2002 Magistère Mariage 825

L'homme prend conscience d'être une personne

Le 24 octobre 1979

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1. Dans une précédente conversation nous avons entrepris d'analyser la signification de la solitude originelle de l'homme. L'occasion nous en a été fournie par le texte yahviste et, en particulier, par la phrase suivante: "Il n'est pas bon que l'homme soit seul; je veux lui faire une aide qui soit semblable à lui" Gn 2,18. L'analyse du Livre de la Genèse (chapitre 2) nous a déjà menés à de surprenantes conclusions qui concernent l'anthropologie - c'est-à-dire la science de l'homme - contenue dans ce Livre. En effet, en relativement peu de phrases, le texte antique définit l'homme comme une personne, avec la subjectivité qui la caractérise.
Quant à ce premier homme, ainsi formé, Dieu - Yahvé lui donne le commandement qui concerne tous les arbres qui croissent dans "le jardin en Eden", surtout celui de la connaissance du bien et du mal. Aux caractéristiques de l'homme ci-dessus décrit, vient s'ajouter le moment de l'option, de l'"auto-détermination", c'est-à-dire de la volonté. De cette façon, l'image de l'homme, doué de sa propre subjectivité, se présente à nos yeux comme parachevée après une première ébauche.
Dans le concept de solitude originelle sont incluses tant l'"auto-conscience" que "l'autodétermination". Le fait que l'homme soit seul cache en soi cette structure ontologique et il est en même temps un indice d'authentique compréhension. Sans cela nous ne pourrions comprendre correctement les paroles qui suivent et constituent le prélude à la création de la première femme: "Je veux lui faire une aide". Mais surtout, sans une signification aussi profonde de la solitude originelle de l'homme, on ne saurait ni comprendre ni interpréter correctement l'entière situation de l'homme créé à l'"image de Dieu", qui est la situation de la première, ou mieux, primitive Alliance avec Dieu.

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2. Cet homme qui, selon le récit du premier chapitre de la Genèse a été créé "à l'image de Dieu", se manifeste dans le second récit comme sujet de l'Alliance, c'est-à-dire un sujet constitué comme personne, constitué à la dimension de "partenaire de l'Absolu" en ce sens qu'il doit consciemment discerner et choisir entre le bien et le mal, entre la vie et la mort. Les paroles du premier commandement de Dieu - Yahvé Gn 2,16-17, qui indiquent de manière directe la soumission, la dépendance de l'homme-créature à son Créateur, révèlent de manière indirecte précisément ce niveau d'humanité comme sujet de l'Alliance et "partenaire de l'Absolu". L'homme est "seul": cela veut dire qu'à travers sa propre humanité, à travers ce qu'il est, il est en même temps constitué en une unique, exclusive, irréductible relation avec Dieu lui-même. La définition anthropologique contenue dans le texte yahviste se rapproche, de son côté, de ce qu'exprime la définition théologique de l'homme que nous trouvons dans le premier récit de la création ("Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance": Gn 1,26).

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3. L'homme ainsi formé appartient au monde visible, il est un corps parmi les corps. Reprenant, et d'une certaine manière restituant, la signification de la solitude originelle, appliquons-la à l'homme dans sa totalité. Le corps, grâce auquel l'homme prend part au monde créé visible, le rend en même temps conscient d'être "seul". En effet, il n'aurait pas été capable d'arriver à cette conviction qu'en fait il a acquise comme nous le lisons dans Gn 2,20, si son corps ne l'avait aidé à le comprendre, rendant la chose évidente. La conscience de la solitude aurait pu se rompre précisément à cause du corps lui-même. L'homme, adam, aurait pu, se basant sur l'expérience de son propre corps, arriver à la conclusion qu'il était substantiellement semblable aux autres êtres vivants (animalia). Et, comme nous le lisons, il n'arriva pas à cette conclusion: au contraire, il se persuada qu'il était "seul". Le texte yahviste ne parle jamais directement du corps: même lorsqu'il dit que "le Seigneur Dieu forma l'homme du limon du sol", il parle de l'homme, non pas du corps. Malgré cela le récit, pris dans son ensemble, nous offre des bases suffisantes pour percevoir cet homme, créé dans le monde visible, précisément comme corps parmi les corps.
L'analyse du texte yahviste nous permet en outre de rattacher la solitude originelle de l'homme à la conscience du corps par lequel l'homme se distingue de tous les animalia et se sépare de ceux-ci, et par lequel il est une personne. On peut affirmer avec certitude que l'homme ainsi formé a en même temps le sentiment et la conscience du sens de son propre corps. Et ceci en se basant sur l'expérience de la solitude originelle.

