Paterna cum benevolentia FR




8 décembre



EXHORTATION APOSTOLIQUE DE S.S. LE PAPE PAUL VI

SUR LA RÉCONCILIATION À L’INTÉRIEUR DE L’ÉGLISE





Vénérables Frères et chers Fils,

Salut et Bénédiction Apostolique



Avec affection, avec confiance et espérance, Nous nous adressons à vous tous, Frères dans l’Episcopat, membres très aimés du clergé, des familles religieuses et du laïcat catholique, à quelques jours de l’ouverture de l’Année Sainte à Rome, auprès des basiliques des Apôtres, alors que vous venez, avec piété et en harmonie de sentiment et de volonté, de célébrer le Jubilé au coeur de chaque Eglise locale.

C’est un événement de grande importance, pour le monde entier qui regarde l’Eglise, mais surtout pour les fils de l’Eglise elle-même, qui sont conscients de la richesse de son mystère de sainteté et de grâce si bien mis en lumière par le récent Concile. C’est donc à eux que Nous nous adressons pour les inviter chaleureusement à la charité, à l’union réciproque, dans l’esprit de la réconciliation propre à l’Année Sainte, dans le lien de l’unique charité du Christ.

En effet, dès le moment où, le 9 mai 1973, Nous avons manifesté notre décision de célébrer l’Année Sainte en 1975, Nous avons indiqué également la fin première de cette célébration spirituelle et pénitentielle : la réconciliation, fondée sur la conversion à Dieu et sur le renouveau intérieur de l’homme, afin de remédier aux ruptures et aux désordres dont souffrent aujourd’hui l’humanité et la communauté ecclésiale elle-même1.

Lorsqu’ensuite la célébration jubilaire, selon notre décision, fut commencée dans les Eglises Particulières à partir de la Pentecôte 1973, Nous n’avons manqué aucune occasion d’en accompagner le déroulement, par nos interventions doctrinales et pastorales et par de pressants rappels à cette finalité, que Nous jugeons en parfaite harmonie avec l’esprit le plus authentique de l’Evangile et avec les voies du renouveau tracées par le Concile Vatican II pour toute l’Eglise.

Celle-ci, instituée par le Christ comme un témoignage permanent de la réconciliation qu’il a opérée pour accomplir la volonté du Père2 a pour tâche de « rendre présents et comme visibles Dieu le Père et son Fils incarné, en se renouvelant et en se purifiant sans cesse »3. Il Nous a donc paru nécessaire, pour que cette tâche soit toujours mieux accomplie, de mettre l’accent sur l’urgence pour tous, dans l’Eglise de promouvoir « l’unité de l’Esprit par ce lieu qu’est la paix » (Ep 4,3).

Aussi, à l’approche de la solennité de la Nativité du Seigneur, — date que Nous avons fixée pour l’ouverture du Jubilé universel à Rome4, — Nous adressons cette Exhortation aux Pasteurs et aux Fidèles de l’Eglise, afin que tous se fassent artisans et promoteurs de réconciliation avec Dieu et avec nos frères, et que le prochain Noël de l’Année Sainte, soit vraiment pour le monde le « Noël de paix »5, comme le fût celui du Sauveur.

1 Cf. AAS 65, 1973, pp. 323 s.
2 Cf. Lumen gentium, LG 3 : AAS 57, 1965, p. 6.
3 Gaudium et spes, GS 21 : AAS 58, 1966, p. 1041.
4 Cf. Bulle Apostolorum limina, 23 mai 1974 : AAS 66, 1974, p. 306.
5 st Léon le grand, Serm. 26, 5 : PL 54, p. 215.


1. L’Eglise, monde réconcilié et réconciliant


1


L’Eglise, depuis ses origines, a été consciente de la transformation effectuée par l’oeuvre rédemptrice du Christ, et elle a proclamé cette joyeuse annonce ; par elle, le monde est devenu une réalité radicalement nouvelle (cf.
2Co 5,17), dans laquelle les hommes ont retrouvé Dieu et l’espérance (cf. Ep Ep 2,12), et, depuis lors, sont rendus participants de la gloire de Dieu « par notre Seigneur Jésus-Christ par qui dès à présent nous avons obtenu la réconciliation » (Rm 5,11).

Une telle nouveauté est due exclusivement à la miséricordieuse initiative de Dieu (cf. 2Co 5,18-20 Col 1,20-22) ; elle vient au secours de l’homme qui, éloigné de Lui par sa propre faute, ne pouvait plus retrouver la paix avec son Créateur.

