprenne oisif. Si les apôtres, qui pouvaient vivre de l'apostolat et de l'Évangile, travaillaient de leurs mains pour n'être à charge à personne et pour assister ceux dont ils devaient attendre du secours, pourquoi ne travaillez-vous point vous-même à ce qui vous est nécessaire? Faites des nattes de ;jonc ou des corbeilles d'osier, sarclez le jardin, faites-y des parterres, et quand vous y aurez semé des légumes arrosez-les, ou les transplantez pour avoir le plaisir de les considérer ; greffez des arbres, et peu de temps après vous recueillerez le fruit de vos peines; faites des ruches d'abeilles, et apprenez de ces insectes à régler une communauté ; travaillez à des filets de pêcheurs; transcrivez des livres, et, cherchant ainsi la nourriture du corps, donnez en même temps à votre âme la sienne. C'est une coutume établie dans les monastères d'Égypte de ne recevoir personne qui ne sache travailler, et cela se pratique moins afin qu'il gagne sa. vie que pour empêcher que son âme oisive, s'attachant à des pensées criminelles, ne s'abandonne enfin aux passants à l'exemple de la pécheresse Jérusalem. Lorsque j'entrai au désert en ma jeunesse, je ne pouvais résister à la volupté ni à la concupiscence, bien que mes privations et mes abstinences fussent continuelles; j'étais tourmenté par les pensées dont mon âme était esclave : cela m'obligea de devenir écolier d'un solitaire hébreu; et quoique je fusse accoutumé à la beauté et à la douceur des auteurs profanes, je résolus d'étudier l'alphabet d'une langue qui se prononce en grinçant les dents et avec beaucoup de peine. Ceux qui étaient. alors avec moi, et ma propre conscience, sont témoins des difficultés que je rencontrai en cette entreprise; ils savent combien de fois je désespérai d'y réussir, combien de fois j'y renonçai, et combien de fois enfin l'ardeur de la science m'y appela : cependant je rends grâce à Dieu de ce que je goûte aujourd'hui les fruits d'une étude qui m'a tant coûté. Je vous dirai encore ce que j'ai vu en Égypte. Il y avait dans un monastère un jeune homme originaire de Grèce qui ne pouvait éteindre les ardeurs de l'impureté ni par les jeûnes ni par les fatigues du travail le plus pénible, et il était perdu sans l’artifice dont son abbé se servit. Il commanda à un ancien solitaire de quereller et d'injurier ce jeune homme, et de venir se plaindre le premier après l'avoir insulté. Ceux qu'on prenait pour témoins étaient pour l'agresseur, et l'innocent pleurait en entendant leur mensonge, sans que personne voulût le croire. Il n'y avait que l'abbé qui le défendait adroitement, de peur que dans cette persécution il ne mourut de douleur. Un an s'étant passé de la sorte, son supérieur lui demanda s'il était encore tourmenté de ses anciennes pensées. "Mon père, " répondit-il, "je n'ai pas le loisir de vivre : comment aurais-je celui de songer au crime?" Si ce jeune solitaire eût été seul comment eût-il pu se conserver ? Les politiques du monde remédient à une vieille passion par une affection nouvelle; et c'est ce qui arriva à Assuérus, que les Perses détachèrent de Vasthi en lui donnant de l'amour pour d'autres femmes. Cela s'appelle arrêter le crime par le crime, et la seule vertu doit en éloigner les chrétiens. " Évitez le mal et faites le bien, " dit David; " aimez la paix et la recherchez." Sans doute on ne peut aimer le bien si l'on n'a de l'aversion pour le mal, et il faut s'appliquer à celui-là pour éviter celui-ci; il faut chercher la paix pour n'avoir point de guerre, et il ne suffit pas de la chercher, on doit la conserver avec toutes sortes de soins quand on l'a trouvée; car on ne peut en concevoir les douceurs. David assure qu'elle est le séjour de Dieu, et l'Écriture n'en parle point qu'elle ne dise qu'il faut la rechercher. En un mot, on ne peut se perfectionner dans un art sans le secours d'un maître; les bêtes même ont des conducteurs : les abeilles sont gouvernées par une reine, et parmi les grues il y en a une que les autres suivent. Chaque province a son gouverneur, son juge ; et Rome, ne pouvant obéir en même temps à deux rois, vit ensanglanter ses murailles par un parricide. Rébecca sentit dans ses entrailles les combats de Jacob et d'Ésaü qu'elle y portait. Toutes les Églises