Paul VI Homélies 7036

16 avril 1976

Vendredi-Saint

16046

LA GLOIRE DE LA RÉDEMPTION



Le soir du Vendredi-Saint, selon la coutume le Saint-Père a participé au Chemin de Croix, du Colisée au Palatin, et a porté lui-même la Croix durant les quatre dernières stations. Ensuite de la place dominant la foule, il a adressé aux nombreux fidèles le discours suivant :



Nous venons d’achever le chemin de la Croix. Nous avons suivi ce douloureux et tragique itinéraire, en évoquant tous les épisodes de la cruelle exécution du condamné Jésus, le Maître, le Prédicateur du Royaume de Dieu, le bon Pasteur « doux et humble de coeur » (
Mt 11,29), qui était passé « en faisant le bien et en guérissant » (Ac 10,38), qui s’était manifesté comme le Fils de l’Homme et ensuite comme le Fils de Dieu et par conséquent le Messie, le « Roi des Juifs », déchaînant contre lui la fureur des Chefs du peuple et la condamnation du Procurateur romain Ponce Pilate. Ce fut un drame où se mêlèrent les motifs politiques (Jn 11,48 Jn 19,12) et plus encore les motifs religieux (Mt 26,63-64 Jn 11,51 Jn 19,7). Ce fut une mort bouleversante, injuste, un événement violent et douloureux, comme lorsqu’on fait de sa mort un témoignage, un martyre ; et celui-ci s’acheva à la neuvième heure du jour qui précédait le rite de la Pâque, et fut suivi d’une sépulture hâtive. « Consummatum est, tout est achevé » (Jn 19,30), s’était exclamé Jésus mourant.

Chers Fils et chers Frères, devant nos yeux et surtout dans nos esprits la déchirante histoire de Jésus vient de se dérouler. Nous avons été saisis et peut-être bouleversés, comme on peut l’être par l’effusion du sang et par toute situation dramatique. Mais un doute demeure, une question reste à résoudre, et qui nous regarde à présent et personnellement. Est-ce que nous ne sommes pas impliqués dans cette histoire ? Comment y avons-nous assisté ? Comme de simples spectateurs étrangers au drame profond ? Comme des gens curieux de voir la mort d’un sage et d’un juste, comme à la mort de Socrate par exemple ? Non, chers Frères et chers Fils ! Non, nous ne sommes pas des observateurs curieux et impassibles. Non, nous portons tous attention aux conclusions de cette histoire dans laquelle nous sommes tous impliqués. Que nous le voulions ou non, nous sommes coresponsables de la mort de Jésus. C’est la première conclusion que ce pieux exercice du chemin de la Croix doit éveiller dans nos consciences. Nous savons bien que l’affirmation de notre culpabilité relativement à la crucifixion du Christ exigerait des preuves formidables, et nous savons bien que nos tribunaux humains ne pourraient les reconnaître légales. Mais la réalité de l’histoire des hommes, rappelée par la théologie la plus profonde, attribue à l’humanité entière la responsabilité de la mort de la divine victime. En effet une solidarité universelle rend tous les fils d’Adam coupables et débiteurs devant Dieu. Et de cela découlent deux choses : la première est que tout homme fait pencher la balance de la Rédemption et rend nécessaire une expiation dont le Christ est la victime, « l’Agneau de Dieu qui enlève le péché du monde » (Jn 1,29 et 36). Les Saints, ces experts de la conscience humaine dans ses profondeurs réelles, ont très bien fait comprendre cette expérience morale, à savoir que chacun de nous a été un bourreau lors de la crucifixion du Seigneur (cf. He He 6,6). C’est pourquoi tout péché exige une réparation que seul le Verbe de Dieu Sauveur, venu dans le monde pour notre salut, pouvait offrir à la justice et à la miséricorde de Dieu.

Et la seconde conclusion est la suivante : nous qui avons crucifié le Sauveur, nous sommes devenus les bénéficiaires, de la victime sacrifiée pour nous, à notre place, pour notre salut. Lorsque nous parlons de Rédemption, de sacrifice divin, nous nous référons à ce drame, où les coupables peuvent recevoir la récompense du repentir de leur forfait.

Tel est le mystère contenu dans le chemin de la Croix. C’est le mystère de notre salut, le mystère de la force rédemptrice de notre douleur quand elle s’unit à la Passion du Christ (cf. Col Col 1,24), le mystère immolé de l’amour du Christ qui a fait de sa mort la source de notre vie éternelle (cf. He He 5,9).