Cette initiative de Dieu, par ailleurs, s’est concrétisée grâce à une intervention directement divine. Il ne s’est pas contenté en effet de nous pardonner, Il ne s’est pas servi non plus d’un homme ordinaire comme intermédiaire entre nous et Lui ; mais Il a établi son « Fils unique comme intercesseur de paix6 » : « Lui qui n’avait pas connu le péché, Il l’a fait péché pour nous, afin qu’en Lui nous devenions justice de Dieu » (2Co 5,21). Le Christ, en mourant pour nous, a réellement « effacé, au détriment des ordonnances légales, la cédule de notre dette, qui nous était contraire : Il l’a supprimée en la clouant à la croix » (Col 2,14) ; et, par la croix, Il nous a réconciliés avec Dieu : « en sa personne Il a tué la haine» (Ep 2,16).

La réconciliation, réalisée par Dieu dans le Christ crucifié, s’inscrit dans l’histoire du monde, qui compte désormais parmi ses composantes irréversibles l’événement de Dieu qui s’est fait homme et est mort pour le sauver. Mais elle trouve en permanence son expression historique dans le Corps du Christ, qui est l’Eglise, dans laquelle le Fils de Dieu appelle « ses frères d’entre toutes les nations »7; en tant que Tête (cf. Col 1,18), il est le principe d’autorité et d’action qui fait d’elle sur la terre le « monde réconcilié »8.

Puisque l’Eglise est le Corps du Christ et que le Christ est le « sauveur de son Corps » (Ep 5,23), tous, pour être de dignes membres de ce Corps, doivent, par fidélité à leurs engagements de chrétiens, contribuer à le maintenir dans sa nature originelle de communauté de réconciliés, dérivant du Christ, notre paix (cf. Ep 2,14), qui « nous a établis dans la paix »9. Une fois qu’on l’a reçue, en effet, la réconciliation est, comme la grâce et comme la vie, un stimulant, un courant qui transforme ses bénéficiaires, les poussant à agir pour elle et à la transmettre. Pour tout chrétien, elle est le critère de son authenticité dans l’Eglise et dans le monde : « Commence donc par toi l’oeuvre de paix, afin que, une fois devenu l’homme de paix, tu portes la paix aux autres »10.

Le devoir de promouvoir la paix concerne personnellement tous et chacun des fidèles ; et si ce devoir n’est pas accompli, même le sacrifice culturel que l’on veut offrir reste inefficace (cf. Mt 5,23 s.). La réconciliation réciproque participe en effet de la valeur même du sacrifice et constitue avec ce dernier une unique offrande agréable à Dieu11. Par ailleurs, pour qu’un tel devoir soit effectivement accompli et pour que la réconciliation, qui s’opère dans l’intimité du coeur, ait aussi un caractère public comme la mort du Christ qui la procure, le Seigneur a conféré aux Apôtres et aux Pasteurs de l’Eglise, leurs successeurs, le « ministère de la réconciliation » (2Co 5,18). Ceux-ci, par conséquent, « assumant en quelque sorte la personne du Christ »12, sont mandatés de façon stable « pour élever leur troupeau dans la vérité et dans la sainteté»13.

L’Eglise, parce que « monde réconcilié », est donc aussi, par nature et de façon permanente, réconciliante ; en tant que telle, elle est présence et action de Dieu « qui dans le Christ, se réconcilie le monde » (2Co 5,19). Cette présence et cette action s’expriment avant tout dans le baptême, dans le pardon des péchés et dans la célébration eucharistique, actualisation du sacrifice rédempteur du Christ et signe efficace de l’unité du Peuple de Dieu14.

6 Théodoret de gyr, Interpr. Epist. II ad Cor : PG 82, 411 A.
7 Lumen gentium, LG 7 : AAS 57, 1965, p. 9.
8 St. Augustin, Serm 96, 7, 8 : PL 38, 588.
9 St Jérôme, In Epist. ad Eph. 1, 2 : PL 26, 504.
10 St Ambroise, In Lc 5, 58 : PL 15, 1737.
11 Cf. St Jean Chrysostome, in Mt, Homélie 16, 9 : PC 57, 250 ; st isidore de péluse, Ep 4, 111: PG 78, 1178 ; Nicolas Cabasilas, Explic. div. Liturg. 26, 2 : Sources chrétiennes 4 bis, p. 171.
12 St Cyrille d’Alexandrie, in Ep II ad Cor : PG 74, 943 D.
13 Lumen gentium, LG 27 : AAS 57, 1965, p. 32.
14 Cf. Lumen gentium, LG 11 : AAS 57, 1965, p. 15.


