Paul VI Homélies 9025

12 février 1975, mercredi des Cendres

LA PÉNITENCE, MOMENT INDISPENSABLE DE NOTRE PÈLERINAGE TERRESTRE

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Au cours de la célébration du mercredi des Cendres, le Saint-Père a prononcé une homélie dont voici la traduction :


Nous voici encore une fois, Frères — et dans des circonstances toutes spéciales comme le sont celles de l’Année Sainte que nous célébrons actuellement — à l’entrée du Carême : in capite jejunii, comme le disaient nos anciens maîtres de l’esprit. Rien de nouveau ; mais tâchons de comprendre, et puis, également, d’agir. La pédagogie de l’Eglise attribue une grande importance à cette période de l’année liturgique.

On pourrait dire que « Carême » est synonyme de « Pénitence ».

La première question qui surgit des âmes, même de celles qui sont fidèles à l’Eglise, à son esprit, à ses rites, est de savoir si, aujourd’hui, la pénitence se justifie encore. La pénitence, n’est-elle pas un châtiment ? n’est-elle pas tristesse, mortification, renoncement ? n’est-ce pas une frustration ? pourquoi faut-il que la religion se présente sous cet aspect peu sympathique ? Comment peut-on prêcher à l’homme moderne, tout tendu vers la conquête et la jouissance de la vie, une pratique pénitentielle, absolument étrangère à toutes ses idées, à toutes ses aspirations et même, nous pouvons l’ajouter, sans rapport avec ses possibilités pratiques ? Puis, qui peut continuer aujourd’hui à observer ce jeûne que l’Eglise prescrivait hier avec sévérité et auquel elle oblige encore à présent, tout au moins partiellement ? Pourquoi ne pas présenter dès le début, à la jeunesse principalement, la vie chrétienne comme une plénitude, une joie, une félicité ? Dans son essence, le christianisme n’est-il pas heureux ? Jésus n’a-t-il pas dit, oui, Jésus lui-même : « Je suis venu pour que (les hommes) aient la vie et l’aient plus abondamment » ? (
Jn 10,10). Un missionnaire qui récemment nous a rendu visite, nous parlait des heureux résultats d’une de ses initiatives, intitulée « l’apostolat de la joie » ; n’est-ce pas là une authentique et sage interprétation de l’Evangile, le message de la bonne nouvelle ? Et de même, sur un autre plan, un remarquable Homme d’Eglise se demandait récemment si aujourd’hui ce n’était pas une erreur, tout au moins de méthode, de présenter encore, selon la tradition ecclésiale, l’adhésion à la foi et au style de vie qu’elle comporte, comme entraînant la pratique d’un ascétisme restrictif, l’observance de normes de pensée et de moeurs très exigeantes : pourquoi ne pas rendre facile et agréable l’appartenance à l’Eglise, en ouvrant plus large et en aplanissant la voie qui guide notre démarche et nous mène au but ? Ne serions-nous pas coupables de rendre difficile et compliquée la rencontre des hommes de notre temps avec la religion ? L’heure ne serait-elle donc pas venue de rendre « permissive — comme on dit aujourd’hui — l’alliance du monde avec la profession chrétienne ? Le Concile ne nous a-t-il pas favorisé d’une conception nouvelle du christianisme contemporain ? un christianisme facile, sans préceptes exigeants et inopportuns, un christianisme moderne ? et si celui-ci veut survivre aux conditions de la vie moderne, ne faudra-t-il pas qu’il supprime les freins de sa vieille conception pénitentielle ?

Ce sont là des raisonnements qui certes ne sont pas complètement dépourvus de vérité ; mais, isolés du dessein organique et complet de la conception chrétienne, ils sont incomplets, ils sont captieux et ils peuvent engendrer de graves erreurs; ils peuvent déformer et stériliser l’Evangile; la plus grande des erreurs de ce genre serait de retirer la Croix du centre de la foi et de la vie chrétienne. Souvenons-nous de la parole de Saint Paul : « Que la Croix du Christ ne soit pas réduite à néant » (1Co 1,17) ; réduite à néant dans son mystère rédempteur et réduite à néant dans son enseignement moral. En effet, ne l’oublions jamais, ce n’est pas Jésus seul qui porte la croix ; ses disciples doivent aussi la porter avec lui : « Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renie lui-même, qu’il se charge de sa croix et qu’il me suive » (Mt 16,24). Et ceci, pourquoi ?