C’est ainsi qu’en achevant ce rassemblement par l’offrande de nos voeux de Pâques et par le don de notre Bénédiction Apostolique, nous souhaitons que chacun, au fond de son coeur, fasse vraiment sien le témoignage, à la fois difficile et générateur de renouveau et de très grande joie, du Centurion romain au moment de la mort du Christ : « Vraiment, Celui-ci était le Fils de Dieu » (Mt 27,54).





2 mai 1976

L’ÉCLATANT TÉMOIGNAGE DU BIENHEUREUX LÉOPOLD

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Dimanche 2 mai, Place Saint-Pierre, le Pape a proclamé bienheureux le Père Léopold capucin Croate.

Après la lecture de l’Evangile, le Saint-Père a prononcé le discours suivant :



Chers Frères, Fils et Filles,



Qui est-il, qui est celui qui nous rassemble ici pour célébrer dans son nom bienheureux un lumineux rayonnement de l’Evangile, un phénomène inexprimable, bien que clair et évident, celui d’une transparence enthousiasmante, qui nous laisse entrevoir dans le profil d’un humble petit frère une figure exaltante et tout en même temps déconcertante : regardez, regardez, c’est Saint François ! le voyez-vous ? regardez comme il est pauvre, regardez comme il est simple, regardez comme il est humain ! c’est vraiment lui, Saint François, si humble, si serein, si absorbé, au point de sembler comme plongé dans l’extase, dans sa propre vision intérieure de l’invisible présence de Dieu ; et cependant, pour nous, il est si présent, si accessible, si disponible que c’est presque comme s’il nous connaissait, nous attendait; comme s’il savait tout de nous, qu’il pourrait lire en nous-même... Regardez bien ! c’est un pauvre petit capucin, il semble souffrant, vacillant, mais si étrangement assuré qu’on se sent attiré par lui, comme enchantés. Regardez-le bien avec la loupe franciscaine. Vous le voyez ? Vous tremblez ? Qu’avez-vous vu ? Oui, disons-le ; c’est une faible, populaire, mais authentique image de Jésus : oui, de ce Jésus qui, simultanément, parle au Dieu ineffable, au Père, Seigneur du Ciel et de la terre ; et il nous parle, à nous, minuscules auditeurs renfermés dans les proportions de la vérité, c’est-à-dire de notre petite et souffrante humanité... Et que disait Jésus par la voix de cet humble oracle ? Oh ! de grands mystères, ceux de l’infinie transcendance divine, et ce langage assume aussitôt une dimension émouvante qui vous emporte : un écho de l’Evangile : « Venez à moi, vous tous qui êtes las et opprimés, je vous soulagerai » (
Mt 11,28).

Mais qui est-il donc ? C’est le Père Léopold ; oui, le Serviteur de Dieu, le Père Léopold de Castelnovo qui avant de se faire capucin s’appelait Dieudonné Mandic, un Dalmate, — comme Saint Jérôme — qui, certainement, devait avoir gardé dans son tempérament et dans sa mémoire, la douceur de cette terre adriatique enchanteresse, et dans le coeur, dans l’éducation familiale, la bonté, honnête et pieuse de cette forte population vénéto-illyrique. Il était né le 12 mai 1866 ; il mourut à Padoue où, devenu capucin, il vécut la plupart de ses années terrestres, concluant sa vie à 76 ans, le 30 juillet 1942, il y a un peu plus de trente ans. En ce cas-ci, le Droit Canon a fait preuve d’indulgence, dérogeant à la norme qui reporte à cinquante années de la mort, la discussion des vertus d’un serviteur de Dieu ; mais comment soumettre cet acte de procédure à un tel délai quand, au lieu de s’apaiser au fil du temps, la vox populi en faveur du Père Léopold se fait toujours plus insistante, plus documentée, plus sûre de son propre témoignage ? Au choeur spontané de ceux qui ont connu l’humble capucin, ou qui ont fait l’expérience de sa miraculeuse intercession, l’Eglise ne pouvait que répondre par son jugement (cf. canon 2101), anticipant en sa faveur ses conclusions favorables, si bien qu’à proclamer l’exceptionnelle valeur morale et spirituelle du Père Léopold, il n’y a pas seulement ceux qui recueillent son héritage posthume, mais également — et ils sont nombreux — ceux qui peuvent étayer cette célébration en disant : je l’ai connu ; oui, il était un saint religieux, un homme de Dieu, un de ces hommes singuliers qui donnent immédiatement l’impression de leur surnaturelle vertu. Et tout aussitôt, dans la mémoire de ceux qui connaissent quelque peu l’histoire de la Famille religieuse des capucins, se profilent les grandes lignes de ces moines, fidèles à la plus rigoureuse tradition franciscaine qui en ont personnifié la sainteté ; et, parmi ceux-ci, nous nous limiterons à une figure littéraire caractéristique, celle de Fra’ Cristoforo Manzoni. Mais non : Fra’ Leopoldo était plus petit, de taille, de facultés naturelles (il n’était même pas un prédicateur dans la ligne de ces nombreux capucins qui en avaient le talent) ; il n’avait même pas une excellente santé physique : vraiment, c’était un pauvre petit frère.

