2002 Magistère Mariage 842

Valeur du mariage indissoluble, à la lumière des premiers

chapitres de la Genès

Le 21 novembre 1979


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1. Rappelons-nous qu'interrogé sur l'unité et l'indissolubilité du mariage, le Christ en avait appelé à ce qui était "à l'origine ". Il a cité les paroles contenues dans les premiers chapitres de la Genèse. Cherchons donc, au cours des présentes réflexions, à pénétrer le sens propre de ces paroles et de ces chapitres.
La signification originelle de l'être humain que Dieu créa "homme et femme" se découvre (particulièrement à la lumière de Gn 2,23) en connaissant l'homme dans l'entière dotation de son être, c'est-à-dire dans toute la richesse de ce mystère de la création qui se trouve à la base de l'anthropologie théologique. Cette connaissance, c'est-à-dire la recherche de l'identité humaine de celui qui est seul à l'origine, doit toujours passer par la dualité, la "communion".
Rappelons-nous Gn 2,23: "Alors l'homme dit: "Cette fois, celle-ci est l'os de mes os, la chair de ma chair. Celle-ci on l'appellera Femme parce que d'un homme elle a été prise"". A la lumière de ce texte nous comprenons que la connaissance de l'homme passe par les caractères masculin et féminin qui sont comme deux "incarnations" de la même solitude métaphysique devant Dieu et le monde - comme deux manières d'"être corps" et d'être en même temps être humain qui se complètent réciproquement - comme deux dimensions complémentaires de l'"autoconscience" et de l'"autodétermination" et en même temps comme deux consciences complémentaires de la signification du corps. Ainsi, comme le démontre déjà Gn 2,23, le féminin, d'une certaine façon, se retrouve lui-même face au masculin tandis que le masculin se confirme par le féminin. Précisément la fonction du sexe qui, en un certain sens, est "constitutif de la personne" (et pas seulement "un attribut de la personne") démontre combien profondément l'être humain, avec toute sa solitude spirituelle, avec le caractère unique qui ne peut se répéter, propre à la personne, est constitué par le corps comme "lui" ou "elle". La présence de l'élément féminin à côté de l'élément masculin, et tout ensemble avec lui, signifie un enrichissement pour l'homme dans toute la perspective de son histoire, y compris l'histoire du salut. Tout cet enseignement sur l'unité a déjà été exprimé originairement dans Gn 2,23.

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2. L'unité dont parle Gn 2,24 "les deux deviendront une seule chair" est sans aucun doute celle qui s'exprime et se réalise dans l'acte conjugal. La formule biblique, extrêmement concise et simple, indique le sexe, masculin et féminin, comme cette caractéristique de l'homme - mâle et femelle - qui leur permet, quand ils deviennent "une seule chair", de soumettre simultanément toute leur humanité à la bénédiction de la fécondité. Toutefois, dans son ensemble, le contexte de la lapidaire formule ne nous permet pas de nous arrêter à la surface de la sexualité humaine, ne nous permet pas de traiter du corps et du sexe en dehors de la pleine dimension de l'homme et de la "communion des personnes"; mais il nous oblige, dès l'"origine", à découvrir la plénitude et la profondeur propres de cette unité que l'homme et la femme doivent constituer à la lumière de la révélation du corps.
Donc, l'expression prospective qui dit "l'homme ... s'unira à sa femme" si intimement que "les deux deviendront une seule chair" nous induit toujours à retourner en tout premier lieu à ce que le texte biblique exprime auparavant au sujet de l'union dans l'humanité qui unit l'homme et la femme dans le mystère même de la création. Les paroles de Gn 2,23 que nous venons d'analyser, expliquent de manière particulière ce concept. L'homme et la femme s'unissant l'un à l'autre (dans l'acte conjugal) de manière si étroite qu'ils forment "une seule chair" redécouvrent, pour ainsi dire, chaque fois et de manière toute particulière, le mystère de la création et retournent ainsi à cette union dans l'humanité ("chair de ma chair et os de mes os") qui leur permet de se reconnaître réciproquement et, comme la première fois, de s'appeler par leur nom. En un certain sens cela signifie revivre l'originelle valeur virginale de l'homme qui émerge du mystère de sa solitude face à Dieu et au milieu du monde. Le fait qu'ils deviennent "une seule chair" est un lien puissant établi par le Créateur à travers lequel ils découvrent leur propre humanité, soit dans son unité originelle, soit dans la dualité d'une mystérieuse attraction réciproque. Mais le sexe est quelque chose de plus que la force mystérieuse de la corporéité humaine qui agit presque en vertu de l'instinct. A niveau d'homme et dans la réciproque relation des personnes, le sexe exprime un dépassement toujours nouveau des limites de la solitude de l'homme inhérente à la constitution de son corps et en détermine la signification originelle. Ce dépassement contient toujours en soi une certaine prise en charge comme sienne propre de la solitude du corps du second "ego".