Saint Augustin, dans un sermon au sujet de l’utilité de faire pénitence, disait : « Combien est utile et nécessaire la médecine de la pénitence, le comprennent assez facilement les hommes qui se souviennent d’être des hommes » (Serm 351, 1 ; PL 39, 1535 ; et Serm 352 ; ibid. 1549 et suiv.). Nous répétons : Pourquoi cela ? c’est parce que l’homme est un être spirituellement et moralement malade qu’il a besoin de la médecine de la pénitence, c’est-à-dire qu’il a besoin de se refaire ; le développement et le fonctionnement de ses facultés mentales ne sont ni réguliers ni ordonnés ; à la suite du péché originel, son comportement peut dévier facilement; livré à lui-même, il commet des actes contraires au devoir, il se forge des états d’âme désordonnés ; pour devenir l’homme sain, « le nouvel homme » selon la conception chrétienne, une « conversion » sera nécessaire, c’est-à-dire un changement d’esprit que nous appelons pénitence et qui prédispose à la foi et à la grâce (cf. Denz.-Sch. DS 1525-1530), qui exige de nous volonté, contrition, effort, persévérance ; une conversion qui implique une double pénitence, sacramentelle et morale (cf. St TH. III 84,0-90).

Aujourd’hui la liturgie nous parle principalement de cette dernière, de la pénitence morale, et elle la dramatise dans un rite assez éloquent : l’imposition des cendres sur la tête du chrétien, comme pour lui faire perdre ses illusions sur la valeur exclusive et suprême de la vie présente à laquelle nous réservons trop facilement nos soins et nos espoirs. C’est par une fatale erreur de calcul que nous mettons notre confiance dans les biens propres de l’ordre temporel, dans la durée de notre existence présente et le bien-être économique et hédoniste ; que nous plaçons notre confiance dans la richesse plutôt que dans la vertu, dans le matérialisme idéologique et pratique qui semble englober et résoudre tous les problèmes personnels, sociaux et politiques, auxquels on voudrait avant tout soumettre la mentalité et l’activité de l’homme finalement informé au sujet de la vraie — mais inexacte et incomplète — philosophie de la vie. N’est-ce pas le moment d’écouter la sévère mais sage parole du Christ, adressée à l’homo oeconomicus qui avait mis toutes ses aspirations et toute sa félicité dans l’« abondance des biens possédés » sans réfléchir à l’inanité de ses prévisions : « Insensé, cette nuit même on va te redemander ton âme (c’est-à-dire que ton existence temporelle va finir à cause d’une mort brusque et imprévue) ; et ce que tu auras amassé, qui l’aura ? Ainsi, ajoute le Seigneur, ainsi en est-il de celui qui thésaurise pour lui-même, au lieu de s’enrichir en vue de Dieu » (Lc 12,20-21).

C’est pourquoi cette radicale dévaluation des seuls biens que vise la conception matérialiste de la vie, dévaluation conforme à la vision pénitentielle de la sagesse chrétienne, ne se résout pas en un pessimisme désespéré, mais dans une orientation finaliste, impérieuse et meilleure, de notre existence : la possession finale, désirée et méritée, de la plénitude de notre vie éternelle dans le Dieu de la béatitude suprême.

Le but eschatologique, c’est-à-dire ultime, ultra-terrestre, doit gouverner les buts temporels auxquels nous nous attachons ; et ceci non seulement au regard des biens économiques mais aussi de n’importe quel bien de notre actuel pèlerinage dans le temps. Nous sommes des pèlerins, simplement de passage dans cette vie temporelle, douloureuse ou heureuse qu’elle soit ; c’est cela le fondement de la pénitence qui, loin de nous décourager dans la recherche de la justice et de l’ordre dans notre monde expérimental, nous incite au contraire à accomplir la mission qui nous est propre : « C’est ainsi qu’il nous convient d’accomplir cette justice, dit le Seigneur » (Mt 3,15), mais avec l’esprit libre et tendu vers ce « royaume de Dieu » qui seul mérite d’être mis au-dessus de toute chose désirée et conquise ; ce royaume les « pauvres en esprit » savent qu’il leur est — par priorité — destiné.

C’est dans ce climat de pensées et d’intentions que nous introduit le Carême avec sa metanoia, c’est-à-dire avec sa conversion. Acceptons-le avec confiance, avec courage ; nous savons où il nous conduit : au mystère pascal. Ainsi soit-il, avec notre Bénédiction Apostolique.




22 février 1975

Jubilé de la Curie

LA DÉLICATE MISSION DES COLLABORATEURS DIRECTS DE PAUL VI
22025



Le 22 février dernier, au cours de la célébration liturgique jubilaire four les membres de la Curie Romaine, le Saint-Père a prononcé une homélie dont voici notre traduction :



Vénérables Frères,

Membres et Collaborateurs de la Curie Romaine !