Il est toutefois une note particulière que nous ne saurions négliger ; il était originaire des rivages levantins de l’Adriatique, de Castelnovo, aux bouches du Cattaro, dans le territoire de la Croatie-Monténégro-Herzégovine-Bosnie ; et il garda toujours un amour fidèle à sa terre, même si, vivant à Padoue, il ne fut pas moins attaché à sa nouvelle patrie hospitalière et surtout à la population près de laquelle il exerça son silencieux et inlassable ministère. Aussi la figure du Bienheureux Léopold synthétise-t-elle en soi cette bivalence ethnique, presque au point d’en faire un emblème d’amitié et de fraternité, que chacun de ceux qui se vouent à son culte devrait prendre à son compte. Ce détail biographique particulier est un premier accomplissement d’une pensée, d’une résolution qui ont dominé sa vie. Comme nous le savons, le Père Léopold fut oecuménique ante litteram, c’est-à-dire qu’il songea, qu’il présagea, qu’il encouragea, toutefois sans agir directement, la recomposition de la parfaite unité dans l’Eglise, même si celle-ci est jalousement respectueuse des particularités multiples de sa composition ethnique ; unité voulue par ses origines historiques et plus encore par la sainte et mystérieuse volonté du Christ, fondateur d’une Eglise toute pénétrée des exigences essentielles du voeu suprême de Jésus : ut unum sint qu’ils soient un tous ceux qu’une même foi, un même baptême, un même Seigneur assemblent dans un seul Esprit, lien de paix (cf. Ep 4,3 et ss. ; Jn 17,11-21). Oh ! Puisse le Bienheureux Léopold être prophète et intercesseur de tant de grâces pour l’Eglise de Dieu !

Mais la note caractéristique de l’héroïcité charismatique du Bienheureux Léopold fut autre; qui l’ignore ? ce fut son ministère au Confessionnal. Le regretté Cardinal Larraona, alors Préfet de la S. Congrégation des Rites, écrivait dans le Décret de 1962 pour la béatification du Père Léopold : « son genre d’existence était celui-ci: après avoir, de bon matin célébré le sacrifice de la Messe il s’asseyait dans la petite cellule du confessionnal et il demeurait là, toute la journée, à la disposition des pénitents. Un tel rythme de vie, il le conserva pendant une quarantaine d’années, sans jamais se plaindre ... ».

Et c’est cela, croyons-nous, le premier titre à la béatification qu’a méritée cet humble capucin et que nous célébrons aujourd’hui. Il s’est sanctifié principalement dans l’exercice du Sacrement de la Pénitence. Par bonheur de nombreux et splendides témoignages ont déjà été mis par écrit et diffusés au sujet de cet aspect de la sainteté du nouveau Bienheureux. Nous n’avons qu’à admirer et à remercier le Seigneur qui, aujourd’hui offre à l’Eglise une si particulière figure de ministre de la grâce sacramentelle de la Pénitence ; qui rappelle, d’une part, les prêtres à un ministère de si capitale importance, de si actuelle pédagogie, de si incomparable spiritualité ; et qui, d’autre part, rappelle aux fidèles, fervents ou tièdes ou indifférents qu’ils soient, quel providentiel et ineffable service est pour eux encore aujourd’hui, et aujourd’hui plus que jamais, la Confession individuelle de bouche à oreille, source de grâce et de paix, école de vie chrétienne, réconfort incomparable au cours du pèlerinage terrestre vers l’éternelle félicité.

