2002 Magistère Mariage 1016

L'adultère commis dans le coeur

17 septembre 1980

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1. Durant notre dernière réflexion, nous nous sommes demandé ce qu'était le "désir" dont parlait le Christ dans le Discours sur la Montagne Mt 5,27-28. Nous nous rappelons qu'il en parlait à propos du commandement: "Tu ne commettras pas d'adultère" "Désirer" (de manière plus précise: "regarder pour désirer" se trouve défini comme "un adultère commis dans le coeur". Cela donne beaucoup à réfléchir. Dans les réflexions précédentes, nous avons dit que le Christ, en s'exprimant de cette manière, voulait indiquer à ses auditeurs l'éloignement de la signification sponsale du corps tel qu'il était expérimenté par l'être humain (dans le cas précis, par l'homme) lorsqu'il cédait à la convoitise de la chair par l'acte intérieur du "désir". L'éloignement de la signification sponsale du corps comporte en même temps un conflit avec sa dignité de personne: un authentique conflit de conscience.
De ceci, il ressort que la signification biblique (et donc théologique également) du "désir" est différente de la signification purement psychologique. La psychologie décrira le "désir" comme une intense orientation vers l'objet à cause de sa valeur particulière: dans le cas considéré, à cause de sa valeur "sexuelle". A ce qu'il semble, nous trouverions cette définition dans la plus grande partie des ouvrages consacrés à ce genre de thèmes. Sans sous-évaluer l'aspect psychologique, la description biblique met cependant surtout en relief l'aspect éthique, étant donné qu'il y a une valeur qui se trouve lésée. Le "désir" est, dirais-je, la duperie du coeur humain à l'égard de l'éternelle vocation de l'homme et de la femme à la communion à travers un don réciproque, une vocation qui a été révélée dans le mystère même de la création. Ainsi donc, lorsque le Christ se réfère "au coeur" ou à l'homme intérieur dans le Discours sur la Montagne Mt 5,27-28 ses paroles ne cessent d'être empreintes de cette vérité sur l'"origine" à laquelle, dans sa réponse aux Pharisiens Mt 19,8, il avait ramené tout le problème de l'homme, de la femme et du mariage.

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2. L'éternelle vocation dont nous avons cherché à faire l'analyse en suivant le Livre de la Genèse (surtout Gn 2,23-25 et, dans un certain sens, l'attirance éternelle et réciproque de l'homme vers la féminité et de la femme vers la masculinité, sont une invitation faite à travers le corps et non à travers le désir au sens des paroles de Mt 5,27-28. Le "désir", comme réalisation de la concupiscence de la chair (également et surtout dans l'acte purement intérieur), amoindrit la signification de ce qu'étaient - et que, substantiellement, ne cessent d'être - cette invitation et cette attirance réciproque. L'éternel "féminin" (das ewig weibliche), comme du reste l'éternel masculin, même sur le plan de l'historicité, tend à se libérer de la pure concupiscence et cherche à s'affirmer au niveau propre des personnes. Cette honte originelle dont parle Gn 3 en donne un témoignage. La dimension de l'intentionnalité des pensées et des coeurs constitue un des principaux courants de la culture humaine universelle. Les paroles du Christ dans le Discours sur la Montagne confirment précisément cette dimension.

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3. Néanmoins, ces paroles expriment clairement que le "désir" fait partie de la réalité du coeur humain. Lorsque nous affirmons que le"désir" représente une "réduction" par rapport à l'attirance originelle et réciproque de la masculinité et de la féminité, nous avons à l'esprit une "réduction" intentionnelle, presque une limitation ou une fermeture de l'horizon de l'esprit et du coeur. C'est une chose, en effet, que d'avoir conscience que la valeur du sexe fait partie de toute la richesse des valeurs avec laquelle l'être féminin apparaît à l'être masculin. C'est une autre chose de "réduire" toute la richesse personnelle de la féminité à cette unique valeur, c'est-à-dire au sexe comme objet convenant à la satisfaction de sa propre sexualité. On peut faire le même raisonnement, au sujet de ce qu'est la masculinité pour la femme, bien que les paroles de Mt 5,27-28 ne se réfèrent directement qu'à l'autre relation. Comme on le voit, la "réduction" intentionnelle est surtout de nature axiologique. D'une part, l'éternelle attirance de l'homme vers la féminité Gn 2,23 libère en lui - ou peut- être devrait libérer en lui - une gamme de désirs spirituels et charnels de nature surtout personnelle et "de communion" (cf. l'analyse de l'"origine") auxquels correspond une hiérarchie proportionnelle de valeurs. D'autre part, le "désir" limite cette gamme en dénaturant la hiérarchie des valeurs impliquée dans l'éternelle attirance de la masculinité et de la féminité.