2. L’Eglise, Sacrement d’unité


2


La réconciliation, sous son double aspect de paix retrouvée entre Dieu et les hommes et des hommes entre eux, est le premier fruit de la Rédemption; comme cette dernière, elle a des dimensions universelles aussi bien en extension qu’en intensité. En elle, par conséquent, est impliquée toute la création « jusqu’aux temps de la restauration universelle » (
Ac 3,21), lorsque toutes les créatures se retrouveront de nouveau avec le Christ, le premier-né d’entre les morts ressuscites (cf. Col Col 1,18).

Et puisque la réconciliation trouve une expression privilégiée et une caractère plus intense dans l’Eglise, celle-ci est en quelque sorte le « sacrement, c’est-à-dire à la fois le signe et le moyen de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain »15; autrement dit, le centre de rayonnement de l’union des hommes avec Dieu et de l’unité entre eux, centre qui, en s’affirmant progressivement dans le temps, trouvera son accomplissement dans la consommation des siècles.

Pour pouvoir exprimer pleinement une telle sacramentalité, à laquelle est liée sa propre raison d’être, il faut que l’Eglise, comme il est requis pour tout sacrement, soit un signe qui manifeste quelque chose ; autrement dit, il faut qu’elle réalise et vérifie la concorde et la convergence de doctrine, de vie et de culte qui caractérisèrent ses premiers jours (cf. Ac 2,42) et qui restent pour toujours son élément essentiel (cf. Ep 4,4-6 1Co 1,10). Cette concorde — à l’inverse de toute division, qui porterait atteinte à l’unité de l’ensemble — ne peut qu’augmenter la force de son témoignage ; elle révèle les raisons de son existence et rend plus claire sa crédibilité.

Il est nécessaire pour cela que tous les fidèles, afin de coopérer aux desseins de Dieu sur le monde, persévèrent dans la fidélité à l’Esprit Saint, lequel unifie l’Eglise « dans la communion et le service » et, « par la vertu de l’Evangile, la rajeunit et la renouvelle sans cesse, l’acheminant à l’union parfaite avec son Epoux »16. Cette fidélité ne pourra pas ne pas avoir d’heureuses répercussions oecuméniques sur la recherche de l’unité visible de tous les chrétiens, de la manière voulue par le Christ, en une seule et même Eglise, qui sera ainsi un ferment plus efficace de cohésion fraternelle dans la communauté des peuples.

15 Lumen gentium, LG 1 : AAS 57, 1965, p. 5.
16 Lumen gentium, LG 4 : AAS 57, 1965, p. 7.


3. Obscurcissements de la sacramentalité de l’Eglise


3


Toutefois, « bien que l’Eglise, par la vertu de l’Esprit Saint, soit restée l’épouse fidèle de son Seigneur et n’ait jamais cessé d’être dans le monde le signe du salut, elle sait fort bien que, au cours de sa longue histoire, parmi ses membres, clercs et laïcs, il n’en manque pas qui se sont montrés infidèles à l’Esprit de Dieu »17.

En réalité, « dans cette seule et unique Eglise de Dieu apparurent dès l’origine certaines scissions, que l’Apôtre réprouve avec vigueur comme condamnables »18. Quand, par la suite, survinrent les ruptures bien connues qu’on ne sut endiguer, l’Eglise surmonta la situation de dissension intérieure, en réaffirmant clairement, comme une condition essentielle de communion, les principes capables de maintenir intacte son unité constitutive, et permettant de la manifester « dans la profession d’une seule foi, dans la célébration commune du culte divin, dans la concorde fraternelle de la famille de Dieu »19.

Mais également périlleux, au point de requérir cette clarification et cette invitation à l’unité, apparaissent les ferments d’infidélité à l’Esprit Saint qui se trouvent ça et le dans l’Eglise d’aujourd’hui et qui tentent, hélas, de la miner de l’intérieur. Les promoteurs et les victimes de ce processus, peu nombreux en réalité par rapport à l’immense majorité des fidèles, prétendent demeurer dans l’Eglise avec les mêmes droits et les mêmes possibilités d’expression et d’action que les autres, pour attenter à l’unité ecclésiale. Ils ne veulent pas reconnaître dans l’Eglise une réalité unique résultant d’un double élément humain et divin, analogue au mystère du Verbe Incarné, qui la constitue « communauté de foi, d’espérance et de charité sur la terre, comme un tout visible », par laquelle le Christ « répand la vérité et la grâce à l’intention de tous »20, et ils s’opposent par conséquent à la Hiérarchie, comme si tout acte d’une opposition de ce genre était un moment constitutif de la vérité sur l’Eglise qu’il s’agirait de faire redécouvrir telle que le Christ l’aurait instituée. Ils mettent en cause le devoir de l’obéissance à l’autorité voulue par le Rédempteur, ils mettent en état d’accusation les Pasteurs de l’Eglise, moins pour ce qu’ils font ou pour la façon dont ils le font, que parce que tout simplement, comme ils l’affirment, ils seraient les gardiens d’un système ou d’un appareil ecclésiastique qui fait concurrence à l’institution du Christ. De cette façon, ils sèment la confusion dans la communauté entière, y introduisant le fruit de théories dialectiques étrangères à l’esprit du Christ. En utilisant les paroles de l’Evangile, ils en altèrent le sens. Nous observons avec peine cet état de choses, même si, comme Nous l’avons dit, il est le fait d’un bien petit nombre par rapport à la grande masse des chrétiens fidèles. Mais Nous ne pouvons pas ne pas Nous élever avec la vigueur de Saint Paul contre ce manque de loyauté et de justice. Nous faisons appel à tous les chrétiens de bonne volonté, pour qu’ils ne se laissent pas impressionner ni désorienter par les pressions indues de frères qui ont, hélas, dévié et qui pourtant demeurent toujours présents à notre prière et proches de notre coeur.

