Paul VI Homélies 60175

25 janvier 1975

POUR LA RÉCONCILIATION DE TOUS LES CHRÉTIENS DANS L’UNITÉ DE L’ÉGLISE DU CHRIST

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Au cours de la concélébration solennelle présidée par le Pape en la Basilique Saint-Paul-hors-les-murs, le jour de la fête de la conversion de Saint Paul et à l’occasion de la clôture de !a Semaine de Prières pour l’Unité des Chrétiens, le Saint-Père a adressé à l’assistance le discours suivant :



Frères !



La fête d’aujourd’hui, qui nous fait encore célébrer, après tant de siècles, la conversion de Saint Paul, tournant décisif dans l’histoire de la diffusion de la foi chrétienne et dans la formation organique de l’Eglise naissante, fournit un thème de méditation et de prière trop vaste — et suffisamment connu, heureusement, de vous tous — pour que ces quelques mots simples et brefs arrivent à la traduire dans le langage approprié. La richesse même des motifs qui inspirent de hautes pensées en ce lieu privilégié est pour nous un obstacle : parler de Saint Paul, en cette Basilique, sur sa tombe, lui qui, selon l’inscription à la fois laconique et éloquente de la pierre qui conserve ses reliques, est qualifié simplement de « apôtre et martyr » ! Comment pourrions-nous ne pas faire l’éloge de ce sanctuaire, que flanque et protège un monastère évocateur de tant de souvenirs historiques et saints ? Et comment échapper aux réminiscences personnelles qui nous unissent à cet édifice sacré et complexe ? Notre silence n’est pas oubli, il est plutôt un acte de contemplation suscité par une dévotion pleine d’amour, malgré une certaine peine éprouvée récemment dans notre coeur de père.

Un autre thème, vous le savez, se superpose au culte que nous entendons rendre aujourd’hui à Saint Paul et tire de lui son inspiration et sa force, à l’honneur de l’Apôtre lui-même. C’est le thème de l’unité entre les chrétiens, unité vraie et complète, telle que nous l’envisageons, spécialement depuis le Concile, et que nous cherchons à reconstituer dans son intégrité, pour la joie de tous.

Sur ce sujet aussi, la loi de la discrétion nous impose de nous contenter d’une brève allusion. Et pour ce faire, nous nous limitons à vous confier les deux sentiments fondamentaux qu’éprouve notre esprit et que ce lieu béni rend dominants en ce moment. L’un est un sentiment de tristesse, l’autre d’espérance.

Pourquoi de tristesse ? Comment la pensée de la recomposition de l’unité entre tous les disciples du Christ peut-elle inspirer un tel sentiment ? La raison en est, hélas, trop évidente. Et elle a de multiples aspects.

Premièrement, parce que cette unité n’est pas encore reconstituée. Et cela fait remonter à notre esprit un souvenir manifeste et douloureux, le souvenir de l’histoire. Le Christ a fondé une unique Eglise. Saint Paul nous a laissé comme en testament son ardent appel : « Appliquez-vous à conserver l’unité de l’Esprit par ce lien qu’est la paix. Il n’y a qu’un Corps et qu’un Esprit, comme il n’y a qu’une espérance au terme de l’appel que vous avez reçu ; un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême ; un seul Dieu et père de tous... » (
Ep 4,3-6). Comment avons-nous pu nous diviser d’une manière si grave, si fractionnée, si durable ? Et comment ne pas éprouver de souffrance devant un tel état de choses qui dure encore sous tant d’aspects concrets ? Nous catholiques, nous en avons certainement notre part de culpabilité, et cela également de différentes façons et de manière continuelle ; comment ne pas en éprouver douleur et remords ?

En second lieu, comment surmonter les difficultés qui s’opposent à une réconciliation ? C’est là un autre motif de notre tristesse. Nous voyons de grands obstacles qui semblent insurmontables. Il s’agit d’un état de fait grave, qui parvient à entamer l’oeuvre même du Christ. Le Concile Vatican II affirme avec lucidité et fermeté que la division des chrétiens « fait obstacle à la plus sainte des causes : la prédication de l’Evangile à toute créature » (Unitatis Redintegratio, UR 1), fait obstacle ainsi à l’oeuvre de la réconciliation de tous les hommes.