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4. Le désir fait qu'à l'intérieur, c'est-à-dire dans le "coeur", à l'horizon intérieur de l'homme et de la femme, la signification du corps qui est propre à la personne, se dénature. La féminité cesse ainsi d'être surtout sujet pour la masculinité; elle cesse d'être un langage spécifique de l'esprit; elle perd son caractère de signe. Elle cesse, dirais-je, de porter en elle l'étonnante signification sponsale du corps. Elle cesse d'avoir sa place dans le contexte de la conscience et de l'expérience de cette signification. A partir du moment où il existe à l'intérieur de l'homme - dans son "coeur" - le "désir" qui naît de la convoitise de la chair passe, dans un certain sens, à côté de ce contexte (On pourrait dire d'une manière imagée qu'il passe sur les ruines de la signification sponsale du corps et de toutes ses composantes subjectives) et qu'il tend, directement, en vertu de sa propre intentionnalité axiologique, vers une fin exclusive: satisfaire seulement le besoin sexuel du corps, comme objet propre.

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5. Cette réduction intentionnelle et axiologique peut déjà se vérifier, selon les paroles du Christ Mt 5,27-28, dans le cadre du "regard" (du "regarder") ou plutôt dans le cadre d'un acte purement intérieur exprimé par le regard. Le regard (ou plutôt l'acte de "regarder") est en lui-même un acte cognitif. Lorsque la concupiscence entre dans sa structure intérieure, le regard prend un caractère de "connaissance pleine de désir". L'expression biblique "regarder pour désirer" peut indiquer soit un acte de la connaissance dont "se sert" l'homme qui désire (c'est-à-dire le caractère propre du désir tendu vers un objet), soit un acte de la connaissance qui suscite le désir dans l'autre sujet et surtout dans sa volonté et dans son "coeur". Comme on le voit, il est possible d'attribuer une interprétation intentionnelle à un acte intérieur, en ayant présent à l'esprit l'un et l'autre pôle de la psychologie de l'homme: la connaissance ou le désir entendu comme appetitus. (L'appetitus est quelque chose de plus vaste que le "désir", car il montre tout ce qui se manifeste dans le sujet comme "aspiration" et, comme tel, il s'oriente toujours vers une fin, c'est-à-dire vers un objet connu sous l'aspect de la valeur.) Cependant, une interprétation adéquate des paroles de Mt 5,27-28, demande qu'à travers l'intentionnalité propre de la connaissance ou de l'"appetitus", nous percevions quelque chose de plus, c'est-à-dire l'intentionnalité de l'existence même de l'être humain par rapport à l'autre être humain. Dans notre cas, de l'homme par rapport à la femme et de la femme par rapport à l'homme.
Il faudra que nous revenions sur ce sujet. Pour conclure notre réflexion de ce jour, il faut encore ajouter que dans ce "désir", dans "le fait de regarder pour désirer" dont parle le Discours sur la Montagne, la femme que l'homme "regarde" ainsi cesse d'exister comme sujet de l'éternelle attirance et commence à n'être qu'un objet de concupiscence charnelle. A cela est liée la profonde séparation interne de la signification sponsale du corps dont nous avons déjà parlé dans la précédente réflexion.