Quant à Nous, Nous réaffirmons que l’unique Eglise du Christ, « comme société constituée et organisée en ce monde, se trouve dans l’Eglise catholique, gouvernée par le successeur de Pierre et les évêques qui sont en communion avec lui, bien que des éléments nombreux de sanctification et de vérité subsistent hors de ses structures »21; Nous réaffirmons aussi que les Pasteurs de l’Eglise, qui président au peuple de Dieu en son nom, avec l’humilité des serviteurs, mais aussi avec l’assurance des Apôtres (cf. Ac
Ac 4,31) auxquels ils succèdent, ont le droit et le devoir de proclamer : « Tant que... nous sommes sur ce siège, tant que nous présidons, nous avons l’autorité et la force, quand bien même nous serions indignes »22.

17 Gaudium et spes, GS 43 : AAS 58, 1966, p. 1064.
18 Unitatis redintegratio, UR 3 : AAS 57, 1965, p. 92.
19 Unitatis redintegratio, UR 2 : AAS 57, 1965, p. 92.
20 Lumen gentium, LG 8 : AAS 57, 1965, p. 11.
21 Lumen gentium, LG 8 : AAS 57, 1965, p. 12.
22 St Jean Chrysostome, in Ep ad Coloss., Homélie 3, 5 : PG 62, 324.


4. Secteurs d’obscurcissement de la sacramentalité de l’Eglise


4


Le processus que Nous avons décrit prend la forme d’une dissension doctrinale, qui se veut patronnée par le pluralisme théologique, et qui est fréquemment poussée jusqu’au relativisme dogmatique, ledit pluralisme se trouve parfois considéré comme un « lieu théologique » légitime, qui amène à des prises de position contre le magistère authentique du Pontife Romain lui-même et de la Hiérarchie épiscopale, seuls interprètes autorisés de la Révélation divine contenue dans la Tradition et dans l’Ecriture23.

Nous reconnaissons au pluralisme de recherche et de pensée, qui explore et expose le dogme de façons différentes, mais sans en éliminer l’identique signification objective, un droit, de cité légitime dans l’Eglise, en tant que composante naturelle de sa catholicité, et signe de richesse culturelle et d’engagement personnel de ceux qui en font partie. Nous reconnaissons aussi les valeurs inestimables qu’il introduit dans le domaine de la spiritualité chrétienne, des institutions ecclésiales et religieuses, comme des expressions liturgiques et des normes disciplinaires ; valeurs se retrouvant dans cette « variété convergeant dans l’unité », qui « montre avec plus d’éclat la catholicité de l’Eglise indivise »24.

Bien plus, Nous admettons qu’un pluralisme théologique équilibré trouve son fondement dans le mystère même du Christ, dont les insondables richesses (cf.
Ep 3,8) transcendent les capacités d’expression de toutes les époques et de toutes les cultures. La doctrine de la foi, qui dérive nécessairement de ce mystère — puisque, par rapport au salut « le mystère de Dieu n’est rien d’autre que le Christ » 25 — réclame donc toujours de nouvelles investigations. Les perspectives de la Parole de Dieu sont en réalité si nombreuses, et si nombreuses les perspectives des fidèles qui l’étudient26, que la convergence dans la même foi n’est jamais exempte de particularités personnelles dans l’adhésion de chacun. Toutefois, les accents divers mis dans la compréhension de la même foi ne préjugent pas de son contenu essentiel, car celui-ci trouve son unité dans l’adhésion commune au magistère de l’Eglise. Ce même magistère qui, comme norme prochaine, est déterminant de la foi de tous, garantit en même temps chacun contre le jugement subjectif de toute interprétation divergente de la foi.

