2002 Magistère Mariage 1155

La responsabilité de l'artiste vis-à-vis du corps humain

6 mai 1981.

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1. Dans le Discours sur la Montagne, le Christ a prononcé des paroles auxquelles nous avons consacré une série de réflexions durant presque une année. En expliquant à ses auditeurs la signification propre du commandement: "Tu ne commettras pas d'adultère", le Christ s'exprime ainsi: "Mais moi je vous dis: Quiconque regarde une femme pour la désirer a déjà commis l'adultère avec elle dans son coeur." Mt 5,28 Il semble que ces paroles se réfèrent également aux vastes domaines de la culture humaine, surtout à ceux de l'activité artistique dont nous avons déjà parlé dernièrement, au cours de quelques rencontres du mercredi. Aujourd'hui, il nous faut consacrer la partie finale de ces réflexions au problème du rapport entre l'ethos de l'image - ou de la description - et l'ethos de la vision ou de l'écoute, de la lecture ou des autres formes de la connaissance que l'on rencontre dans le contenu de l'oeuvre d'art ou de l'audiovision entendues au sens large.

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2. Ici, nous revenons encore une fois au problème déjà signalé antérieurement: le corps humain, dans toute la vérité visible de sa masculinité et de sa féminité, peut-il être - et dans quelle mesure - un thème de l'oeuvre d'art et, par cela même, un thème de cette "communication" sociale spécifique à laquelle cette oeuvre est destinée? Cette question se réfère encore plus à la culture contemporaine, la culture de "masse", qui est liée aux techniques audiovisuelles. Le corps humain peut-il être ce thème ou ce modèle, étant donné que nous savons qu'à lui est liée cette objectivité "sans choix" que nous avons d'abord appelée anonymat et qui semble porter en elle une grave menace potentielle contre le domaine tout entier des significations, domaine qui est propre au corps de l'homme et de la femme en raison du caractère personnel du sujet humain et du sujet de "communion" des rapports interpersonnels?
On peut ajouter à ce sujet que les expressions "pornographie" ou "pornovision" sont apparues, malgré leur ancienne étymologie, assez tardivement dans le langage. La terminologie traditionnelle latine se servait du terme ob- scaena, montrant de cette manière tout ce qui ne doit pas se trouver devant les yeux des spectateurs, ce qui doit être caché avec une discrétion convenable, ce qui ne peut être présenté au regard humain sans un choix.

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3. En posant la précédente question, nous nous rendons compte que, de facto, au cours d'époques entières de la culture humaine et de l'activité artistique, le corps humain a été et est ce modèle et ce thème des oeuvres d'art visuelles. De la même manière, tout le domaine de l'amour entre l'homme et la femme et, lié à lui, le "don réciproque" de la masculinité et de la féminité dans leur expression corporelle ont été, sont et seront un thème de la littérature narrative. Cette littérature narrative a également trouvé sa place dans la Bible, surtout dans le texte du Cantique des Cantiques qu'il nous faudra reprendre dans une autre circonstance. Il faut même constater que dans l'histoire de la littérature ou de l'art, dans l'histoire de la culture humaine, ce thème apparaît de manière particulièrement fréquente et qu'il est particulièrement important. En effet, il concerne un problème qui a en soi sa valeur et son importance. Nous le manifestons depuis le début de nos réflexions en suivant les traces des textes bibliques qui nous révèlent la juste dimension de ce problème, à savoir la dignité de l'être humain dans sa corporéité masculine et féminine et la signification sponsale de la féminité et de la masculinité dans la structure tout entière - et en même temps visible - de la personne humaine.

