Thomas sur Jean 9

9Jn 1,15


191. Après avoir montré comment le Verbe s’est Lui-même fait connaître aux Apôtres par la vue, l’Evangéliste va montrer ici comment Il s’est fait connaître aux Apôtres et à d’autres par l’ouïe 1. Ro 10, 17, à travers le témoignage de Jean-Baptiste.

Il introduit d’abord le témoin: JEAN LUI REND TEMOIGNAGE; puis il indique le mode de témoignage: ET IL CRIE [n° 193]; enfin il décrit ce témoignage. Voici Celui dont j’ai dit: Celui qui vient après moi est passé devant moi parce qu’avant moi Il était [n° 194].


 JEAN LUI REND TEMOIGNAGE

192. Voici ce que dit l'Evangéliste: Nous avons vu sa gloire, gloire qu’il tient de son Père comme Fils unique 2.In 1, 14 mais au cas où l’on ne croirait pas les Apôtres, qu’un autre témoin s’approche donc, Jean-Baptiste, qui LUI REND TEMOIGNAGE, car c’est un témoin fidèle et qui donc ne mentira pas — Le témoin fidèle ne ment pas 3.Prov 14, 5. Vous avez envoyé à Jean des messagers et il a rendu témoignage à la vérité, [dit le Seigneur]. 4. in 5, 33.

JEAN en effet REND TEMOIGNAGE autrement dit, il remplit son office avec persévérance, car les lèvres véridiques seront affermies pour jamais. 5. Prov 12, 19.

II. ET IL CRIE

193. L’Evangéliste indique ici comment Jean rend témoignage: par un cri. C’est pourquoi il dit: IL CRIE, c’est-à-dire qu’il s’exprime avec liberté et sans crainte — Elève la voix avec force (...) Elève-la sans crainte. Dis aux villes de Juda: Voici votre Dieu 6.Isaïe 40, 9.

IL CRIE, c’est-à-dire qu’il s’exprime avec ardeur et grande ferveur — Sa parole brûlait comme une torche7. Sir 48, 1, comme les Séraphins, c’est-à-dire ceux qui brûlent — qui criaient l’un à l’autre 8. Isaïe 6, 3, exprimant par là l’amour brûlant au plus intime d’eux-mêmes.

IL CRIE, c’est-à-dire qu’il s’exprime publiquement et ouvertement, et non pas en figures — CRIE SANS CESSE, FAIS ENTENDRE TA VOIX 9. Isaïe 58, 1.
.



III. VOICI CELUI DONT J’AI DIT: CELUI QUI VIENT. APRES MOI EST PASSE AVANT MOI, PARCE QU’A VANT MOI IL ETAÏT.

194. En rapportant ces paroles du Baptiste, Jean exprime ce qu’est ce témoignage. Il en expose d’abord la continuité, puis présente celui qui en est l’objet [n° 196].

VOICI CELUI DONT J’AI DIT...

195. Le témoignage de Jean-Baptiste fut continu, car il rendit témoignage au Christ non pas une fois seulement, mais bien souvent et avant même que le Christ ne vînt à lui; aussi déclare-t-il: VOICI CELUI DONT J’AI DIT..., c’est-à-dire: je Lui ai rendu témoignage avant de Le voir — Toi, petit enfant, tu seras appelé prophète du Très-Haut 10. Luc 1, 76. Et cela parce qu’il montre le présent et le futur. De plus son témoignage fut certain, car il L’a désigné non seulement en son absence mais en sa présence; c’est pourquoi il dit: VOICI, comme le montrant du doigt; de même il dira plus tard: voici l’Agneau de Dieu11. Jean 1, 36.

Cela indique que le Christ fut présent en ce lieu; souvent, de fait, avant d’être baptisé et de prêcher, Il avait coutume de venir auprès de Jean.


CELUI QUI VIENT APRES MOI

196. Jean décrit ensuite Celui à qui il rend témoignage. Il faut remarquer ici que Jean observe les usages d’un bon maître qui ne livre pas immédiatement à ses disciples les choses les plus profondes et cachées de la science, mais qui peu à peu, partant des choses qui leur sont manifestes, progresse vers ce qu’il y a de plus profond dans la doctrine.

Ainsi Jean ne dit pas immédiatement que le Christ est le Fils de Dieu; il commence par Le présenter comme le dépassant, pour, de là, conduire ceux qui l’écoutent à des choses plus profondes. Jean, en effet, avait une si grande réputation que les hommes auraient pu croire qu’il était le Christ; c’est pourquoi, dès le point de départ, il était nécessaire de présenter Jésus comme plus grand que lui. II se compare ainsi au Christ dans l’ordre de la prédication [n° 197], de la dignité [n° 198] et de la durée [n° 199].

197. Dans l’ordre de la prédication Jean a certes devancé le Christ. C’est pourquoi il dit: CELUI QUI, c’est-à-dire le Christ, VIENT ou va venir APRES MOI, non pas dans le monde puisque le Christ était déjà né quand il a dit cela, mais pour prêcher et être connu des hommes — Voici que j’envoie mon messager et il préparera la voie devant ma face12. Mal 3, 1.

Notons que le verbe" venir’" est ici au présent [venit latin peut être présent ou passé], parce que le grec emploie le participe présent.

Jean est venu avant le Christ pour deux raisons. D’abord, selon Chrysostome 13. In Ioannem hom., 13, ch. 2, PG 59, col. 88, parce que Jean était parent du Christ selon la chair: Déjà Elisabeth, ta pa rente, a conçu un fils dans sa vieillesse 14. Luc 1, 36. Si le Précurseur avait rendu témoignage au Christ après L’avoir connu, on aurait pu suspecter son témoignage; aussi, pour lui donner plus d’efficacité, il vint remplir le ministère de la prédication alors qu’il n’avait pas encore eu d’intimité avec le Christ. Voilà pourquoi il disait: Moi, je ne le connaissais pas, mais c’est pour qu’Il fût manifesté à Israël que je suis venu baptiser dans l’eau. 15. Jean 1, 31.