Chacun de nous le constate, chacun de nous le ressent : ce jour est un moment unique, un moment admirable.

Cette réunion est assez exceptionnelle malgré le service commun qui nous unit constamment. Aujourd’hui unis dans cette prière, comme dans un même acte pénitentiel, en une unique célébration eucharistique, nous vivons un moment qui mérite d’être fixé dans la mémoire de chacun de nous. Sa pleine signification est digne d’être reconnue même si elle dépasse la capacité expressive de notre parole.

Considérons ce lieu où nous nous trouvons ; c’est un lieu éloquent qui nous parle dans un langage qui, bien que familier ne peut pas nous laisser indifférents ou attentifs seulement à la majesté de cet incomparable édifice. En ce haut-lieu, se trouve la tombe de l’Apôtre Pierre que le Seigneur a choisi comme fondement et centre de son Eglise. Le gouvernement universel et pastoral qui succède à l’Apôtre dirige et fixe nos pensées sur la réalité historique, quelle que soit la physionomie humaine dans laquelle elle se reflète ; modeste et affligée, elle est aujourd’hui toujours réelle. Cet endroit représente le centre privilégié, si important, de l’unité de la foi et de la communion ecclésiale qui semblent s’y appuyer et s’exprimer dans l’espace architectural qui donne libre accès à des multitudes de fidèles les invitant à une attitude chorale d’unanimité et de fraternité.

Ajoutons qu’en cet endroit, les dimensions et la beauté du trophée monumental, édifié sur la tombe du premier Evêque et Martyr de notre Eglise Romaine, semblent s’élever constamment en un effort audacieux défiant les siècles, mais leur véritable signification est de jeter un pont dans l’histoire entre le premier avènement du Christ sur la terre et son avènement à la fin du monde.

Mais nous, même dans ce cadre sacré où l’on respire le mystère du temps, nous nous replions sur nous-mêmes et interrogeons nos consciences : qui sommes-nous ? et pourquoi sommes-nous en ce lieu ?

Nous sommes la Curie Romaine, l’organisme central et complexe des dicastère, des tribunaux, et des « offices » qui coopèrent au gouvernement général et pastoral de l’Eglise catholique ; et ceci suffirait pour provoquer en nous, non pas un sentiment de supériorité et d’orgueil vis-à-vis du Collège Episcopal et de la grande famille du Peuple de Dieu, à laquelle nous appartenons également, mais plutôt le sentiment d’une très sérieuse et délicate charge qui comporte d’autant plus de responsabilités et d’efforts qu’elle trouve son origine dans des exigences constitutionnelles du ministère apostolique et plus encore quand son sage accomplissement veut être fraternel et dévolu au bien total de l’Eglise. Voilà ce que nous sommes. Mais de par sa définition canonique, la Curie Romaine, s’élève maintenant, en vertu de notre présence personnelle et participante, au plan de Siège Apostolique (cf. can.
CIS 7 CIS 242), et confère à cette cérémonie jubilaire un caractère d’une importance particulière.

Or, la conscience de ce fait, que nous désirons bien clair non seulement dans sa définition canonique, mais aussi dans son caractère moral et spirituel, impose à chacun de nous un acte de pénitence conforme à la discipline même du Jubilé, un acte que nous pouvons définir d’autocritique pour vérifier si notre comportement correspond à la charge qui nous a été confiée ; nous sommes poussés à faire cette confrontation intérieure d’abord et avant tout par la cohérence de notre vie ecclésiale, ensuite par l’analyse, que l’Eglise et tout autant la société pratiquent à notre égard ; avec une exigence qui manque parfois d’objectivité et se montre d’autant plus sévère que notre position est représentative et devrait briller d’une exemplarité idéale. Aujourd’hui plus que jamais on prétend beaucoup de celui qui porte le nom de chrétien et l’on attend de lui d’autant plus s’il appartient à un milieu ecclésial tel le Siège Apostolique ; et le regard d’autrui se fait encore plus exigeant lorsqu’il cherche à découvrir, spécialement à Rome, l’harmonie entre le caractère sacerdotal ou épiscopal dont nous sommes revêtus, et le style, sous tout aspect de notre vie, la fidélité à nos devoirs religieux, le zèle de notre ministère. Il n’y a pas à s’étonner : jadis il en fut de même — et dans quelle mesure ! — pour notre Seigneur qui dès sa plus tendre enfance fut défini, par la prophétie de Siméon « signe de contradiction » (Lc 2,34) ; et lorsque cela nous arrive à nous, hommes comme nous le sommes, héritiers d’une histoire longue et glorieuse, certes, mais en certains points parfois censurable, hommes imparfaits et pécheurs, nous ne pouvons certes pas nous croire à l’abri des contestations et des polémiques de la chronique quotidienne et de l’histoire.