La concupiscence et les rapports entre l'homme et la femme

24 septembre 1980

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1. Dans le Discours sur la Montagne, le Christ dit: "Vous avez entendu qu'il a été dit: Tu ne commettras pas d'adultère; mais moi je vous dis: Quiconque regarde une femme pour la désirer a déjà commis l'adultère avec elle dans son coeur" Mt 5,27-28. Depuis quelque temps, nous cherchons à pénétrer la signification de cet énoncé, en en analysant chaque composante pour mieux comprendre l'ensemble du texte.
Lorsque le Christ parle de l'homme qui "regarde pour désirer", il ne montre pas seulement la dimension de l'intentionnalité du "regard", donc de la connaissance concupiscente, la dimension "psychologique", mais il montre la dimension de l'intentionnalité de l'existence même de l'homme. Il montre ce qu' "est" ou, plutôt, ce que "devient", pour l'homme, la femme qu'il "regarde avec concupiscence" . Dans ce cas, l'intentionnalité de la connaissance détermine et définit l'intentionnalité même de l'existence. Dans la situation décrite par le Christ, cette dimension va unilatéralement de l'homme, qui est sujet, vers la femme, qui est devenue objet (mais cela ne veut pas dire que cette dimension soit seulement unilatérale). Pour le moment, ne renversons pas la situation analysée et ne l'étendons pas aux deux parties, aux deux sujets. Arrêtons-nous à la situation décrite par le Christ, en soulignant qu'il s'agit d'un acte "purement intérieur" caché dans le coeur et arrêté au seuil du regard.
Il suffit de constater que, dans ce cas, la femme qui, en raison de sa subjectivité personnelle, existe éternellement "pour l'homme" en attendant que lui aussi, pour la même raison, existe "pour elle", reste privée de la signification de son attirance comme personne. Cette attirance qui est, pourtant, propre à l'"éternel féminin", devient en même temps et seulement un objet pour l'homme: elle commence à exister intentionnellement comme objet de satisfaction potentielle du besoin sexuel qui est inhérent à sa masculinité. Bien que l'acte soit tout à fait intérieur, caché dans le "coeur" et exprimé seulement par le "regard", il y a déjà en lui un changement (subjectivement unilatéral) de l'intentionnalité même de l'existence. S'il n'en était pas ainsi, s'il ne s'agissait pas d'un changement aussi profond, les paroles suivantes de la même phrase: "Il a déjà commis l'adultère avec elle dans son coeur" Mt 5,28, n'auraient pas de sens.

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2. Ce changement de l'intentionnalité de l'existence à travers lequel une certaine femme commence à exister pour un certain homme, non pas comme sujet d'un appel et d'une attirance personnelle ou comme sujet de "communion" mais exclusivement comme objet d'une satisfaction potentielle du besoin sexuel, se réalise dans le "coeur" parce qu'il est réalisé dans la volonté. La même intentionnalité cognitive ne veut pas encore dire asservissement du "coeur". C'est seulement lorsque la réduction de l'intention, illustrée précédemment, entraîne la volonté dans son horizon restreint, lorsqu'il en suscite la décision d'une relation avec un autre être humain (dans notre cas, avec la femme) selon l'échelle des valeurs propre à la "concupiscence", que l'on peut dire que le "désir" s'est emparé du "coeur". C'est seulement lorsque la "concupiscence" s'est emparée de la volonté qu'il est possible de dire qu'elle domine la subjectivité de la personne et qu'elle est à la base de la volonté et de la possibilité du choix et de la décision à travers lesquels - en vertu de l'autodécision ou de l'autodétermination - se trouve établi le mode même d'existence à l'égard d'une autre personne. L'intentionnalité d'une pareille existence acquiert alors une pleine dimension subjective.

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3. C'est seulement alors - c'est-à-dire à partir de ce moment subjectif et dans son prolongement subjectif - qu'il est possible de confirmer ce que nous avons lu, par exemple dans Si 23,17-22, au sujet de l'homme dominé par la concupiscence et que nous lisons dans des descriptions encore plus éloquentes dans la littérature mondiale. Nous pouvons alors parler également de cette "contrainte" plus ou moins complète qui, ailleurs, est appelée "contrainte du corps" et qui porte avec elle la perte de la "liberté du don" connaturelle à la profonde conscience de la signification sponsale du corps dont nous avons également parlé dans les analyses précédentes.

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4. Quand nous parlons du "désir" comme transformation de l'intentionnalité d'une existence concrète, par exemple de l'homme pour qui (selon Mt 5,27-28) une certaine femme devient seulement un objet de satisfaction potentielle du "besoin sexuel" inhérent à sa masculinité, il ne s'agit en aucune manière de mettre en question ce besoin, cette dimension objective de la nature humaine avec la finalité procréatrice qui lui est propre. Les paroles du Christ dans le Discours sur la Montagne (dans tout son vaste contexte) comme la tradition chrétienne authentique, sont loin du manichéisme. Dans ce cas, des objections de ce type ne peuvent donc pas surgir. Il s'agit au contraire du mode d'existence de l'homme et de la femme comme personnes ou, plutôt, de cette existence dans un "par" réciproque qui - également sur la base de ce qui est défini comme "besoin sexuel" selon la dimension objective de la nature humaine - peut et doit servir à la construction de l'unité "de communion" dans leurs rapports réciproques. Telle est, en effet, la signification fondamentale de l'attirance éternelle et réciproque de la masculinité et de la féminité contenues dans la réalité même de la constitution de l'être humain comme personne, à la fois corps et sexe.

