Thomas sur Jean 45

45 Jn 6,47-51

949. Le murmure des Juifs réprimé 60, le Seigneur prend en compte la difficulté née dans le coeur des Juifs au sujet de la parole qu’il avait dite: Moi, je suis le pain (...) qui suis descendu du ciel 61; il a l’intention de prouver que c’est à son sujet qu’elle est vraie, et il argumente ainsi: Ce pain descend du ciel qui donne la vie au monde; mais MOI JE SUIS LE PAIN qui donne la vie au monde; je suis donc LE PAIN QUI SUIS DESCENDU DU CIEL.

Il répond en trois temps: En posant d’abord ce qui est comme la mineure de son raisonnement [n° 950], puis la majeure, c’est-à-dire que le pain descendu du ciel doit don ner la vie [n° 952]; enfin il conclut [n° 956]. Dans le premier temps, il manifeste son propos, puis il infère ce qu’il voulait montrer comme étant prouvé.
59. Cf. vol. II, n 534 et note 66, p. 107.
60. Cf. n" 932.
61. Cf. Jean 6, 41.





AMEN, AMEN, JE VOUS LE DIS: QUI CROIT EN MOI A LA VIE ÉTERNELLE.

950. Son propos est de montrer qu’il est le pain de vie. Or, pour que le pain vivifie, il faut en prendre; et il est évident que celui qui croit en le Christ le prend au-dedans de lui-même: Que le Christ habite en vos coeurs par la foi 62. Si donc celui qui croit en le Christ a la vie, il est manifeste que c’est en mangeant ce pain qu’il est vivifié: Ce pain est donc le pain de vie. Et c’est ce qu’il dit: AMEN, AMEN, JE VOUS LE DIS: QUI CROIT EN MOI, à savoir d’une foi formée 63, qui rend parfaite non seulement l’intelligence, mais aussi la volonté aimante (en effet, on ne tend vers la réalité en laquelle on croit que si on l’aime), A LA VIE ETERNELLE.

Or le Christ est en nous de deux manières: dans l’intelligence par la foi, dans la mesure où il y a foi, et dans la volonté par la charité qui informe la foi: Celui qui demeure dans la charité demeure en Dieu, et Dieu en lui 64. Qui donc croit dans le Christ de telle sorte qu’il tende vers lui, le possède dans la volonté et l’intelligence. Et si nous ajoutons que le Christ est la vie éternelle 65, ainsi qu’il est dit: (...) afin que nous soyons dans le véritable, dans son Fils Jésus-Christ; celui-ci est le Dieu véritable et la vie éternelle; et plus haut: En lui était la vie 66, nous pouvons inférer que quiconque croit en le Christ a la vie éternelle. Il l’a, dis-je, dès ici-bas, dans sa cause et en espérance; et un jour il l’aura dans sa réalité plénière.
62. Eph 3, 17.
63. Cf. vol. II, n° 485. note 24, pp. 69-70.
64. 1Jn4, 16.
65. 1 Jean 5, 20.
66. Jean 1, 4.





JE SUIS LE PAIN DE VIE.

951. Une fois son propos manifesté, il infère ce qu’il veut montrer en disant: MOI JE SUIS LE PAIN DE VIE, c’est-à-dire qui donne la vie, ainsi qu’il découle clairement des prémisses. De ce pain, il est dit: Aser, son pain est riche; il donnera leurs délices, c’est-à-dire celles de la vie éternelle, aux rois 67.

VOS PÈRES ONT MANGÉ LA MANNE DANS LE DÉSERT ET ILS SONT MORTS. TEL EST LE PAIN QUI DESCEND DU CIEL: SI QUELQU’UN EN MANGE, IL NE MEURT PAS.

952. En disant ces paroles, le Christ pose la majeure, c’est-à-dire que donner la vie est l’effet du pain qui descend du ciel. Il met d’abord son propos en lumière [n° 953] avant de l’exposer [n° 955].



VOS PÈRES ONT MANGÉ LA MANNE DANS LE DÉSERT ET ILS SONT MORTS.

953. Il met son propos en lumière par son contraire. On a dit en effet plus haut que Moïse n’a pas donné aux Juifs le pain du ciel, sauf si par ciel on entend les airs 68; or tout pain qui n’est pas du ciel véritable ne peut donner une vie suffisante: il est donc propre au pain du ciel de donner la vie. Et c’est pourquoi le pain de Moïse dont vous vous enorgueillissez ne donne pas la vie. Il le prouve en disant: VOS PERES ONT MANGE LA MANNE DANS LE DESERT ET ILS SONT MORTS.