En second lieu, Jean a précédé le Christ parce que, dans les réalités qui passent de la puissance à l’acte, il faut que l’imparfait précède le parfait dans le temps; [C'est pourquoi Paul dit:] Ce n’est pas le spirituel qui paraît d’abord, mais ce qui est charnel 16. 1 Corinthiens 15, 46. Il fallait donc que l’enseignement parfait du Christ vînt après l’enseignement imparfait de Jean; ce dernier, en effet, est intermédiaire entre l’enseignement de l’ancienne Loi, qui était en figures et annonçait de loin le Christ, et l’enseignement du Christ qui est manifeste et L’annonce clairement.




IL EST PASSE AVANT MOI

198. Dans l’ordre de la dignité, c’est le Christ qui précède Jean: IL EST PASSE AVANT MOI [IL A PARU AVANT MOI], dit Jean. Les Ariens trouvèrent là une occasion d’erreur. En effet, ils disaient que ces paroles: CELUI QUI VIENT APRES MOI doivent s’en tendre du Christ selon la chair, mais que ce qu’ajoute Jean: IL A PARU AVANT MOI, ne peut s’entendre de Lui qu’en tant qu’Il est le Verbe. Ils prétendaient donc que le Verbe de Dieu, avant d’être uni à la chair, était quelque chose de créé. Mais selon Chrysostome 17. In Ioannem hom., 13, c 3, PG 59, col. 89. c’est là une opinion insensée. En effet, si cela était vrai, le Baptiste n’aurait pas dit: IL A PARU AVANT MOI, PARCE QU’AVANT MOI IL ETAIT; car nul n’ignore que s’Il était avant lui, Il a paru avant lui. Il aurait dit au contraire: "Il était avant moi parce qu’avant moi Il a paru". Voilà pourquoi, il faut entendre IL A PARU AVANT MOI [d'une priorité] de dignité; autrement dit, "Il m’a été préféré et Il a été placé avant moi", c’est-à-dire: Jésus est venu après moi pour prêcher, cependant Il a été placé avant moi, car II est plus digne que moi et Il m’est supérieur par l’autorité et dans l’estime des hommes L’or ne peut Lui être comparé 18. Jb 28, 17. Ce qui est futur [CELUI QUI QUI VA VENIR APRES MOI], il le dit accompli [IL EST PASSE AVANT MOI] parce que la certitude de la prophétie implique que l’on parle des choses futures comme si elles étaient déjà accomplies. Ainsi, il est dit dans la Glose que à IL EST PASSE

AVANT MOI correspond dans le grec IL EST PASSE DEVANT MOI 19. Glossa ordinaria, PL 114, col. 357, c’est-à-dire en ma présence; autrement dit Il m’est apparu, Il s’est fait connaître et s’est manifesté à moi.

PARCE QU’AVANT MOI IL ETAIT.

199. Dans l’ordre de la durée c’est le Christ qui pré cède Jean. C’est pourquoi Jean dit: AVANT MOI IL ETAIT, parce que Lui est de toute éternité et que moi je suis dans le temps. Aussi, bien que je sois venu prêcher avant Lui, c’est cependant avec raison qu’Il m’a été préféré, parce qu’AVANT MOI IL ETAIT, c’est-à-dire de toute éternité — Hier et aujourd’hui Jésus-Christ est le même, Il le sera à jamais 20. He 13, 8, et: Avant qu’Abraham fût, je suis 21. In 8, 58. Ainsi le Christ, selon sa divinité, précède Jean dans la durée.

Les paroles AVANT MOI IL ETAIT peuvent enfin s’expliquer en référence à l’ordre du temps selon la chair. En effet, le Christ, dès le premier instant de sa conception, fut Dieu parfait et homme parfait, doté d’une âme raisonnable rendue parfaite par ses vertus, et d’un corps différencié en tous ses linéaments, mais sans avoir pour autant sa quantité parfaite. [Jérémie avait prédit:] La femme entourera l’homme 22. Jr 31,22, c’est-à-dire un homme parfait. Or c’est un fait reconnu que le Christ a été conçu avant la naissance de Jean, et comme un homme parfait; ainsi, avant Jean, Il fut parfait dans son humanité. Aussi Jean pouvait-il dire: IL A PARU AVANT MOI PARCE QU’AVANT MOI IL ETAIT.



Jean 1, 16-17: LE VERBE INCARNE, SOURCE ET DONATEUR DE TOUTE GRACE

10Jn 1,16-17


200. Les paroles ET DE SA PLENITUDE NOUS AVONS TOUS REÇU peuvent s’entendre d’une double manière, selon qu’on les rattache au verset 15 ou au verset 14.

Selon Origène 1, elles sont prononcées par Jean-Baptiste qui les ajoute comme preuve de ce qui pré cède, comme pour dire: Il était vraiment avant moi, parce que DE SA PLENITUDE, c’est-à-dire de sa plénitude de grâce, non seulement moi mais TOUS, c’est-à-dire les prophètes, NOUS AVONS REÇU. Donc, avant nous Il était. D’après cette lecture, l'Evangéliste entreprend son récit à partir du verset Jean rend témoignage.

Selon Augustin 2 et Chrysostome 3, ces paroles sont celles de l’Evangéliste et se rattachent à ce qu’il a dit précédemment du Verbe: plein de grâce et de vérité. Ainsi, après avoir rapporté que le Verbe incarné s’est fait connaître par la vue et par l’ouïe, comme on l’a dit précédemment, l’Evangéliste explique maintenant, en premier lieu, comment le Verbe s’est fait connaître aux Apôtres par la vue, par ce qu’ils ont reçu du Christ; et, en second lieu, comment Jean lui a rendu témoignage: Voici quel fut le témoignage de Jean [n° 223].
1. Sur Jean, 6, § 32 ss.; trad. C. Blanc, SC 157 (Le Cerf, Paris 1970), pp. 153 ss.
2. Tract. in Ioann., 3, 8, BA 71, p. 225.
3. In Ioannem hom., 14, ch. 1, PG 59, col. 92.