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5. A l'union ou "communion" personnelle à laquelle l'homme et la femme sont réciproquement appelés "depuis l'origine", ne correspond pas - elle est au contraire en opposition - l'éventuelle circonstance qu'une des deux personnes existe seulement comme sujet de satisfaction du besoin sexuel et que l'autre devienne exclusivement l'objet de cette satisfaction. En outre, le cas où les deux, l'homme et la femme, existeraient comme objet de satisfaction du besoin sexuel et que chacune des parties soit seulement sujet de cette satisfaction ne correspond pas à cette unité de "communion"; il s'y oppose au contraire. Cette "réduction" d'un si riche contenu de l'attirance éternelle et réciproque des personnes humaines, dans leur masculinité et dans leur féminité, ne correspond pas précisément à la "nature" de l'attirance en question. En effet, cette "réduction" étouffe la signification personnelle et "de communion" qui est propre à l'homme et à la femme et à travers laquelle, selon Gn 2,24, "l'homme... s'unira à sa femme et les deux ne seront qu'une seule chair". La "concupiscence" écarte la dimension intentionnelle de l'existence réciproque de l'homme et de la femme des perspectives personnelles et "de communion" qui sont caractéristiques de leur attirance éternelle et réciproque, en la réduisant et, pour ainsi dire, en la poussant vers des dimensions utilitaristes dans le cadre duquel l'être humain "se sert" de l'autre être humain, en "l'utilisant" seulement pour satisfaire ses propres "besoins".

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6. Il semble que l'on puisse précisément retrouver ce contenu, chargé d'expérience intérieure humaine propre à des époques et à des milieux différents, dans la courte affirmation du Christ dans le Discours sur la Montagne. En même temps, on ne peut en aucun cas perdre de vue la signification que cette affirmation attribue à l'"intériorité" de l'homme, à la dimension intégrale du "coeur" comme dimension de l'homme intérieur. Ici se trouve le noyau même de la transformation de l'ethos vers laquelle tendent les paroles du Christ dans Mt 5,27-28 qui sont exprimées avec une force puissante et, en même temps, avec une admirable simplicité.



La signification de l'"adultère dans le coeur"

1er octobre 1980

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1. Dans notre analyse, nous sommes arrivés à la troisième partie de l'énoncé du Christ dans le Discours sur la Montagne Mt 5,27-28. La première partie était: "Vous avez entendu qu'il a été dit: Tu ne commettras pas d'adultère". La seconde: "Mais moi je vous dis, quiconque regarde une femme pour la désirer", est grammaticalement liée à la troisième: "A déjà commis l'adultère avec elle dans son coeur."
La méthode qui est ici appliquée et qui consiste à diviser, à "découper" l'énoncé du christ en une succession de trois parties, peut sembler artificielle. Cependant, lorsque nous cherchons le sens éthique de l'énoncé tout entier, dans sa globalité, la division du texte que nous avons faite peut être utile à condition qu'elle ne soit pas seulement appliquée de manière disjonctive mais aussi conjonctive. C'est ce que nous entendons faire. Chacune des parties distinctes a un contenu qui lui est propre et des connotations qui lui sont spécifiques et c'est précisément ce que nous voulons mettre en relief par la division du texte. Mais, en même temps, il faut indiquer que chacune des parties s'explique dans le rapport direct avec les autres. Ceci se rapporte en premier lieu aux principaux éléments sémantiques grâce auxquels l'énoncé constitue un ensemble. Voici ces éléments: commettre l'adultère, désirer, commettre l'adultère dans le corps, commettre l'adultère dans le coeur. Il serait particulièrement difficile d'établir le sens éthique de "désirer" sans l'élément qui est indiqué ici à la fin c'est- à-dire l' "adultère dans le coeur". L'analyse précédente a déjà, dans une certaine mesure, pris cet élément en considération. Cependant, une compréhension plus totale de la composante: "Commettre l'adultère dans le coeur" n'est possible qu'après une analyse appropriée.

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2. Comme nous l'avons déjà fait remarquer au début, il s'agit ici d'établir le sens éthique. Dans Mt 5,27-28, l'énoncé du Christ part du commandement "Tu ne commettras pas d'adultère" pour montrer comment il faut le comprendre et le mettre en pratique pour qu'abonde en lui la "justice" que Dieu a voulue comme législateur et que celle-ci apparaisse comme supérieure à ce qui ressort de l'interprétation et de la casuistique des docteurs de l'Ancien Testament. Si les paroles du Christ tendent, en ce sens, à construire le nouvel ethos (et sur la base même du commandement), le chemin qui y mène passe par la redécouverte des valeurs qui - dans la compréhension générale de l'Ancien Testament et dans l'application de ce commandement - ont été perdues.