Ici, il leur reproche d’abord leur vice en disant: VOS PERES. En effet, vous en êtes les fils non seulement selon l’origine de la chair, mais aussi par l’imitation des oeuvres, puisque vous êtes de la race de ceux qui murmurent, comme eux-mêmes murmurèrent sous leurs tentes 69 et c’est pourquoi il leur disait: Vous mettez un comble à la mesure de vos pères Aussi saint Augustin dit-il qu’en aucune chose le peuple n’a plus offensé Dieu qu’en murmurant contre lui 71.

En second lieu, il laisse entendre que le laps de temps fut bref, lorsqu’il dit DANS LE DESERT En effet il ne dura pas, le temps pendant lequel la manne leur fut donnée: pro diguée au désert, elle ne leur fut plus donnée après leur entrée en terre promise, comme le dit le livre de Josué 72. Ce pain-là, par contre, maintient en vie et restaure pour l’éternité ceux qui le mangent 73.

Il manifeste enfin les limites de cette nourriture: elle ne maintient pas la vie indéfiniment. C’est pour cela qu’il dit: ET ILS SONT MORTS. De fait, selon le livre de Josué, tous ceux qui, à l’exception de Josué et de Caleb, avaient murmuré 74, moururent au désert. Telle fut la cause de la seconde circoncision: tout le peuple qui était sorti d’Egypte était mort au désert, comme le dit le livre de Josué 75.
67. Gn 49, 20.
68. Cf. n° 909 et Somme théologique, I, q. 68, a. 4.
69. Ps 105, 25.


954. Mais on peut se demander de quelle mort Dieu parle ici. En effet, s’il parle de la mort corporelle, il n’y aura aucune différence entre le pain du désert et notre pain 76 qui descend du ciel, parce que même les chrétiens qui prennent ce pain connaissent la mort physique. Mais s’il parle de la mort spirituelle, il est clair que dans les deux cas, certains meurent spirituellement, d’autres pas. En effet, Moïse et la foule de ceux qui plurent au Seigneur échappèrent à la mort, alors que d’autres la connurent. De même, ceux qui prennent ce pain indignement meurent spirituellement: Quiconque mange le pain ou boit la coupe du Seigneur indignement (...), c’est sa propre condamnation qu’il mange et boit 77.

A cela il faut répondre que la nourriture prodiguée au désert possède un point commun avec notre nourriture spirituelle, en tant que les deux signifient la même réalité: en effet l’une et l’autre signifient le Christ. C’est pour cela qu’on dit qu’elles sont la même nourriture: Tous ont mangé la même nourriture spirituelle et tous ont bu la même boisson spirituelle — ils buvaient en effet à un rocher spirituel qui les suivait, et ce rocher était le Christ 78. Il dit la même parce que l’une et l’autre sont la figure de la nourriture spirituelle. Mais elles diffèrent parce que la manne la figurait seulement, tandis que ce pain con tient ce qu’il figure, c’est-à-dire le Christ lui-même 79.

Il faut donc dire que dans l’un et l’autre cas, on peut se nourrir de deux manières. Ou bien on prend la nourriture en regardant matériellement le signe, c’est-à-dire qu’on en use comme d’une simple nourriture terrestre sans en saisir la signification, et prise ainsi elle ne supprime ni la mort spi rituelle, ni la mort physique. Ou bien on la prend sous ses deux aspects de signe et de signifié, c’est-à-dire que l’on prend la nourriture visible de telle sorte que l’on saisisse la nourriture spirituelle, qu’on la goûte spirituellement pour être spirituellement rassasié. Ainsi ceux qui ont mangé la manne spirituellement ne sont pas morts spirituellement. Mais ceux qui mangent l’Eucharistie spirituellement, c’est-à-dire sans péché, vivent spirituellement maintenant, et vivront avec leurs corps pour l’éternité. Notre nourriture a donc ceci de plus que la leur: elle contient en elle ce qu’elle figure.
70. Mt 23, 32.
71. Tract. inlo., XXVI, 11, p. 511.
72. Cf. Jos 5, 12.
73. Cf. CHRYSOSTOME, In Ioannem hom., 46, ch. 2, col. 259.
74. Cf. Nomb 14, 6-9: Josué, fils de Noun, et Caleb, fils de Yephounnè (...) dirent à toute la communauté des fils d'Israël: "(...) Ne vous révoltez pas contre Yahvé le Seigneur. "Et aussi Sir 46, 7-8 [Josué] (...) avait montré sa fidélité, lui et Caleb (...), tenant ferme face à l’assemblée, détournant le peuple du péché et apaisant les murmures mauvais. Aussi eux deux furent-ils seuls sauvés sur six cent mille hommes de pie4 pour être introduits dans l'héritage, dans un pays ruisselant de lait et de miel.
75. Cf. Jos 5, 3-9.
76. Mt 6, 11.