A propos du premier point, l’Evangéliste montre d’abord que le Christ est la source et l’origine de toute grâce spirituelle; il montre ensuite [n° 203] que c’est du Christ que nous proviennent les grâces.



I

ET DE SA PLENITUDE NOUS AVONS TOUS REÇU

201. Il dit donc d’abord: l’expérience atteste que nous L’avons vu plein de grâce et de vérité, puisque DE SA PLENITUDE NOUS AVONS TOUS REÇU.

C’est pourquoi nous pouvons dire qu’Il a été "plein" [de grâce]. Certes, nous lisons dans l’Ecriture que certains ont été pleins de grâce 4, par exemple la bienheureuse Vierge — je te salue, pleine de grâce, — et Etienne — plein de grâce et de force 5. Mais la plénitude du Christ est autre que la leur. On dit en effet qu’est" plein" ce en quoi il n’y a aucun vide. La capacité de l’âme peut donc être pleine dans l’ordre de la suffisance, c’est-à-dire de telle sorte que rien ne lui manque de la grâce [pour accomplir les actes bons; c’est cette plénitude qui fut en Etienne. La capacité de l’âme peut aussi être pleine non seulement dans l’ordre de la suffisance, mais encore dans l’ordre de la surabondance; et cette plénitude de surabondance fut spécialement, et d’une manière unique, dans le Christ, parce qu’elle a surabondé sur les autres de telle sorte qu’Il fut l’auteur et la source de la grâce. Mais dans la bienheureuse Vierge, la plénitude de grâce fut d’un ordre intermédiaire parce que, bien qu’il y eût en elle la plénitude d’une certaine surabondance, elle ne fut cependant pas auteur de la grâce pour les autres; mais de son âme la grâce surabondait dans la chair. En effet, par la grâce de l’Esprit Saint, non seulement l’esprit de la Vierge fut uni à Dieu par l’amour, mais encore ses entrailles furent fécondées par l’Esprit Saint; c’est pourquoi Gabriel, aussitôt après avoir dit: Je te salue, pleine de grâce, a ajouté, faisant allusion à la plénitude [en] ses entrailles: le Seigneur est avec toi 6.
4. Luc 1, 28.
5. Ac 6, 8.


Donc, pour montrer cette plénitude unique de surabondance qui est dans le Christ, l’Evangéliste dit DE SA PLENITUDE NOUS AVONS TOUS REÇU, c’est-à-dire les Apôtres et les fidèles qui furent, sont et seront, ainsi que tous les anges.

202. Remarquons-le, ta préposition latine DE marque parfois l’efficience, parfois la consubstantialité comme lorsqu’on dit: le Fils est" du Père" —, parfois le caractère partiel, comme lorsque je dis: "prends de ceci", c’est-à-dire une partie et non pas le tout. Et elle a bien ces trois sens quand l'Evangéliste dit DE SA PLENITUDE NOUS AVONS TOUS REÇU. En effet, elle indique d’abord dans le Christ l’efficience de la grâce ou l’autorité; car la plénitude de la grâce qui est dans le Christ est cause de toute grâce qui est en toute créature douée d’intelligence. [Aussi la Sagesse] dit-elle:] Venez à moi, vous tous qui me désirez, et de mes fruits, c’est-à-dire de ce qui procède de moi, rassasiez-vous 7.

La préposition DE marque ici, en second lieu, la consubstantialité parce que, bien que les dons habituels soient en nous autres que dans le Christ, cependant l’Esprit Saint qui est dans le Christ, un et le même, remplit tous les saints. En ce sens, la plénitude du Christ est l’Esprit Saint qui procède de Lui, en Lui étant consubstantiel en nature, en puissance et en majesté.

En effet, bien que les dons habituels soient autres dans l’âme du Christ et en nous, c’est cependant l’unique et même Esprit qui est en Lui et qui remplit tous ceux qui doivent être sanctifiés. Un seul et même Esprit produit tous ces dons [dit saint Paul] 8; Je répandrai mon Esprit sur toute chair 9.Si quelqu’un n’a pas l’Esprit du Christ, il ne Lui appartient pas 10, Car l’unité de l’Esprit Saint fait l’unité dans l’Eglise. "L’Esprit du Seigneur remplit toute la terre 11.

Enfin, quand l'Evangéliste dit DE SA PLENITUDE NOUS AVONS TOUS REÇU, la préposition DE indique que nous ne recevons qu’une partie. Le Christ, Lui, a eu la plénitude des dons de l’Esprit Saint, qu’Il n’a pas reçu avec mesure 12; mais nous, nous recevons en partie parce que nous participons aux dons du Saint-Esprit, puisque nous Le recevons avec mesure: A chacun de nous la grâce a été accordée selon la mesure du don du Christ 13.
6. Luc 1, 28.
7. Sir 24, 26 (LXX 24, 19).



II

ET GRÂCE SUR GRÂCE. PARCE QUE LA LOI A ETE DONNEE PAR MOISE, MAIS LA GRÂCE ET LA VERITE SONT VENUES PAR JESUS-CHRIST.

203. L’Evangéliste montre ici que les grâces nous viennent du Christ. Il montre d’abord que c’est du Christ, qui en est l’auteur, que nous avons reçu la grâce; puis que c’est de Lui que nous recevons la sagesse qu’Il nous enseigne: Personne n’a jamais vu Dieu. Le Fils unique qui est dans le sein du Père, Lui l’a fait connaître. Jean développe le premier point en deux parties. Il montre d’abord que NOUS AVONS REÇU DE SA PLENITUDE, et montre ensuite la nécessité, pour nous, de la recevoir [n° 205].
8. 1 Corinthiens 12, 11.


9. J 3, 1.


10. Ro 8, 9.
11. Sg 1,7 (cité dans l’éd. Marietti).
12. Cf. Jean 3, 34.
13. Eph 4, 7.





 ET GRACE SUR GRACE.