Deux sentiments spirituels donneront par conséquent, sens et valeur à notre célébration jubilaire : un sentiment de sincère humilité — qui veut dire vérité à notre propre sujet —, en déclarant que nous sommes les premiers à avoir besoin de la miséricorde de Dieu et de cette indulgence que l’Eglise, comptant sur les mérites du Christ Sauveur et Médiateur, et comblant nos dettes avec le trésor de la communion des saints, concède en ce Jubilé providentiel. Cette humilité doit d’autant plus remplir notre conscience humaine et celle de la Curie Romaine qui s’y associe que plus grands, jaloux et divins sont les pouvoir que Celui qui a donné les clés confie à nos mains, humbles et tremblantes de pasteurs, de ministres, de serviteurs de son Royaume. Humilité qui, tandis qu’elle nous oblige d’implorer le-pardon pour nous-mêmes, nous incite vivement à concéder le pardon à tous ceux qui en accueillent le don bienheureux ; et humilité qui, tandis qu’elle inspire notre dialogue avec nos Frères encore séparés de nous, soutient notre espérance d’une pleine communion dans le seul et unique bercail du Christ.

Et l’autre sentiment ? oh ! Vénérables Frères, le sentiment approprié à une circonstance comme celle-ci ne peut être que celui de l’élévation de notre vie spirituelle ; ne peut être que la joie intérieure pour une célébration aussi extraordinaire que celle-ci, de l’amour-charité de Dieu envers nous !

Que personne ne la qualifie de piété habituelle, de vérité ancienne, toujours répétée et donc si peu originale qu’elle en a acquis une simple saveur de dévotion qui la rend peu apte à susciter l’émerveillement et l’enthousiasme, que nous voudrions manifester avec force aujourd’hui. Non : l’amour-charité, la prédilection de Dieu pour nous est le point focal de la révélation, c’est-à-dire de système ontologique et théologique de notre religion ; c’est le coeur de notre foi : « creditimus caritati », nous avons connu et connaissons l’amour-charité que Dieu nous porte (1Jn 4,16) ; et ceci est toujours une découverte originale pour notre esprit à la recherche du sommet de la vérité : Dieu nous a aimés ! ici réside la source inépuisable de notre émotivité spirituelle ; l’exigence la plus impérieuse de notre réponse à la vocation chrétienne ; d’ici naît l’impulsion la plus forte et la plus directe à l’accomplissement du plus haut commandement évangélique de l’amour : amour envers Dieu qui nous a aimés au point de nous donner comme victime expiatoire et comme Sauveur, comme Maître et comme frère, son propre Fils (Jn 3,16) ; d’ici que naît notre amour, une étincelle en comparaison du soleil, une étincelle allumée et réfléchie par le soleil, notre amour envers Dieu, disons-nous, et se reflétant sur notre prochain que le Christ déclare, digne d’être aimé comme Lui-même l’a aimé (Jn 13,34 Jn 15,12).

Notre religion, notre rapport avec Dieu, c’est cela : l’amour; un amour dont Dieu, le premier a pris l’initiative : prior dilexit nos (1Jn 4, 10, 19 ; Rm 5,10).

Nous devons maintenant nous retrouver nous-mêmes dans l’expression de ces sentiments fondamentaux, aujourd’hui, pendant que tous ceux qui ont eu la bonne fortune de participer à l’intensité spirituelle de la retraite de Carême de ces derniers jours se trouvent ici avec les membres de la Curie Romaine pour accomplir tous ensemble la cérémonie prescrite pour la célébration du Jubilé.