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3. Aussi cette "prise à sa charge" est-elle liée au choix. La formule même de Gn 2,24 indique, non seulement que les êtres humains, créés comme homme et femme, ont été créés pour l'unité, mais aussi que précisément cette unité, par laquelle ils deviennent une seule chair, a dès l'origine le caractère d'une union qui découle d'un choix. Nous lisons, en effet: "L'homme laissera son père et sa mère et s'unira à sa femme." Si du fait de la génération, l'être humain appartient "par nature" à son père et à sa mère, c'est au contraire "par choix" qu'il s'unit à sa femme (ou à son mari). Le texte de Gn 2,24 définit ce caractère du lien conjugal en se référant au premier homme et à la première femme mais il le fait en même temps dans la perspective de tout l'avenir terrestre de l'homme. C'est pourquoi en son temps le Christ en appellera-t-il à ce texte comme toujours actuel à son époque. Formés à l'image de Dieu, même lorsqu'ils forment une authentique communion de personnes, le premier homme et la première femme doivent en constituer l'origine et le modèle pour tous les hommes et pour toutes les femmes qui, à n'importe quelle époque, s'uniront l'un à l'autre si intimement qu'ils deviendront "une seule chair". Le corps qui, à travers son caractère masculin ou féminin, aide dès l'origine l'un et l'autre ("une aide qui soit semblable à lui") à se retrouver dans une communion de personnes devient de manière toute particulière l'élément constitutif de leur union lorsqu'ils deviennent mari et femme. Ceci se réalise, toutefois, à la suite d'un choix. C'est le choix qui établit le pacte conjugal entre les personnes (*) qui, en se basant seulement sur ce choix, deviennent "une seule chair".

(*) "La communauté profonde de vie et d'amour que forme le couple a été fondée et dotée de ses lois propres par le Créateur; elle est établie sur l'alliance des conjoints, c'est-à-dire sur leur consentement personnel irrévocable" GS 48

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4. Ceci correspond à la structure de la solitude de l'homme et, concrètement, à la "double solitude". Le choix, comme expression d'"autodétermination", repose sur le fondement de cette structure, c'est-à-dire sur le fondement de son "autoconscience". Ce n'est que sur la base de sa propre structure que l'homme "est corps" et, par le corps, il est également "homme et femme". Lorsque tous deux s'unissent d'une manière si intime qu'ils deviennent "une seule chair", leur union conjugale présuppose une mûre conscience du corps. Mieux, cette union renferme une particulière conscience de la signification du corps dans le don réciproque des personnes. Même en ce sens, Gn 2,24 est un texte perspectif. Il démontre en effet que dans toute union conjugale de l'homme et de la femme se redécouvre à nouveau la conscience originelle de la signification unitive du corps en tant que masculin et féminin; de cette manière le texte biblique indique en même temps que dans toute union de ce genre le mystère de la création se renouvelle, de certaine manière, dans toute son originelle profondeur et force vitale. "Tirée de l'homme" en tant que "chair de sa chair", la femme devient par la suite, comme épouse et de par sa maternité, mère des vivants Gn 3,20 car sa maternité a également en lui sa propre origine. La procréation est enracinée dans la création et, en un certain sens, elle reproduit chaque fois son mystère.

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5. Une réflexion spéciale sera consacrée à "la connaissance et la procréation". Il faudra, en l'occurrence, se référer à d'autres éléments du texte biblique. L'analyse de la signification de l'unité originelle - que nous avons faite jusqu'à présent - démontre comment "depuis l'origine" cette unité de l'homme et de la femme, inhérente au mystère de la création, a été donnée également comme engagement en vue de tous les temps successifs.