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3. De ce point de vue, la formulation du texte de Mt 5,27-28 est également significative. Le commandement: "Tu ne commettras pas d'adultère" est formulé comme une interdiction qui exclut de manière catégorique un mal moral déterminé. On sait que la même Loi (Décalogue), en plus de l'interdiction: "Tu ne commettras pas d'adultère", comporte également l'interdiction: "Tu ne désireras pas la femme de ton prochain". Ex 20,14-17 Dt 5,18-21 Le Christ ne rend pas vaine une interdiction par rapport à l'autre. Bien qu'il parle du "désir", il tend à une clarification plus profonde de l'"adultère". Il est significatif qu'après avoir cité l'interdiction "Tu ne commettras pas l'adultère", qui est déjà connue de ses auditeurs, il change ensuite, dans le cours de son énoncé, son style et la structure logique passe du normatif au narratif-affirmatif. Quand il dit: "Quiconque regarde une femme pour la désirer a déjà commis l'adultère avec elle dans son coeur", il décrit un fait intérieur dont la réalité peut-être facilement comprise par ses auditeurs. En même temps, à travers le fait qui est ainsi décrit et qualifié, il montre comment il faut comprendre et mettre en pratique le commandement "Tu ne commettras pas d'adultère" pour qu'il conduise à la "justice" voulue par le Législateur.

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4. De cette manière, nous sommes arrivés à l'expression: "Il a commis l'adultère dans son coeur", expression clé semble-t-il, pour comprendre son sens éthique exact. Cette expression est en même temps la source principale pour révéler les valeurs essentielles du nouvel ethos, de l'ethos du Discours sur la Montagne. Comme il arrive souvent dans l'Evangile, nous rencontrons ici aussi un certain paradoxe. En effet, comment l'"adultère" peut-il avoir lieu sans qu'il soit commis, c'est-à-dire sans l'acte extérieur qui permet de reconnaître l'acte défendu par la Loi? Nous avons vu comment la casuistique des "docteurs de la Loi" s'appliquait à préciser ce problème. Mais, indépendamment de la casuistique, il semble évident que c'est seulement "dans la chair" que l'adultère peut être reconnu c'est-à-dire lorsque l'homme et la femme qui s'unissent l'un l'autre de manière à devenir une seule chair Gn 2,24 ne sont pas les conjoints légaux, l'époux et l'épouse. Quelle signification peut donc avoir l'"adultère commis dans le coeur"? Serait-ce là seulement une expression métaphorique employée par le Maître pour mettre en relief le fait que la concupiscence est un péché?

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5. Si nous admettions cette lecture sémantique de l'énoncé du Christ Mt 5,27-28, il faudrait réfléchir profondément sur les conséquences éthiques qui en découleraient, c'est-à- dire sur les conclusions au sujet de la régularité éthique du comportement. Il y a adultère lorsque l'homme et la femme qui s'unissent l'un l'autre de manière à devenir une seule chair Gn 2,24, c'est-à-dire à la manière des conjoints, ne sont pas des conjoints légaux. La détermination de l'adultère comme péché commis "dans le corps" est étroitement et exclusivement liée à l'acte "extérieur", à la convivence conjugale qui se réfère également à l'état des personnes qui agissent ainsi et qui est reconnu par la société. Dans notre cas, cet état est impropre et n'autorise pas un tel acte (d'où précisément la dénomination "adultère").

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6. En passant à la seconde partie de l'énoncé du Christ, c'est-à-dire à celui où le nouvel ethos commence à prendre forme, il faudrait, pour comprendre l'expression "Quiconque regarde une femme pour la désirer", se référer exclusivement à l'état civil des personnes tel qu'il est reconnu par la société, qu'elles soient ou non mariées. Les interrogations commencent à se multiplier ici. Comme on ne peut mettre en doute le fait que le Christ montre le caractère peccamineux de l'acte intérieur de la concupiscence qui est exprimée à travers le regard qui se fixe sur la femme qui n'est pas l'épouse de celui qui la regarde de cette manière, nous pouvons cependant et nous devons même nous demander si, par cette même expression, le Christ admet ou réprouve ce regard, cet acte intérieur de la concupiscence dirigé vers la femme qui est l'épouse de l'homme qui la regarde ainsi. En faveur de la réponse affirmative à cette question, il semble qu'il y ait la prémisse logique suivante: (dans le cas en question) seul l'homme, qui est le sujet potentiel de l'"adultère dans la chair", peut commettre l'"adultère dans le coeur ". Etant donné que ce sujet ne peut être l'homme-mari par rapport à sa propre épouse, l'"adultère dans le coeur" ne peut donc se référer à lui, mais être attribué à tout autre homme. Marié, il ne peut pas le commettre à l'égard de sa propre épouse. Lui seul a le droit exclusif de "désirer", de "regarder avec concupiscence" la femme qui est son épouse et l'on ne pourra jamais dire qu'en raison d'un tel acte intérieur il mérite d'être accusé de l"adultère commis dans le coeur". Si, en vertu du mariage, il a le droit de "s'unir à son épouse", de sorte que "les deux seront une seule chair", cet acte ne peut jamais être appelé "adultère"; d'une manière analogue, on ne peut pas non plus définir comme "adultère commis dans le coeur" l'acte intérieur du "désir" dont traite le Discours sur la Montagne.