La division entre les chrétiens arrive donc à léser et parfois même à épuiser la fécondité de la prédication chrétienne, à ôter son efficacité à l’action de la réconciliation avec Dieu que l’Eglise a comme mission de continuer jusqu’à la fin des temps. Pour cette raison, en proclamant l’Année Sainte, nous avons cru nécessaire d’attirer l’attention de tous les fidèles du monde catholique sur le fait que « la réconciliation de tous les hommes avec Dieu, notre Père », présuppose, en effet, le rétablissement de la communion entre ceux qui ont déjà, dans la foi, reconnu et accueilli Jésus-Christ comme le Seigneur de la miséricorde, qui libère les hommes et les unit dans l’Esprit d’amour et de vérité » (Apostolorum Limina, VII).

De fait, comment pouvons-nous témoigner avec cohérence que Dieu nous a réconciliés avec Lui si nous ne montrons pas en même temps que nous sommes réconciliés entre nous qui croyons et sommes baptisés en son nom ? C’est aussi pour cette raison que « rétablir l’unité dans la pleine communion ecclésiale est une responsabilité et un engagement pour toute l’Eglise » (cf. Apostolorum Limina, VII ; Unitatis Redintegratio, UR 5).

En troisième lieu, ces dernières années, des pas admirables vers la réconciliation se sont accomplis en différentes directions ; tous le savent et le voient; et il est certain que tous, nous nous en réjouissons fort. Mais pour l’instant aucun pas n’est parvenu au but ! Le coeur qui aime est toujours pressé ; si notre hâte n’aboutit pas, l’amour lui-même nous fait souffrir. Nous comprenons que nos efforts soient inadéquats. Nous entrevoyons les lois de l’histoire qui exigent un temps plus long que notre existence humaine ; et il est compréhensible que la lenteur des conclusions nous semble rendre vains les désirs, les tentatives, les efforts, les prières. Nous acceptons cette disposition des desseins de Dieu et nous nous proposons humblement de persévérer. Mais même la persévérance n’est-elle pas une souffrance ? Ne peut-on pas s’expliquer un sentiment qui se consume dans une attente dont on ne connaît pas la durée future ? L’oecuménisme est une entreprise extrêmement difficile ; elle ne saurait être simplifiée au détriment de la foi et du dessein du Christ et de Dieu concernant le salut authentique de l’humanité. L’Ecriture ne dit-elle pas : « Espoir différé : langueur du coeur » (Pr 13,12) ? Comprenez donc, Frères, notre tristesse : elle est l’expression de notre désir, de notre charité.

Mais un autre sentiment remplit notre âme d’une atmosphère vivifiante, quand nous regardons l’oecuménisme, cet oecuménisme qui tend réellement au « rétablissement de l’unité entre tous les chrétiens » : c’est l’espérance. N’est-ce pas la prière qui alimente l’espérance ? N’est-ce pas Saint Paul qui nous assure : « L’espérance ne déçoit pas » (Rm 5,5) ?

Nous aussi, nous avons voulu célébrer la semaine de prière pour l’unité des chrétiens, d’autant plus qu’elle coïncide avec l’Année Sainte. Nous avions en effet proclamé que la réconciliation entre chrétiens était un des objectifs principaux de cette année de grâce (cf. Apostolorum Limina, VII).

« Ramenez toutes choses sous un seul Chef, le Christ, les êtres célestes comme les terrestres » (Ep 1,10). Ce thème proposé à la réflexion de tous les chrétiens pour la semaine de prière de cette année, concentre notre méditation en direction du plan salvifique de Dieu sur les hommes et sur toute la création.

Dieu nous a fait connaître le mystère de sa volonté pour le réaliser dans la plénitude des temps. En Jésus-Christ, son Fils bien-aimé, nous trouvons la rédemption, par son sang, la rémission des fautes, selon la richesse de sa grâce (cf. Ep 1,7). « Dieu s’est plu à faire habiter en lui toute la Plénitude et par lui à réconcilier tous les êtres pour lui (Col 1,19-20). Jésus-Christ est ainsi notre véritable réconciliation, il est la miséricorde de Dieu pour les hommes, il est notre grande et vivante indulgence. Il a accompli la « purification des péchés » (He 1,3) et nous a mis en communion avec le Père dans le Saint-Esprit.

Cet acte salvifique embrasse non seulement tous les hommes, mais dans une vision qui dépasse l’humanité, il s’étend à la création tout entière, et nous fait accéder à une création nouvelle, avec une humanité renouvelée, pèlerinant vers « un ciel nouveau et une terre nouvelle » (Ap 21,1).