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4. Nos précédentes réflexions n'entendaient pas mettre en doute le droit de ce thème. Elles tendaient seulement à montrer que la manière de le traiter est liée à une responsabilité particulière de nature non seulement artistique, mais également éthique. L'artiste qui se lance sur ce thème dans n'importe quel domaine de l'art ou à travers les techniques audiovisuelles, doit être conscient de la pleine vérité de l'objet, de toute l'échelle des valeurs qui lui sont liées. Il doit non seulement en tenir compte dans l'abstrait, mais il doit également les vivre lui-même correctement. Cela correspond également à ce principe de la "pureté du coeur" qu'il faut, dans des cas déterminés, transférer du domaine existentiel des attitudes et des comportements au domaine intentionnel de la création ou de la reproduction artistiques.
Il semble que le processus d'une telle création tende non seulement à l'objectivation (et dans un certain sens à une nouvelle "matérialisation") du modèle mais, en même temps, à exprimer dans cette objectivation ce que l'on peut appeler l'idée créatrice de l'artiste où se manifeste précisément son monde intérieur des valeurs et donc aussi sa manière de vivre la vérité de son objet. Dans ce processus s'accomplit une transfiguration caractéristique du modèle ou de la matière et, en particulier, de ce qu'est l'homme, le corps humain dans toute la vérité de sa masculinité et de sa féminité. (De ce point de vue, comme nous l'avons déjà mentionné, il y a une différence bien considérable, par exemple, entre le tableau ou la sculpture et la photographie ou le film.) Le spectateur qui est invité par l'artiste à regarder son oeuvre communique non seulement avec l'objectivation et donc, dans un certain sens, avec une nouvelle "matérialisation" du modèle ou de la matière mais, en même temps, avec la vérité de l'objet que l'auteur, dans sa "matérialisation" artistique, a réussi à exprimer avec des moyens qui lui sont propres.

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5. Au cours des différentes époques, en commençant par l'antiquité et surtout dans la grande période de l'art classique grec, on trouve des oeuvres d'art où le thème est le corps humain dans sa nudité et dont la contemplation permet de se concentrer, dans un certain sens, sur la vérité entière de l'homme, sur la dignité et sur la beauté - même suprasensuelle - de la masculinité et de la féminité. Ces oeuvres portent en elles un élément de sublimation presque caché qui conduit le spectateur, par l'intermédiaire du corps, au mystère personnel tout entier de l'homme. Au contact de telles oeuvres, ou nous ne nous sentons pas déterminés par leur contenu à "regarder pour désirer", dont parle le Discours sur la Montagne, nous apprenons dans un certain sens cette signification sponsale du corps qui correspond à la "pureté du coeur" et qui la mesure. Mais il y aussi des oeuvres d'art et peut-être encore plus souvent des reproductions qui suscitent une objection dans le domaine de la sensibilité personnelle de l'homme, non pas en raison de leur objet, puisque le corps humain a toujours en lui-même une dignité inaliénable, mais en raison de la qualité ou du mode de sa reproduction, de sa représentation artistique. Les différents coefficients de l'oeuvre ou de la reproduction, de même que les multiples circonstances, plus souvent de nature techniques qu'artistiques, peuvent décider de cette mode et de cette qualité.
On sait que c'est à travers tous ces éléments que l'intentionnalité fondamentale même de l'oeuvre d'art ou de ce qui est produit par des techniques appropriées devient, dans un certain sens, accessible au spectateur, à l'auditeur ou au lecteur. Si notre sensibilité personnelle réagit par l'objection et la désapprobation, c'est parce que dans cette intentionnalité fondamentale et en même temps dans l'objectivation de l'homme et de son corps, nous découvrons comme indispensable pour l'oeuvre d'art ou sa reproduction sa réduction immédiate au rang d objet, d'objet de "plaisir" destiné à l'assouvissement de la concupiscence elle-même. Cela s'oppose à la dignité de l'homme même dans l'ordre intentionnel de l'art et de la reproduction. Par analogie, il faut étendre ces considérations aux différents domaines de l'activité artistique - selon leur spécificité propre - , ainsi qu'aux différentes techniques audiovisuelles.