Oui, nous le disons à Jésus-Christ Notre Seigneur, nous avons voulu accéder à cette tombe apostolique en franchissant le seuil ouvert de la Porte Sainte, symbole d’une miséricorde dont nous éprouvons l’intime besoin. Successeur et héritier du Pêcheur de Galilée, nous voudrions répéter les paroles spontanées et frappantes qu’il prononça en présence du prodige de la pêche miraculeuse, signe prophétique de la mission apostolique et ecclésiale : « Eloigne-toi de moi, Seigneur, parce que je suis un pécheur ! » (Lc 5,8). Nous ressentons jusqu’à la confusion la disproportion entre, d’une part notre vocation et notre mission, l’une et l’autre imméritées, sublimes, effrayantes, ineffables, divines, et de l’autre, l’exiguïté de notre personne tant individuelle que collective. Et même, il nous faudrait peut-être, avec le Centurion de l’Evangile, avouer notre indignité : « Seigneur, je ne suis pas digne... ! » (Mt 8,8), en entendant l’imputation, aujourd’hui si répandue et même parfois si agressive, des motifs de l’aversion antipapale et anti-romaine. Seigneur, nous ne voulons pas nous justifier ici ni nous défendre ; nous en ferons seulement un sujet de réflexion ; et nous réconforterons nos frères et nous-mêmes avec les paroles de l’Apôtre : « Seigneur, à qui irions-nous ? toi seul tu as les paroles de la vie éternelle » (Jn 6,68) ; et nous invoquerons sur nous la richesse de Ton inépuisable miséricorde avec l’affirmation que Toi-même ô Christ, Tu as répandu dans nos coeurs, et qui maintenant est devenu une pierre inébranlable : « Seigneur, Tu sais toute chose ; Tu sais que je T’aime ! » (Jn 21,17). Et nous n’aurons qu’une seule ambition, celle de mériter à notre personne, à notre office apostolique, à l’Eglise Romaine, le titre, l’éloge extraordinaire du Martyr Ignace Théophore d’Antioche, c’est-à-dire d’être « digna Deo digna decentia digna beatudine, digna laude, digne ordinata, digne casta et praesidens in cantate, prokatheméne tês agapês, présidant à la charité » (Préface de l’Epître aux Romains). Voilà, ô Seigneur !






19 mars 1975

HONORONS SAINT JOSEPH

19035



A l’occasion de la fête de Saint Joseph que l’Eglise célèbre comme fête de la famille, le Saint-Père a présidé une Messe solennelle en la Basilique Vaticane. Une multitude innombrable de pèlerins emplissait le plus vaste temple du monde. On y reconnaissait entre autres quelque 1.200 pèlerins français venus de Périgueux, Limoges, Tulle et Cahors, sous la direction de leurs Evêques, NN. SS. Jacques Patria, Henri Gufflet, Jean-Baptiste Brunon et Joseph Rabine.

Après la lecture de l’Evangile, Paul VI a prononcé une homélie dont voici notre traduction :



Honorons Saint Joseph « l’époux de Marie, de laquelle est né Jésus, appelé Christ » (
Mt 1,16).

Nous l’honorerons aujourd’hui comme celui que Dieu a choisi pour donner au Fils de Dieu qui se fait homme, le nid, la généalogie historique, le foyer, l’ambiance sociale, la profession, la protection, la parenté, en un mot, la famille, cette cellule primaire de la société, communauté d’amour librement constituée, indivisible, exclusive, perpétuelle, grâce à laquelle l’homme et la femme se révèlent réciproquement complémentaires et destinés à transmettre le don naturel et divin à d’autres êtres humains, leurs fils. Jésus, Fils de Dieu, a eu sa famille humaine, en fonction de quoi il parut et fut en, même temps Fils de l’homme ; et par ce choix qu’il fit, il ratifia, canonisa, sanctifia notre commune institution génératrice de l’existence humaine au sommet de laquelle notre prière et notre méditation placent aujourd’hui la pieuse, la silencieuse, l’exemplaire figure de Saint Joseph.

Il faut vraiment que nous fassions immédiatement une remarque fondamentale au sujet de ce saint personnage destiné à faire fonction de père légal, mais non naturel, de Jésus dont la conception humaine se réalisa de manière prodigieuse, par l’opération du Saint-Esprit dans le sein de la Vierge Mère de Dieu ; Jésus, qui n’était qu’officiellement son vrai fils et qui passait pour « fils du charpentier » Joseph (Lc 3,23 Mc 6,3 Mt 13,55). Nous devrions commencer ici à méditer sur l’histoire personnelle de Joseph, sur son drame sentimental, sur son « roman » qui frisa l’écroulement de son amour ; par une intuition privilégiée il avait choisi comme future épouse Marie, la pleine de grâce », c’est-à-dire la plus belle, la plus aimable) de toutes les femmes, et il vint à apprendre qu’elle n’était plus sienne, elle allait devenir mère ; et lui qui était un homme bon — « juste » dit l’Evangile — capable donc de sacrifier son amour au destin inconnu de sa fiancée, pensa à la laisser sans bruit, sacrifiant ce qu’il avait de plus cher dans sa vie, son amour pour l’incomparable Fille. Mais Joseph, bien qu’humble artisan, était lui aussi un être privilégié ; il avait le charisme des songes révélateurs ; l’un d’eux, le premier qu’enregistré l’Evangile, celui-ci : « Joseph fils de David ne crains pas de prendre chez toi Marie, ton épouse, car sa conception est de l’Esprit Saint. Elle va mettre au monde un fils, et lui donneras le nom de Jésus, car c’est lui qui sauvera son peuple de ses péchés » (Mt 1,20-21) ; c’est-à-dire qu’il sera le Sauveur, qu’il sera le Messie, « l’Emmanuel, ce qui veut dire Dieu avec nous » (ib. 23).