L'homme et la femme font leurs premières découvertes

Le 12 décembre 1979

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1. On peut dire que l'analyse des premiers chapitres de la Genèse nous contraint, en un certain sens, à reconstruire les éléments constitutifs de l'expérience originelle de l'homme. En ce sens, le texte yahviste, de par son caractère, est une source particulière. Quand nous parlons des expériences humaines originelles, nous pensons moins à leur éloignement dans le temps qu'à leur signification fondamentale. Ce qui est donc important, ce n'est pas que ces expériences appartiennent à la préhistoire de l'homme (à sa "préhistoire théologique"), mais qu'elles se trouvent à la racine de toute expérience humaine. Ceci est vrai, même si, à cause de la tendance à évaluer de l'existence humaine normale, on ne prête guère attention à ces expériences essentielles. Elles se mêlent si étroitement aux choses ordinaires de la vie que, normalement, nous ne nous rendons pas compte de leur caractère extraordinaire. En nous basant sur les analyses faites jusqu'à présent nous avons déjà pu nous rendre compte que ce que nous avons appelé, au début, "révélation du corps" nous aide en quelque sorte à découvrir ce qu'il y a d'extraordinaire dans l'ordinaire. Ceci est possible parce que la révélation (celle de l'origine dont il est parlé d'abord dans le récit yahviste de Genèse 2-3, puis dans le texte de Genèse 1) prend en considération précisément ces expériences primordiales dans lesquelles apparaît de manière quasi complète l'originalité absolue de ce qui est l'être humain homme-femme: en tant qu'homme, donc également de par le corps. L'expérience humaine du corps, telle que nous la découvrons dans les textes bibliques précités, se trouve certainement au seuil de toute l'expérience "historique" successive. Elle semble, toutefois, reposer également sur une base ontologique si profonde que l'homme ne l'aperçoit pas dans la vie quotidienne, même si, en même temps, il la suppose et la postule comme partie du processus de formation de sa propre image.

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2. A défaut de ces réflexions servant d'introduction, il serait impossible de préciser la signification de la nudité originelle, et d'affronter l'analyse de Gn 2,25 qui nous dit: "Or tous deux étaient nus, l'homme et sa femme, et ils n'en avaient point honte". A première vue, l'introduction de ce détail, apparemment secondaire, dans le récit yahviste de la création de l'homme semble quelque chose d'inadéquat, de déplacé. On pourrait aussi penser que ce passage ne saurait soutenir la comparaison avec ce que développent les versets qui précèdent, et qu'en un certain sens, il outrepasse le contexte. Toutefois ce jugement ne résiste pas à une analyse approfondie. En effet Gn 2,25 présente un des éléments - clés de la révélation originelle, aussi déterminant que les autres textes de Gn 2,20 Gn 2,23, qui nous ont déjà permis de préciser la signification de la solitude originelle et de l'unité originelle de l'homme. A ceci vient s'ajouter, comme troisième élément, la signification de la nudité originelle, clairement mise en évidence dans le contexte; et dans le premier essai biblique d'anthropologie, cette signification n'a rien d'accidentel. Au contraire, elle est proprement la clé de sa pleine et complète compréhension.

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3. Il est évident que cet élément précis de l'ancien texte biblique apporte sa contribution spécifique à la théologie du corps, une contribution qu'on ne peut absolument pas négliger. Les analyses suivantes nous le confirmeront. Mais avant de les entreprendre, je me permets d'observer que le texte de Gn 2,25 exige expressément de rattacher les réflexions sur la théologie du corps à la dimension de la subjectivité personnelle de l'homme; c'est dans ce cadre, en effet, que se développe la conscience de la signification du corps. Gn 2,25 en parle de manière infiniment plus directe que dans les autres parties de ce texte yahviste que nous avons déjà défini comme premier enregistrement de la conscience humaine. Le passage qui nous apprend que les premiers êtres humains, homme et femme, "étaient nus", mais "n'en avaient point honte", décrit indubitablement leur état de conscience, mieux, leur expérience réciproque du corps, c'est-à-dire l'expérience faite par l'homme de la féminité qui se révèle par la nudité du corps et, réciproquement, une expérience analogue de la masculinité faite par la femme. En affirmant qu'"ils n'avaient pas honte", l'auteur cherche à décrire avec la plus grande précision possible cette expérience réciproque du corps. On peut dire que ce genre de précision reflète une expérience fondamentale de l'homme, au sens "commun" et préscientifique, et qu'il répond également aux exigences de l'anthropologie et, notamment, de l'anthropologie contemporaine qui remonte volontiers aux expériences dites "de fond", comme l'expérience de la pudeur (*).

(*) Cf. par exemple: M. SCHELER, Uber Scham und Schamgefühl, Halle 1914; Fr. SAWICKI, Fenomenologia wstydliwosci (Phénoménologie de la pudeur), Cracovie 1949 et aussi K. WOJTYLA. Milosc i odpowiedzialnosc (Amour et responsabilité). Cracovie 1962, p. 165-185.