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6. L'encyclique Humanae vitae de Paul VI HV 22 souligne la nécessité de "créer un climat favorable à l'éducation de la chasteté". Par cela, il entendait affirmer que le fait de vivre le corps humain dans toute la vérité de sa masculinité et de sa féminité doit correspondre à la dignité de ce corps et à sa signification dans la construction de la communion des personnes. On peut dire que cette vérité est une des dimensions fondamentales de la culture humaine, comprise comme affirmation qui ennoblit tout ce qui est humain. C'est pourquoi nous avons consacré cette brève ébauche à ce que l'on pourrait appeler, de manière synthétique, l'ethos de l'image. Il s'agit de l'image qui sert à une singulière "visualisation" de l'homme et qu'il faut comprendre dans un sens plus ou moins direct. L'image sculptée ou peinte "exprime visiblement" l'homme. La représentation théâtrale ou le spectacle de ballet l'"exprime visiblement" d'une autre manière, le film l'exprime d'une autre manière encore. Même l'oeuvre littéraire tend, à sa manière, à susciter des images intérieures, en se servant des richesses de l'imagination ou de la mémoire humaine. Ce que nous avons appelé l'"ethos de l'image" ne peut donc être considéré en faisant abstraction de la composante correspondante qu'il faudrait appeler l'"ethos du voir". Entre l'une et l'autre composante se trouve tout le processus de communication, indépendamment de l'étendue des cercles que décrit cette communication qui, dans ce cas, est toujours "sociale".

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7. La création du climat favorable à l'éducation de la chasteté contient ces deux composantes. Elle concerne, pour ainsi dire, un circuit réciproque qui se produit entre l'image et sa vision, entre l'ethos de l'image et l'ethos de la vision. Comme la création de l'image, dans le sens vaste et différencié du terme, impose à l'auteur, artiste ou reproducteur, des obligations non seulement esthétiques mais aussi éthiques, de même le "regard", compris selon la même large analogie, impose des obligations à celui qui est le récepteur de l'oeuvre.
L'activité artistique authentique et responsable tend à dépasser l'anonymat du corps humain comme objet "non choisi", en cherchant (comme il a déjà été fait précédemment) à travers l'effort de création une pareille expression artistique de la vérité sur l'homme dans sa corporéité féminine et masculine qui se trouve pour ainsi dire assignée comme tâche au spectateur et, d'une manière plus large, à tout récepteur de l'oeuvre. C'est de lui, à son tour, qu'il dépend de se décider d'accomplir un effort pour s'approcher de cette vérité ou de ne rester qu'un "consommateur" superficiel des impressions, c'est-à-dire quelqu'un qui profite de la rencontre avec le corps anonyme comme thème au seul niveau de la sensualité qui réagit par elle-même à son objet "sans choix".
Nous terminons ici cet important chapitre de nos réflexions sur la théologie du corps dont le point de départ a été les paroles prononcées par le Christ dans le Discours sur la Montagne: paroles valables pour les hommes de tous les temps, pour l'homme "historique" et valables pour chacun de nous.
Les réflexions sur la théologie du corps ne seraient cependant pas complètes si nous ne considérions pas d'autres paroles du Christ, celles où il se réfère à la résurrection future. Nous nous proposons donc de leur consacrer le prochain cycle de nos considérations.


troisième série: Novembre 1981 - Février 1983

La Résurrection, dimension nouvelle du mystère du Corps

11 novembre 1981

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1. Aujourd'hui, après une pause plutôt longue, nous reprenons les méditations que nous avons déjà poursuivies depuis quelque temps et que nous définissions: "Réflexions sur la théologie du corps."
Il convient cette fois, pour continuer, de se reporter aux paroles de l'Evangile dans lesquelles le Christ se réfère à la résurrection: paroles d'importance fondamentale pour comprendre le mariage selon sa signification chrétienne et, également, le renoncement à la vie conjugale pour le Royaume des Cieux.
L'ensemble législatif de l'Ancien Testament en matière de mariage poussa non seulement les pharisiens à se rendre près du Christ pour lui soumettre le problème de l'indissolubilité du mariage Mt 19,3-9 Mc 10,2-12, mais aussi, une autre fois, les sadducéens pour l'interroger sur la loi dite du lévirat (*). Ce dialogue, les Synoptiques le rapportent de manière concordante Mt 22,24-30 Mc 12,18-27 Lc 20,27-40 Bien que les trois récits soient presque identiques, on y relève toutefois quelques différences légères mais en même temps significatives. Comme le dialogue est rapporté en trois versions, celles de Matthieu, Marc et Luc, il requiert une analyse plus approfondie du fait qu'il contient des éléments ayant une signification essentielle pour la théologie du corps.
Note - (*) Cette loi contenue dans Dt 25,5-10 concernait les frères habitant sous le même toit. Si l'un d'eux mourait sans postérité, le frère du défunt devait prendre pour femme la veuve du frère mort. Le premier-né issu de ce mariage était reconnu comme enfant du défunt afin de perpétuer la lignée et de conserver l'héritage à la famille (cDt 3,9-4,12