Veuille le Bienheureux Léopold réconforter et soutenir les âmes amoureuses de spiritualité en multipliant l’assidue fréquentation au confessionnal que certaines critiques courantes, certainement pas inspirées par une sagesse chrétienne, mûre, voudraient voir reléguée parmi les formes périmées de spiritualité vive, personnelle, évangélique. Veuille notre Bienheureux savoir rappeler à ce tribunal de pénitence, sévère certes, mais non moins aimable refuge d’encouragement, de vérité intérieure, de résurrection à la grâce, d’entraînement à la thérapie de l’authenticité chrétienne, rappeler, disons-nous de nombreuses, très nombreuses âmes engourdies à cause du caractère fallacieusement profane des moeurs modernes pour leur faire expérimenter les secrètes et toujours renaissantes consolations de l’Evangile, du colloque avec le Père, de la rencontre avec le Christ, de l’ivresse de l’Esprit Saint, et pour rajeunir en elles l’anxiété du bien d’autrui, de la droiture et de la dignité des moeurs.

A vous, Frères Franciscains de l’Ordre Capucin, merci d’avoir donné à l’Eglise et au monde un « type » de votre école austère, amicale, pieuse d’un christianisme aussi fidèle à lui-même que capable de réanimer dans le coeur des hommes la joie de la prière et de la bonté.

Et honneur à vous, Fils de Croatie, du Monténégro, de la Bosnie-Herzégovine, de la Yougoslavie tout entière pour avoir engendré à notre époque un modèle si élevé et si humain de votre tradition catholique.

Et vous, Fils de Padoue, sachez honorer à côté de votre Saint Antoine, ce très humble frère de la généalogie franciscaine, et sachez de l’un et de l’autre, transfuser dans les générations nouvelles, les vertus humaines et chrétiennes déjà aussi célèbres dans votre histoire.



27 mai 1976

Ascension

27056
RECONNAITRE L’IMAGE DU CHRIST DANS LA SOUFFRANCE HUMAINE


Le jour de l’Ascension, en la Basilique Saint-Pierre, Paul VI a présidé une concélébration solennelle avec les 20 nouveaux Cardinaux auxquels il a remis l’anneau pastoral à l’issue de la cérémonie. Après la lecture de l’Evangile, le Saint-Père a prononcé une homélie dont voici notre traduction :



Aujourd’hui le Martyrologe offre ce titre à notre fête : « In monte Oliveti Ascensio Domini nostri Jesu Christi ». C’est ainsi que l’Ascension attire et fixe le regard de nos âmes sur cette merveilleuse et lumineuse image du Seigneur s’élevant vers le ciel comme un globe de feu qui, au fur et à mesure qu’il s’éloigne de nous, se fait plus ardent, plus éblouissant au point de surpasser la lumière du soleil cosmique et de devenir Lui-même la splendeur de l’univers, en révélant ainsi de nouveaux et profonds aspects résultant de cette illumination révélatrice elle-même (cf. Is
Is 60,19 Ap 21,23 Ap 22,5). Les yeux en restent éblouis et la splendeur devient mystère. Mais notre joie demeure et se fait conscience, se fait parole, se fait chant.

Nous, en attendant, nous jouissons de cette heureuse coïncidence : la célébration de la gloire du Christ qui monte au ciel et s’assied à la droite du Père, projette sa lumière sur la liturgie solennelle que nous célébrons en ce moment et qui voit, recueillis autour de nous dans l’accomplissement des saints rites eucharistiques, appelés à partager avec le successeur de Saint Pierre l’appartenance au clergé de siège romain, l’honneur et la charge de participer au gouvernement pastoral du centre de l’unité et de la catholicité de la Sainte Eglise Romaine, et de témoigner et d’assurer la régulière succession de son Evêque, Vicaire du Christ et serviteur des serviteurs de Dieu. Comme il est rempli de beauté spirituelle et rayonnant de signification prophétique, le fait que sur ce tableau ecclésial, sur ce moment liturgique, resplendit la mystérieuse, mais, dans quelques instants de cette célébration sacrée, la réelle, présence de Jésus lui-même, Fils de Dieu et fils de l’homme dont l’Eglise fête aujourd’hui le céleste et, désormais, éternel triomphe ! Le Christ est avec nous et, bien que représenté dans l’acte de son sacrifice rédempteur, Il est avec nous dans la plénitude de sa gloire.