TEL EST LE PAIN QUI DESCEND DU CIEL: SI QUELQU’UN EN MANGE, IL NE MEURT PAS.

955. Son propos étant manifesté, le Christ infère ici ce qu’il veut montrer. Et selon la Glose, il dit TEL en se désignant lui-même 80. Mais ce n’est pas là la pensée du Seigneur, car en ajoutant aussitôt: MOI JE SUIS LE PAIN VIVANT QUI SUIS DESCENDU DU CIEL, il ne ferait que se répéter.

Il faut donc dire que l’intention du Seigneur est la suivante: descend du ciel le pain qui peut donner la vie; or moi, je suis tel; donc, je suis LE PAIN QUI DESCEND DU CIEL. Et si LE PAIN QUI DESCEND DU CIEL donne la vie sans fin, c’est parce que tout aliment nourrit selon la propriété de sa nature. Or les réalités célestes sont incorruptibles; donc cette nourriture, étant céleste, ne se corrompt pas, et par conséquent vivifie aussi longtemps qu’elle demeure. Celui donc qui en aura mangé ne mourra pas. De même que si une nourriture corporelle ne se corrompait jamais, en nourrissant elle ne cesserait de vivifier. Voilà pourquoi ce pain a été signifié par l’arbre de vie qui, au milieu du paradis, donnait d’une certaine manière la vie pour toujours: Et maintenant, il ne faudrait pas qu’Adam avance la main et qu’il prenne aussi de l’arbre de vie, qu'il en mange et vive à jamais 81. Si l’effet de ce pain est que celui qui en mange ne meure pas, moi aussi je suis tel, et donc…
77. 1 Corinthiens 11, 27 et 29.
78. 1 Corinthiens 10, 3-4.
79. Tout le paragraphe 954, jusqu’ici, est inspiré directement de saint Augustin (op. cit., XXVI, 12, pp. 513-515).




956. A propos du verset suivant, il développe deux aspects. Il parle d’abord de lui-même d’une manière générale [n° 957] puis de manière précise à propos de son corps [n° 959]. A son sujet, il souligne deux aspects: il conclut d’abord quant à sa propre origine [n° 957] puis il dévoile sa puissance [n° 958].




MOI JE SUIS LE PAIN VIVANT QUI SUIS DESCENDU DU CIEL.

957. Il dit donc, MOI JE SUIS LE PAIN VIVANT, et c’est pourquoi je peux donner la vie. Le pain corporel en effet ne vivifie pas pour l’éternité, parce qu’il n’a pas la vie en lui-même. Mais s’il vivifie, c’est en étant altéré et transformé en nourriture par la puissance du vivant.

QUI SUIS DESCENDU DU CIEL: on a exposé plus haut comment il en était descendu 82. Par là sont exclues les hérésies de ceux qui disent que le Christ n’est qu’un homme, parce que s’il en était ainsi, il ne serait pas descendu du ciel.
80. Glossa ordinaria (attribuée à WALAFRID STRABON), Evangelium bannis, PL 114, col. 384 C.
81. Gn 3, 22.





SI QUELQU’UN MANGE DE CE PAIN, IL VIVRA ÉTERNELLEMENT; ET LE PAIN QUE MOI JE DONNERAI, C’EST MA CHAIR POUR LA VIE DU MONDE.

958. Sa puissance est de donner la vie éternelle, et c’est pourquoi il dit: SI QUELQU’UN MANGE DE CE PAIN, c’est-à-dire spirituellement, IL VIVRA non seulement dans le présent par la foi et la justice, mais ETERNELLEMENT: Quiconque vit et croit en moi ne mourra pas pour l’éternité 83.