Ce ministère de réconciliation, le Christ le continue à travers son Eglise, sacrement de salut. « L’Eglise est faite pour étendre le règne du Christ à toute la terre, pour la gloire de Dieu le Père ; elle fait ainsi participer tous les hommes à la rédemption et au salut ; par eux elle ordonne en vérité le monde entier au Christ » (Apostolicam Actuositatem, AA 2).

Mais aujourd’hui, avec vous, nous rendons grâces au Seigneur qui nous a accordé de voir les relations entre chrétiens s’intensifier et s’approfondir. La recherche de cette réconciliation entre chrétiens, qui est l’oeuvre de l’Esprit Saint et manifestation de cette « sagesse et patience » avec lesquelles le Seigneur « poursuit son dessein de grâce à l’égard des pécheurs que nous sommes » (Unitatis Redintegratio, UR 1), devient toujours davantage un thème d’attention et de préoccupation dans l’Eglise catholique et dans les autres Communions chrétiennes. Avec joie, nous constatons les efforts qui se font partout en faveur de la réconciliation et dans lesquels sont engagés les Evêques, les théologiens, les prêtres, les laïcs ; à ce travail, nous le savons, est également sensibilisée la phalange choisie des personnes qui se livrent à la contemplation, dans le silence, la prière et la pénitence, et mûrissent ainsi une union toujours plus pure et plus intime avec Dieu.

Avec le Concile nous sommes pleinement conscient que « ce projet sacré, la réconciliation de tous les chrétiens dans l’unité d’une seule et unique Eglise du Christ, dépasse les forces et les capacités humaines » (Unitatis Redintegratio, UR 24). Aussi reprenons notre prière en demandant au Seigneur de nous rendre plus attentifs à sa Parole et plus dociles à sa volonté pour continuer notre travail avec confiance et dévouement, avec persévérance et courage, afin qu’il nous accorde de pouvoir apporter notre concours efficace à la réconciliation entre tous les chrétiens et à la réconciliation entre tous les hommes, afin que, comme le dit Saint Paul, « toute langue proclame de Jésus-Christ, qu’il est seigneur, à la gloire de Dieu le Père » (Ph 2,11). Ainsi soit-il.



2 février 1975

MARIE, MODÈLE DES ÂMES CONSACRÉES

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Vénérables Frères et Soeurs dans le Christ,

et vous tous, Fils bien-aimés,



Une fête antique, qui a dans l’Evangile que nous venons d’entendre sa lointaine et toujours vive racine, une fête où le Christ figure en protagoniste dans son offrande au Père céleste, Lui, le fils de l’homme ; une fête où Marie, voilée et resplendissante dans le cadre d’un rite biblique, celui de la purification, superflue à sa maternité divine mais faisant rayonner sa sublime virginité, apparaît pour la première fois dans l’histoire officielle de la liturgie romaine (cf. duchesne, Liber Pont. 1, 376) ; cette fête, donc, nous réunit aujourd’hui dans ce temple grandiose et mystérieux qui, gardien de la dépouille mortelle de l’Apôtre Pierre, glorifie le visage de l’Eglise immortelle : une, sainte, catholique et apostolique, fondée par Jésus-Christ sur le disciple humble et faible, devenu roc solide, placé comme fondement central du nouveau Peuple de Dieu (cf. Lumen Gentium,
LG 18-22). Une fête antique, avons-nous dit ; elle se fait actuelle dans cette célébration qui, recueillant les divers motifs de sa prière, en tire, avec les expressions traditionnelles, une toute nouvelle qui ajoute à la ferveur spirituelle de l’Année Sainte sa chaleur originelle et transforme en vent de Pentecôte la tempête de notre époque qui ne manque pas de se faire menaçante autour de nous.

Mettons de l’ordre dans nos pensées. La scène évangélique se reconstruit devant nous. L’enfant Jésus est porté au Temple, mieux, il est offert à Dieu par un acte implicite de reconnaissance du droit divin sur la vie de l’homme. La vie de l’homme, du premier-né (cf. Ex Ex 13,12 et ss.) qui la symbolise, appartient à Dieu.