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4. En faisant allusion ici à la précision du récit, telle qu'elle était possible pour l'auteur du texte yahviste, nous sommes amenés à considérer les degrés d'expérience de l'homme "historique" chargé de l'hérédité du péché; des degrés qui partent proprement de l'état d'innocence originelle. Nous avons déjà constaté précédemment qu'en remontant "à l'origine" (que nous avons soumise à de successives analyses du contexte), le Christ établit indirectement l'idée de continuité et de lien entre les deux états, comme s'il nous permettait de rétrograder du seuil de l'"historique" état de péché de l'homme à celui de son innocence originelle. C'est précisément Gn 2,25 qui exige tout particulièrement de franchir ce seuil. Il est facile de remarquer que ce passage, ainsi que la signification de la nudité originelle qui s'y rattache, s'insèrent dans le contexte d'ensemble du récit yahviste. En effet, quelques versets plus loin, l'auteur écrit: "Alors se dessillèrent leurs yeux à tous deux, et ils surent qu'ils étaient nus, et cousant des feuilles de figuier ils se firent des pagnes" Gn 3,7. L'adverbe "alors" indique un nouveau mouvement et une nouvelle situation: conséquences de la rupture de la première Alliance; c'est une situation qui fait suite à la faillite de l'épreuve liée à l'arbre de la connaissance du bien et du mal et qui, en même temps, constituait la première "épreuve" d'obéissance, c'est-à-dire d'écoute de la Parole de Dieu dans toute sa vérité, et d'acceptation de l'Amour, dans la totale soumission aux exigences de la Volonté créatrice. Ce nouveau mouvement ou situation nouvelle comporte également un nouveau contenu et une nouvelle qualité de l'expérience du corps, de sorte que l'on ne peut plus dire; "Ils étaient nus et n'en avaient point honte". La honte est donc ici une expérience, non seulement originelle, mais aussi "liminale".

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5. La différence des formules entre Gn 2,25 et Gn 3,7 est donc significative. Dans le premier cas, "ils étaient nus mais n'en éprouvaient point de honte", dans le second cas, "ils surent qu'ils étaient nus". Cela voudrait-il dire qu'à un premier moment "ils ne s'étaient pas rendu compte qu'ils étaient nus"? qu'ils ignoraient, qu'ils ne voyaient pas l'un de l'autre la nudité de leurs corps? La significative transformation dont témoigne le texte biblique au sujet de l'expérience de la honte (dont parle encore Gn 3,10-12) se situe à un niveau bien plus profond que le pur et simple usage du sens de la vue. L'analyse comparative de Gn 2,25 Gn 3,10-12 conduit nécessairement à la conclusion qu'il ne s'agit pas ici du passage de la "non-connaissance" à la "connaissance", mais d'un changement radical de la signification de la nudité originelle de la femme en présence de l'homme, de l'homme en présence de la femme. Elle émerge de leur conscience comme fruit de l'arbre de la connaissance du bien et du mal: "Qui t'a révélé que tu étais nu? Est-ce que tu as mangé de l'arbre dont je t'avais ordonné de ne pas manger?" Gn 3,11. Ce changement concerne directement l'expérience de la signification du propre corps face au Créateur et à la créature. Ce que l'homme avait dit nous le confirme: "J'ai entendu ta voix dans le jardin et j'ai eu peur, parce que je suis nu, et je me suis caché" Gn 3,10. Mais, en particulier, ce changement que le texte yahviste décrit de manière si concise et dramatique concerne directement, et peut-être même de la manière la plus directe possible, la relation homme-femme, féminité-masculinité.

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6. Il nous faudra retourner encore, à d'autres moments de nos prochaines réflexions, à l'analyse de cette transformation. Or, arrivés à cette frontière qui traverse la sphère de l'"origine" dont s'est réclamé le Christ, nous devrons nous demander s'il est possible de reconstruire, d'une façon certaine, la signification originelle de la nudité, qui, dans le Livre de la Genèse, constitue le contexte prochain de la doctrine au sujet de l'unité de l'être humain en tant qu'homme et femme. Cela semble possible si nous assumons comme point de référence l'expérience de la honte telle que dans l'antique texte biblique elle est clairement présentée comme expérience "liminale".
Au cours de nos prochaines méditations nous tâcherons de reconstruire cette signification.