204. L’Evangéliste affirme donc en premier lieu que NOUS AVONS REÇU DE LA PLENITUDE du Christ, ET GRACE SUR GRACE.

Or, dans cette affirmation, nous devons comprendre que DE SA PLENITUDE nous recevons une certaine grâce, mais que sur cette grâce nous en avons reçu une autre; c’est pourquoi il faut voir quelle est la première grâce, et quelle est la seconde.

Selon Chrysostome 14, la première grâce que reçut tout le genre humain — c’est en effet de tout le genre humain que parle ici l'Evangéliste — fut la grâce de l’Ancien Testament, donnée dans la Loi. Cette grâce fut grande, certes; la Sagesse l’affirme: Je vous accorderai un don excellent 15. Ce fut une grande chose, en effet, que les préceptes aient été donnés par Dieu aux hommes idolâtres, ainsi que la connaissance véritable du seul vrai Dieu — Quel est donc le privilège du Juif, ou quelle est l’utilité de la circoncision? Grands à tous égards. D’abord, c’est à eux qu’ont été confiés les oracles de Dieu 16 Cependant sur cette grâce, c’est-à-dire à sa place, nous en avons reçu une seconde: Il égalera une grâce à sa grâce 17.

La première grâce ne suffisait-elle donc pas? Je réponds: il faut dire que non 18, et c’est pourquoi il était nécessaire que vînt une autre grâce.
14. In Ioannem hom., 14, ch. 1, PG 59, col. 92-93.
15. Prov 4, 2.
16. Ro 3, 1.
17. Zach 4, 7.
18. texte de l’édition Marietti explique: "parce que la Loi ne donne que la connaissance du péché, elle n’enlève pas le péché — En effet la Loi n’a conduit personne à la perfection (11e 7, 19) et c’est pourquoi il était nécessaire que vînt une autre grâce. "





PARCE QUE LA LOI A ETE DONNEE PAR MOÏSE, £[17] MAIS LA GRACE ET LA VERITE SONT VENUES PAR JESUS-CHRIST.

205. Et c’est pourquoi l’Evangéliste ajoute ces paroles, faisant passer devant Moïse le Christ que Jean-Baptiste n’avait fait passer que devant lui. Or Moïse passait pour être le plus grand des prophètes: En Israël il ne s’est pas levé de prophète semblable à Moïse 19.

En effet, comparé à Moïse du point de vue de ce que l’un et l’autre opère, le Christ passe avant lui; car ce que donne Moïse, c’est la Loi, tandis que le Christ donne la grâce et la vérité. Du point de vue de la manière dont ils opèrent, le Christ l’emporte encore, car LA LOI A ETE DONNEE PAR MOÏSE comme par celui qui la promulgue et non qui la fait, puisque le Seigneur seul est notre législateur 20; tandis que LA GRÂCE ET LA VERITE SONT VENUES PAR JESUS-CHRIST, comme de leur maître et auteur.

206. Selon Augustin 21, la première grâce est justifiante et prévenante 22, car elle ne nous est pas donnée à cause de nos oeuvres 23 — Si c’est par grâce, ce n’est plus en raison des oeuvres. Sur cette grâce, encore imparfaite, nous avons reçu une autre grâce, achevée: celle de la vie éternelle. Et bien que la vie éternelle soit acquise par les mérites, ceux-ci ont leur origine en nous dans la grâce prévenante; c’est pourquoi la vie éternelle est appelée grâce [c'est le mot de saint Paul]: La grâce de Dieu, c’est la vie éternelle 24. Pour conclure brièvement, l’expression GRÂC E SUR GRÂCE désigne toute grâce qui s’ajoute à la grâce prévenante.
19. Deut 34, 10.
20. Isaïe 33, 22.
21. Tract. in Ioann., 3, 9, BA 71, pp. 227-229.
22. A la suite de saint Augustin, saint Thomas distingue grâce prévenante (praeveniens) et grâce subséquente (subsequens), en raison des divers effets produits en nous par la grâce" La grâce produit en nous cinq effets: 10 elle guérit l’âme; 2° elle lui fait vouloir le bien; 3° elle le lui fait accomplir efficacement; 4° elle la fait persévérer dans le bien; 5° elle la fait enfin parvenir à la gloire. Dès lors la grâce considérée comme produisant en nous le premier effet mérite, en regard du second effet, d’être appelée prévenante; et considérée comme produisant le second effet, on l’appellera, par rapport au premier, subséquente" (I-II, q. 111, a. 3, c; trad. Ch. -V. Héris, o. p., éd. du Cerf 1961, pp. 105-106). Ainsi, une grâce est dite" prévenante" quand on considère son effet par rapport à celui qui suit, et" subséquente" quand on le considère par rapport à celui qui le précède. D’une façon générale, on dira que la grâce prévenante est celle par laquelle nous voulons le bien, et la grâce subséquente celle qui nous le fait accomplir (cf. op. cit., note 53, pp. 289-290). Voir aussi II Sent., d. 26, a. 5; a. 6, ad 2; De ver., q. 27, a. 5, ad 6; In Psalm. 22; In II Cor. 6, leç. 1.