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4. On peut considérer tout ceci comme implication du second récit de la création de l'homme, et l'analyse du texte nous permet d'amples développements.
Lorsqu'au début du texte yahviste, avant même qu'il y soit question de la création de l'homme au moyen du "limon du sol", nous lisons qu'"il n'y avait personne pour cultiver le sol et faire monter l'eau de la terre et arroser la surface du sol" Gn 2,5-6, nous associons à juste titre ce passage à celui du premier récit dans lequel est exprimé le commandement divin: "Remplissez la terre; soumettez-la et dominez-la" Gn 1,28. Le second récit fait explicitement allusion au travail que l'homme accomplit pour cultiver la terre. Le premier moyen fondamental pour dominer la terre se trouve dans l'homme lui-même. L'homme peut dominer la terre parce que lui seul - et pas un seul autre parmi les êtres vivants - est capable de la "cultiver", de la transformer selon ses propres besoins (faire sortir l'eau de la terre et arroser toute la surface du sol).
Et voici que cette première ébauche d'une activité spécifiquement humaine semble faire partie de la définition de l'homme telle que celle-ci ressort de l'analyse du texte yahviste. On peut affirmer, par conséquent, que cette ébauche est intrinsèque à la signification de la solitude originelle de l'homme et appartient à cette dimension de solitude en vertu de laquelle l'homme se trouve dès l'origine dans le monde visible en tant que corps parmi les corps et découvre le sens de sa propre corporalité.
Lors de la prochaine méditation nous reviendrons sur ce thème.



L'alternative entre la mort et l'immortalité

Le 31 octobre 1979

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1. Il nous convient de revenir encore aujourd'hui sur le sens de la solitude originelle de l'homme qui ressort principalement de l'analyse du texte dit yahviste de Genèse 2. Comme nous l'avons déjà constaté durant les précédentes réflexions, le texte biblique nous permet de mettre en relief non seulement la conscience du corps humain (l'homme est créé dans le monde visible comme "corps parmi les corps") mais aussi celle de sa propre signification.
Tenant compte de l'extrême concision du texte biblique, on ne peut, évidemment, trop étendre cette implication. Il est toutefois certain que nous touchons ici le problème central de l'anthropologie. La conscience du corps semble s'identifier dans ce cas avec la découverte du caractère complexe de sa propre structure qui, sur la base d'une anthropologie philosophique, consiste, en définitive, dans le rapport entre l'âme et le corps. Le récit yahviste l'exprime dans son propre langage (c'est-à-dire selon sa propre terminologie) en disant: "Le Seigneur Dieu forma l'homme, poussière provenant du sol, et lui insuffla en ses narines un souffle de vie et l'homme devint un être vivant" Gn 2,7 (*). Effectivement, cet homme, "être vivant", se distingue absolument de tous les autres êtres vivants du monde visible. Et si l'homme "se distingue", cela est expliqué par le fait que lui seul est capable de "cultiver la terre" Gn 2,5 et de la "dominer" Gn 1,28. On peut dire que la conscience d'un "être supérieur" inscrite dans la définition de l'humanité prend naissance, dès l'origine, sur la base d'une pratique ou d'un comportement typiquement humain. Cette conscience porte en elle une perception toute particulière de la signification du propre corps, perception qui ressort précisément du fait que c'est à l'homme qu'il revient de "cultiver la terre", de la "dominer". Tout ceci serait impossible sans une intuition typiquement humaine de la signification du propre corps.

(*) L'anthropologie biblique distingue dans l'homme moins le corps et l'âme, que corps et vie. L'auteur biblique présente ici la donation de la vie au moyen de l'"haleine", du "souffle" qui ne cesse d'être propriété de Dieu: quand Dieu le retire, l'homme retourne en poussière, celle dont il a été tiré Jb 34,14-15 Ps 104,29-30.

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2. Il convient donc, semble-t-il, de parler d'abord de cet aspect plutôt que du problème de la complexité anthropologique au sens métaphysique. Si la description originaire de la conscience humaine, rapportée par le texte yahviste, comprend également le corps dans l'ensemble du récit, si elle renferme, pour ainsi dire, le premier témoignage de la découverte de la propre corporéité (et même, comme déjà dit, la perception de la signification du propre corps), tout ceci se révèle, non pas sur la base de quelque analyse métaphysique primordiale, mais bien sur celle d'une assez claire subjectivité concrète de l'homme. L'homme est un sujet non seulement en vertu de son "auto-conscience" et de son "auto-détermination", mais aussi en raison de son propre corps. La structure de ce corps est telle qu'elle lui permet d'être l'auteur d'une activité typiquement humaine. Dans cette activité le corps exprime la personne; il est donc, dans toute sa matérialité ("il forma l'homme avec la poussière du sol"), pénétrable et transparent, de manière à faire voir clairement qui est l'homme (et qui il devrait être) grâce à la structure de sa conscience et de son auto- détermination. C'est sur cela que s'appuie la perception fondamentale de la signification du propre corps que l'on ne peut manquer de découvrir en analysant la solitude originelle de l'homme.