Oh ! gloire à Toi, ô Seigneur qui, bien que soustrait à notre expérience sensible, est quand même avec nous, dans la divine fidélité à ta promesse finale : « Voilà, je suis avec vous pour toujours, jusqu’à la fin du monde » (Mt 28,20). Nous, en ce moment, nous regardons le cadran de notre histoire et nous croyons et disons en toute franchise : en ce moment, oui, Lui, le Christ ressuscité, vivant et céleste, se trouve avec nous ; aujourd’hui nous honorons et proclamons à nous-même, à l’assemblée qui nous entoure et aux Peuples dont nous sommes, nous, respectivement les fils et dont nous assumons, d’une certaine manière la représentation : Le Christ, le bon Pasteur de l’humanité, le Maître et le Sauveur du monde, celui qui « est appelé : Conseiller admirable, Dieu puissant, Père pour toujours, Prince de la Paix » (Is 9,5), est parmi nous. Il l’a dit : « Que deux ou trois soient réunis en mon Nom, je suis là au milieu d’eux » (Mt 18,20). Et nous tous qui nous trouvons ici, nous sommes précisément réunis en Ton Nom.

Et, si intime, si urgent se fait le sens de cette divine, ineffable présence du Christ qu’un désir ingénu mais évangélique, nous surprend : Seigneur, nous voudrions te voir ! » (cf. Jn 12,21). Comment est-il, le visage du Christ ? Combien nombreuses sont-elles, ô Jésus, les images de Toi que la piété et l’art chrétien nous ont mises devant les yeux ; et il y en a beaucoup, parmi elles, qui, de quelque manière, ne représentent pas seulement l’aspect humain et douloureux de Jésus, mais aussi son aspect céleste et glorieux ; nous pensons à celui de la transfiguration, décrit par l’Evangile : « son visage resplendit comme le soleil et ses vêtements devinrent éblouissants comme la lumière » (Mt 17,2) ; nous pensons à celui de l’Apocalypse : « ... je vis sept candélabres d’or entourant comme un fils d’homme, revêtu d’une longue robe serrée à la taille par une ceinture en or. Sa tête, avec ses cheveux blancs, est comme de la laine blanche ou de la neige, ses yeux comme une flamme ardente... » (Ap 1,12-14).

Mais ces images bibliques du Jésus céleste enchantent nos esprits et nous font, pour ainsi dire, ressentir la sublime distance du Christ ressuscité plutôt qu’engager notre trépidant discours à tisser à nouveau cette conversation humaine à laquelle sa présence terrestre avait permis aux apôtres de participer (cf. Ba Ba 3,38).

Et alors, Frères? Allons-nous demeurer éblouis nous aussi, comme Saint Paul sur le chemin de Damas quand, foudroyé par l’apparition du Christ, terrorisé par son appel : « Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ? » il demanda : « Qui es-tu, Seigneur ? » (Ac 9,4-5) ? La vision resta gravée dans la mémoire et dans l’âme de l’apôtre (cf. Ac 22,6 Ac 23,13), éclaira sa vocation et orienta sa vie.

Il doit en être ainsi pour nous, également. Nous devrions porter dans l’âme le mystère de l’Ascension comme point transcendant assurément, et pour l’instant, invisible et ineffable, au-delà du voile de notre horizon sensible et temporel; et reporter à ce point céleste l’axe de notre existence présente. « Du moment donc que vous êtes ressuscites avec le Christ, nous avertit Saint Paul, recherchez les choses d’en-haut, là où se trouve le Christ assis à la droite de Dieu. Songez aux choses d’en-haut, non à celles de la terre » (Col 3,1-2) ; et encore : « Pour nous, notre cité se trouve dans les cieux, d’où nous attendons ardemment, comme Sauveur, le Seigneur Jésus-Christ » (Ph 3,20). Nous devons vivre eschatologiquement, tendus vers l’espérance qui ne déçoit jamais » (Rm 5,5).