Quant à la nécessité de la seconde grâce, elle vient de l’insuffisance de la Loi; c’est pour cela que l’Evangéliste dit: PAR MOISE A ETE DONNEE LA LOI qui prescrivait ce qu’il fallait faire, mais qui n’aidait pas à l’accomplir et c’est pourquoi, occasionnellement, elle entraînait la mort — ce qui explique que l’Apôtre parle d’un "ministère de mort": si ce ministère de mort, gravé en lettres sur des pierres, a été environné d’une gloire telle que les enfants d’Israël ne pouvaient regarder la face de Moïse, à cause de la gloire de son visage, laquelle devait s’évanouir, comment le ministère de l’Esprit ne serait-il pas plus glorieux? car si le ministère de la condamnation est glorieux, le ministère de justice est beaucoup plus abondant en gloire 25 et encore: or, prenant occasion du commandement, le péché a opéré en moi toute concupiscence; car sans la Loi le péché était mort 26. De même la Loi promettait le secours de la grâce mais ne le donnait pas, car la Loi n’a amené personne à la perfection 27. De même, par ses sacrifices et ses cérémonies elle figurait, mais ne manifestait pas; c’est pourquoi il était nécessaire que vînt le Christ, qui fut la source de la grâce en tuant le péché par sa mort et qui, en mourant, mérita la grâce qui nous viendrait en aide dans l’accomplissement des préceptes de Dieu — Notre vieil homme a été crucifié avec Lui, afin que le corps du péché soit détruit et que désormais nous ne soyons plus esclaves du péché 28. C’est par Lui aussi qu’est venue la vérité, et c’est Lui qui a réalisé les figures et les ombres de la Loi en accomplissant les pro messes faites aux pères — Toutes les promesses de Dieu ont leur oui en Lui 29. D’une autre manière on peut dire que LA VERITE EST VENUE PAR JESUS, en entendant par là la Sagesse, car Il a enseigné au monde la vérité cachée: J’ai parlé ouvertement au monde; j’ai toujours enseigné dans la synagogue et dans le Temple, où tous les juifs s’assemblent, et en secret je n’ai rien dit 30. Si je suis né et si je suis venu dans le monde, c’est pour rendre témoignage à la vérité 31.
23. Ro 11, 6.
24. Ro 6, 23.
25. 2 Co 3, 7. 9V
26. Ro 7, 8.


207. Mais si le Christ Lui-même est la Vérité — Je suis le Chemin, la Vérité et la Vie 32— comment LA VERITE est-elle VENUE PAR LUI [selon la lettre de la Vulgate, "a été faite" par Lui], puisque rien n’est fait par soi-même?

Il faut dire que le Christ est par son essence la Vérité incréée; celle-ci n’a pas été faite par Lui, mais par Lui ont été faites les vérités participées qui, venant de la Vérité incréée qu’Il est Lui-même, brillent dans les âmes saintes.
27. He 7, 19.
28. Ro 6, 6-7.
29. 2 Co 1, 20.
30. In 18, 20.
31. In 18, 37.
32. In 14, 6.




Jean 1, 18: LE VERBE INCARNE, DOCTEUR DE TOUTE SAGESSE

11Jn 1,18


208. L’Evangéliste a montré plus haut comment les Apôtres reçurent la grâce du Christ en tant qu’Il en est l’auteur; ici, il montre comment ils reçurent de Lui la sagesse dans son enseignement.

Les paroles PERSONNE N’A JAMAIS VU DIEU manifestent la nécessité de cet enseignement [n° 209] les suivantes: LE FILS UNIQUE, QUI EST DANS LE SEIN DU PERE, la capacité d’enseigner de Celui qui enseigne (n 215]; et les dernières: LUI, L’A FAIT CONNAITRE, montrent l’enseignement même [n° 221].



I

PERSONNE N’A JAMAIS VU DIEU

209. C’est un manque de sagesse chez les hommes qui rendit nécessaire cet enseignement, manque que l’Evangéliste indique en exprimant l’ignorance de Dieu qui était en eux par ces mots: PERSONNE N’A JAMAIS VU DIEU. Et il fait bien de dire cela, car la sagesse au sens propre consiste en la connaissance de Dieu. D’où l’affirmation d’Augustin: la sagesse est la connaissance des réalités divines comme la science est la connaissance des réalités humaines 1.
1. De Trin., 12, ch. 15, zf 25, BA 16, p. 259; voir n°’ 22-23, pp. 251-253; 13, ch. 19, n° 24, p. 335; 14, eh. 1, n 3, p. 349.


210. Cependant beaucoup de textes de l’Ecriture Sainte semblent contredire l’affirmation: PERSONNE N’A JAMAIS VU DIEU. Isaïe dit en effet: Je vis le Seigneur siégeant sur un trône sublime et élevé 2; le deuxième livre de Samuel s’exprime presque de la même manière: Le nom du Seigneur siège sur les Chérubins 3; et le Seigneur déclare: Bienheureux ceux qui ont le coeur pur, car ils verront Dieu 4.

A propos de cette affirmation de Jean, on dira peut-être qu’il est vrai que, dans le passé, PERSONNE N’A JAMAIS VU DIEU, comme Jean le dit ici; mais que, cependant, on Le verra dans l’avenir, comme le Seigneur le promet [ceux qui ont le coeur pur]. Mais cela même n’est-il pas exclu par l’Apôtre? Car Dieu habite une lumière inaccessible, que nul d’entre les hommes n’a vue ni ne peut voir 5.

Cependant, puisque selon Paul nul d’entre les hommes n’a vu Dieu, peut-être dira-t-on que si les hommes ne peuvent Le voir, du moins est-Il vu par les anges, d’autant plus que le Seigneur affirme: Leurs anges voient sans cesse la face de mon Père 6. Mais cela non plus, on ne peut pas le dire, puisqu’à la résurrection, les hommes seront comme les anges de Dieu dans le ciel 7. Si donc les anges voient Dieu dans le ciel, les hommes, eux aussi, Le verront certainement à la résurrection, comme Jean l’affirme: Lorsqu’Il apparaîtra, nous Lui serons semblables, parce que nous Le verrons tel qu’Il est 8.
2. Isaïe 6, 1.
3. 2 Sam 6, 2.
4. Mt 5, 8.
5. 1 Tm 6, 16.
6. Mt 18, 10.
7. Mt 22, 30.
8. 1. Jean 3, 2.


211. Comment donc comprendre la parole de Jean: PERSONNE N’A JAMAIS VU DIEU? Pour en avoir l’intelligence, il faut savoir qu’il y a plusieurs manières de voir Dieu.

D’abord, par le moyen d’une créature substituée [à Dieu] et offerte à la vue corporelle; ainsi croit-on qu’Abraham a vu Dieu quand il vit trois hommes et n’en adora qu'un seul" 9; il n’en adora à la vérité qu'"un seul" 9, car en ces trois qu’il avait d’abord pris pour des hommes et dont il crut ensuite que c’étaient des anges, il reconnut le mystère de la Sainte Trinité.