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3. Et voilà qu'avec cette compréhension fondamentale de la signification de son propre corps, l'homme, en tant que sujet de l'ancienne Alliance avec le Créateur, se trouve placé devant le mystère de l'arbre de la connaissance: "De tout arbre du jardin, tu pourras manger, mais de l'arbre de la science du bien et du mal tu ne mangeras pas, car du jour où tu en mangerais, tu mourrais" Gn 2,16-17. La signification originaire de la solitude de l'homme se base sur l'expérience de l'existence obtenue du Créateur. Cette existence humaine est caractérisée précisément par la subjectivité, qui comprend également la signification du corps. Mais l'homme qui, dans sa conscience originelle, connaît exclusivement l'expérience de l'existence et, donc, de la vie, aurait-il pu comprendre ce que signifie ce terme: "Tu mourrais"? Aurait- il pu arriver à comprendre le sens de ce terme à travers la structure complexe de la vie qui lui fut donnée lorsque "le Seigneur Dieu... insuffla dans ses narines un souffle de vie"? Il faut admettre que ce mot est apparu à l'horizon de la conscience de l'homme sans que celui-ci en ait jamais expérimenté la réalité et qu'en même temps ce mot s'est présenté à lui comme radicale antithèse de tout ce dont l'homme avait été doté.
L'homme a entendu pour la première fois la parole: "Tu mourrais" sans qu'elle lui soit jamais devenue familière dans l'expérience faite jusqu'alors, mais d'autre part il ne pouvait manquer d'associer la signification de la mort à cette dimension de vie dont il avait joui jusqu'alors. Les paroles que Dieu - Yahvé avait adressées à l'homme confirmaient une dépendance dans l'être, telles qu'elles faisaient de l'homme un être limité et, en raison de sa nature, susceptible de non-existence. Ces paroles posaient le problème de la mort d'une manière conditionnelle: "Du jour où tu en mangerais ... tu mourrais". L'homme, qui avait entendu ces paroles, devait en retrouver la vérité dans la structure intérieure même de sa propre solitude. Et, en définitive, il dépendait de lui-même, de sa décision, de son libre choix, s'il allait, avec sa solitude, entrer également dans le cercle de l'antithèse à lui révélée par le Seigneur en même temps que l'arbre de la connaissance du bien et du mal, et faire ainsi proprement sienne l'expérience de mourir, l'expérience de la mort. En écoutant les paroles de Yahvé, l'homme aurait dû comprendre que l'arbre de la connaissance avait enfoncé ses racines non seulement dans le "jardin en Eden" mais aussi dans son humanité. En outre, il aurait dû comprendre que cet arbre mystérieux celait en soi une dimension de solitude, jusque-là inconnue, dont le Seigneur l'avait doté au milieu du monde des êtres vivants auxquels lui, l'homme, avait, en présence du Créateur lui-même "donné un nom", pour réussir à comprendre que parmi eux il n'en était aucun qui lui fût semblable.

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4. Donc, lorsque la signification fondamentale de son corps avait déjà été établie en se basant sur ce qui le distinguait du reste de la création, lorsque, pour cette raison même, il était devenu évident que l'"invisible" détermine l'homme plus que le "visible", alors s'est présentée à lui l'alternative que Dieu - Yahvé avait liée strictement et directement à l'arbre de la connaissance du bien et du mal. L'alternative entre la mort et l'immortalité qui ressort de Gn 2,17 va au-delà de la signification essentielle du corps de l'homme, en ce sens qu'elle recueille la signification non seulement du corps, mais de l'humanité même, distincte de tous les êtres vivants, des "corps". Mais cette alternative concerne d'une manière toute particulière le corps créé "de la poussière du sol".
Pour ne pas prolonger encore cette analyse, nous nous limiterons à constater que l'alternative entre la mort et l'immortalité intervient dès le début dans la définition de l'homme et qu'elle appartient "tout d'abord" à la signification de sa solitude face à Dieu lui-même. Cette signification originaire de solitude, imprégnée de l'alternative entre mort et immortalité, a également une signification fondamentale pour toute la théologie du corps.
Pour le moment, nous concluons avec cette constatation nos réflexions sur la signification de la solitude originelle de l'homme. Cette constatation, qui ressort de manière claire et incisive des textes du Livre de la Genèse, nous incite également à réfléchir tant sur les textes que sur l'homme qui a probablement trop peu conscience de la vérité qui le concerne et qui est contenue déjà dans les premiers chapitres de la Bible.