Nous savons que l’esprit moderne refuse ce dessein constitutif de l’existence humaine. L’esprit moderne, nous voulons dire celui qui est privé du phare guidant l’espérance chrétienne, et tout imprégné du souci de conquérir les biens temporels, actuels. La science naturelle est sa seule source de lumière ; le bien-être économique son seul paradis terrestre ; et parfois, les besoins légitimes et importants de la vie naturelle et présente, on voudrait les opposer à la finalité religieuse de la vie, les considérant comme primordiaux et même comme les seuls qui méritent la recherche humaine, les seuls qui soient dignes de dominer et même de remplacer les besoins et les devoirs de l’esprit et les promesses de la foi. Ceci n’est pas conforme au programme chrétien dont le dessein, tout en reconnaissant et en servant les nécessités du temps, va bien au-delà des limites des intérêts matériels et des plaisirs momentanés du carpe diem. Et, merveille, le chrétien, pèlerin en marche vers le Christ au-delà du temps et par conséquent libre et agile, au coeur détaché de la scène éphémère de ce monde (cf. 1Co 7,31), sait précisément en raison de son amour attentif pour le Christ glorieux de l’au-delà, découvrir le Christ de l’en-deçà ; il entrevoit son Christ, digne d’un total dévouement, dans son frère pauvre, humble, souffrant où l’image mystique du Jésus céleste, s’incarne — selon la parole divine — dans la douleur humaine d’ici-bas. Notre fête de l’Ascension du Christ peut, en effet, être célébrée également ainsi, en écoutant et en réalisant sa bouleversante parole d’amour social : « En vérité je vous le dis, tout ce que vous ferez à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’aurez fait » (Mt 25,40). Qu’ainsi l’Ascension du Christ au ciel, éclaire, guide et soutienne notre démarche sur la terre !




17 juin 1976

Corpus Domini

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LA SOUFFRANCE ET LA RÉDEMPTION

La fête du « Corpus Domini », a été célébrée le jeudi 17 d’une manière simple et émouvante. Paul VI s’est rendu à l’Institut Polyclinique « Agostino Gemetti ».

Après l’Evangile, le Saint-Père prononça une homélie dont nous donnons ci-dessous la traduction.

Le Saint-Père a personnellement distribué la communion aux Autorités présentes à une délégation de malades représentant tous leurs frères souffrants.



Nous nous faisons un devoir de saluer notre auditoire tout particulier avant de lui adresser la parole religieuse que nous sommes venu annoncer et célébrer aujourd’hui dans cette citadelle d’études sanitaires, de soins propres à la science médicale, de souffrances humaines rassemblées ici dans l’expérience très commune de la douleur humaine et dans l’espoir d’y trouver, sens et remède. Oui, saluer cette communauté extrêmement significative qu’entouré une nombreuse et chère foule de parents et d’amis. Le coeur se dilate ; et nos intentions dépassent la mesure du temps accordé à notre expression. Mais nous ne saurions renoncer complètement à quelqu’accommodement de frères et de fils, de défunts et de vivants, de professeurs et d’étudiants, de personnel sanitaire et de malades, de ministres de cette maison et de tous ces hôtes qui nous entourent ; et nous ne pensons manquer ni au style ni à l’esprit de cette célébration si elle veut précisément évoquer le mystère de l’Eucharistie dont l’institution originelle eut pour cadre un repas rituel et fraternel. Nous adressons une respectueuse et reconnaissante pensée au toujours regretté Père Gemelli au génie duquel cette oeuvre doit sa fondation et à la mémoire duquel elle est dédiée. Et de même nous garderons dans le coeur et dans la prière le souvenir de tous ceux qui ont consacré à l’oeuvre elle-même leurs pensées, leur temps, leurs moyens, leurs laborieux efforts, qui lui ont donné sa structure et qui maintenant, sous le signe de la foi, dorment du sommeil de la paix.

Mais ce confiant hommage à la communion des saints passés à l’autre vie, nous convie d’autant plus à saluer ceux qui, réunis ici partagent notre vie actuelle, à commencer par le Recteur Magnifique de l’Université Catholique l’illustre, et à nous très cher, Professeur Lazzati, ici présent, et avec lui, le non moins illustre Président de la Faculté de Médecine, le Professeur Sanna, ainsi que le Directeur Sanitaire de la Polyclinique, le Professeur Ortona.

Nous saluons également tous les membres du Corps enseignant et du Corps médical et sanitaire qui apportent ici le concours de leur précieuse activité ; et de même, nous saluons tous ceux qui travaillent et tous ceux qui vivent dans cette complexe institution scientifique et sanitaire ; parmi eux nous rappellerons tout particulièrement les étudiants, à qui nous témoignons notre estime et notre affection, ainsi que cette amitié qui nous reste de cette époque où nous étions chargé de l’assistance spirituelle au monde estudiantin.

Mais à vous tous, les malades, les hôtes de la Polyclinique, nous adressons tout spécialement nos salutations, nos voeux, notre bénédiction un peu pour caractériser, avec cette mention spéciale, un aspect non secondaire de la liturgie que nous célébrons maintenant : c’est-à-dire la relation existant entre la Passion de Jésus et l’Eucharistie.