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7. Cette interprétation des paroles du Christ dans Mt 5,27-28 semble correspondre à la logique du Décalogue où, en plus du commandement: "Tu ne commettras pas d'adultère" (VI), il y a aussi le commandement "Tu ne désireras pas la femme de ton prochain" (IX). En outre, le raisonnement qui a été fait pour l'établir a toutes les caractéristiques de l'objectivité et de l'exactitude. Néanmoins, il subsiste un doute fondamental et l'on peut se demander si ce raisonnement tient compte de tous les aspects de la révélation et de la théologie du corps qui doivent être pris en considération, surtout lorsque nous voulons comprendre les paroles du Christ. Nous avons déjà vu précédemment quel est "le poids spécifique" de cette locution et la richesse des implications anthropologiques et théologiques de l'unique phrase où le Christ se rapporte à "l'origine" Mt 19,8. Les implications théologiques et anthropologiques de l'énoncé du Discours sur la Montagne où le Christ se réfère au coeur humain confèrent également à l'énoncé lui-même "un poids spécifique" propre et, en même temps, elles en déterminent la cohérence avec l'ensemble de l'enseignement évangélique. C'est pour cela que nous devons admettre que l'interprétation présentée ci-dessus avec toute son objectivité et sa précision logique demande une certaine amplification et, surtout, un approfondissement. Nous devons rappeler que la référence au coeur humain, exprimée peut-être de manière paradoxale Mt 5,27-28, provient de Celui qui "savait ce qu'il y a dans tout homme" Jn 2,25. Si ses paroles confirment les commandements du Décalogue (non seulement le sixième, mais également le neuvième), elles expriment en même temps cette science sur l'homme qui, comme nous l'avons relevé ailleurs, nous permet d'unir la conscience de la nature pécheresse de l'homme et la perspective de la "Rédemption du corps" Rm 8,23. C'est précisément cette "science qui se trouve à la base du nouvel ethos" qui émerge des paroles du Discours sur la Montagne.
En prenant en considération tout ceci, nous concluons que, comme dans l'intelligence de l'"adultère dans la chair", le Christ soumet à la critique l'interprétation erronée et unilatérale de l'adultère qui découle du manque d'observation de la monogamie (c'est-à-dire du mariage entendu comme l'alliance indéfectible des personnes). Dans l'intelligence de l'"adultère dans le coeur" , le Christ prend également en considération non seulement le statut juridique réel de l'homme et de la femme en question. Le Christ fait surtout dépendre l'évaluation morale du "désir" de la dignité personnelle de l'homme et de la femme. Ceci a son importance aussi bien lorsqu'il s'agit de personnes non mariées que - et peut-être plus encore - lorsqu'ils sont mari et femme. Il conviendra de compléter, de ce point de vue, l'analyse des paroles du Discours sur la Montagne et nous le ferons la prochaine fois.



Interprétation psychologique et théologique de la

concupiscence

8 octobre 1980

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1. Je désire terminer aujourd'hui l'analyse des paroles prononcées par le Christ dans le Discours sur la Montagne au sujet de l'"adultère" et de la "concupiscence" et, en particulier, l'analyse de la dernière partie de l'énoncé où se trouve définie de manière spécifique la "concupiscence du regard" comme "adultère commis dans le coeur".
Dans la précédente analyse, nous avons déjà constaté que ces paroles se trouvaient habituellement comprises comme désir de la femme d'autrui (selon l'esprit du neuvième commandement du Décalogue). Mais il semble que cette interprétation - plus restrictive - puisse et doive être élargie à la lumière du contexte global. Il semble que l'évaluation globale de la concupiscence (du "regard pour désirer") que le Christ appelle "adultère commis dans le coeur", dépende surtout de la dignité personnelle de l'homme et de la femme. Cela vaut aussi bien pour ceux qui ne sont pas mariés que - et peut-être encore plus - pour ceux qui sont mariés.