A côté des deux autres importants dialogues, c'est-à-dire celui où le Christ se réfère aux origines Mt 19,3-9 Mc 10,2-12 et l'autre où il fait appel à l'intimité de l'homme (le coeur) indiquant, dans le désir et la convoitise de la chair la source du péché Mt 5,27-32, le dialogue que nous nous proposons maintenant d'analyser constitue, dirais-je, le troisième volet du triptyque des énoncés du Christ lui-même: un triptyque de paroles essentielles et constitutives de la théologie du corps. Dans ce dialogue le Christ se réfère à la résurrection, dévoilant ainsi une dimension complètement nouvelle du mystère du corps.

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2. La révélation de cette dimension du corps, admirable dans son contenu - et cependant en liaison avec l'Evangile relu, à fond, dans son ensemble - émerge du dialogue avec les sadducéens "qui affirment qu'il n'y a pas de résurrection" Mt 22,23 (*); ils sont venus près du Christ pour lui exposer un argument qui, à leur avis, confirme le caractère raisonnable de leur position. Cet argument devait contredire l'hypothèse de la résurrection. Voici le raisonnement des sadducéens: "Maître, Moïse nous a fait la prescription suivante: "Si quelqu'un a un frère qui meurt en laissant une femme sans enfants, qu'il épouse la veuve pour susciter une postérité à son frère" " Mc 12,19. Les sadducéens font appel ici à la loi dite du lévirat Dt 25,5-10 et, se référant aux prescriptions de cette antique loi, ils présentent ce cas: "Il y avait sept frères. Le premier prit femme et mourut sans laisser de postérité. Le second prit la veuve et mourut sans laisser de postérité, et de même le troisième; et aucun des sept ne laissa de postérité. Après eux tous, la femme aussi mourut. A la résurrection, quand ils ressusciteront, duquel d'entre eux sera-t-elle femme?" Mc 12,20-23 (**).

Notes (*). A l'époque du Christ, les sadducéens formaient dans le milieu juif, une secte liée à l'aristocratie sacerdotale. A la tradition orale et à la théologie élaborée des pharisiens ils opposaient l'interprétation, à la lettre, du Pentateuque qu'ils tenaient pour la source principale de la religion jahviste. Comme la vie d'outre-tombe n'était pas mentionnée dans les livres bibliques les plus anciens, les sadducéens refusaient l'eschatologie proclamée par les pharisiens, affirmant que "les âmes meurent avec le corps" (cf. Josèphe Antiquitates Judaïcae, 17, 1.4, 16). -- Toutefois les conceptions des sadducéens ne nous sont pas directement connues, car tous leurs écrits ont été perdus après l'incendie de Jérusalem, lorsque la secte elle-même disparut. Les informations concernant les sadducéens sont assez rares; nous les puisons dans les écrits de leurs adversaires.
(**) En s'adressant à Jésus pour un cas purement théorique, les sadducéens attaquent du même coup la conception des pharisiens au sujet de la vie après la résurrection des corps; ils insinuent en effet que la foi en la résurrection conduit à admettre la polyandrie qui est en contradiction avec la Loi de Dieu.