On peut aussi voir Dieu par une créature substituée [à Dieu] et représentée à l’imagination; c’est de cette manière qu’Isaïe vit le Seigneur siégeant sur un trône sublime et élevé 10, et l’on trouve dans les Ecritures plu sieurs visions semblables à celle-là.

On peut également voir Dieu grâce à une forme intentionnelle intelligible, abstraite des réalités sensibles; c’est le fait de ceux qui, considérant la grandeur des créatures, aperçoivent par l’intelligence la grandeur du Créateur, car la grandeur et la beauté des créatures font par analogie connaître leur Créateur 11 et Les [perfections] invisibles de Dieu (...) sont, depuis la création du monde, rendues visibles à l’intelligence par le moyen de ses oeuvres 12

D’une autre manière encore, selon un mode plus éminent, Dieu est vu non pas par le moyen que nous venons d’indiquer, mais par une certaine lumière ou des formes intentionnelles intelligibles imprimées par Dieu dans les esprits des saints; on dit alors qu’ils voient Dieu par contemplation. C’est ainsi que Jacob vit Dieu face à face 13, dans une vision qu’il eut, selon Grégoire, grâce à une contemplation élevée.

Cependant on ne peut, par aucune de ces visions, parvenir à la vision de l’essence divine; en effet, aucune forme intentionnelle créée, qu’elle informe les sens extérieurs, l’imagination ou l’intelligence, n’est capable de représenter l’essence divine telle qu’elle est. L’homme connaît une chose par son essence quand la forme intentionnelle qu’il a dans son intelligence la représente telle qu’elle est. Par conséquent, aucune forme intentionnelle créée ne conduit à la vision de l’essence divine. Car il est clair qu’aucune forme intentionnelle créée ne représente l’essence divine: en effet, rien de fini ne peut représenter l’infini tel qu’il est; or toute forme intentionnelle créée est finie; donc, puisque ce qu’est Dieu Lui-même est infini, on ne peut pas Le représenter par une forme intentionnelle créée. En outre, Dieu est son être même; aussi, sa sagesse, sa bonté et ses autres [s’identifient-elles, en Lui, à son être; or rien de créé ne pourrait représenter la bonté, la sagesse et les autres perfections divines. Il s’ensuit qu’aucune connaissance par laquelle on voit Dieu au moyen d’une forme intentionnelle créée n’est la connaissance de son essence; elle ne peut être qu’une connaissance en énigme et dans un miroir 14, et à partir de ce que nous écartons de Lui; [Nous lisons en effet dans l’Ecriture:] Tous les hommes voient Dieu (de l’une des manières susdites), mais chacun ne Le regarde que de loin 15 parce qu’aucune de ces connaissances de Dieu ne dit ce qu’Il est, mais [ce qu’Il n’est pas ou s’Il existe. Voilà pourquoi, selon Denys 16, ce que l’homme peut atteindre de plus élevé dans la connaissance de Dieu par le moyen des formes intentionnelles créées, il y parvient par la négation.
9. Cf. Gn 18, 2-3.
10. Isaïe 6, 1.
11. Sg 13,5.
12. Ro 1, 20.
13. Gn 28, 10-19.
14. 1 Corinthiens 13.
15. Jb 36, 25.
16. Cf. DENYS, Les Noms divins, ch. 13, § 3, PG 3, col. 981 A-B; Théologie mystique, ch. 1, § 2, col. 1000 B; La hiérarchie céleste, 2, 3 (141 A), cou. Sources chrétiennes, p. 79.


212. Certains ont soutenu que l’essence divine ne peut jamais être vue d’aucune intelligence créée, mais que ce qui est vu par les anges et les bienheureux, c’est le rayonnement de gloire 17 de Dieu. Cela est erroné, pour trois raisons.

En premier lieu, parce que cela contredit l’autorité de l'Ecriture — Nous Le verrons tel qu’Il est" 18 et encore: La vie éternelle c’est qu’ils te connaissent, toi le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ 19"

Ensuite, parce que le rayonnement de la gloire de Dieu n’est autre que sa substance; il ne brille pas par participation à une lumière, mais par lui-même.

Enfin, c’est seulement dans la vision de l’essence divine que l’on peut obtenir la parfaite béatitude; en effet, nul ne peut être bienheureux si son désir naturel n’est totalement comblé. Or il est naturel à l’intelligence créée, lorsqu’elle voit un effet et qu’elle en ignore la cause, de s’étonner et de désirer savoir à son sujet non seulement si elle est, mais encore ce qu’elle est. Selon le Philosophe, c’est cela qui pousse les hommes à philosopher.

Si donc la créature voyait toutes les réalités créées et n’en connaissait pas la cause, il est manifeste qu’elle s’étonnerait et désirerait la connaître. Or la cause de toutes les réalités est Dieu Lui-même. Donc, quoi que l’intelligence connaisse au sujet des créatures, son désir naturel reste insatisfait tant qu’elle ne voit pas et ne connaît pas l’essence divine. C’est pourquoi, priver les hommes de la vision de l’essence divine, c’est les priver de la béatitude elle-même. La vision de l’essence divine est donc nécessaire à la béatitude de l’intelligence créée — Bienheureux ceux qui ont le coeur pur, car ils verront Dieu 20.
17. En parlant de ce "rayonnement de gloire de Dieu" (claritas Dei), saint Thomas fait allusion à la mystique byzantine, pour qui la vision béatifique se limite à" la vision d’une lumière incréée, donc divine, mais qui ne nous livre pourtant pas l’essence de Dieu telle qu’elle est en elle-même, mais seulement les "énergies divines", réellement distinctes de cette essence, par lesquelles il se communique à ses créatures. C’est la solution qui sera systématisée par le théologien Grégaire Palamas, évêque de Thessalonique après avoir été moine de l’Athos, au XIV siècle" (L. BOUYER, art. "Vision", in Dictionnaire théologique, pp. 646-647).
18. 1 Jean 3, 2.
19. Jean 17, 3.