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2. L'analyse que nous avons faite jusqu'ici de l'énoncé de Mt 5,27-28: "Vous avez entendu qu'il a été dit: tu ne commettras pas d'adultère; mais moi je vous dis: quiconque regarde une femme pour la désirer a déjà commis l'adultère avec elle dans son coeur", montre la nécessité d'étendre et surtout d'approfondir l'interprétation qui a été faite antérieurement par rapport au sens éthique qu'un tel énoncé contient. Arrêtons-nous à la situation décrite par le Maître, situation dans laquelle celui qui "commet l'adultère dans le coeur" par un acte intérieur de concupiscence (exprimé par le regard), c'est l'homme. Il est significatif que le Christ, en parlant de l'objet de cet acte, ne souligne pas qu'il s'agit ,de "la femme d'autrui" ou de la femme qui n est pas la propre épouse. Il dit d'une manière générale: la femme. L'adultère commis "dans le coeur" n'est pas circonscrit dans le cadre du rapport interpersonnel qui permet de caractériser l'adultère commis "dans le corps". Ce n'est pas à ce cadre de décider exclusivement et essentiellement de l'adultère commis "dans le coeur" mais à la nature même de la concupiscence, exprimée dans ce cas à travers le regard, parce que l'homme - dont, à titre d'exemple, parle le Christ - "regarde pour désirer". L'adultère "dans le coeur" est commis non seulement parce que l'homme "regarde" ainsi la femme qui n'est pas son épouse, mais précisément parce qu'il regarde ainsi une femme. Même s'il regardait la femme qui est son épouse, il commettrait le même adultère "dans le coeur".

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3. Cette interprétation semble prendre en considération, de manière plus vaste, ce qui a été dit sur la concupiscence dans l'ensemble des présentes analyses et, en premier lieu, sur la concupiscence de la chair comme élément permanent du péché de l'homme (status naturae lapsae). La concupiscence qui, comme acte intérieur, naît de cette base (comme nous avons cherché à le montrer dans l'analyse précédente), change l'intentionnalité même de l'existence de la femme "pour" l'homme, en réduisant la richesse de l'appel éternel à la communion des personnes, la richesse de l'attirance profonde de la masculinité et de la féminité à la seule satisfaction du "besoin" sexuel du corps (auquel semble se lier de plus près le concept d'"instinct"). Une telle réduction fait que la personne (dans ce cas, la femme) devient surtout pour l'autre personne (pour l'homme) l'objet de la satisfaction potentielle de son "besoin" sexuel. On réforme ainsi ce "pour" réciproque qui perd son caractère de communion des personnes au profit de la fonction utilitariste. L'homme qui "regarde" de la manière décrite dans Mt 5,27-28, "se sert" de la femme, de sa féminité, pour satisfaire son propre "instinct". Bien qu'il ne le fasse pas par un acte extérieur, il a déjà pris une telle attitude en lui-même, en décidant ainsi intérieurement par rapport à une femme déterminée. C'est en cela que consiste précisément l'adultère "commis dans le coeur". Cet adultère "dans le coeur", l'homme peut aussi le commettre par rapport à sa propre épouse s'il la traite seulement comme un objet de satisfaction de son instinct.

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4. Il n'est pas possible d'arriver à la seconde interprétation des paroles de Mt 5,27-28 si nous nous limitons à l'interprétation purement psychologique de la concupiscence sans tenir compte de ce qui constitue son caractère théologique spécifique, c'est-à-dire le rapport organique entre la concupiscence (comme acte) et la concupiscence de la chair comme disposition, pour ainsi dire, permanente qui découle du péché de l'homme. Il semble que l'interprétation purement psychologique (ou bien sexologique) de la "concupiscence" ne constitue pas une base suffisante pour comprendre le texte du Discours sur la Montagne. Si, au contraire, nous nous référons à l'interprétation théologique - sans sous-évaluer ce qui, dans la première interprétation (l'interprétation psychologique) reste immuable, celle-ci (l'interprétation théologique) nous apparaît comme plus complète. Grâce à elle, en effet, la signification éthique de l'énoncé clé du Discours sur la Montagne auquel nous devons une dimension adéquate de l'ethos de l'Evangile, devient plus clair.