L'unité originelle de l'homme et de la femme

Le 7 novembre 1979

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1. Les paroles de Gn 2,18: "Il n'est pas bon que l'homme soit seul" sont en quelque sorte le prélude au récit de la création de la femme. Avec ce récit, le sens de la solitude originelle vient s'intégrer dans la signification de l'unité originelle, dont l'élément-clé semble être précisément la phrase de Gn 2,24, dont le Christ se réclame lors de son entretien avec les pharisiens: "L'homme quittera son père et sa mère pour s'attacher à sa femme et les deux ne feront qu'une seule chair" Mt 19,5. Si, se référant à "l'origine", le Christ cite ce passage, il nous convient de préciser la signification de cette unité originelle qui plonge ses racines dans le fait de la création de l'être humain comme homme et femme.
Le récit du premier chapitre de la Genèse ne connaît pas le problème de la solitude originelle de l'homme: en fait, dès le premier moment, celui-ci est "homme et femme". Le texte yahviste du deuxième chapitre, par contre, nous permet d'une certaine manière de penser d'abord et seulement à l'homme qui, du fait de son corps, appartient au monde visible, tout en le dépassant cependant; puis il nous fait penser au même homme mais sous le double aspect du sexe. La corporéité et la nature sexuelle ne s'identifient pas complètement. Bien que dans sa constitution normale le corps humain comporte les aspects du sexe et qu'il soit, par sa nature, homme ou femme, le fait, toutefois, que l'homme soit "corps" appartient à la structure du sujet personnel bien plus profondément que le fait que dans sa constitution somatique il soit aussi homme ou femme. Par conséquent, la signification de la solitude originelle, qui peut se référer simplement à l'"homme", est substantiellement antérieure à la signification de l'unité originelle; celle-ci, en effet, se base sur la masculinité et sur la féminité, presque comme sur deux différentes "incarnations", c'est-à-dire sur deux façons "d'être corps" du même être humain, créé "à l'image de Dieu" Gn 1,27.

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2. En suivant le texte yahviste qui décrit séparément la création de la femme Gn 2,21-22, il faut en même temps ne pas perdre de vue cette "image de Dieu" du premier récit de la création. Le second récit conserve, dans le langage et dans le style, toutes les caractéristiques du texte yahviste. La manière de raconter correspond à la manière de penser de l'époque à laquelle le texte appartient. On peut dire, suivant la philosophie contemporaine de la religion et celle du langage, qu'il s'agit d'un langage mythique. Dans ce cas, en fait, le terme "mythe" ne désigne pas un contenu fabuleux, mais simplement une façon archaïque d'exprimer un contenu plus profond. Sous la surface de l'antique récit, nous découvrons sans difficulté ce contenu, vraiment admirable en ce qui concerne la qualité et la condensation des vérités qu'il contient. Ajoutons que le deuxième récit de la création de l'homme conserve jusqu'à un certain point une forme de dialogue entre l'homme et le Dieu-Créateur, et ceci se manifeste surtout dans cette étape où l'homme ('adam) est définitivement créé, comme mâle et femelle ('is-issah) (*). La création s'effectue de manière presque simultanée en deux dimensions: l'action de Dieu-Yahvé qui crée se déroule en corrélation avec le processus de la conscience humaine.

(*) Le terme hébreu 'adam exprime le concept collectif de l'espèce humaine, c'est-à-dire l'homme qui représente l'humanité (la Bible définit l'individu en se servant de l'expression ben-'adam "fils de l'homme"). La confrontation: 'is-issah souligne la diversité sexuelle (comme en grec anêr- gynê). Après la création de la femme, le texte biblique continue à appeler le premier homme 'adam (avec l'article défini), exprimant ainsi sa "corporate personality" en ce sens qu'il est devenu "père de l'humanité", son géniteur et représentant, tout comme par la suite Abraham fut reconnu "père des croyants" et Jacob identifié avec Israël - le Peuple élu.

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3. Ainsi donc Dieu - Yahvé dit: "Il n'est pas bon que l'homme soit seul; je veux lui faire une aide qui soit semblable à lui" Gn 2,18. Et en même temps l'homme confirme sa propre solitude Gn 2,20. Ensuite, nous lisons: "Alors le Seigneur fit tomber une torpeur sur l'homme et celui-ci s'endormit; il prit une de ses côtes et enferma de la chair à sa place. Le Seigneur bâtit en femme la côte qu'il avait prise de l'homme" Gn 2,21-22. Prenant en considération la spécificité du langage, il faut d'abord reconnaître que cette torpeur génésiaque dans laquelle, par l'oeuvre de Dieu - Yahvé, l'homme se trouve plongé en vue du nouvel acte créateur, nous donne beaucoup à penser. Sur le fond de la mentalité contemporaine habituée - par la voie des analyses du subconscient - à rattacher au monde du sommeil des contenus sexuels, cette torpeur peut susciter une association particulière (*).