ont leurs évêques et leurs ministres, et la hiérarchie ecclésiastique subsiste par le gouvernement de ceux qui y commandent; il n'y a qu'un pilote dans un vaisseau, qu'un maître dans une maison; et, quelque nombreuse que soit une armée, on n'y prend les ordres que d'un général. Pour tout dire en un mot et ne pas être ennuyeux, vous ne devez pas vous abandonner à votre propre conduite; il faut que vous viviez dans un monastère, sous la direction d'un supérieur et avec d'autres solitaires : (297) vous apprendrez de celui-ci à être humble ou patient, de celui-là à être affable et à garder le silence; vous ne ferez point ce que vous voudrez; vous prendrez un habit tel qu'on vous le donnera, et vous rendrez un compte exact de votre emploi à votre abbé ; mais souvenez-vous d'être soumis à vos frères de souffrir une injure sans murmurer, de craindre votre supérieur comme votre maître et de l'aimer comme votre père. Prenez pour un avis salutaire ce qu'il vous ordonnera, et que celui dont le métier est d'obéir ne ;juge pas des pensées des autres. "Écoute, Israël, " dit Moïse, " et tais-toi."Si vous accomplissez fidèlement ces préceptes les mauvaises pensées n'auront pas d'accès en votre âme, et pendant qu'une occupation succédera ponctuellement à une autre vous ne songerez qu'à l'ouvrage que vous devez commencer. J'ai connu quelques solitaires qui n'avaient renoncé au monde que par l'habit, étant demeurés tels qu'ils étaient auparavant; leur bien était plutôt augmenté depuis leur retraite que diminué ; ils se faisaient toujours servir, leur table était magnifique; et parmi la foule d'un peuple de valets ils croyaient être encore dignes du nom de solitaires. D'autres, au contraire, ne pouvant pas faire une dépense pareille à celle de ces premiers, paraissent en public en de certains jours, et, se persuadant qu'ils ont quelque science, y médisent de leur prochain; d'autres haussent les épaules, et, remuant continuellement les lèvres, regardent fixement la terre, de sorte qu'on les prendrait pour des magistrats si un huissier marchait devant eux. Il y en a encore quelques-uns qui par le mauvais air de leur cellule, parles abstinences et des lectures indiscrètes, demeurent si mélancoliques qu'ils ont plus besoin des remèdes d'Hippocrate que de mes amis. D'autres ne peuvent renoncer au trafic qu'ils faisaient dans le monde; ils changent seulement de nom sans changer d'occupation et sont plus attachés au gain que les séculiers même, quoique saint Paul borne toutes leurs richesses à un habit et à leur nourriture. Autrefois les édiles devaient fixer le prix des denrées et mettre des bornes à la cupidité de ceux qui les vendaient, châtiant rigoureusement les coupables; mais aujourd'hui le titre de solitaire sert de prétexte à un, commerce plein d'injustice : nous demandons effrontément l'aumône quoique nous ayons de l'or que nous cachons sous un habit de solitaire, et nous mourons dans l'abondance après avoir vécu comme si nous avions été véritablement pauvres. Pour vous, vous ne tomberez pas dans ces désordres si vous entrez dans unie communauté. L'habitude vous fera trouver du plaisir dans ce que vous ferez d'abord avec contrainte. Regardez plutôt devant vous que derrière, et songez moins au mal que font les autres qu'au bien que vous devez faire ; ne vous laissez pas surprendre par le nombre des pécheurs, et qu'ils ne vous obligent point de tenir en vous-même ce langage : " Quoi! serait-il possible que tous ceux qui demeurent dans les villes fussent perdus? Cependant ils jouissent de leurs biens en servant l'Église; ils vont au bain, ils se parfument, et le peuple n'en a pas de mauvaise opinion." Je répondrais à cela comme j'ai déjà fait, que cet ouvrage ne regarde point un ecclésiastique et qu'il n'est fait que pour l'instruction d'un solitaire. Les ecclésiastiques sont des saints, et il n'y en a point dont la vie ne soit à louer. Conduisez-vous donc de telle manière dans votre solitude que vous méritiez un jour de l'être; que le péché ne souille pas votre ;jeunesse, afin que vous approchiez des autels comme: une vierge sans tache qui sort de sa couche ; que chacun renfle un témoignage favorable de votre vie, et que les femmes connaissent votre nom sans avoir vu votre visage.