La hiérarchie religieuse des causes et des valeurs est dans la nature des choses ; la religion est une exigence ontologique qu’aucun athéisme, aucun sécularisme ne saurait annuler ; nier, oublier, négliger, l’homme le pourra, à ses risques et périls ; la réfuter essentiellement, rationnellement, sans faire violence à sa pensée et à son être, ne lui est finalement pas possible ; la reconnaître au commencement d’une conception authentique existentielle, des choses et de la vie, est nécessité, est sagesse ; sans en faire une théocratie politique, le christianisme le confirme. Saint Paul, par exemple, nous dit : « Nul ne peut se tromper lui-même... Oui, tout est à vous; mais vous êtes au Christ, et le Christ est à Dieu » (1Co 3,18 1Co 22-23). N’est-ce pas ainsi que vous, Religieux et Religieuses, et vous tous Fidèles, vous concevez la vie ? Dieu est le premier, Dieu est tout : l’acte primaire, constitutionnel de notre existence est l’acte religieux, l’adoration, le respect, et c’est un bonheur pour nous d’être invités à faire de notre religion une profession d’amour.

Depuis son apparition dans le temps, Jésus se présente à nous comme l’interprète et l’exécuteur de la volonté du Père : « Entrant dans le monde — lisons-nous dans l’épître aux Hébreux — (...) j’ai dit : Voici, je viens... pour faire, ô Dieu, ta volonté » (He 10,7) ; « Ma nourriture, dit-il dans l’Evangile, est de faire la volonté de Celui qui m’a envoyé » (Jn 4,34) ; « ... car je suis descendu du ciel pour faire, non pas ma volonté, mais la volonté de Celui qui m’a envoyé » (Jn 6,38). Toute la vie du Christ est, en effet, dominée par ce lien avec la volonté de son Père, jusqu’à Gethsémani, où l’homme Jésus dira trois fois : « Mon Père, s’il est possible, que cette coupe (de l’imminente Passion) passe loin de moi ! Cependant, non pas comme je veux, mais comme tu veux » (Mt 26,39). Et Saint Paul ajoute : « Il s’humilia plus encore, obéissant jusqu’à la mort, et à la mort sur une croix ! » (Ph 2,8). Dès la simple scène, presque épisodique de la présentation de Jésus au Temple, nous entrevoyons le tragique drame messianique qui pèse sur Lui.

Nous revivons en ce moment, non seulement le souvenir du fait évangélique, mais son mystère rédempteur qui se projette sur nous, et nous pouvons dire avec l’Apôtre : « Moi aussi, je complète dans ma chair ce qui manque aux souffrances du Christ » (Col 1,24). Voilà pourquoi, Frères et Soeurs voués au Christ, cette célébration vous propose à nouveau une question dont la réponse qualifie et engage votre vie ; la question concerne le renouvellement de vos voeux religieux. Et de cette réponse, à laquelle fera certainement écho celle que dans leur coeur répéteront les fidèles présents, au souvenir des promesses de leur baptême, nous sommes certain que jaillira, intègre et neuve, totale et heureuse, votre offrande unie à celle de Jésus : « Me voici, envoie-moi ! » (Is 6,8). Votre destin domine ainsi, avec celui du Christ. Voulez-vous ?

Remarquez encore, Marie est présente dans le souvenir du rite auquel, Elle, la très pure, l’immaculée, s’est soumise humblement, celui de la purification prescrite par la loi mosaïque (Lv 12,6), gardant le silence sur son prodigieux secret: la maternité divine avait épargné sa virginité, accordant à celle-ci le privilège d’en être l’angélique sanctuaire. Ici le fait devient mystère, le mystère poésie, et la poésie amour ineffable. Ce n’est pas un fait stérile et vide, ni un sort inhumain, mais bien surhumain quand la chair est sacrifiée à l’esprit et l’esprit imprégné de l’amour de Dieu le plus vif, le plus fort, le plus absorbant, « contenta ne pensier contemplativi » (Dante, III, 21, 127).