La signification de la "Pudeur"

Le 19 décembre 1979

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Qu'est-ce que la honte et comment expliquer son absence dans l'état d'innocence originelle, dans la profondeur même du mystère de la création de l'être humain comme homme et comme femme? Des analyses contemporaines de la honte - et de la pudeur sexuelle en particulier - on déduit le caractère complexe de cette expérience fondamentale dans laquelle l'homme s'exprime comme personne selon la nature qui lui est propre. Dans l'expérience de la pudeur. l'être humain expérimente la crainte à l'égard de son "second ego" (ainsi, par exemple, la femme face à l'homme) et ceci est, substantiellement, une crainte pour son propre "ego". Avec la pudeur, l'homme manifeste presque "instinctivement" le besoin d'affirmer et d'accepter cet "ego" à sa juste valeur. Il l'expérimente simultanément tant au fond de lui-même qu'à l'extérieur face à "l'autre". On peut donc dire que la pudeur est une expérience complexe, également parce qu'en éloignant presque un être humain de l'autre (la femme de l'homme) elle cherche simultanément leur rapprochement personnel, en leur créant une base et un niveau appropriés.

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1. Pour la même raison, elle a une signification fondamentale quant à la formation de l'ethos de la coexistence humaine et, en particulier, dans les relations homme-femme. L'analyse de la pudeur indique clairement combien profondément elle est enracinée dans les relations mutuelles, combien exactement elle exprime les règles essentielles de la "communion des personnes", et, de même, combien étroitement elle est liée à la dimension de la "solitude" originelle de l'homme. L'apparition de la "honte" dans le récit biblique de Gn 3,10-12 a une signification aux multiples dimensions et il conviendra que nous en reprenions l'analyse au moment opportun.
Que signifie, par contre, son absence à l'origine dont fait état Gn 2,25: "Ils étaient nus et n'en avaient point honte?"

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2. Il importe avant tout d'établir qu'il s'agit véritablement d'une "non-présence" de la honte et non pas d'une carence ou d'un sous-développement de la honte. Ici, nous ne saurions d'aucune manière soutenir une "primitivation" de sa signification. Le texte de Gn 2,25 n'exclut donc pas seulement, de manière décisive, la possibilité de penser à un "manque de honte" ou plutôt à l'impudicité, mais elle exclut encore plus la possibilité de l'expliquer par analogie avec d'autres expériences humaines positives, comme, par exemple, celles du bas âge ou celle de la vie des peuples dits primitifs. De telles analogies sont non seulement insuffisantes, mais elles peuvent aussi se révéler nettement décevantes. L'affirmation de Gn 2,25 "ils n'en avaient point honte", loin d'exprimer une carence, indique au contraire une particulière plénitude de conscience et d'expérience, surtout la plénitude de compréhension de la signification du corps, liée au fait qu'"ils étaient nus".
Que c'est ainsi qu'il faille comprendre et interpréter le texte en question, nous en trouvons la preuve dans la suite du récit yahviste où l'apparition de la honte et, en particulier, de la pudeur sexuelle est mise en liaison avec la perte de cette plénitude originelle. Présupposant, donc, que l'expérience de la pudeur est une expérience "de confins", nous devons nous demander à quelle plénitude de conscience et d'expérience, et, en particulier, à quelle plénitude de compréhension de la signification du corps correspond la signification de la nudité originelle dont parle Gn 2,25.

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3. Pour répondre à cette question, il importe de tenir compte du processus analytique conduit jusqu'ici en se basant sur l'ensemble du passage yahviste. Dans ce contexte la solitude originelle de l'homme se manifeste comme "non- identification" de sa propre humanité avec le monde des êtres vivants (animalia) qui l'entourent.
Par suite de la création de l'être humain comme homme et femme cette "non-identification" cède la place à l'heureuse découverte de sa propre humanité "à l'aide" de l'autre être humain; ainsi l'homme reconnaît et retrouve sa propre humanité "à l'aide" de la femme Gn 2,25. En même temps, cet acte de leur part provoque une perception du monde qui s'actualise directement à travers le corps "chair de ma chair". Il est la source directe et visible de l'expérience qui parvient à établir leur unité dans l'humanité. Il n'est donc pas difficile de comprendre que la nudité correspond à cette plénitude de conscience de la signification du corps découlant de la perception précise des sens. On peut penser à cette plénitude en termes de catégories de vérité de l'être ou de la réalité, et l'on peut dire qu'à l'origine l'homme et la femme étaient donnés l'un à l'autre précisément selon cette vérité, en tant qu'"ils étaient nus". Dans l'analyse de la signification de la nudité originelle, on ne peut absolument pas faire abstraction de cette dimension. Cette participation à la perception du monde - dans son aspect extérieur - est un fait direct et quasi spontané, antérieur à n'importe quelle complication "critique" de la connaissance et de l'expérience humaines, et elle se révèle en étroite connexion avec l'expérience de la signification du corps humain. On pourrait ainsi déjà percevoir l'innocence originelle de la "connaissance".