Quand vous aurez atteint l’âge, si néanmoins vous l'atteignez, et que vous soyez appelé dans le clergé par le peuple ou par votre évêque, acquittez-vous des fonctions d'un ecclésiastique, et ne fréquentez que les plus vertueux ; car dans toutes sortes de conditions il se trouve des méchants parmi les bons. Ne vous hâtez point d'écrire, et que cette ridicule démangeaison ne vous entraîne pas; soyez longtemps à apprendre ce que vous devez enseigner aux autres. Ne croyez pas ceux qui vous flatteront, ou, pour mieux dire, n'écoulez point ceux qui se moqueront de vous. En effet, après qu'ils vous auront loué par un discours plein de dissimulation, si vous tournez la tête en arrière vous les surprendrez allongeant le cou comme des cigognes ou tirant la langue comme des chiens. Ne médisez de personne, car la vertu ne consiste pas à déchirer la réputation des autres, et souvent notre langue se déchaîne (298) contre nous-mêmes en reprenant des fautes que nous commettons les premiers. Un certain personnage appelé Grunnius se rendait ordinairement à pas comptés au lieu où il devait parler en public, disant très peu de choses en chemin. néanmoins quand il était arrivé, après avoir étalé un monceau de livres il se ridait le front, fronçait les sourcils, et, ayant imposé silence à ses auditeurs de la main, il leur contait de pures bagatelles et attaquait tout le monde. On l'eût pris pour un autre Longin qui réformait l'éloquence romaine, et retranchait du nombre des savants ceux qu'il jugeait indignes d'en être. Cet homme était, sans doute plus agréable dans ses festins que dans ses harangues, et vous ne devez pas vous étonner que, tenant table ouverte, tous les parasites lui applaudissent en public. Ne croyez jamais de tels gens. Que votre coeur en un mot n'ait point de penchant à la médisance, de peur qu'on ne nous fasse ce reproche : " Vous avez parlé étant assis contre votre frère, et vous avez déshonoré le fils de votre mère ; " ou, comme dit. David en un autre endroit : " Ses paroles étaient coulantes contrite l'huile et elles perçaient comme des épées." Le sage assure que celui qui médit de son frère est semblable à un serpent qui se cache pour mordre. Vous répondrez peut-être que vous ne médisez point, et que vous ne pouvez empêcher les autres de parler : c'est une des excuses dont nous tâchons ordinairement de couvrir nos défauts, mais Dieu n'est pas surpris par l'artifice. "Ne vous y trompez pas, " dit saint Paul, " on ne se moque pas de Dieu : nous ne voyons que le dehors, et il cornait le dedans. " Salomon a remarqué qu'un visage triste et abattu faisait fuir la langue des médisants comme le vent dissipe les nuages; car si l'on tire une flèche contre quelque chose de dur elle rejaillit contre celui qui l'a tirée : de même, quand un médisant s'aperçoit qu'on lui fait mauvais visage et qu'on se bouette les oreilles pour, ne pas l'entendre, il se tait, il pâlit et ne sait plus où il en est. Au reste, on défend à Timothée de recevoir légèrement une accusation contre un prêtre; mais on lui recommande de le reprendre devant tout le monde s'il pêche, afin de donner de la crainte au peuple. On ne doit pas même prendre aisément de mauvais