Et dans notre rencontre présente avec Marie, la Mère du Christ, notre conscience s’illumine du choix, libre et souverain, de notre célibat, de notre virginité ; elle aussi, dans les raisons qui l’ont inspirée est plus un charisme qu’une vertu; nous pouvons dire avec Jésus : « Tous ne comprennent pas ce langage, mais ceux seulement à qui c’est donné » (Mt 19,11). « Il y a dans l’homme, dit Saint Thomas, des attitudes supérieures pour lesquelles il est animé par une influence divine » ; ce sont les « dons », les charismes qui le guident par un instinct intérieur, d’inspiration divine (cf. St TH. I-II 68,1). C’est la vocation ! La vocation à la virginité consacrée, au célibat sacré, et cette vocation, une fois comprise et accueillie, alimente l’esprit de tellement d’amour que celui-ci en déborde au point d’être — avec sacrifice, certes, mais un sacrifice facile et heureux — affranchi de l’amour naturel, de la passion sensible, et de faire de sa virginité une inépuisable contemplation » (St TH. II-II 152,1, ob. 1), une religieuse satiété, toujours supérieurement tendue et affamée et capable, comme ne l’est aucun autre amour, de se répandre dans le don, dans le service, dans le sacrifice de soi pour des frères inconnus et qui ont précisément besoin d’un ministère de charité qui imite et, pour autant que ce soit possible, égale celui du Christ pour les hommes.

Tout ceci, il est moins facile de l’exprimer que de le vivre. Et vous, Frères et Soeurs qui vous êtes immolés au Christ vous le savez parfaitement. Et si vous êtes venus ici aujourd’hui pour exprimer dans la prière et dans le symbole ce programme supérieur de vie dans le Christ, et dire, selon l’expression incisive de Saint Paul : « mihi vivere est Christus » (Ph 1,21), nous, nous aussi, au lieu de recevoir de vous comme d’habitude, le cierge bénit, symbole d’une immolation qui, en se consumant, répand sa lumière autour de lui, c’est nous qui vous le donnerons pour honorer votre oblation au Seigneur et à son Eglise, pour en confirmer votre joyeuse promesse, pour allumer en vous cette charité que même la mort ne peut éteindre » (cf. 1Co 13,13). Avec notre Bénédiction Apostolique.







9 février 1975: BEATIFICATION DE MERE MARIE-EUGÉNIE MILLERET

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Le 9 février, en présence de hautes autorités religieuses et d’une foule nombreuse de pèlerins la vénérable Mère Marie-Eugénie Milleret a été béatifiée au cours d’une imposante et solennelle cérémonie qui s’est déroulée à Saint-Pierre. En témoignage de particulière bienveillance Paul VI avait confié la présidence de la concélébration au Cardinal Marty, Archevêque de Paris. L’ambassadeur de France auprès du Saint-Siège, M. Gérard Amanrich, conduisait une mission spéciale du Gouvernement Français. Après la liturgie de la Parole, le Saint-Père a prononcé, en langue française l’homélie que voici :



Salute a Voi, Venerati Fratelli, diletti Figli e Figlie, che assiepate festanti questa Basilica in occasione della beatificazione di Madre Marie-Eugénie Milleret, Fondatrice delle Religiose dell'Assunzione. Prima di fissare lo sguardo in lei, nella sua figura e nel suo messaggio di palpitante attualità - come faremo subito, rivolgendoci in lingua francese a quanti oggi ci ascoltano - ci piace rilevare il valore tutto particolare di questo avvenimento. Abbiamo già celebrato, fin dal solenne inizio dell'Anno Santo, indimenticabili momenti di pienezza di vita ecclesiale; ma questa è la prima beatificazione del Giubileo, che non solo impreziosisce il coro felice delle sue celebrazioni esterne, quanto illumina il suo stesso significato essenziale, sostanziale, programmatico, quale l'abbiamo delineato a tutta la Chiesa: la riconciliazione, il rinnovamento, il primato dello spirituale, il fervore della carità, il dilatarsi dell'apostolato: «a tutti gli uomini di buona volontà - abbiamo scritto nella Bolla d'indizione - la Chiesa vuole indicare, col messaggio dell'Anno Santo, la dimensione verticale della vita che assicura il riferimento di tutte le aspirazioni ed esperienze ad un valore assoluto e veramente universale, senza del quale è vano sperare che l'umanità ritrovi un punto di unificazione, una garanzia di vera libertà» (Apostolorum Limina, I; AAS 66, 1974, p. 293). Ebbene, la figura che oggi proponiamo all'attenzione del mondo e alla venerazione della Chiesa è, come le altre che seguiranno, l'esemplificazione vivente di questo programma, arduo nelle sue esigenze severe ma eloquente nella sua efficacia, nella irradiazione dei suoi risultati sul piano sociale e umano. È l'immagine suadente che la santità - a cui tanto fortemente richiama l'Anno per antonomasia Santo - è non solo possibile a umane forze, ma reale, ma vera, ma presente in mezzo al mondo, nascosta, forte e benefica. Questa la grande, introduttiva lezione del rito che stiamo celebrando.