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4. Toutefois, on ne saurait déterminer la signification de la nudité originelle en considérant seulement la participation de l'homme à la perception extérieure du monde; il n'est pas possible de l'établir sans descendre dans l'intime de l'homme. Gn 2,25 nous conduit précisément à ce niveau et veut nous faire chercher là l'innocence originelle de la connaissance. En effet, c'est grâce à la dimension de l'intériorité humaine qu'il faut expliquer et mesurer cette plénitude particulière de la communication entre personnes, grâce à laquelle "homme et femme, ils étaient nus et n'en avaient point honte".
Dans notre langage conventionnel le concept de "communication" a été à peu près aliéné de son originelle et plus profonde matrice sémantique. On le rattache aujourd'hui surtout au domaine des moyens, c'est-à-dire, presque uniquement, aux éléments qui servent à l'entente, à l'échange, au rapprochement. Par contre, il est permis de supposer que, dans sa signification originaire la plus profonde, la "communication" était et est directement connexe aux sujets qui "communiquent", précisément en se basant sur la "commune union" existant entre eux, soit pour atteindre, soit pour exprimer une réalité appartenant proprement et uniquement à la sphère des "sujets-personnes". De cette façon, le corps humain acquiert une signification entièrement nouvelle qu'on ne saurait situer sur le plan de la perception résiduelle "extérieure" du monde. Elle exprime en effet la personne dans sa concrète réalité ontologique et existentielle, qui est quelque chose de plus que "l'individu" et elle exprime donc l'"ego" humain personnel qui fonde du dedans sa perception "extérieure".

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5. Le récit biblique tout entier, et en particulier le texte yahviste, montre que par sa propre visibilité le corps manifeste l'homme et, en le manifestant, sert d'intermédiaire, c'est-à-dire qu'il fait que, dès le début, l'homme et la femme "communiquent" entre eux suivant cette communio personarum que le Seigneur a précisément voulue pour eux. C'est uniquement cette dimension, semble-t-il, qui nous permet de comprendre de manière appropriée la signification de la nudité originelle. A cet égard, n'importe quel critère "naturaliste" est promis à la faillite, tandis que le critère "personnaliste" peut être de grand secours, Gn 2,25 parle certainement de quelque chose d'extraordinaire qui se trouve hors des limites de la pudeur connue par l'intermédiaire de l'expérience humaine et qui, tout ensemble, décide de la particulière plénitude de la communication entre personnes, enracinée dans le coeur même de cette communio qui se trouve ainsi révélée et développée. Dans ce rapport, la phrase "ils n'en avaient point honte" peut signifier uniquement (in sensu obliquo) une profondeur originale dans l'affirmation de ce qui est inhérent à la personne, de ce qui est "visiblement" féminin et masculin, à travers quoi se constitue "l'intimité personnelle" de la communion réciproque dans toute sa simplicité et pureté radicales. A cette plénitude de perception "extérieure" exprimée par la nudité physique, correspond la plénitude "intérieure" de la vision de l'homme en Dieu, c'est-à-dire à la mesure de "l'image de Dieu" Gn 1,17 Selon cette mesure, l'homme "est" vraiment nu ("ils étaient nus": Gn 2,25) (*), bien avant de s'en rendre compte Gn 3,7-10.
Nous devrons encore, au cours des méditations qui suivront, compléter l'analyse de ce texte si important.

(*) Selon les paroles de la Sainte Ecriture, Dieu pénètre la créature qui, devant lui, est totalement "nue": "Il n'y a pas de créature qui reste invisible devant lui, mais tout est nu (panta gymna) et découvert aux yeux de Celui à qui nous devons rendre compte" He 4,13. Cette caractéristique appartient en particulier à la Sagesse divine: "La Sagesse divine ... traverse et passe à travers tout à cause de sa pureté" Sg 7,24.