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5. En annonçant cette dimension, le Christ reste fidèle à la Loi: "Ne pensez pas que je sois venu abolir la Loi ou les Prophètes; je ne suis pas venu pour abolir mais pour accomplir" Mt 5,17. Il nous montre par conséquent combien il nous faut descendre profondément, dévoiler complètement les recoins du coeur humain pour que ce coeur puisse devenir un lieu d'"accomplissement" de la Loi. L'énoncé de Mt 5,27-28 qui rend manifeste la perspective intérieure de l'adultère commis "dans le coeur" et qui, dans cette perspective consacre les voies justes pour accomplir le commandement: "Tu ne commettras pas d'adultère", en est un thème particulier. Cet énoncé Mt 5,27-28 se réfère en effet au contexte où il s'agit particulièrement de la "pureté du coeur" Mt 5,8 (expression qui, comme on le sait, a une grande signification). Nous aurons également l'occasion de voir ailleurs de quelle manière le commandement "Tu ne commettras pas d'adultère" - qui, en ce qui concerne la manière où il se trouve exprimé et dans son contenu, est une intervention univoque et sévère tout comme le commandement "Tu ne désireras pas la femme de ton prochain" Ex 20,17 - s'accomplit précisément à travers la "pureté du coeur". Les paroles suivantes du texte du Discours sur la Montagne où le Christ parle de manière figurée d'"arracher l'oeil" et de "couper la main" Mt 5,29-30 lorsque ces membres sont la cause du péché, témoignent de la sévérité et de la force de l'interdiction. Mous avons constaté précédemment que la législation de l'Ancien Testament, même si elle abonde en punitions pleines de sévérité, ne contribuait cependant pas "à donner un achèvement à la Loi" car sa casuistique était marquée par de multiples compromis avec la concupiscence de la chair. Le Christ enseigne au contraire que le commandement s'accomplit à travers la "pureté du coeur" à laquelle l'homme n'a part qu'au prix d'une fermeté à l'égard de tout ce qui a son origine dans la concupiscence de la chair. Seul acquiert "la pureté du coeur" celui qui sait exiger de la cohérence de son "coeur": de son "coeur" et de son "corps".

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6. Le commandement "Tu ne commettras pas d'adultère" trouve sa juste raison dans l'indissolubilité du mariage où l'homme et la femme, en vertu du dessein originel du Créateur, s'unissent de manière à ce que "tous les deux deviennent une seule chair" Gn 2,24. Dans son essence, l'adultère est en contradiction avec cette unité, au sens où cette unité correspond à la dignité des personnes. Non seulement le Christ confirme cette signification éthique essentielle du commandement mais il tend à la consolider dans la profondeur même de la personne humaine. La nouvelle dimension de l'ethos est toujours liée à la révélation de cette profondeur qui est appelée "coeur" et à sa libération par rapport à la "concupiscence" pour que l'être humain puisse resplendir plus pleinement dans ce coeur: l'homme et la femme dans toute la vérité intérieure du "pour" réciproque. Libéré de la contrainte et de la diminution de l'esprit qui porte en lui la concupiscence de la chair, l'être humain, l'homme et la femme, se retrouve réciproquement dans la liberté du don qui est la condition de toute convivence dans la vérité et, en particulier, dans la liberté du don réciproque puisque tous les deux, comme mari et femme, doivent former l'unité sacramentelle voulue par le Créateur lui-même, comme le dit Gn 2,24.

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7. L'exigence que le Christ - c'est évident - demande à tous ses auditeurs actuels et potentiels dans le Discours sur la Montagne, appartient à l'espace intérieur où l'homme - précisément celui qui l'écoute - doit voir de nouveau la plénitude perdue de son humanité et vouloir l'acquérir de nouveau. Cette plénitude dans le rapport réciproque des personnes, de l'homme et de la femme, le Maître la réclame dans Mt 5,27-28, en ayant surtout à l'esprit l'indissolubilité du mariage mais aussi tout autre forme de convivence des hommes et des femmes, de cette convivence qui constitue la trame pure et simple de l'existence. Par sa nature, la vie humaine est "coéducative" et sa dignité et son équilibre dépendent, à chaque moment de l'histoire, à chaque longitude et à chaque latitude géographique, de "celle" qui existera pour lui et de "celui" qui existera pour elle.
Les paroles prononcées par le Christ dans le Discours sur la Montagne ont sans aucun doute cette portée à la fois universelle et profonde. C'est seulement ainsi qu'elles peuvent être comprises dans la bouche de Celui qui "connaissait jusqu'au fond ce qu'il y a dans chaque homme" Jn 2,25 et qui, en même temps, portait en lui le mystère de la "Rédemption du corps", comme s'exprimera saint Paul. Devons-nous craindre la sévérité de ces paroles ou, plutôt, avoir confiance dans leur contenu salvifique, dans leur puissance?
Dans chaque cas, l'analyse faite des paroles prononcées par le Christ dans le Discours sur la Montagne ouvre la voie à des réflexions ultérieures qui sont indispensables pour avoir une pleine conscience de l'homme "historique" et, surtout, de l'homme contemporain, de sa conscience et de son "coeur".




2002 Magistère Mariage 1016