Frères bien-aimés et Chers Fils,



En ce jour si attendu de tous, notre coeur vibre à l’unisson du vôtre, alors que nous célébrons les mérites de Mère Marie-Eugénie Milleret. Nous vous saluons d’abord chères religieuses de l’Assomption, chères élèves et anciennes élèves de leurs Maisons d’éducation, et tous leurs amis venus de France et du monde entier. Nous voulons également saluer à un titre particulier le Cardinal Archevêque de Paris, Cité, où la Bienheureuse mûrit son projet de vocation et implanta ses premières fondations. Il a lui-même contribué à faire connaître sa personnalité. Nous sommes heureux de lui confier ce matin la présidence de cette célébration eucharistique, au coeur même de l’Eglise du Christ que Mère Milleret a passionnément aimée.

Mais d’abord, faut-il rappeler ce qu’est une béatification ? C’est une déclaration officielle du Saint-Siège, qui vient après un long examen et permet à une Eglise donnée ou à une famille religieuse particulière, de rendre un culte à un Serviteur ou à une Servante de Dieu, jugé digne d’un si grand honneur.

Notez-le bien : il s’agit d’un culte sacré, en étroite dépendance du Culte que nous rendons à Dieu le Père, par le Christ, dans l’Esprit-Saint. Lui seul est Saint : « Tu solus Sanctus ! ». C’est en Lui que le culte des bienheureux trouve sa seule source. « Mirabilis Deus in sanctis suis ». C’est ce qui fait d’ailleurs l’intérêt sans commune mesure de l’histoire des Saints. Si la biographie des grands hommes, des personnalités singulières, sont pour nous l’objet d’une étude profitable ou même d’admiration, combien l’est plus la connaissance de vies humaines dans lesquelles transparaissent l’image même de Dieu et son action, autrement dit cette beauté et cette perfection que nous appelons la sainteté !

Mais quelle est donc cette figure que l’Eglise présente aujourd’hui à notre vénération ? En refermant la biographie de Mère Marie-Eugénie, nous avons éprouvé l’émerveillement qui naît de la certitude que Dieu agissait puissamment dans son âme, et de manière inattendue. En effet, à la différence d’une sainte Thérèse de Lisieux portée très tôt vers le don total par la foi remarquable de ses parents et l’exemple de ses soeurs déjà rentrées au monastère, la petite Anne-Eugénie Milleret, née à Metz en 1817, est fille d’un père acquis aux idées de Voltaire et d’une mère sans grande conviction religieuse. C’est en recevant l’Eucharistie pour la première fois, le 25 décembre 1829, qu’elle fera cependant une expérience intime, rapide, inexplicable, inoubliable de « l’infinie grandeur de Dieu et de la petitesse humaine ». Quelle lumière pour ceux qui douteraient de l’opportunité de la Pastorale de l’Enfance !

Anne-Eugénie va commencer une route qu’elle identifiera progressivement et vivra de plus en plus profondément, jusqu’à sa mort, en 1898. Des épreuves particulièrement nombreuses l’associeront à la Passion et à la Résurrection du Christ: la disparition précoce de son frère Charles et de sa soeur Elisabeth, l’écroulement complet de la fortune familiale, la séparation de ses parents, la mort de sa mère très chère, victime du choléra. Cette adolescente de quinze ans, privée du soutien maternel, placée dans une famille mondaine de Chalons et ensuite chez des cousins habitant Paris, traverse des crises de solitude et de tristesse. Ces souffrances écrasantes amplifient ses interrogations angoissées sur le sens de la vie et de la mort, et la prédisposent aussi à écouter la voix du Seigneur.

Les conférences de Carême du Père Lacordaire résonnent alors dans le coeur d’Anne-Eugénie. Plus tard, elle l’écrira elle-même au célèbre dominicain : « Votre parole répondait à toutes mes pensées... me donnait une générosité nouvelle, une foi que rien ne devait plus faire vaciller... J’étais réellement convertie, et j’avais conçu le désir de donner toutes mes forces, ou plutôt toute ma faiblesse à cette Eglise qui seule désormais avait à mes yeux le secret et la puissance du bien » (cf. « Feu vert... au bout d’un siècle » de marie-dominique poinsenet, éd. Saint-Paul, Paris-Fribourg, 1771, p. 20). Et très souvent elle répétera : « Ma vocation date de Notre-Dame » (ibid.).