Puis encore, que soient bienvenus à cette rencontre diocésaine les Prélats de la Curie Romaine et du Vicariat de Rome qui se sont rassemblés ici et avec eux les très vénérés et très chers Curés et Vicaires du Clergé de Rome ainsi que tous les fervents fidèles et pèlerins dociles à l’invitation de notre fête Romaine du Corpus Domini, la Fête-Dieu qui cette année se célèbre ici.

Nous voulons également adresser un respectueux et reconnaissant salut aux Autorités civiles présentes à cette cérémonie : à M. le Préfet de Rome et au Représentant du Maire de la Ville et aux autres Personnalités dont la présence honore cette cérémonie, nous voulons assurer ces illustres personnes de notre reconnaissance et de notre satisfaction et, en même temps, confirmer le respect que l’Eglise réserve à leurs hautes fonctions que nous souhaitons fécondes pour l’ordre et la prospérité civile de la population ; en ce moment religieux, nous en ferons également l’objet de notre souvenir spirituel.

Nous sommes donc ici célébrant la Fête-Dieu, fête du « Corpus Domini ».

En soi, cette fête a déjà été célébrée le Jeudi-Saint, avec une cérémonie d’intense piété, particulièrement émouvante ; mais la succession liturgique nous a remis tout aussitôt en mémoire le drame déchirant du Vendredi-Saint puis l’événement joyeux et glorieux de Pâques de la Résurrection. L’Eglise s’est rendue compte que le Jeudi-Saint nous a laissé une merveilleuse et mystérieuse réalité sacramentelle, en liaison avec notre vie dans le Temps, et de ce fait, en un certain sens, permanente, toujours présente, et jamais assez méditée, appréciée, célébrée. Aussi, l’Eglise a-t-elle institué cette fête, comme une manière de penser à nouveau au Jeudi-Saint, convaincue comme elle l’est qu’elle ne parviendra jamais à sonder à fond tout ce que contient de richesse incommensurable ce mystère eucharistique. C’est pour cela qu’elle le rappelle de nouveau ; c’est pour cela qu’elle l’honore avec une liturgie nouvelle, qu’elle l’explore avec une attention renouvelée.

Toutefois nous ne dirons rien de nouveau. Mais ce que nous choisissons aujourd’hui comme sujet de méditation sur l’Eucharistie non seulement peut suffire à animer notre pensée et notre dévotion, mais dépasse la mesure de nos capacités théologiques et de nos facultés cultuelles au point de remplir nos âmes de joyeux émerveillement et d’accroître son désir d’en savoir plus.

Parce que l’Eucharistie est un sacrifice. Voilà tout ! mais combien riche est la vérité que nous venons d’annoncer ! L’Eucharistie est le sacrifice du Christ sur la croix, réfléchi, reproduit, perpétué de manière non sanglante, mais dans sa réalité originelle, dans la Messe (cf. Denz-Schoen., 802,
DS 1740-1741).

Les gens de notre époque n’ont pas souvent un esprit préparé à comprendre ce qu’il y a d’étonnant, de toujours vrai et vivant dans ce cosmos des réalités religieuses. Il faut être initié aux secrets de l’amour divin pour être capable de comprendre, au même titre que les saints, c’est-à-dire des chrétiens fidèles, quelle est l’ampleur, l’extension, la hauteur et la profondeur... (nous dirions dimension incommensurable) de l’amour du Christ qui est au-delà de toute connaissance, comme l’écrivait Saint Paul (Ep 3,17-19). Et cette charité, cet amour, quel est-il ? L’amour est ce Dieu lui-même dont nous, à cause de nos déficiences, spéculatives, allons même jusqu’à mettre en doute l’existence ; alors qu’il est le Principe de toute chose, et Principe tel qu’il est appelé Père ; un Père qui a tellement aimé le monde, l’humanité, chacun de nous qu’il nous a donné son Fils unique (Jn 3,16). Et c’est ce Fils unique, le Verbe éternel de Dieu, qui s’est fait homme pour notre salut... Mais aujourd’hui, qui croit encore sérieusement que l’homme a besoin d’être sauvé ? Or, il en est ainsi ; et le Fils de Dieu « précisément pour nous et pour notre salut » s’est fait chair comme le dit notre acte de foi, et le Christ Jésus, Fils de Dieu et Fils de l’homme, à son tour, comme nous le dit Saint Paul « m’a aimé et s’est sacrifié pour moi » (Ga 2,20). Il s’est sacrifié ? Mais peut-il encore exister une religion qui s’exprime en sacrifices ? Non, les sacrifices de la loi antique et des religions païennes n’ont plus de raison d’être ; mais un sacrifice, un sacrifice valable, unique et éternel, oui, le monde en a toujours besoin pour la Rédemption du péché humain (une autre vérité, si triste et si réelle que le monde moderne, incrédule, veut ignorer) ; c’est le sacrifice du Christ sur la Croix qui efface le péché du monde ; sacrifice que l’Eucharistie rend actuel en tout temps, et auquel elle permet la participation des hommes de cette terre : « Voici l’Agneau de Dieu, voici Celui qui efface les péchés du monde » (Jn 1,29), nous crie encore, du désert, le Prophète Précurseur, à l’arrivée de Jésus de Nazareth.