213. En ce qui concerne la vision de l’essence divine, il nous faut considérer trois points.

D’abord, jamais l’essence divine n’est vue par un oeil corporel, ni perçue par l’imagination; en effet, puis que la vision corporelle et l’imagination sont des puissances liées à des organes corporels, rien ne peut être connu ou perçu par elles qui ne soit corporel et matériel. Or Dieu est incorporel et immatériel — Dieu est esprit. Il ne peut donc être vu que par un oeil immatériel et spirituel, c’est-à-dire l’intelligence: Dieu est esprit, et ceux qui L’adorent, c’est en esprit et en vérité qu’ils doivent L’adorer 21.

Ensuite, l’intelligence, aussi longtemps qu’elle est liée à un corps corruptible, ne peut voir l’essence divine; car l’intelligence liée à un corps corruptible est accaparée et appesantie par l’activité des sens, de sorte qu’elle ne peut parvenir au sommet de la contemplation. Aussi, plus l’âme est purifiée des passions corporelles et libé rée des affections terrestres, plus elle s’élève dans la Contemplation de la vérité et goûte combien le Seigneur est doux 22. Or, le plus haut degré de la contemplation, c’est de voir Dieu par son essence; donc, aussi long temps que l’intelligence de l’homme est appesantie par la corruption du corps, c’est-à-dire aussi longtemps qu’il est en cette vie, il ne peut voir Dieu par son essence: L’homme, c’est-à-dire aucun homme vivant dans cette chair mortelle, ne peut me voir et vivre 23.

Donc, pour que l’intelligence créée voie l’essence divine, il faut soit qu’elle abandonne complètement le corps par la mort, comme le dit l’Apôtre — Nous sommes pleins de confiance et préférons nous exiler du corps pour aller nous tenir devant le Seigneur 24 — soit qu’un ravissement l’arrache entièrement aux sens corporels, de sorte qu’elle ne sache pas "si c’est dans son corps ou hors de son corps", comme cela est arrivé à Paul 25.

Enfin, aucune intelligence créée, qu’elle soit comme arrachée à son corps, ou même qu’elle en soit séparée par la mort, ne peut cependant, bien qu’elle voie l’essence divine, la comprendre en aucune manière. Aussi dit-on communément que, bien que les bienheureux voient l’essence divine tout entière puisqu’elle est parfaitement simple et ne comporte pas de parties, ils ne la voient pas totalement, parce que ce serait la "comprendre". Quand je dis "voir totalement", je désigne un certain mode de vision; or, en Dieu, tout mode est identique à son essence. Voilà pourquoi celui qui ne voit pas totalement l’essence divine ne la "comprend" pas; car, à proprement parler, nous disons de quelqu’un qu’il comprend une réalité en la connaissant s’il la connaît autant qu’elle est connaissable en elle-même; autrement, bien qu’il la connaisse, il ne la "comprend" pas. Ainsi, celui qui connaît la proposition "Le triangle a trois angles égaux à deux droits", seulement par un syllogisme dialectique, en connaît bien toute la conclusion; mais puisqu’elle peut être connue aussi par démonstration, il ne la connaît pas autant qu’elle peut être connue, et c’est pourquoi il ne la "comprend" que s’il la connaît par démonstration. Toute réalité, en effet, est connaissable autant qu’elle a d’entité et de vérité; mais le sujet connaissant lui-même ne connaît que dans la mesure de sa puissance intellectuelle. Or toute puissance intellectuelle créée est finie: elle connaît donc de manière finie. Puis donc que Dieu est infini dans sa puissance et dans son être, et par conséquent infiniment connaissable, Il ne peut être connu autant qu’Il est connaissable par aucune intelligence créée, et c’est pourquoi aucune intelligence créée qui Le voit ne Le comprend — Oui, Dieu est grand, Il surpasse notre science 26. Dieu seul se comprend Lui-même, parce que sa puissance dans le connaître est aussi vaste que son entité dans l’être — Toi, Dieu grand et fort dont le nom est Seigneur des armées, tu es grand dans tes conseils et incompréhensible dans tes pensées 27.
20. Mt 5, 8.
21. Jean 4, 24.
22. Ps 33, 9.
23. Ex 33, 20.
24. 2 Co 5, 8.
25. 2 Co 12, 24.


214. D’après ce qui précède, les paroles PERSONNE N’A JAMAIS VU DIEU ont un triple sens. PERSONNE, autrement dit nul homme, N’A VU DIEU, c’est-à-dire l’essence divine, avec les yeux du corps ou avec son imagination; PERSONNE, vivant en cette vie mortelle, N’A VU DIEU, c’est-à-dire l’essence divine. PERSONNE, c’est-à-dire ni homme ni ange ni aucune créature, N’A VU DIEU, c’est-à-dire en comprenant l’essence divine. Si on dit de certains qu’ils ont vu Dieu en cette vie par les yeux du corps ou par l’imagination, cela doit s’entendre comme on l’a dit. Donc, parce que PERSONNE N’A JAMAIS VU DIEU, il nous était nécessaire de recevoir la sagesse.



II

LE FILS UNIQUE QUI EST DANS LE SEIN DU PERE

215. L’Evangéliste nous présente ici le Docteur capable d’enseigner cette sagesse. La capacité de ce Docteur est montrée en ces paroles de trois manières: par la ressemblance naturelle [avec le Père], par l’excellence unique, par la consubstantialité absolument parfaite.
26. Jb 36, 26.
27. Jr 32,18-19.


216. Un fils est naturellement semblable à son père. De là vient que l’homme est appelé fils de Dieu pour autant qu’il participe, par mode de similitude, au Fils de Dieu par nature; et il connaît Dieu dans la mesure où il Lui ressemble, puisque toute connaissance se fait par assimilation — Maintenant nous sommes fils de Dieu (...). Lorsqu’Il apparaîtra, nous Lui serons semblables, parce que nous Le verrons tel qu’Il est. Donc, dans ce mot de" Fils" employé par l’Evangéliste, sont impliquées la ressemblance et l’aptitude à connaître Dieu.