Joseph obéit : heureux et tout en même temps généreux dans le sacrifice humain qui lui était demandé. Il sera le père de l’enfant qui allait naître « non pas selon la chair, mais selon la charité » écrivait Saint Augustin (Serm. 52, 20 ; P.L. 38, 351) ; époux gardien, témoin de la virginité immaculée et en même temps de la maternité divine de Marie (cfr. Serm. 225 ; P.L. 38, 1096). Situation unique, miraculeuse, qui met en évidence la sainteté personnelle de la Vierge Marie, mais tout autant celle de son modeste, de son sublime époux. Joseph, le Saint que, même pendant le Carême, l’Eglise présente à notre joyeuse vénération.

Et nous voici maintenant en présence de la « Sainte Famille » !

Oui, chères Familles chrétiennes qu’aujourd’hui nous avons appelées à cette célébration, heureux de voir que de nombreux pèlerins et fidèles vous entourent. Oui, nous devons exprimer avec une ferveur nouvelle, avec une conscience nouvelle notre culte à ce tableau que l’Evangile place sous nos yeux : Joseph, avec Marie, et Jésus, enfant, adolescent, jeune homme, avec eux. Le cadre est caractéristique. Chaque Famille peut s’y miroiter. L’amour familial, le plus complet, le plus beau selon la nature, s’illumine des rayons de l’humble scène évangélique : et tout à coup se propage une lumière nouvelle, aveuglante : l’amour acquiert une splendeur surnaturelle. La scène se transforme : le Christ y prend le dessus ; les figures humaines qui lui sont voisines assument la représentation de l’humanité nouvelle, l’Eglise ; le Christ est l’Epoux ; l’Eglise est l’Epouse ; le cadre du temps s’ouvre sur le mystère de l’au-delà du temps ; l’histoire du monde se fait apocalyptique, eschatologique ; bienheureux ceux qui dès maintenant sont capables d’entrevoir sa lumière vivifiante ; la vie présente se transfigure en la vie future et éternelle ; notre maison, notre famille se transforment en paradis.

Très chers fils, écoutez-nous !

Accueillir la vie chrétienne comme programme devient aujourd’hui un exercice de force. Les habitudes traditionnelles de nos maisons ordonnées, simples et austères, bonnes et heureuses, résistent à peine. Les moeurs publiques qui président aux vertus domestiques et sociales sont en voie de changement et, sous certains aspects, en voie de dissolution. La légalité ne semble pas toujours pouvoir satisfaire aux impératifs de la moralité. La famille est mise en discussion, dans ses lois fondamentales : l’unité, l’exclusivité, la pérennité.

C’est à vous qu’il appartient de réagir, Epoux chrétiens, à vous, Familles bénies du charisme sacramentel ; à vous, Fidèles d’une religion qui a dans l’amour, dans le véritable amour évangélique, son expression la plus haute et la plus sainte, la plus généreuse, la plus heureuse ; c’est à vous qu’il appartient de redécouvrir votre vocation et votre bonne fortune ; à préserver le caractère incomparablement humain et spontanément religieux de la famille chrétienne ; à vous de réanimer dans vos fils et dans la société le sens de l’esprit qui élève la chair à son niveau. Saint Joseph vous enseigne comment. C’est à cette fin qu’aujourd’hui nous l’invoquerons tous ensemble.



Le Saint-Père s’est ensuite adressé en différentes langues aux pèlerins présents. Aux fidèles français il a dit :

Aux foyers ici présents, et à tous ceux qu’ils représentent, nous adressons nos encouragements et nos voeux affectueux. Prenez courage, vivez dans l’espérance ! Malgré toutes les difficultés que nous connaissons, l’amour fidèle, chaste et généreux que vous vous donnez entre époux, et le climat d’amour dont vous faites bénéficier vos enfants, ne sauraient demeurer stériles : ils viennent de l’amour de Dieu et vous y conduisent. L’Eglise et la société comptent sur le rayonnement de votre foyer. Priez le Seigneur, invoquez Marie et Joseph, pour que la force de Dieu et sa joie vous accompagnent toujours !






23 mars 1975, Dimanche des Rameaux

« LE CHRIST DES RAMEAUX : UN CHRIST REDÉCOUVERT, UN CHRIST ACCLAMÉ »

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Voici, en traduction, le texte de l’homélie que le Sainte-Père a prononcée le Dimanche des Rameaux au cours de le Ste Messe célébrée sur le parvis de la Basilique Vaticane. Sur la Place Saint-Pierre se pressait une foule innombrable, à laquelle se mêlaient des milliers de jeunes venus de tous les Continents.