959. Ensuite, il parle d’une manière particulière de son corps lorsqu’il dit: ET LE PAIN QUE MOI JE DONNERAI, C’EST MA CHAIR. Il avait dit en effet qu’il était LE PAIN VIVANT, et pour qu’on ne comprenne pas que cela lui appartient seulement en tant que Verbe, ou en raison de son âme, il montre que sa chair elle-même est vivifiante; elle est en effet l’organe de sa divinité. C’est pourquoi, puisque l’instrument agit par la vertu de l’agent, de même que la divinité du Christ est vivifiante, ainsi, comme le dit Damascène 84 sa chair aussi vivifie par la puissance du Verbe auquel elle est liée. De là vient que le Christ, par son toucher, guérissait les infirmes. Ainsi donc, ce qu’il a dit plus haut, MOI JE SUIS LE PAIN VIVANT, relève de la puissance du Verbe, mais ce qu’il ajoute ici relève de la communion à son corps, c’est-à-dire au sacrement de l’Eucharistie.

960. Nous pouvons ici, à propos de ce sacrement, prendre quatre points en considération: l’espèce, l’autorité de celui qui l’institue, la vérité du sacrement et son utilité.

L’espèce de ce sacrement est le pain: Venez et mangez mon pain 85. La raison en est que c’est le sacrement du corps du Christ. Et le corps du Christ est l’Eglise qui, à partir de la multitude des fidèles, s’érige dans l’unité d’un corps. C’est donc le sacrement de l’unité de l’Eglise: Nous sommes un seul corps dans le Christ 86. Ainsi, parce que le pain est fait de grains multiples et divers, il est l’espèce convenant à ce sacrement: ET LE PAIN QUE MOI JE DONNERAI, C’EST MA CHAIR 87.

82. Cf. vol. II, n" 467 ss.
83. Jean 11, 26.
84. Il s’agit très probablement des ch. 59-6 1 du De Fïde orthodoxa (III, 15-17, PG 94, col. 1047-1072) où saint Jean Damascène étudie les rap ports entre la nature humaine et la nature divine dans le Christ.




961. L’auteur de ce sacrement est le Christ. De fait, bien que le prêtre consacre, c’est le Christ lui-même qui confère au sacrement sa vertu parce que le prêtre consacre en la personne du Christ (in persona Christi). Aussi, dans les autres sacrements, le prêtre fait usage de ses propres paroles — c’est-à-dire celles de l'Eglise —, mais dans celui-ci, il reprend les paroles du Christ, parce que, de même que le Christ a livré son corps à la mort de sa propre volonté, de même c’est par sa puissance qu’il se donne en nourriture: Prenant le pain, il le bénit et le rompit, le donna à ses disciples et dit: Prenez et mangez, ceci est mon corps 88. Et c’est pour cela qu’il dit QUE MOI JE DONNERAI; et il dit DONNERAI parce que ce sacrement n’avait pas encore été institué.
85. Prov 9, 5.
86. Ro 12, 5. Saint Thomas commente: "L’unité du corps mystique est spirituelle; par elle, nous sommes unis mutuellement à Dieu (per quam invzcem unimur Deo) par la foi et l’amour de charité, selon cette parole — Un seul corps et un seul esprit (Ep 4,4). Et parce que l’esprit d’unité en nous est dérivé du Christ, — Si quelqu’un n’a pas l’esprit du Christ, il ne lui appartient pas (Rm 8,9) —, l’Apôtre ajoute: dans le Christ qui, par son esprit qu’il nous donne, nous unit les uns aux autres, et à Dieu — Qu’ils soient un en nous, comme nous sommes un (Jn 17,22)" (Ad Rom. lect., XII, leç. 2, n° 974).
87. Ce symbolisme a souvent été relevé par les Pères, et saint Thomas s’en fait l’écho, reprenant sans doute la parole de saint Augustin à propos du même passage: "Comme des hommes de Dieu l’ont déjà compris avant nous, notre Seigneur Jésus-Christ a présenté son corps et son sang sous des réalités dont l’unité provient d’éléments multiples, car il faut de multiples grains pour que soit fait un seul pain" (op. cit., XXVI, 17, p. 525; sans aucun doute, saint Augustin se réfère à SAINT CYPRIEN, Epist. 63, 13, 4; cf. note complémentaire au texte de saint Augustin, p. 823).
88. Mt 26, 26.