(*) La torpeur d'Adam (en hébreu tardemah) est un sommeil profond (en latin: sopor; en anglais: sleep) où l'homme tombe sans connaissance ou songe (la Bible a un autre terme pour définir le songe: halom); Gn 15,12 1S 26,12. Freud, par contre, examine le contenu des songes (en latin: somnium: en anglais: dream) qui, se formant avec des éléments psychiques "refoulés dans le subconscient", permettent, selon lui, d'en faire émerger les contenus inconscients qui, en dernière analyse, sont toujours sexuels. Cette idée est naturellement absolument étrangère à la pensée de l'auteur biblique. Dans la théologie de l'auteur biblique la torpeur dans laquelle Dieu fait tomber le premier homme souligne le caractère exclusif de l'action de Dieu dans l'oeuvre de création de la femme; l'homme n'y eut aucune participation consciente. Dieu se sert de "sa côte" uniquement pour accentuer la nature commune de l'homme et de la femme.
Le récit biblique semble toutefois aller au-delà de la dimension du subconscient humain. Si l'on admet ensuite une significative diversité de vocabulaire, on peut conclure que l'homme ('adam) tomba dans cette torpeur pour se réveiller "mâle" et "femelle". En effet c'est dans Gn 2,23 que nous rencontrons pour la première fois la distinction 'is-issah. Donc, l'analogie avec le sommeil indique ici, peut-être, moins un passage de la conscience à la subconscience qu'un retour spécifique au non-être (le sommeil a en soi un élément d'anéantissement de l'existence consciente de l'homme), c'est-à-dire au moment qui précède la création, afin que, par l'initiative créatrice de Dieu, l'"homme" solitaire puisse en émerger dans sa double unité d'homme et de femme (*).
En tout cas, à la lumière du contexte Gn 2,18-20, il ne subsiste plus aucun doute que l'homme est tombé dans cette torpeur avec le désir de trouver un être qui soit semblable à lui-même. Si, par analogie avec le sommeil, nous pouvons également parler ici de songe, nous devons dire que cet archétype biblique permet d'admettre comme contenu de ce songe un "second ego", lui aussi personnel et également réductible à l'état de solitude originelle, c'est-à-dire à tout ce processus de fixation de l'identité humaine au regard de l'ensemble des êtres vivants (animalia), puisque c'est un processus de "différenciation" de l'homme à l'égard de ce milieu. De cette manière le cercle de la solitude de l'homme- personne se rompt, puisque l'homme se réveille de son songe comme "homme et femme".

(*) "Torpeur" (tardemah) est le terme qui apparaît dans la Sainte Ecriture lorsque durant le sommeil, ou directement après, doivent se passer des événements extraordinaires Gn 15,12 1S 26,12 Is 29,10 Les Septante traduisent tardemah par ekstasis (extase). Dans le Pentateuque, tardemah apparaît encore une fois dans un contexte mystérieux; sur ordre de Dieu, Abraham a préparé un sacrifice d'animaux et en a chassé les rapaces: "Quand le soleil fut sur le point de se coucher, une torpeur tomba sur Abraham et voici qu'une frayeur, une grande obscurité tombait sur lui..." Gn 15,12. C'est à ce moment-là que Dieu commence à parler et conclut avec lui une alliance qui est le sommet de la révélation faite à Abraham. Cette scène a une certaine ressemblance avec celle du jardin de Gethsémani: "Jésus commença à ressentir effroi et angoisse..." Mc 14,33. "Il vint vers ses Apôtres et les trouva endormis de tristesse" Lc 22,45. L'auteur biblique admet chez le premier homme un certain sentiment de privation, de solitude (il n'est pas bon que l'homme soit seul; il ne trouvait aucune aide qui soit semblable à lui), sinon un sentiment d'effroi. Il est possible que cela ait provoqué "un sommeil causé par la tristesse" ou peut-être par une obscure terreur du non-être, comme chez Abraham; comme au seuil de l'oeuvre de la création "la terre était informe et déserte et les ténèbres couvraient l'abîme" Gn 1,2. En tout cas, suivant les deux textes dans lesquels le Pentateuque ou plus exactement le Livre de la Genèse parle du sommeil profond (tardemah), il est question d'une action divine, c'est-à-dire d'une "alliance" chargée de conséquences pour toute l'histoire du salut: Adam donne un commencement au genre humain; Abraham au Peuple élu.

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4. La femme est formée "avec la côte" que Dieu - Yahvé avait soustraite à l'homme. Tenant compte de la manière archaïque, métaphorique et imagée d'exprimer la pensée, nous pouvons entendre qu'il s'agit ici d'homogénéité de tout l'être de l'un et de l'autre; cette homogénéité regarde surtout le corps, la structure somatique, et elle est confirmée également par les premières paroles de l'homme à la femme créée: "Cette fois, celle-ci est l'os de mes os et la chair de ma chair" Gn 2,23 (*).