Mais comment la réaliser ? Cette jeune fille mûrie plus que d’autres par la vie, énergique, extrêmement ouverte aux besoins sociaux de son temps, admire vivement les catholiques qui ont pris conscience des mutations de leur époque : Lamennais, Montalembert, Ozanam, Cazalès, Veuillot. Dans ses notes intimes, elle avoue : « je rêvais d’être un homme pour être comme eux profondément utile ». Certes, l’égoïsme et la médiocrité de son propre milieu social la consternent, et pourtant elle voudrait contribuer à poser des structures nouvelles de liberté, de justice, de fraternité. Elle rejoint en cela l’effort du catholicisme social du dix-neuvième siècle, après la tourmente révolutionnaire et dans une Eglise demeurée dans son ensemble, très nostalgique du passé.

Or voici que se précise le plan mystérieux du Seigneur. Un autre prêtre débordant de zèle, l’Abbé Combalot, repère les qualités exceptionnelles de sa pénitente et ne tarde pas à lui dévoiler son projet de fondation d’une Congrégation dédiée à Notre-Dame de l’Assomption, dont les membres allieraient la contemplation et l’éducation. Elle aura pourtant à souffrir de l’autoritarisme de son conseiller, au point de devoir s’en affranchir. Mais la Providence lui ménagea le soutien éclairé du célèbre Abbé d’Alzon, qui devait bientôt fonder lui-même les Pères de l’Assomption. Autre épreuve : l’autorité ecclésiastique manifeste des inquiétudes pour un projet qui ne semble pas réaliste. Mère Marie-Eugénie demande un délai de réflexion. Et sa réponse sera d’ouvrir à Paris le premier pensionnat de la Congrégation au printemps de 1842. Le petit arbre qui avait failli mourir pousse bientôt des racines au-delà de la France, jusqu’en Afrique du Sud, en Angleterre, en Espagne, en Italie, en Océanie, aux Philippines. N’est-il pas remarquable de voir la Congrégation trouver dès son départ une dimension internationale ? Aujourd’hui, 1.800 religieuses travaillent activement au règne du Christ, stimulées par l’exemple de leur Mère.

Il est temps maintenant de regarder en face l’originalité de cette famille religieuse. Mère Marie-Eugénie tient souverainement à ce qu’elle maintienne deux axes essentiels : l’adoration et l’éducation. Ce qu’elle résumera plus tard en deux devises : « Laus Deo », et « Adveniat regnum tuum ».

Elle s’en explique : « Des religieuses vouées par vocation à l’éducation ont plus que d’autres besoin de se retremper dans la prière » (ibid. p. 90). Elle rejoint ici Thérèse d’Avila : « ne serait-ce pas une vaine prétention de vouloir arroser un jardin en cessant de capter les eaux du puits ou de la rivière ? ». « En cherchant quelle doit être la marque la plus caractéristique de notre Institut, poursuit notre bienheureuse, je me trouve arrêtée à cette pensée qu’en tout et de toutes manières, nous devons être adoratrices et zélatrices des droits de Dieu. Vous êtes filles de l’Assomption. Ce mystère qui est plus du ciel que de la terre, est un mystère d’adoration... S’il y a jamais eu une adoratrice en esprit et vérité, c’est bien la Sainte Vierge » (ibid. p. 191). Foi, silence, oraison, union, sont des mots qui reviennent spontanément dans ses confidences et ses directives. Et à sa suite un véritable peuple d’adoratrices atteste que Dieu est plus que tout, et cherche dans la prière prolongée, la signification et la fécondité de son action. En somme, Mère Milleret, qui a laissé converger vers elle et vers ses filles la spiritualité de Saint Augustin, de Saint Benoît, de Saint Jean de la Croix et de Saint Ignace, veut une famille religieuse passionnée de continuer le mystère du Christ priant et enseignant. L’Evangile ne nous montre-t-il pas le Christ s’imposant des temps de solitude et de prière prolongées, pour converser avec Dieu, son Père, et rentrer dans son projet de salut du monde ? Aujourd’hui où tant d’hommes ne prient plus, où tant d’autres, jeunes et moins jeunes, ont faim et soif de silence et de prière, les religieuses de l’Assomption peuvent beaucoup contribuer à faire découvrir ou retrouver les chemins de la prière, qui sont aussi des chemins de libération pour l’homme moderne écrasé par une civilisation réductrice.