sentiments d'un homme que son âge avancé et sa dignité défendent contre les soupçons; néanmoins, comme nous sommes hommes et que la vieillesse n'est, pas exempte des fautes de la jeunesse, si vous voulez me reprendre faites-le ouvertement, de peur que vous me déchiriez en secret. Le Seigneur reprend celui qu'il aime et châtie un enfant qu'il adopte. Isaïe même parle de la sorte : " Celui, ô mon peuple, qui dit que vous êtes bienheureux vous trompe et dresse des embuscades sous vos pas. " Il m'est sans doute inutile que vous appreniez aux autres mes défauts, que sans ma participation vous les rendiez coupables de mes crimes en leur faisant un récit plein de médisance, et que, les contant à tout le monde, vous leur en parliez comme s'ils étaient les seuls qui les sussent : ce n'est point là corriger son prochain, mais satisfaire à une démangeaison de médire. Enfin Jésus-Christ commande de reprendre les pécheurs en secret ou devant un témoin, et, s'ils ne font pas de cas de cette réprimande, de les dénoncer à l'Église, et de les tenir pour des endurcis, des idolâtres, des publicains. Je vous marque tout cela en termes exprès pour vous ôter l'envie de dire du mal des autres ou d'écouter ceux qui en disent, afin que vous vous présentiez à Dieu sans tache et semblable à une vierge aussi chaste du corps que de l'esprit, et qu'ayant plus que le nom de solitaire, vous ne soyez pas banni de la compagnie de l'époux, votre lampe s'étant éteinte pour n'avoir pas été entretenue de l'huile des bonnes oeuvres. Vous avez auprès de vous le saint évêque Proculus, personnage d'une grande érudition, qui peut de vive voix vous en dire plus que mes lettres : les avis que vous eu recevrez à toute heure vous empêcheront de quitter ce chemin par où le peuple d'Israël, allant à la terre de promission, était assuré de passer.

Dieu veuille que la prière de l'Église soit écoutée : "Seigneur, donnez-nous la paix, " dit-elle, " car vous nous avez tout donné; " Dieu veuille que, renonçant au monde, nous ayons suivi les mouvements de notre volonté, et que nous ne l'ayons pas fait par contrainte! Dieu veuille que nous soyons récompensés d'une pauvreté volontaire plutôt que d'être punis de l'avoir embrassée par contrainte! Après tout, parmi les misères du monde et les fureurs de la guerre générale, c'est être assez riche que d'avoir du pain et assez puissant que de n'être point esclave. Le grand Exupère, évêque de Toulouse, (299) endure la faim pour nourrir les autres; il a le visage hâve de la nécessité des pauvres, et a donné aux entrailles de Jésus-Christ tout ce qu'il avait : imitez ce voisin et ceux qui lui ressemblent, que le sacerdoce a rendus plus pauvres et plus humbles; ou si vous voulez aller droit à la perfection, quittez comme Abraham votre patrie et vos parents, et cheminez sans savoir où vous irez. Si vous avez du bien, vendez-le et en donnez l'argent aux pauvres; si vous n'en avez pas, vous êtes déchargé d'un fardeau très pesant. L'avis est sans doute fort difficile à suivre, mais il y a de grandes récompenses pour ceux qui s'en serviront.







Jérôme oeuvres mystiques - CHAPITRE VII. Rome prise et saccagée par les Goths. Mort de sainte Marcella.