La Création: Don originel fondamental

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Le 2 janvier 1980

1. Reprenons l'analyse de Gn 2,25 que nous avons commencée il y a quelques semaines.
Selon ce passage, l'homme et la femme se voient eux-mêmes à travers le mystère de la création; ils se voient eux-mêmes de cette manière avant de savoir "qu'ils sont nus". Cette façon de se voir l'un l'autre n'est pas seulement une participation à la perception extérieure du monde, mais également une dimension intérieure de participation à la vision du Créateur lui-même, de cette vision dont, à diverses reprises, le récit du chapitre I fait état: "Dieu vit tout ce qu'il avait fait et voici que c'était très bien" Gn 1,31

La "nudité" signifie le bien originel de la vision divine. Elle signifie toute la simplicité et plénitude de la vision qui rend manifeste la "pure" valeur de l'être humain comme homme et comme femme, la "pure" valeur du corps et du sexe. La situation indiquée ainsi, de manière si concise et en même temps si suggestive par la révélation originelle du corps - comme cela résulte en particulier de Gn 2,25 - ne connaît ni rupture intérieure ni contradiction entre ce qui est spirituel et ce qui est sensible, de même qu'elle ne connaît pas de rupture et de contradiction entre ce qui, humainement, constitue la personne et ce qui dans l'homme est déterminé par le sexe: ce qui est masculin et ce qui est féminin.
Se voyant l'un l'autre, quasi à travers le mystère même de la création, respectivement comme homme et comme femme, ils se voient eux-mêmes encore plus pleinement, plus distinctement que par le sens de la vue, c'est-à-dire que par les yeux du corps. Ils se voient, en effet, et se connaissent eux-mêmes avec toute la paix du regard intérieur qui crée précisément la paix de l'intimité des personnes. Si la "honte" entraîne une réduction spécifique de la vue par les yeux du corps, cela provient surtout de ce que l'intimité personnelle est comme troublée et presque "menacée" par une semblable vision. Suivant Gn 2,25 l'homme et la femme "n'avaient aucune honte": se voyant et se connaissant eux- mêmes dans toute la paix et tranquillité du regard intérieur, ils "communiquent" dans toute la plénitude de l'humanité qui se manifeste en eux comme caractère complémentaire précisément parce que "masculin" et "féminin". En même temps, ils communiquent sur la base de cette communion des personnes dans laquelle, du fait de la féminité et de la masculinité, ils deviennent mutuellement don de l'un à l'autre. De cette manière ils parviennent dans la réciprocité à une compréhension particulière de leur propre corps. La signification originelle de la nudité correspond à cette simplicité et plénitude de vision dans laquelle la compréhension de la signification du corps naît pour ainsi dire du coeur même de leur communauté-communion. Nous l'appellerons "conjugale". Dans Gn 2,23-25, l'homme et la femme émergent, proprement à "l'origine" même, avec cette conscience de la signification de leur propre corps. Ceci mérite une analyse approfondie.

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2. Si. dans ses deux versions, celle du premier chapitre et celle, yahviste, du deuxième chapitre, le récit de la création de l'homme nous permet d'établir la signification originelle de la solitude, de l'unité et de la nudité, il nous donne aussi de ce fait même la possibilité de nous retrouver sur le terrain d'une anthropologie adéquate qui cherche à comprendre et à interpréter ce qui est essentiellement humain. (*)

(*) Le concept d'"anthropologie adéquate" a été expliqué dans le texte même comme "compréhension et interprétation de l'homme en ce qui est essentiellement humain". Ce concept détermine le principe même de réduction, propre à la philosophie de l'homme, indique les limites de ce principe et, indirectement, exclut que l'on puisse franchir ces limites. L'anthropologie "adéquate" s'appuie sur l'expérience essentiellement "humaine", s'opposant au "réductionisme" de type "naturaliste" qui va souvent de pair avec la théorie de l'évolution au sujet des origines de l'homme.

Les textes bibliques contiennent les éléments essentiels de cette anthropologie, éléments qui se manifestent dans le contexte théologique de l'"image de Dieu". Ce concept contient en soi la racine même de la vérité sur l'homme révélée par cette "origine" dont le Christ, dans son entretien avec les pharisiens Mt 19,3-9 se réclame en parlant de la création de l'être humain comme homme et comme femme. Il faut se rappeler que toutes les analyses que nous faisons ici se rattachent précisément, au moins indirectement, à ces paroles. L'être humain que Dieu a créé homme et femme porte "dès l'origine" l'image divine imprimée dans son corps: homme et femme, cela constitue comme deux manières diverses pour l'humain d'"être corps" dans l'unité de cette image.
Il convient maintenant de revenir à ces paroles fondamentales dont le Christ s'est servi, c'est-à-dire au mot "créa", au sujet "Créateur", introduisant dans les considérations faites jusqu'à présent une nouvelle dimension, un nouveau critère de compréhension et d'interprétation que nous appellerons "herméneutique du don". La dimension du don décide de la vérité essentielle et de la profondeur de signification de l'originelle solitude-unité-nudité. Elle se trouve également au coeur même du mystère de la création qui nous permet de construire la théologie du corps "dès l'origine", mais exige en même temps que nous la construisions proprement de cette manière.