217. Mais ce Docteur connaît Dieu plus particulièrement que les autres fils de Dieu, et c’est pourquoi l’Evangéliste nous le montre dans son excellence uni que en ajoutant: UNIQUE — comme pour dire: bien que les autres fils de Dieu connaissent Dieu, Celui-ci, cependant, parce qu’Il est son Fils d’une manière uni que, étant LE FILS UNIQUE, Le connaît d’une manière unique: Le Seigneur m’a dit: Tu es mon fils d’une manière unique, avant tous les autres, aujourd’hui je t’ai engendré 29.

218. Malgré cette connaissance unique, la capacité d’enseigner aurait pu faire défaut au Christ, si cette connaissance n’avait pas été totale. Voilà pourquoi Jean ajoute comme troisième caractère sa consubstantialité avec le Père, en disant: DANS LE SEIN DU PERE. Il ne faut pas prendre ici le mot "sein" au sens habituel qu’il a chez les hommes vêtus et dont la ceinture est nouée mais il faut l’entendre comme" le secret du Père", car on garde secret ce qu’on porte dans son sein. Or il y a bien un secret du Père, puisque, l’essence divine étant infinie, Il transcende toute puissance et connaissance. Donc, dans ce SEIN, c’est-à-dire dans l’essence infini ment cachée de Dieu qui surpasse toute puissance et tout mode de la créature, est LE FILS UNIQUE; aussi est-Il consubstantiel au Père.

Ce que l’Evangéliste désigne ici par le "sein", David l’a exprimé par uterus en disant: Ex utero, de mon sein, avant l’étoile du matin, c’est-à-dire de l’intime et du secret de l’essence divine dépassant la capacité de toute intelligence créée, je t’ai engendré 31; c’est pourquoi LE FILS UNIQUE, Lui, Le comprend — Qui donc entre les hommes sait les choses de l’homme sinon l’esprit de l’homme qui est en lui? Ainsi, personne ne connaît les choses de Dieu sinon l’Esprit de Dieu 32. Il est encore manifeste, si le Fils est consubstantiel au Père, qu’Il a autant de capacité de connaître que Dieu en a d’être. Et ainsi Il le connaît autant qu’Il peut être connu: Il Le "comprend" donc.
28. 1 Jean 3, 2.
29. Ps 2, 7.


219. Mais l’âme du Christ, dans sa connaissance de Dieu, ne "comprend" pas [l'essence divine], puisque les paroles de Jean ne s’appliquent qu’au FILS UNIQUE QUI EST DANS LE SEIN DU PERE. Voilà pourquoi le Seigneur déclare: Nul ne connaît le Fils si ce n’est le Père, et nul ne connaît le Père si ce n’est le Fils, et celui à qui le Fils veut le révéler 33; l’un et l’autre doivent s’entendre de la connaissance de compréhension totale dont semble parler ici l’Evangéliste. Personne, en effet, ne comprend l’essence divine sinon Dieu seul, le Père, le Fils et l’Esprit Saint.

La capacité d’enseigner de ce Docteur est donc manifeste.

220. Remarquons-le: en disant QUI EST DANS LE SEIN DU PERE, Jean écarte l’erreur de certains qui prétendent que le Père est par nature invisible, mais que le Fils est visible, bien qu’on ne Le vît pas dans l’Ancien Testament. Si, en effet, Il est dans le secret du Père, il est manifeste qu’Il est par nature invisible, comme le Père. Aussi la Sainte Ecriture dit-elle du Seigneur: Vraiment, tu es un Dieu caché 34, et partout elle fait mention à la fois de l’incompréhensibilité du Père et de celle du Fils: Nul ne connaît le Fils si ce n’est le Père, et nul ne connaît le Père si ce n’est le Fils 35; et Quel est son nom et quel est le nom de son Fils, si tu le sais? 36
30. Saint Thomas fait allusion ici à l’un des sens du mot sinus (sein) qui pouvait désigner en effet le large pli formé par la toge en travers de la poitrine.
31. Ps 2, 7, Cf. 109, 3.
32. 1 Corinthiens 2, 12.
33. Mt 11, 27.



III

LUI, L’A FAIT CONNAITRE.

221. Ici, l’Evangéliste montre la manière d’enseigner du Christ. Jadis, en effet, le Fils unique révéla la connaissance de Dieu par l’intermédiaire des prophètes, qui L’annoncèrent dans la mesure où ils participèrent au Verbe éternel; aussi chacun d’eux disait: La parole de Dieu me fut adressée en ces termes... Mais maintenant c’est le Fils unique en personne qui a fait connaître Dieu aux fidèles — Voici ce que dit le Seigneur Dieu: (...) Moi qui parlais autrefois, me voici présent 37. Après avoir à bien des reprises et de bien des manières parlé jadis à nos pères par les prophètes, Dieu, en ces temps qui sont les derniers, nous a parlé par le Fils 38.

Aussi son enseignement l’emporte-t-il sur tous les autres, parce qu’il est donné par LE FILS UNIQUE — Le salut, annoncé d’abord par le Seigneur, nous a été confirmé par ceux qui l’avaient entendu 39.

222. Mais qu’a-t-Il annoncé, sinon le Dieu unique? Moïse lui aussi l’annonça: Ecoute, Israël le Seigneur ton Dieu est le seul Dieu 40. Qu’a donc le Seigneur de plus que Moïse? Beaucoup, et de toutes manières, car Il a enseigné le mystère de la Trinité et bien d’autres que ni Moïse, ni aucun des prophètes n’ont annoncés.
34. Isaïe 45, 15.
35. Mt 11, 27.
36. Prov 30, 4.
37. Isaïe 52, 4-6.
38. 11e 1, 1.
39. He 2, 3.
40. Deut 6, 4.




Jean 1, 19-23: JEAN-BAPTISTE

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Thomas sur Jean 9