A vous, les jeunes qui êtes invités à cette liturgie si riche de sens, à vous notre salut tout particulier ! A tous les fidèles qui se sont joints à vous, nous souhaitons cordialement la bienvenue. C’est un moment important que celui-ci, non seulement dans le cadre des célébrations de la Semaine Sainte que nous inaugurons aujourd’hui, mais aussi eu égard à la répercussion religieuse qu’il doit avoir dans vos coeurs dans nos coeurs, par le caractère de cette journée.

Encore une fois nous commémorons, nous revivons le mystère pascal. Le grand drame, tragique et triomphant, de la passion, de la mort et ensuite de la résurrection victorieuse de Nôtre-Seigneur Jésus-Christ se reflète dans le monde, dans l’histoire ; et il s’y reflète justement cette Année que nous appelons sainte, pour les raisons spéciales que nous avons déjà exposées, qui vous rendent présent Celui qui constitue la plénitude du temps (cf.
Ga 4,4) : comme le soleil lointain, Il est ici par sa lumière, par son action, par sa continuelle assistance (cf. Mt 28,20).

Ecoutez-nous maintenant, vous surtout les jeunes. Il s’agit essentiellement d’avoir conscience d’abord de ce que vous êtes, de votre identité comme on dit aujourd’hui. Vous êtes ici justement en tant que jeunes, parce que vous êtes jeunes. Vous êtes ici comme des représentants typiques de notre époque comme des protagonistes de notre génération ; non tant comme des spectateurs invités ou des assistants passifs, que comme des acteurs et des auteurs du phénomène caractéristique de votre jeunesse, le phénomène de la nouveauté. Ensuite, persuadés du motif qui justifie votre présence à cette liturgie commémorative, c’est-à-dire de votre jeunesse, vous assumez un aspect représentatif de votre génération ; vous représentez, en vos personnes, la catégorie humaine à laquelle vous appartenez ; vous représentez la jeunesse de notre époque, quelle qu’en soit la patrie, la classe sociale, la formation d’origine. Vous êtes ici parce que vous êtes jeunes ; c’est comme tels que nous vous avons invités, car nous voulons voir en vous l’âge juvénile dans ses expressions typiques, en faisant abstraction des différences qui existent pourtant entre vous et dans les rangs de ceux qui ont votre âge, dont cette cérémonie fait cependant de vous les interprètes.

Pour quel motif vous avons-nous invités ici ? Pour deux raisons. L’une vient de la fonction liturgique qui veut reproduire de façon symbolique et sacrée la scène évangélique que vous connaissez, celle de l’entrée, modeste dans sa forme mais retentissante dans ses intentions (cf. Lc 19,40), de Jésus à Jérusalem. Elle eut lieu justement en ces jours où la ville regorgeait de monde à cause de l’imminence de la Pâque, afin que Lui, Jésus, fût finalement et publiquement reconnu et acclamé comme le Christ, comme le Messie, comme le merveilleux Sauveur attendu depuis des siècles, envoyé par Dieu, enfin arrivé et présent. Moment historique, moment solennel, moment mystérieux dont, entre tous, les enfants et les jeunes qui se trouvaient parmi cette foule débordante de joie saisirent mieux la signification rénovatrice et festive. Et comme ils ne savaient pas comment donner à cette manifestation imprévue la splendeur qu’elle méritait, de leur coeur à eux surtout jaillirent des acclamations bibliques et populaires : « Hosanna ! Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur, le roi d’Israël ! » (Jn 12,13). Arrachant des branches aux palmiers et aux oliviers qui se trouvaient là — la scène se déroulait au Mont des Oliviers —, ils se mirent à les agiter joyeusement en criant : « Paix dans le ciel et gloire au plus haut des deux ! » (Lc 19,38). Voilà ! Repensez bien à cette page d’Evangile. Les enfants, les jeunes reconnaissent le Christ et, malgré le milieu défiant et hostile des pharisiens et des scribes de la Jérusalem juive de cette époque (cf. Jn 12,19), ils l’acclament, ils le glorifient. Vous aussi maintenant, dans cette célébration.

Second motif. Jeunes, vous le sentez. Nous voudrions que la foi et la joie de la jeunesse qui célébra le Seigneur Jésus, reconnu comme le vrai Christ, centre de l’histoire et de l’espérance de ce peuple, soient aujourd’hui et soient pour toujours les vôtres : foi et joie. Pour qu’il en soit ainsi, nous avons d’abord prié en silence personnellement; puis nous vous avons invités.