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3. Le terme "créa", sur les lèvres du Seigneur, contient la même vérité que celle que nous trouvons dans le Livre de la Genèse. Le premier récit de la création répète plusieurs fois ce terme, de Gn 1,1 ("Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre") à Gn 1,27 ("Dieu créa l'homme à son image") (*) Dieu se révèle surtout comme Créateur. Le Christ se réclame de cette révélation fondamentale contenue dans le Livre de la Genèse. Le concept de création y trouve toute sa profondeur non seulement métaphysique mais aussi pleinement théologique. Le Créateur est celui qui "appelle à l'existence hors du néant" et établit dans l'existence le monde, et l'homme dans le monde, "parce qu'il est amour" 1Jn 4,8. A vrai dire, nous ne trouvons pas ce mot "amour" (Dieu est amour) dans le récit de la création; ce récit, toutefois, répète souvent: "Dieu vit tout ce qu'il avait fait et voici que c'était très bien." Ces paroles nous font entrevoir dans l'amour le motif divin de la création, comme la source dont elle jaillit: Seul l'amour en effet engendre le bien et se complaît dans le bien . Aussi la création comme action de Dieu, ne signifie-t-elle pas seulement le fait d'appeler à l'existence hors du néant et d'établir l'existence du monde et de l'homme dans le monde, mais signifie aussi, suivant le premier récit, "berêshîth bârà", donation: une donation fondamentale, "radicale", c'est-à- dire une donation dont le don jaillit précisément du néant.

(*) Le terme hébreu "bârâ" - créa, employé exclusivement pour déterminer l'action de Dieu - apparaît uniquement dans le récit de la création au verset 1 (création des cieux et de la terre), au verset 21 (création des animaux) et au verset 27 (création de l'homme); mais ici, il apparaît même trois fois. Ceci signifie la plénitude et la perfection de cet acte qui est la création de l'être humain, homme et femme. Cette répétition indique que l'oeuvre de la création a atteint ici son point culminant.

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4. La lecture des premiers chapitres de la Genèse nous introduit dans le mystère de la création, c'est-à-dire du commencement du monde par volonté de Dieu qui est tout- puissant et amour. Par conséquent, chaque créature porte en soi le signe du don originel fondamental.
Toutefois, le concept de donner ne peut en même temps se référer à du néant. Il indique celui qui donne et celui qui reçoit le don et, également, la relation qui s'établit entre eux. Or, cette relation émerge du récit de la création au moment même de la création de l'homme. Cette relation se manifeste surtout dans l'expression "Dieu créa l'homme à son image; à l'image de Dieu; il le créa" Gn 1,27. Dans le récit de la création du monde visible, "donner" n'a de sens que respectivement à l'homme. Dans toute l'oeuvre de la création, c'est de lui seul qu'on peut dire qu'il a été gratifié d'un don: le monde visible a été créé "pour lui". Le récit biblique de la création nous offre assez de motifs pour le comprendre et l'interpréter ainsi: la création est un don, parce qu'en elle apparaît l'homme qui, comme image de Dieu, est capable de comprendre le sens même du don dans l'appel à l'existence hors du néant. Et il est capable de répondre au Créateur avec le langage de cette compréhension. Interprétant donc avec un tel langage le récit de la création, on peut en déduire qu'elle constitue le don originel et fondamental: l'homme apparaît dans la création comme celui qui a reçu le monde en don et, vice-versa, on peut dire aussi que le monde a reçu l'homme en don.
A ce point, il faut que nous interrompions notre analyse. Ce que nous avons dit jusqu'à présent est en étroite relation avec l'ensemble des problèmes anthropologiques de "l'origine". L'homme y apparaît comme "créé", c'est-à-dire comme celui qui a reçu, au milieu du monde, l'autre être humain en don. C'est précisément cette dimension du don que nous devons, par la suite, soumettre à une profonde analyse pour comprendre également, à sa juste mesure, la signification du corps humain. Ce sera l'objet de nos prochaines méditations.




2002 Magistère Mariage 842