Mais que dire d’un pluralisme qui considère la foi et son énoncé non pas comme un héritage commun, et donc ecclésial, mais comme une redécouverte individuelle de la libre critique et du libre examen de la Parole de Dieu ? En effet, sans la méditation du magistère de l’Eglise, auquel les Apôtres confièrent leur propre magistère 27 et qui, par conséquent, n’enseigne « que ce qui fut transmis »28, le rattachement certain au Christ par l’intermédiaire des Apôtres, c’est-à-dire de « ceux qui transmettent ce qu’ils ont eux-mêmes reçu »29, reste compromis. Pour cette raison, une fois compromise la persévérance dans la doctrine transmise par les Apôtres, il advient que, peut-être en voulant éluder les difficultés du mystère, on cherche des formules à la compréhensibilité illusoire qui en dissolvent le contenu réel ; on construit ainsi des doctrines qui n’adhèrent pas à l’objectivité de la foi ou qui lui sont directement contraires, et qui vont jusqu’à se cristalliser dans la coexistence de conceptions opposées même entre elles.

Il ne faut pas non plus se cacher que chaque fléchissement en ce qui concerne l’identité de la foi entraîne aussi une baisse dans l’amour du prochain.

En effet, ceux qui ont perdu la joie que donne la foi (cf. Ph Ph 1,25) sont poussées à tirer leur gloire les uns des autres et à ne pas chercher celle qui vient du seul Dieu (cf. Jn 5,44), au détriment de la communion fraternelle.

Au sens de l’Eglise, qui fait reconnaître à tous la même dignité et la même liberté des enfants de Dieu30, on ne peut pas substituer l’esprit de clan qui porte à des choix discriminatoires, et prive ainsi la charité même de son support naturel qui est la justice. Vaine serait l’intention de transformer en mieux la communion ecclésiale en fonction de ce que l’on vit au niveau du groupe.

Ne devons-nous pas, au contraire, nous perfectionner tous à travers l’Evangile ? Et où manifeste-t-il comme entièrement opérante sa vertu divinement connaturelle, sinon dans l’Eglise, par l’apport de tous les croyants indistinctement ?

En fin de compte, un tel esprit de clan se reflète également de façon négative dans la nécessaire convergence de culte et de prière, et se traduit par un isolement dicté par un esprit de présomption qui n’est certes pas évangélique et qui exclut la justification aux yeux de Dieu (cf. Lc 18,10-14).

Nous nous efforçons de comprendre cette situation dans ses racines, et Nous la rapprochons de la situation analogue dans laquelle vit la société civile d’aujourd’hui, fractionnée en groupes opposés l’un à l’autre. Malheureusement l’Eglise semble subir un peu elle aussi le contre-coup de telles circonstances : mais elle ne doit pas assimiler ce qui constitue plutôt un état pathologique. L’Eglise doit conserver son originalité de famille unifiée dans la diversité de ses membres; bien plus, elle doit être le levain qui aide la société à réagir, comme on disait des premiers chrétiens : « Voyez comme ils s’aiment ! »31. Ayant devant les yeux ce tableau de la première communauté — tableau non certes idyllique, mais portant la marque d’une maturité conquise dans l’épreuve et la souffrance — Nous demandons à tous de dépasser les diversités illégitimes et dangereuses, pour se reconnaître des frères que l’amour du Christ unit.

23 Cf. Dei Verbum, DV 10 : AAS 58, 1966, p. 822.
24 Lumen gentium, LG 23 : AAS 57, 1965, p. 29.
25 St Augustin, Ep 187, 11, 34 : PL 33, 845.
26 Cf. st ephrbm de syrie, Comment. Evang. concord. 1, 18 : Sources chrétiennes, 121, p. 52.
27 Cf. Dei Verbum, DV 7 : AAS 58, 1966, p. 820.
28 Dei Verbum, DV 10 : AAS 58, 1966, p. 822.
29 Dei Verbum, DV 8 : AAS 58, 1966, p. 820.
30 Cf. Lumen gentium, LG 9 : AAS 57, 1965, p. 13.
31 Tertullien, Apologeticum XXXIX, 7 : Corpus Christianorum, Series Latina I, 1, p. 151.