Pour Mère Marie-Eugénie en effet, cette dimension verticale est inséparable d’un engagement au service des hommes. En fait d’engagement, il s’agit principalement de l’éducation des jeunes filles : ce serait le trait caractéristique des religieuses de l’Assomption. En un temps où beaucoup de femmes demeuraient sans instruction ou n’avaient accès qu’à une culture superficielle, Mère Milleret veut une éducation harmonieuse et complète de l’esprit et du coeur. L’oeuvre qu’elle conçoit est tout le contraire d’une formation compartimentée, où il y aurait d’un côté les sciences profanes, d’un autre les bonnes manières du monde, d’un autre encore quelques pratiques chrétiennes. Elle vise une éducation de tout l’être dont Jésus-Christ soit le principe d’unité. Cette formation intègre évidemment une culture profonde, digne de son temps, avec des éducatrices très compétentes. Elle insiste non moins sur l’épanouissement des vertus naturelles : simplicité, humilité, droiture, courage, esprit de sacrifice, honneur, bonté, zèle. Elle a l’ambition de former des âmes fortes, qui ne se laisseront pas emporter, au vent des moeurs du temps, au gré d’une sensibilité romantique, des instincts, des passions, comme risquerait de le faire une non-directivité comprise selon Rousseau (cf. « L’esprit de l’Assomption dans l’éducation et l’enseignement », Desclée, Tournai, 1910,
PP 120-138). Elle veut éduquer la volonté au vrai sens de la liberté : « Faire connaître le Christ, libérateur et roi du monde, c’est là pour moi le commencement et la fin de l’enseignement chrétien », écrivait-elle à Lacordaire (cf. M. D. Poinsenet, o. c., p. 152). Qui ne le pressent : notre société, comme la sienne, a besoin de ces caractères bien trempés qui permettront aux femmes d’accéder à toutes les responsabilités qui leur reviennent dans la famille et dans la société. Mère Milleret demeurait très soucieuse d’orienter vers l’action caritative et sociale : s’adressant à des jeunes filles d’un milieu aisé, elle ne veut pas qu’elles s’enferment dans un monde frivole et insouciant, quand tant de gens manquent dû nécessaire. Elle provoque, chez elles et chez leurs parents, ce qu’on appellerait maintenant une révision de vie. Toute cette éducation, faut-il le redire, veut être imprégnée de foi, axée sur la recherche passionnée de la vérité qui est en Jésus-Christ. La Vierge y est présentée comme le modèle d’une vie toute sanctifiée par l’amour de Dieu. Quelle lumière pour nous chrétiens, qui serions parfois tentés, dans un monde sécularisé de séparer l’éducation humaine de la foi !

Au terme de cet entretien, ne pensez-vous pas que Mère Marie-Eugénie est notre contemporaine, par les problèmes qu’elle a vécus et les solutions qu’elle a tenté d’y apporter ? Les saints, parce qu’ils sont les intimes de Dieu, ne vieillissent pas.

Eclatez de joie, chères Soeurs de l’Assomption, et suivez avec une ardeur juvénile les traces de votre Mère ! Et vous toutes qui constituez le monde féminin, soyez fières et rendez grâces au Seigneur : la sainteté, cherchée dans tous les états de vie, est la promotion la plus originale et la plus retentissante à laquelle les femmes peuvent aspirer et accéder ! Quant à vous, Maître et Maîtresses foncièrement dévoués de l’Enseignement catholique, renouvelez encore votre confiance dans les possibilités étonnantes des communautés éducatives authentiquement chrétiennes ! Et nous nous tournons avec prédilection vers les jeunes si nombreux en cette assemblée : vous êtes en recherche du sens de votre vie, en recherche d’une alliance personnelle avec le Dieu de Jésus- Christ. Pourquoi ne pas prêter une oreille attentive au Seigneur qui appelle des ouvriers radicalement consacrés aux immenses besoins de l’Evangélisation ?

Cette cérémonie sera-t-elle sans lendemain ? Non ! Tous, nous retournerons à nos tâches exigeantes, en emportant la nostalgie à la fois très humble et très ardente de la sainteté ! Nous aimerons davantage contempler les merveilles de la grâce divine dans la vie des saints, à la manière dont nos chers Fils de France peuvent admirer le flamboiement du soleil dans les célèbres vitraux de Bourges, de Chartres et de Paris ! Avec notre Bénédiction Apostolique.







Paul VI Homélies 60175