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3. La réponse du Christ est une réponse clé de l'Evangile qui révèle - précisément en partant des raisonnements purement humains et en contradiction avec eux - une autre dimension de la question, c'est-à-dire celle qui correspond à la sagesse et à la puissance même de Dieu. C'est de la même façon que s'était présenté, par exemple, le cas de l'impôt à payer avec la pièce d'argent à l'effigie de César, et le cas du juste rapport à établir, dans le domaine du pouvoir, entre ce qui est divin et ce qui est humain (de César) Mt 22,15-22 Cette fois, Jésus répondit ainsi: "N'êtes-vous pas dans l'erreur, parce que vous méconnaissez les Ecritures et la puissance de Dieu? Car lorsqu'ils ressusciteront d'entre les morts, ils ne prendront ni femme ni mari; mais ils seront comme des anges dans les cieux" Mc 12,24-25. Cela est la réponse fondamentale au cas, c'est-à-dire au problème qu'il contient. Connaissant les conceptions des sadducéens et - par intuition - leurs intentions, il en revient ensuite au problème de la résurrection, niée par eux: "Quant au fait que les morts ressuscitent -, n'avez-vous pas lu dans le livre de Moïse, au passage du buisson, cette parole que Dieu lui a dite: "Je suis le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob"? Il n'est pas un Dieu de morts, mais de vivants" Mc 12,26-27 Ainsi donc, le Christ cite Moïse comme l'ont fait les sadducéens et il affirme en conclusion: "Vous êtes grandement dans l'erreur!" Mc 12,27

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4. Cette affirmation conclusive, le Christ la répète également une seconde fois. En effet, la première fois, il la prononça au début de son exposé. Il dit alors: "Vous vous trompez; vous ne connaissez ni les Ecritures ni la puissance de Dieu". C'est ce que nous lisons dans Mt 22,29. Et dans Marc:"N'êtes-vous pas dans l'erreur parce que vous méconnaissez les Ecritures et la puissance de Dieu?" Mc 12,24 Dans la version, de Luc, en revanche, il n'y a nul accent de polémique du genre de: "Vous êtes grandement dans l'erreur". D'autre part, il proclame la même chose tout en introduisant dans la réponse quelques éléments qui ne se trouvent ni dans Matthieu en Marc. Voici le texte: "Jésus répondit: "Les enfants de ce monde-ci prennent femme ou mari; mais ceux-là qui auront été jugés dignes d'avoir part à l'autre monde et à la résurrection d'entre les morts ne prennent ni femme ni mari; aussi bien ne peuvent-ils non plus mourir, car ils sont pareils aux anges et ils sont fils de Dieu, étant fils de la résurrection" " Lc 20,34-36.
Quant au fait que la résurrection est possible, Luc, comme les deux autres Synoptiques, se réfère à Moïse, c'est-à-dire au passage du livre de Ex 3,2-6 qui raconte que le grand législateur de l'Ancien Testament avait entendu une voix qui l'appelait du "buisson embrasé par le feu mais n'en était pas consumé" et disait: "Moïse, je suis le Dieu de ton père, le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac, le Dieu de Jacob" Ex 3,6. Et quand Moïse avait demandé à Dieu quel était son nom, il avait entendu cette réponse: "Je suis celui qui suis!"

Ainsi donc, parlant de la résurrection des corps, le Christ se réclame de la puissance du Dieu vivant. Nous devrons par la suite, considérer ce thème de manière plus détaillée.



La Résurrection manifeste la puissance de Dieu

18 novembre 1981

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1. "Vous êtes dans l'erreur, parce que vous méconnaissez les Ecritures et la puissance de Dieu" Mt 22,29; c'est ce que le Christ dit aux sadducéens qui, refusant de croire à la future résurrection des corps, lui avaient exposé le cas suivant: "Il y avait chez nous sept frères. Le premier se maria puis mourut sans postérité, laissant sa femme à son frère. Pareillement le deuxième, puis le troisième jusqu'au septième. Finalement, après eux tous, la femme mourut. A la résurrection, duquel des sept sera-t-elle la femme?" Mt 22,25-28

Le Christ répliquant aux sadducéens affirme, au début et à la fin de sa réponse, qu'ils étaient grandement dans l'erreur, ne connaissant "ni les Ecritures ni la puissance de Dieu" Mc 12,12-24 Mt 22,29. Comme les trois Evangiles synoptiques nous rapportent l'entretien avec les sadducéens, nous allons confronter brièvement les textes qui s'y rapportent.