(*) Il est intéressant de noter que chez les antiques Sumériens le signe cunéiforme indiquant le substantif "côte" était identique à celui qui indiquait le terme "vie". Puis, quant au texte yahviste - selon une certaine interprétation de Gn 2,21 - Dieu recouvre la côte de chair (au lieu d'enfermer de la chair à sa place) et de cette manière il "forme" la femme qui tire son origine "de la chair et des os" du premier homme (mâle). Dans le langage biblique c'est là une définition de consanguinité ou d'appartenance à la même descendance Gn 29,14: la femme appartient à la même espèce que l'homme, se distinguant des autres êtres vivants créés les premiers.
Dans l'anthropologie biblique "les os" expriment un élément essentiel du corps; étant donné que les Hébreux ne font aucune différence précise entre "corps" et "âme" (le corps était considéré comme manifestation extérieure de la personnalité), les "os" signifiaient simplement par synecdoque, l'"être" humain Ps 139,15: "Mes os ne t'étaient pas cachés"). On peut donc comprendre "os de mes os" dans un sens de relation, comme "être de mon être". "Chair de ma chair" signifie que tout en ayant des caractéristiques différentes la femme et l'homme ont une personnalité strictement identique. Dans le "chant nuptial" du premier homme, l'expression "os de mes os, chair de ma chair" est une forme de superlatif, souligné en outre par la triple répétition de "celle-ci".
Et, néanmoins, les paroles précitées se réfèrent également à l'humanité de l'homme-mâle. Elles doivent se lire dans le contexte des affirmations faites avant la création de la femme dans lesquelles, bien que n'existant pas encore comme l'"incarnation" de l'homme, elle est définie comme "aide semblable à lui" Gn 2,18 Gn 2,20 (*). Ainsi, la femme est donc, en un certain sens, créée sur la base de la même humanité.

(*) Il est difficile de traduire exactement l'expression hébraïque cezer keneg dô qu'on rend de diverses manières dans les langues européennes, par exemple en latin: adjutorium ei conveniens sicut oportebat juxta eum; en allemand: eine Hilfe..., die ihm entspricht; en français: une aide qui soit semblable à lui; en italien: un aiuto che gli sia simile; en espagnol: como el que le ayude; en anglais: a helper for him: en polonais: odopowicdnia allo mego promoc. Comme le terme "aide" semble suggérer le concept de "complémentarité" ou mieux de "correspondance exacte", le terme "semblable" se rattache plutôt au concept de "similitude", mais dans un autre sens que celui de la ressemblance de l'homme avec Dieu.

Malgré la diversité de constitution liée à la différence de sexe, l'homogénéité somatique est si évidente qu'à peine tiré de son sommeil génétique, l'homme (mâle) l'exprime aussitôt en ces termes: "Cette fois, celle-ci est l'os de mes os et la chair de ma chair. Celle-ci on l'appellera Femme parce que d'un homme celle-ci a été prise" Gn 2,23. C'est ainsi que l'homme (mâle) exprime pour la première fois sa joie et même son exaltation qui, avant cela, n'avait aucune raison d'être, étant donné l'absence d'un être semblable à lui. La joie due à l'autre être humain, son " second ego", éclate dans les paroles que l'homme (mâle) prononce à la vue de la femme (femelle). Tout ceci aide à établir la pleine signification de l'unité originelle. Les mots sont ici peu nombreux, mais ils sont tous de grand poids. Nous devons donc tenir compte - et nous le ferons encore par la suite - du fait que la première femme, "formée avec la côte enlevée... à l'homme" (mâle) est tout aussitôt accueillie comme une aide "qui est semblable à lui".
Au cours de la prochaine méditation nous retournerons à ce thème, c'est-à-dire à la signification de l'unité originelle de l'homme et de la femme dans l'humanité.