Répétons-le : c’est un cosmos de vérités religieuses, que seule la fenêtre de la foi ouvre au contemplatif le plus pénétrant et à l’enfant le plus simple et innocent (Mt 11,25). Mystère de la foi ! Jésus, se revêtant des apparences du pain et du vin, se rend présent comme corps et sang de Victime sacrificatoire ; victime crucifiée à mort, non seulement par nous, pécheurs, mais pour nous qui devenons les commensaux de son sacrifice devenu sacrement de vie.

Mystère de foi, aveuglant certes, mais qui illumine les profonds et essentiels destins de notre vie. Et ici s’ouvre une nouvelle révélation. Elle s’ouvre particulièrement pour tous ceux qui en présence ou sous la pression de la souffrance physique sont tourmentés de la souffrance spirituelle d’un atroce pessimisme ; souffrance spirituelle qui redouble la douleur du penseur, du malade, du blessé : pourquoi souffre-t-on ? A quoi sert-il de souffrir ? La douleur est absurde, a-t-on envie de crier ; la douleur est inutile, la douleur est insupportable. Et voilà, chers frères, que s’ouvre une nouvelle révélation pour nous faire entrevoir dans le Christ la transfiguration de la souffrance, quand elle prend la valeur du sacrifice ; cette intention de sacrifice que le Christ a conféré à sa Passion en a fait une source de salut, une apothéose d’amour.

Ne peut-on pas attendre quelque chose de semblable de nos souffrances ? et cela ne se réalise-t-il pas quand la foi et l’amour les soutiennent et les subliment ? Nous-mêmes, ne pouvons-nous donner à la douleur un sens, un but, une utilité et, enfin, un amour qui en adoucit l’acuité et lui confère une valeur imprévue ? une valeur d’expiation de rédemption, comme celle qu’eut la croix du Christ ? Saint Paul nous donne cette célèbre réponse : « En ce moment, écrit-il aux Colossiens, je trouve ma joie dans les souffrances que j’endure pour vous et je complète en ma chair ce qui manque aux épreuves du Christ pour son Corps, qui est l’Eglise » (Col 1,24). Et le fait de savoir que l’Eucharistie est le Sacrement de la Passion du Christ ne réussit-il pas peut-être à en faire le meilleur réconfort suggestif et la plus grande valeur objective de nos douleurs ? Et cela n’établit-il pas une communion entre nos souffrances humaines et celles, humano-divines, du Christ ? Cela n’infuse-t-il pas dans notre douleur quelque chose de sublime, de divin ? une utilité transmissible à la propre communion des hommes et des saints ? La douleur acquiert ainsi une signification et un mérite qui pour nous, associés au Christ-Eucharistie, annule la sentence que Saint Augustin lançait aux païens : « perdidistis utilitatem calamitatis, et miserrimi factis estis » (De Civ. Dei, 1, 33) ; vous avez méconnu l’utilité de souffrir et êtes devenus misérables.

Notre discours se termine ici, Frères, non sans vous laisser à tous ce message eucharistique : la possible utilité rédemptrice de la douleur dans la communion intentionnelle et sacramentelle avec la Passion du Christ, jusqu’à présent réfléchie pour nous par le Christ glorieux dans le Christ sacrifié de l’Eucharistie, comme enseignement, comme exemple, comme réconfort, comme aliment, comme gage de vie éternelle « Je suis le pain de vie... je suis le pain vivant descendu du ciel... Qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle et je le ressusciterai au dernier jour » (Jn 6,49-51) ; c’est ce que promet le Seigneur.

Amen, amen, pour nous tous ! Amen !





Paul VI Homélies 7036