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2. La version de Mt 22,24-30 concorde presque entièrement avec celle de Mc 12,18-25, même si elle ne fait aucune allusion au buisson ardent. Il y a dans l'une et l'autre version les deux éléments essentiels: - 1) l'énoncé au sujet de la future résurrection des corps, et - 2) l'énoncé au sujet de l'état des corps des hommes ressuscités (*). Ces deux éléments se retrouvent chez Lc 20,27-36 (**). Le premier élément, celui qui concerne la résurrection future des corps, est en liaison - principalement chez Matthieu et chez Marc -, avec le reproche adressé aux sadducéens parce qu'ils ne connaissent ni les Ecritures ni la puissance de Dieu. Cette affirmation mérite une attention particulière parce que le Christ y indique les bases mêmes de la foi en la résurrection à laquelle il s'était référé dans sa réponse aux sadducéens, qui avaient cité l'exemple concret de la loi mosaïque sur le lévirat.
Notes - (*) Bien que le Nouveau Testament ne connaisse pas l'expression la résurrection des corps qui apparaît pour la première fois en saint Clément (2 Clém 9,1) et en Justin (Dial 80,5) et se sert de l'expression résurrection des morts, entendant ainsi l'homme dans toute son intégrité, il est possible toutefois de trouver en de nombreux textes du Nouveau Testament la foi en l'immortalité de l'âme, et son existence également en dehors du corps Lc 23,43 Ph 1,23-24 2Co 5,6-8 i.
(**] Le texte de Luc contient des éléments nouveaux sur lesquels porte la discussion des exégètes.

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3. Il est évident que les sadducéens traitaient la question de la résurrection comme une sorte de théorie ou d'hypothèse susceptible d'être dépassée.(*)
Note - (*) Comme on le sait, il n'y eut jamais, à cette époque, une doctrine clairement formulée au sujet de la résurrection; existaient seulement les diverses théories lancées par les écoles particulières. -- Les pharisiens qui pratiquaient la spéculation théologique ont fortement développé la doctrine sur la résurrection, y trouvant des allusions dans les livres de l'Ancien Testament. Toutefois ils entendaient la future résurrection d'une manière terrestre et primitive, annonçant par exemple un énorme accroissement de la récolte et de la fertilité dans la vie d'après la résurrection. -- Les sadducéens combattaient une telle conception, partant de la prémisse que le Pentateuque ne parle pas de l'eschatologie. Il importe aussi de tenir compte du fait qu'au premier siècle le canon des livres de l'Ancien Testament n'avait pas encore été établi. Le cas mis en avant par les sadducéens attaque directement la conception pharisaïque de la résurrection. En fait, les sadducéens estimaient que le Christ en était partisan. -- La réponse du Christ corrige tant la conception des pharisiens que celle des sadducéens.

Jésus leur démontre d'abord que leur méthode est erronée: ils ne connaissent point les Ecritures, puisqu'ils commettent une erreur à ce sujet: ils n'acceptent pas ce que révèlent les Ecritures - ils ne connaissent pas la puissance de Dieu, ils ne croient pas en Celui qui s'est révélé à Moïse dans le buisson ardent. C'est une réponse très significative et très précise. Le Christ est en contact ici avec des hommes qui se disent experts et interprètes compétents des Ecritures. Jésus répond à ces hommes, c'est-à-dire à ces sadducéens, que la connaissance uniquement littérale de la Sainte Ecriture ne suffit pas. En effet, l'Ecriture est surtout un moyen permettant de connaître la puissance du Dieu vivant qui s'y révèle, comme elle s'est révélée à Moïse dans le buisson ardent. Dans cette révélation, Il se nomme lui-même "le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac et de Jacob" (*), de ceux, donc, qui furent les chefs de file de Moïse dans la foi qui jaillit de la révélation du Dieu vivant. Du reste, ils sont tous morts depuis longtemps; toutefois le Christ complète la référence qu'il en a faite affirmant que Dieu n'est pas un Dieu des morts mais des vivants. Cette affirmation clé par laquelle le Christ interprète les paroles adressées à Moïse depuis le buisson ardent ne peut se comprendre que si l'on admet la réalité d'une vie qui ne finit pas avec la mort. Les pères de Moïse dans la foi, Abraham, Isaac et Jacob, sont pour Dieu des personnes vivantes Lc 20,38: "Tous en effet vivent pour lui", bien que selon les critères humains ils doivent être comptés parmi les morts. Méditer correctement l'Ecriture et, en particulier ces paroles, veut dire connaître et accueillir par la foi la puissance du Donneur de la vie, de celui qui n'est pas lié à la loi de la mort qui domine l'histoire terrestre de l'homme.
Note (*)- Cette expression signifie non pas le Dieu qui était honoré par Abraham, Isaac et Jacob, mais le Dieu qui prenait soin des Patriarches et les libérait. - Cette formule revient dans Ex 3,6 Ex 3,15-16 Ex 4,5, toujours dans le contexte de la libération d'Israël; le nom du Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob est le gage et la garantie de cette libération. - Dieu de X est synonyme de secours, de soutien et d'abri pour Israël. On trouve une signification semblable dans Gn 49,24: " Dieu de Jacob, Pasteur et Pierre d'Israël, Dieu de tes pères, il t'aidera " Gn 49,24-25 Gn 24,27 Gn 26,24 Gn 28,13 Gn 32,10 Gn 46,3 - Cf. DREYFUS, o.p., L'Argument scripturaire de Jésus en faveur de la résurrection des morts (Mc 12,26-27, in Revue biblique 66, 1959, p. 218. - La formule Dieu d'Abraham, Isaac et Jacob où sont cités les trois noms des Patriarches indiquait dans l'exégèse judaïque contemporaine de Jésus, le rapport de Dieu avec le Peuple de l'Alliance comme communauté. - Cf. E. ELLIS, Jésus, the Sadducees and Qumran, New Testament Studies, n. 10, 1963-1964, p. 275