Par la communion des personnes l'homme devient image de

Dieu

Le 14 novembre 1979

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1. Nous avons constaté, d'après le récit du Livre de la Genèse, que la création "définitive" de l'homme consiste dans la création de l'unité de deux êtres. Leur unité dénote surtout l'identité de la nature humaine; la dualité, par contre, manifeste ce qui, sur la base de cette unité constitue le caractère masculin et le caractère féminin de l'homme créé. Cette dimension ontologique de l'unité et de la dualité a, en même temps, une signification axiologique. Du texte de Gn 2,23 et de tout le contexte il résulte clairement que l'homme a été créé en tant que valeur particulière devant Dieu (Dieu vit ce qu'il avait fait et voilà que c'était très bien Gn 1,31 ), mais aussi en tant que valeur particulière pour l'homme lui-même: d'abord, parce qu'il est "homme": ensuite parce que la "femme" est pour l'homme, et vice - versa, parce que l'"homme" est pour la femme. Alors que le chapitre 1 de la Genèse exprime cette valeur sous une forme purement théologique (et indirectement métaphysique), le chapitre 2 par contre, révèle pour ainsi dire le premier cercle de l'expérience vécue par l'homme en tant que valeur. Cette expérience est déjà inscrite dans la signification de la solitude originelle puis dans tout le récit de la création de l'être humain comme homme et comme femme. Le texte concis de Gn 2,23 qui révèle les paroles du premier homme à la vue de la femme créée, "prise de lui", peut être considéré comme le prototype biblique du Cantique des cantiques. Et s'il est possible de détecter des impressions et des émotions en lisant des paroles si anciennes, on pourrait aussi risquer de dire que la profondeur et la force de cette première émotion, de cette émotion "originelle" éprouvée par l'homme "homme" devant l'humanité de la femme et en même temps devant la féminité de l'autre être humain est vraiment unique et ne saurait se reproduire.

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2. De cette manière, la signification de l'unité originelle de l'homme s'exprime, à travers les caractères masculin et féminin, comme franchissement des confins de la solitude et, en même temps, comme affirmation - à l'égard des deux êtres humains - de tout ce qui dans la solitude est constitutif de l'"homme". Dans le récit biblique, la solitude est une voie qui conduit à cette unité qui, suivant Vatican II, peut se définir comme communio personarum (*). Comme nous l'avons déjà constaté précédemment, l'homme acquiert dans sa solitude originelle une conscience personnelle dans le processus de "sa distinction" de tous les êtres vivants (animalia) et, en même temps, dans cette solitude il s'ouvre vers un autre être semblable à lui et que Gn 2,18 Gn 2,20 définit comme "une aide qui lui est semblable". Cette ouverture décide de l'homme-personne non moins - et peut-être même plus - que la "distinction" même. Dans le récit biblique, la solitude de l'homme se présente à nous non seulement comme la première découverte de la caractéristique transcendance propre à la personne, mais également comme la découverte d'une adaptation "à" la personne et donc comme ouverture et attente d'une "communion des personnes".
Ici, on pourrait se servir du terme "communauté" s'il n'était aussi générique et n'avait un si grand nombre de significations. "Communion" dit beaucoup plus et avec plus de précision, car ce terme indique précisément cette "aide" qui découle, en un certain sens, du fait même d'exister "à côté" d'une personne. Dans le texte biblique ce fait devient eo ipso - de ce fait même - existence de la personne pour la personne, étant donné que dans sa solitude originelle l'homme était déjà, de quelque manière, dans cette relation. Ceci est confirmé - dans un sens négatif - précisément par sa solitude. En outre la communion des personnes pouvait se former uniquement sur la base d'une "double solitude" de l'homme et de la femme, c'est-à-dire en tant que rencontre dans leur "distinction" du monde des êtres vivants (animalia) qui leur donnait à tous deux la possibilité d'être et d'exister dans une particulière réciprocité. Le concept d'"aide" exprime également cette réciprocité dans l'existence qu'aucun autre être vivant n'aurait pu assurer. Etait indispensable pour cette réciprocité tout ce qui, de constitutif, fondait la solitude de chacun d'eux et, donc, également l'"auto-connaissance" et l'"auto-détermination", c'est-à-dire la subjectivité et la conscience de la signification du propre corps.

(*) Mais Dieu ne créa pas l'homme le laissant seul; dès le début: "mâle et femelle il les créa" Gn 1,27, et leur union constitue la première forme de communion de personnes GS 12.

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3. Le récit de la création de l'homme, dans le chapitre 1, affirme directement, dès le début, que l'homme a été créé à l'image de Dieu en tant qu'homme et femme. Le récit du chapitre 2, par contre, ne parle pas de l'"image de Dieu", mais il révèle, de la manière qui lui est propre, que la complète et définitive création de l'"homme" (soumis d'abord à l'expérience de la "solitude originelle") s'exprime dans le fait de donner vie à cette communio personarum que forment l'homme et la femme. De cette manière le texte yahviste s'accorde avec le contenu du premier récit. Si, vice versa, nous voulons tirer également du texte yahviste le concept d'"image de Dieu", nous pouvons alors déduire que l'homme est devenu image et ressemblance de Dieu non seulement par sa propre humanité mais aussi par la communion des personnes, que l'homme et la femme forment dès le début. L'image a pour fonction de refléter le modèle, de reproduire son propre prototype. L'homme devient image de Dieu moins au moment de la solitude qu'au moment de la communion. En effet "dès l'origine" il est non seulement une image qui reflète la solitude d'une Personne qui régit le monde, mais aussi et essentiellement image d'une insondable communion divine de Personnes.
De cette façon le second récit pourrait également préparer à comprendre le concept trinitaire de l'"image de Dieu", même si celle-ci n'apparaît que dans le premier récit. Ceci, évidemment, ne manque pas de signification même pour la théologie du corps et va même peut-être jusqu'à constituer l'aspect théologique le plus profond de tout ce qui peut être dit au sujet de l'homme. Dans le mystère de la création - sur la base de la "solitude" originelle et constitutive de son être - l'homme a été doté d'une profonde unité entre ce qui en lui, humainement et de par le corps, est masculin et ce qui en lui, également humainement et par le corps, est féminin. Sur tout ceci est descendu, dès l'origine, la bénédiction de la fécondité, liée à la procréation humaine Gn 1,28.