5. Polarisation de la dissension


5


Les oppositions internes qui affectent les divers secteurs de la vie ecclésiale aboutissent, lorsqu’elles en viennent à se stabiliser en un état de dissidence, à opposer à l’unique institution et communauté de salut une pluralité «d’institutions ou communautés de la dissension » qui ne sont pas conformes à la nature de l’Eglise: cette dernière, s’il venait à se créer des fractions opposées et des factions rivées sur des positions absolument inconciliables, perdrait en effet son propre tissu constitutionnel. Survient alors la « polarisation de la dissension », en vertu de laquelle tout l’intérêt est concentré sur les groupes respectifs, pratiquement autocéphales, chacun d’eux estimant rendre honneur à Dieu. Cette situation porte en elle-même et introduit dans la communion ecclésiale, pour autant qu’elle le peut, les germes de la désagrégation.

Nous souhaitons vivement que la voix de la conscience conduise les individus à un processus de réflexion qui les porte à un choix plus conscient. Nous conjurons tous et chacun d’entreprendre cette démarche : « Scrute le secret le plus intime de ton coeur et pénètre, en explorateur diligent, dans tous les replis de ton âme »32. Nous voudrions réveiller en chacun la nostalgie de ce qu’il a perdu : « Rappelle-toi d’où tu es tombé, repens-toi, reprends ta conduite première » (
Ap 2,5). Nous voudrions aussi exhorter chacun à reconsidérer le prodige divin qui s’est accompli en lui, et à en saisir devant le Seigneur les exigences qui le conditionnent : « Il n’y a rien que le chrétien ne doive craindre davantage que d’être séparé du corps du Christ. Car s’il est séparé du Corps du Christ, il n’en est pas membre ; s’il n’en est pas membre il n’est pas animé par son Esprit. Mais, dit l’Apôtre, celui qui n’a pas l’Esprit du Christ, celui-là n’est pas de lui » 33.

32 st Léon le grand, Tract. 84 bis, 2 : Corpus Christ. 138 A, p. 530.
33 st Augustin, In Jo Eaang., 27, 6 : PL 35, 1618.


6. Ethique et dynamique de la réconciliation


6


Il est donc d’une nécessité vitale que tous dans l’Eglise, évêques, prêtres, religieux, laïcs, prennent une part active à un effort commun de pleine réconciliation, afin qu’en tous et entre tous soit reconstruite la paix, « qui nourrit l’amour et engendre l’unité »34. Que chacun se montre donc un disciple toujours plus docile du Seigneur, qui fait de la réconciliation entre nous la condition pour obtenir le pardon du Père (cf.
Mc 11,26), et de la charité mutuelle la condition pour être reconnus comme ses disciples (cf. Jn 13,35). C’est pourquoi, quiconque se sentirait de quelque façon impliqué dans cette situation de division doit se remettre à écouter la voix du Christ qui le harcèle de manière irrésistible, même lorsqu’il se dispose à prier : « Va d’abord te réconcilier avec ton frère » (Mt 5,24).

Que tous, en même temps, dans des mesures et selon des formes diverses en fonction de la position et de la situation de chacun, en reconsidérant l’oeuvre rédemptrice de Dieu à notre égard, s’emploient à créer le climat adapté pour que la réconciliation devienne effective. Puisque nous avons été réconciliés avec Lui par la seule initiative de son amour, que notre comportement soit empreint de bienveillance et de miséricorde, nous pardonnant mutuellement comme Dieu nous a pardonné dans le Christ (cf. Ep Ep 4,31-32). Et puisque notre réconciliation dérive du sacrifice du Christ mort volontairement pour nous, la Croix, plantée comme un grand mât dans l’Eglise pour la guider dans sa navigation dans le monde35, doit être l’inspiratrice de nos relations réciproques, pour qu’elles soient toutes vraiment chrétiennes. Toutes ces relations doivent comporter un certain renoncement personnel. Il s’ensuivra une ouverture fraternelle aux autres, permettant de faire volontiers reconnaître les capacités de chacun, et permettant à tous d’apporter leur propre contribution à l’enrichissement de l’unique communion ecclésiale, « en sorte que le tout et chacune des parties s’accroissent par un échange mutuel universel et par un effort commun vers une plénitude dans l’unité »36. En ce sens, on peut s’accorder sur le fait que l’unité bien comprise laisse à chacun la possibilité de développer sa propre personnalité.