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4. Il semble qu'il faut interpréter ainsi la réponse que, selon la version des trois Synoptiques, le Christ a donnée aux sadducéens au sujet de la possibilité de la résurrection (*). Viendra le jour où le Christ y répondra par sa propre résurrection; toutefois, en ce moment, il fait appel au témoignage de l'Ancien Testament, indiquant comment on peut y découvrir la vérité sur l'immortalité et sur la résurrection. Cela, il faut le faire, non pas en s'attachant seulement au son des paroles, mais en remontant à la puissance de Dieu qui révèle ces paroles. La référence à Abraham, à Isaac et à Jacob faite dans cette Théophanie à Moïse et dont nous parle Ex 3,2-6, constitue un témoignage que le Dieu vivant donne à ceux qui vivent pour Lui: à ceux qui grâce à sa puissance ont la vie, même si, s'arrêtant aux dimensions de l'histoire, il faudrait les compter depuis longtemps parmi les morts.
Note - (*) Selon notre manière contemporaine de comprendre ce texte évangélique, le raisonnement de Jésus concerne seulement l'immortalité; en effet, si après leur mort les Patriarches vivent déjà maintenant et avant la résurrection eschatologique du corps, alors la constatation de Jésus regarde l'immortalité de l'âme et ne parle pas de la résurrection du corps. -- Mais le raisonnement de Jésus s'adressait aux sadducéens qui ne concevaient pas le dualisme de l'âme et du corps, acceptant seulement l'unité psychologique de l'homme qui est le corps et souffle de vie. C'est la raison pour laquelle, selon eux, l'âme meurt en même temps que le corps. L'affirmation de Jésus selon laquelle les Patriarches vivent, pouvait uniquement signifier pour les sadducéens la résurrection avec le corps.

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5. La pleine signification de ce témoignage qu'évoque Jésus dans son entretien avec les sadducéens pourrait (toujours à la seule lumière de l'Ancien Testament) s'éclairer de la manière suivante: Celui qui est - Celui qui vit et qui est la Vie - constitue la source inépuisable de l'existence et de la vie, comme cela a été révélé à l'origine Gn 1-3. Même si la mort est devenue le sort de l'homme à cause du péché Gn 3,19 (*6), et bien que défense ait été faite de s'approcher de l'arbre de la Vie (grand symbole de Gn 3,22), toutefois, le Dieu vivant, en contractant Alliance avec les hommes (Abraham, les Patriarches, Moïse, Israël), renouvelle sans cesse, dans cette Alliance, la réalité même de la Vie, il en dévoile de nouveau la perspective et, en un certain sens, ouvre de nouveau l'accès à l'arbre de la Vie. Et avec l'Alliance, cette vie dont Dieu lui-même est la source; la vie est donnée en partage à ces mêmes hommes qui, suite à la rupture de la première Alliance avaient été, dans la dimension de leur histoire terrestre, soumis à la mort.
Note (*) -Ici, nous ne nous arrêtons pas sur la conception de la mort au sens uniquement vétéro-testamentaire, mais nous prenons en considération l'anthropologie théologique dans son ensemble.