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4. De cette manière nous nous trouvons quasi dans la moelle de la réalité anthropologique dont le nom est "corps". Gn 2,23 en parle pour la première fois, et directement, en ces termes: "chair de ma chair et os de mes os". L'homme "mâle" prononce ces paroles comme s'il pouvait seulement à la vue de la femme identifier et appeler d'un nom ce qui de manière visible les rend semblables l'un à l'autre et, en même temps, ce en quoi se manifeste l'humanité. A la lumière de la précédente analyse de tous les corps avec lesquels l'homme est entré en contact et qu'il a conceptuellement définis en leur donnant le nom (animalia), l'expression "chair de ma chair et os de mes os" acquiert proprement cette signification: le corps révèle l'homme. Cette formule concise contient déjà tout ce que la science humaine pourra jamais dire sur la structure du corps comme organisme, sur sa vitalité, sur sa physiologie sexuelle particulière, etc. Dans cette première manière de s'exprimer de l'homme "chair de ma chair", il y a aussi une référence à ce pourquoi le corps est authentiquement humain et donc à ce qui détermine l'homme comme personne, c'est-à-dire comme être qui est "semblable à Dieu" (*) également dans toute sa corporéité.

(*) Dans la conception des plus anciens livres bibliques n'apparaît pas l'opposition dualiste "âme-corps". Comme il a déjà été souligné voir note du 31/10/1979 , on peut parler plutôt d'une combinaison complémentaire "corps-vie". Ce corps est l'expression de la personnalité de l'homme, et s'il n'épuise pas complètement ce concept, il faut l'entendre dans le langage biblique comme "pars per toto", cf. par exemple: "Cette révélation t'est venue, non de la chair et du sang, mais de mon Père qui est dans les cieux" Mt 16,17 c'est-à-dire: ce n'est pas l'homme qui te l'a révélé.


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5. Nous nous trouvons donc quasi dans la moelle même de la réalité anthropologique dont le nom est "corps", corps humain. Toutefois, comme on peut facilement l'observer, cette "moelle" n'est pas seulement anthropologique, mais aussi essentiellement théologique. La théologie du corps qui, depuis le début, est liée à la création de l'homme à l'image de Dieu, devient aussi, d'une certaine manière, théologie du sexe, ou plutôt théologie de la "masculinité" et de la "féminité" qui a son point de départ ici, dans le Livre de la Genèse. La signification originelle de l'unité, dont témoignent les paroles de Gn 2,24 aura dans la Révélation de Dieu une ample et lointaine perspective. Cette unité par le corps ("et tous deux seront une seule chair") possède une dimension multiforme: une dimension éthique comme le confirme la réponse du Christ aux pharisiens en Mt 19 Mc 10 et aussi une dimension sacramentelle, étroitement théologique, comme le démontrent les paroles de saint Paul Ep 5,29-32, (Ce sera le sujet de nos réflexions dans la partie intitulée "Le Sacrement") des paroles qui se réfèrent également à la tradition des prophètes (Osée, Isaïe, Ezéchiel). Et c'est ainsi, parce que cette unité qui se réalise par le corps indique dès l'origine non seulement le "corps" mais aussi la communion "incarnée" des personnes - communio personarum - que cette communion requiert dès l'origine. Ces caractères masculin et féminin expriment le double aspect de la constitution somatique de l'homme ("cette fois, celle-ci est chair de ma chair et os de mes os") et indiquent, en outre, dans les paroles mêmes de Gn 2,23, la nouvelle conscience du sens du propre corps: sens qui, peut- on dire, consiste en un enrichissement réciproque. Précisément cette conscience, à travers laquelle l'humanité se forme de nouveau comme communion de personnes, semble construire le "stratus" qui, dans le récit de la création de l'homme (et dans la révélation du corps y incluse), est plus profond que la structure même comme homme et comme femme. En tout cas, cette structure est présentée dès le début avec une conscience profonde de la corporéité et de la sexualité humaines, et ceci établit une norme inaliénable pour la compréhension de l'homme sur le plan théologique.




2002 Magistère Mariage 825