Nous nous en rendons compte : notre invitation est provocante, comme une invitation d’amour. L’invitation à cette cérémonie de fête veut entrer dans vos coeurs, avec une demande pressante: Jeunes de notre temps, voulez-vous reconnaître que Jésus est le Sauveur, qu’il est le Maître, qu’il est le Pasteur, le guide et l’ami de notre vie ? Que Lui et Lui seul connaît en profondeur notre être et notre destin (Jn 2,25) ; que Lui et Lui seul peut faire surgir de notre conscience obscure notre vraie personnalité (cf. Jn 3,7 Jn 4,29 etc. ) ; que Lui et Lui seul permet avec une efficacité béatifiante d’ouvrir le dialogue transcendant avec le mystère religieux et d’adresser au Dieu infini et inaccessible les paroles pleines de confiance de fils envers « le Père qui est aux cieux » ; que Lui et Lui seul, disons-nous, sait traduire notre rapport religieux en rapport social authentique, autrement dit faire de l’amour envers Dieu le fondement incomparable et fécond de l’amour envers le prochain, c’est-à-dire envers les hommes ; et ceci d’autant plus que notre intérêt pour le bien d’autrui est gratuit et universel, et d’autant plus que les hommes, qui ont désormais dans le Christ le nom de frères, sont dans le besoin, dans la souffrance, et ceci jusque dans l’hostilité.

Notre invitation à cette cérémonie caractéristique, au coeur de l’Année Sainte, se ramène à une question décisive : voulez-vous aussi, jeunes qui vivez en ce moment historiquement et spirituellement critique, comme ceux du jour des Rameaux à Jérusalem, reconnaître Jésus comme le Messie, le Christ Seigneur, centre et pivot de votre vie ? Voulez-vous le mettre vraiment au sommet de votre foi et de votre joie ? Il s’agit de sortir de cet état de doute, d’incertitude, d’ambiguïté, dans lequel se trouve et s’agite souvent une si grande partie de la jeunesse contemporaine. Il s’agit de dépasser la période de crise spirituelle, caractéristique de l’adolescence qui parvient à la jeunesse puis de la jeunesse à la maturité ; crise des idées, crise de foi, crise de la direction morale, crise de la sécurité par rapport à la signification et à la valeur de la vie. Tant de jeunes grandissent avec les yeux fermés, ou au moins myopes, en ce qui concerne la direction spirituelle et sociale de leur chemin vers l’avenir, la fraîcheur de leurs forces juvéniles et les stimulants de l’instinct vital impriment, oui, une énergie à leur libre mouvement une vivacité à leur comportement ; mais savent-ils où ils vont, où il vaut la peine d’engager leur propre existence ? L’inquiétude juvénile ne supplée-t-elle pas souvent à l’absence du style élégant et énergique d’une vie illuminée par un idéal conscient et supérieur ? Et ne découvrons-nous pas souvent au fond de l’âme des jeunes d’aujourd’hui une étrange tristesse qui dénote comme un vide intérieur ? Et que signifie l’enchantement de quelque lueur spirituelle en tant de jeunes insatisfaits et comme déçus de tout ce que le monde moderne leur offre ? Un appel à l’intériorité de la conscience, à la prière, à la foi ?

Nous ne prolongeons pas ce diagnostic pour l’instant et nous accueillons la conclusion que cette heure bénie nous suggère. La conclusion c’est le Christ des Rameaux ; un Christ redécouvert ; un Christ acclamé. Un Christ auquel on croit humblement et fermement, non pas dans la pénombre perpétuelle et paresseuse du doute, mais dans la claire lumière de la doctrine que nous propose l’Eglise, maîtresse de vérité. Un Christ rencontré dans l’adhésion joyeuse à sa parole et à sa présence mystérieuse dans l’Eglise et dans les sacrements. Un Christ vécu dans la simple et littérale fidélité à son Evangile, exigeant jusqu’au sacrifice, seule source d’espérance inépuisable et de vraie béatitude. Un Christ à la fois voilé et transparent en chaque visage humain,, du collègue, du frère qui a besoin de justice, d’aide, d’amitié et d’amour. Un Christ vivant. Le « oui » de notre choix : le « oui » de notre existence.

Jeunes, sachez comprendre ainsi votre heure. Le monde contemporain vous ouvre de nouveaux sentiers et demande des porteurs de foi et de joie. Porteurs des rameaux que vous avez aujourd’hui dans les mains, symbole d’un printemps nouveau de grâce, de beauté, de poésie, de bonté et de paix. Ce n’est pas en vain : le Christ est pour vous ; le Christ est avec vous ! Aujourd’hui et demain ; le Christ pour toujours.





Paul VI Homélies 9025