Cette ouverture aux autres, étayée par une volonté de compréhension et de capacité de renoncement, assurera, de façon stable et ordonnée, l’efficacité de l’acte de charité commandé par le Seigneur, qu’est la correction fraternelle (cf. Mt 18,15). Etant donné que cette dernière peut être le fait de n’importe quel fidèle à l’égard de n’importe quel frère dans la foi, elle peut être le moyen normal pour mettre fin à de nombreuses dissensions ou pour empêcher qu’il ne s’en forme37. A son tour, elle pousse celui qu’il s’y livre à ôter la poutre de son oeil (cf. Mt 7,5), afin que l’ordre de la correction ne soit pas dénaturé38. La pratique de la correction fraternelle se résume donc en un principe de marche vers la sainteté, qui seule peut donner à la réconciliation sa plénitude ; celle-ci consiste non pas en une planification opportuniste qui masquerait la pire des inimitiés39, mais dans la conversion intérieure et dans l’amour unifiant dans le Christ qui en dérive, et qui s’accomplit principalement dans le sacrement de la réconciliation, la Pénitence, grâce à laquelle les fidèles « reçoivent de la miséricorde de Dieu le pardon de l’offense qu’ils lui ont faite, et du même coup sont réconciliés avec l’Eglise que leur péché a blessée »40, pourvu que « ce sacrement de salut... pénètre dans toute leur vie comme des racines et les pousse à un service plus fervent de Dieu et de leur frères »41.

Il reste toutefois que, « dans le travail d’édification du Corps du Christ, règne également une diversité de membres et de fonctions »42, et que cette diversité provoque d’inévitables tensions. On peut en constater même chez les saints, mais « pas de celles qui suppriment la concorde, pas de celles qui tuent la charité »43. Comment empêcher qu’elles ne dégénèrent en divisions ? C’est de cette même diversité de personnes et de fonctions que découle le principe sûr de la cohésion ecclésiale. De cette diversité en effet, une composante primordiale et irremplaçable est constituée par les Pasteurs de l’Eglise, établis par le Christ ses ambassadeurs auprès des autres fidèles, et dotés dans ce but d’une autorité qui, transcendant les positions et les options des individus, les unifie toutes dans l’intégrité de l’Evangile qui est précisément la « parole de la réconciliation » (2Co 5,18-20). L’autorité avec laquelle ils proclament cet Evangile est, contraignante non pas en fonction de son acceptation par les hommes, mais parce qu’elle est conférée par le Christ (cf. Mt Mt 28,18 Mc 16,15-16 Ac 26,17 ss. ). Puisque, donc, qui les écoute ou les rejette écoute ou rejette le Christ et Celui qui l’a envoyé (cf. Lc Lc 10,16), le devoir d’obéissance des fidèles à l’autorité des Pasteurs est une exigence ontologique de leur être chrétien lui-même.

Les Pasteurs de l’Eglise, d’autre part, forment constitutionnellement un unique corps indivis avec le successeur de Pierre et en dépendance de lui ; c’est pourquoi, de l’unanimité avec laquelle ils accomplissent leur ministère et de l’acceptation fidèle de ce ministère, dépend l’unité de foi et de communion de tous les croyants44, manifestation pour le monde de la réconciliation réalisée par Dieu dans son Eglise. Qu’elle se voie donc exaucée, l’invocation que tous adressent au Sauveur : « Assiste toujours le collège des évêques unis à notre Pape : accorde-leur les dons d’unité, de charité et de paix »45. Que les Pasteurs, de même qu’ils représentent le Christ lui-même et tiennent sa place d’une façon éminente et visible46, imitent ainsi et infusent dans le Peuple de Dieu l’amour qui l’a fait s’immoler : « Il a aimé l’Eglise et s’est livré pour elle » (Ep 5,25). Et que cet amour renouvelé soit un exemple efficace pour les fidèles, en premier lieu pour les prêtres et les religieux qui auraient manqué aux exigences de leur ministère et de leur vocation propres, de sorte que tous dans l’Eglise, d’un seul coeur et d’une seule âme (cf. Ac Ac 4,32), s’emploient de nouveau «à propager l’Eglise de la paix » (Ep 6,15).

L’Eglise notre Mère regarde avec tristesse l’abandon de certains de ses fils revêtus du sacerdoce ministériel ou, à un autre titre particulier, consacrés au service de Dieu et de leurs frères. Elle éprouve cependant soulagement et joie dans la persévérance généreuse de tous ceux qui sont restés fidèles à leurs engagements vis-à-vis du Christ et d’elle-même ; appuyée et réconfortée par les mérites de cette multitude, elle veut même transformer la douleur qui lui a été infligée en un amour qui peut tout comprendre et qui, dans le Christ, peut tout pardonner.