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6. Le Christ est l'ultime parole de Dieu à ce sujet; en effet l'Alliance qui, avec Lui et par Lui, est établie entre Dieu et l'humanité, ouvre une perspective de Vie infinie: et l'accès à l'arbre de la Vie - suivant le plan originel du Dieu de l'Alliance - est révélé à chaque homme dans sa plénitude définitive. Ce sera cela la signification de la mort et de la résurrection du Christ; ce sera cela le témoignage du mystère pascal. Toutefois l'entretien avec les sadducéens se passe dans la phase pré-pascale de la mission messianique du Christ. Le déroulement de l'entretien, comme le racontent Mt 22,24-30 Mc 12,18-27 Lc 20,27-36, manifeste que le Christ qui avait plus d'une fois parlé de la future résurrection du Fils de l'homme, principalement dans ses entretiens avec ses disciples Mt 17,9 Mt 17,23 Mt 20,19 (etc.), dans celui avec les sadducéens, au contraire, ne fait pas état de cet événement. Les raisons en sont évidentes et claires. Le dialogue se déroule avec les sadducéens qui affirment qu'il n'y a pas de résurrection (comme le souligne l'évangéliste), c'est-à-dire qui mettent en doute sa possibilité même et, en même temps, se considèrent comme experts et interprètes qualifiés de l'Ecriture de l'Ancien Testament. C'est pourquoi Jésus se réfère à l'Ancien Testament et démontre, se basant sur celui-ci, qu'ils ne connaissent pas la puissance de Dieu. (*)
Note - (*) Ceci est l'argument déterminant qui prouve le caractère authentique de la discussion avec les sadducéens.-- Si, comme l'estimait par exemple R. BULTMANN, cette péricope constituait "une ajoute post-pascale de la communauté chrétienne", la foi en la résurrection des corps serait soutenue par le fait de la résurrection du Christ qui s'impose comme une force irrésistible ainsi que le fait comprendre saint Paul, par exemple. -- Cf. J. JEREMIAS, Neutestamentliche Théologie, 1re partie, Gutersloh, Mohn, 1971; cf. en outre I.H. MARSHALL, The Gospel of Luke, Exeter, The Pater-noster Press, 1978, p. 738. -- La référence au Pentateuque - alors que dans l'Ancien Testament il y avait de nombreux textes traitant directement de la résurrection (comme par ex. Is 26,19) - démontre que le colloque s'est déroulé réellement avec les sadducéens, qui tenaient le Pentateuque pour l'unique autorité décisive. -- La structure de la conversation démontre qu'il s'agissait d'une discussion rabbinique, conforme aux modèles classiques en usage dans les académies de ce temps. -- Cf. J. LE MOYNE, o.s.b., Les Sadducéens, Paris, Gabalda, 1972, p. 124 et sq.; E. LOHMEYER, Das Evangelium des Markus, Gottingen, 1959, p. 257; D. DAUBE, New Testament and Rabbinic Judaism, Londres, 1956, p. 158-163; J. RADEMACKERS, S.J., La Bonne Nouvelle de Jésus selon saint Marc, Bruxelles, Institut d'études théologiques, 1974, p. 313.

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7. Quant à la possibilité de la résurrection, le Christ fait précisément état de cette puissance qui va de pair avec le témoignage du Dieu vivant qui est le Dieu d'Abraham, d'Isaac, de Jacob - et le Dieu de Moïse. Le Dieu que les sadducéens privent de cette puissance n'est plus le vrai Dieu de leurs pères, mais le Dieu de leurs hypothèses et de leurs interprétations. Le Christ est venu, au contraire, pour rendre témoignage au Dieu de la Vie dans toute sa puissance qui se déploie sur la vie de l'homme.




2002 Magistère Mariage 1155