34 st Léon le grand, Serm. 26, 3 : PL 54, 214.
35 Cf. St. Maxime de turin, Serm. 37, 2 : Corpus Christ. 23, p. 145. ,
36 Lumen gentium, LG 13 : AAS 57, 1965, p. 17 s.
37 Cf. St. Thomas, Summa theol. II-II 33,4 : Opera omnia, Ed. Léon., t. VIII, p. 266.
38 Cf. St. Bonaventure, In IV Sent., dist. 19, dub. 4 : Opera omnia, Ad Claras Aquas, t. IV, p. 512.
39 Cf. St Jérôme, Contra Pelagian. 2, 11 : PL 23, 546.
40 Lumen gentium, 11 : AAS 57, 1965, p. 15.
41 Ordo Paenitentiae, Praenotanda, 7, Typis Polyglottis Vaticanis 1974, p. 14.
42 Lumen gentium, LG 7 : AAS 57, 1965, p. 10.
43 St Augustin, Enarrat. in Ps 33, 19 : PL 36, 318.
44 Cf. Pastor aeternus, Prooem. : DS 3050 ; Lumen gentium, LG 18 : AAS 57, 1965, p. 22.
45 Liturgia Horarum, IV, Typis Polyglottis Vaticanis 1972, p. 513.
46 Cf. Lumen gentium, LG 21 : AAS 57, 1965, p. 25.


Conclusion


7


Nous qui sommes dans l’Eglise, en tant que successeur de Pierre, non certes en raison de notre mérite personnel mais en vertu du mandat apostolique qui Nous a été transmis, le principe visible et le fondement de l’unité des Pasteurs comme de la multitude des fidèles47, Nous lançons un appel au rétablissement complet du bien suprême qu’est la réconciliation avec Dieu, à l’intérieur de nous et entre nous, afin que l’Eglise soit dans le monde signe efficace d’union avec Dieu et d’unité entre toutes ses créatures.

C’est une exigence de notre foi dans l’Eglise même, « que, dans le Symbole, nous proclamons une, sainte, catholique et apostolique »48. De l’aimer, de la suivre, de l’édifier, Nous vous conjurons tous instamment par cette Exhortation, en faisant nôtres les paroles de Saint Augustin : « Aimez cette Eglise, restez dans cette Eglise, soyez cette Eglise »49.

Voilà l’invitation qu’à tous nos Fils, particulièrement ceux qui ont la responsabilité de guider leurs frères. Nous adressons par cette Exhortation. Nous l’avons voulue pastorale et pleine de confiance, dictée par un esprit de paix. Peut-être pourra-t-elle paraître sévère à certains. Mais elle résulte d’un regard profond sur la situation de l’Eglise d’une part et sur les exigences imprescriptibles de l’Evangile d’autre part. Elle jaillit spécialement de notre coeur : Nous avons le devoir d’aimer l’Eglise en nous inspirant de l’allégorie de la vigne qui a besoin d’être émondée pour porter davantage de fruits (cf. Jn
Jn 15,2). Cette Exhortation enfin est soutenue par une grande espérance que le lourd fardeau de notre mandat apostolique n’a jamais altérée. Nous rendons grâce à la fidélité de Dieu. Nous espérons que l’Esprit Saint suscitera un écho irrésistible à nos paroles : il est déjà présent et agissant dans le secret du coeur de chaque fidèle, capable de les conduire tous, dans l’humilité et dans la paix, sur les chemins de la vérité et de l’amour. C’est Lui notre force. Nous savons que l’immense majorité des fils de l’Eglise attendaient un tel rappel, et sont préparés à le recevoir avec fruit. Nous souhaitons ardemment que le Peuple de Dieu tout entier se mette en route avec Nous comme dans la marche biblique, qu’il entreprenne avec Nous les étapes de sanctification du Jubilé, et ne fasse qu’un avec Nous, afin que le monde croie. Puisse-t-il se laisser guider par la grâce de Notre Seigneur Jésus-Christ, par l’amour de Dieu le Père, par la communion de l’Esprit Saint !

Nous confions ces voeux à l’intercession de la Vierge Immaculée, « modèle des vertus qui rayonne sur toute la communauté des élus... et, par sa participation étroite à l’histoire du salut, rassemble et reflète en elle-même d’une certaine façon les requêtes suprêmes de la foi »50. Et Nous encourageons la volonté commune de sanctification et de réconciliation, en accordant de grand coeur à tous notre Bénédiction Apostolique.

Donné à Rome, près de Saint-Pierre, en la solennité de l’Immaculée Conception de la bienheureuse Vierge Marie, le 8 décembre 1974, douzième année de notre Pontificat.

PAULUS PP. VI


47 Cf. Lumen gentium, LG 23 : AAS 57, 1965, p. 27.
48 Lumen gentium, LG 8 : AAS 57, 1965, p. 11.
49 Serm. 138, 10 : PL 38, 769.
50 Lumen gentium, LG 65 : AAS 57, 1965, p. 64.




Paterna cum benevolentia FR