962. Quant à la vérité de ce sacrement, il la laisse entendre en disant C’EST MA CHAIR. Il ne dit pas "signifie ma chair" mais EST MA CHAIR, parce que selon la vérité de la réalité, la nourriture prise est vraiment le corps du Christ: Les hommes de sa maison n'ont-ils pas dit: Qui a donné de sa chair pour que nous soyons rassasiés? 89 Mais puisque dans ce sacre ment est contenu le Christ tout entier, pourquoi a-t-il dit seulement: C’EST MA CHAIR? Sur ce point, il faut savoir que dans ce sacrement d’amour 90, le Christ tout entier est vraiment contenu, mais alors que le corps y est contenu en vertu de la conversion [des espèces] 91, la divinité et l’âme, elles, y sont par concomitance naturelle. En effet, si par impossible la divinité était séparée du corps du Christ, elle ne serait plus dans le sacrement. De même si, au cours des trois jours de sa mort, quelqu’un avait consacré, l’âme du Christ n’aurait pas été présente, mais son corps, tel qu’il était en croix ou au sépulcre. Et il dit CHAIR aussi pour une autre raison: puisque ce sacrement est le mémorial de la Passion du Seigneur — Chaque fois que vous mangez ce pain et que vous buvez cette coupe, vous annoncez la mort du Seigneur 92-, et que la Passion du Seigneur fut possible grâce à la faiblesse du corps — Il a été crucifié à cause de sa faiblesse 93-, pour signifier cette faiblesse à cause de laquelle il est mort, il préfère dire CHAIR; ce nom, en effet, signifie la faiblesse.
89. Jb 31, 31.
90. In illo mystico sacramento.
91. Corpus est ibi ex vi conversione. Conversio substantiae est l’expression théologique qui exprime le changement de la substance du pain et de la substance du vin dans la substance du corps et du sang de Notre Seigneur. En fait, le terme " conversion" désigne d’une manière commune tout mouvement naturel. Le théologien s’en sert analogique ment pour exprimer le changement qui se réalise dans la consécration du pain et du vin. On passe du devenir à l’être; en effet, tout mouvement naturel se réalise dans un sujet qui demeure, alors qu’ici ce changement se réalise au niveau de la substance. C’est à cause de cela qu’il fait appel à la toute-puissance de Dieu qui peut seule agir sur l’être. La substance du pain et la substance du vin sont transformées dans la substance du corps et du sang du Christ: les espèces demeurent, mais ce qu’il y a d’être radical et premier est converti dans la substance du corps et du sang du Christ. Dès le onzième siècle, les théologiens ont utilisé le terme de "transsubstantiation" pour désigner ce changement. Saint Thomas précise en parlant de "conversion de substance" (voir Somme théol., III, q. 75, a. 2 et a. 4).
92. 1 Corinthiens 11, 26.


963. Enfin, l’utilité de ce sacrement est grande et universelle. Elle est grande parce qu’elle produit en nous dès maintenant la vie spirituelle, et finalement la vie éternelle, ainsi qu’on l’a dit 94. En effet, comme l’a fait apparaître l’ex posé, puisque ce sacrement est celui de la Passion du Seigneur, il contient en lui le Christ souffrant; donc, tout ce qui est effet de la Passion du Seigneur l’est aussi en plénitude de ce sacrement. Ce sacrement n’est en effet rien d’autre que la Passion du Seigneur qui nous est communiquée. En effet, il ne convenait pas que le Christ soit toujours avec nous selon [le mode de] sa présence physique. Pour cette raison, il a voulu y suppléer par le moyen de ce sacrement. Il est ainsi évident que la destruction de la mort que le Christ a opérée en mourant et le renouvellement de la vie qu’il a réalisé en ressuscitant sont l’effet de ce sacrement.

964. Son utilité est aussi universelle, parce que la vie qu’il confère n’est pas seulement la vie pour un homme, mais, quant au sacrement, pour le monde entier, vie à laquelle la mort du Christ suffit: Il est lui-même expiation pour nos péchés, non seulement pour les nôtres, mais aussi pour ceux du monde entier 95.

Il faut remarquer qu’autre est la manière dont le Christ est dans ce sacrement, autre celle dont il est dans les autres. En effet, les autres sacrements ont des effets sur un individu; dans le baptême par exemple, seul le baptisé reçoit la grâce. Mais dans l’immolation de ce sacrement, l’effet est universel, puisque non seulement le prêtre en bénéficie, mais aussi ceux pour lesquels il prie et toute l’Eglise, tant celle des vivants que celle des morts, et cela parce qu’en lui est contenue la cause universelle de tous les sacrements, c’est-à-dire le Christ 96. Cependant, si un laïc consomme ce sacrement 97, celui-ci n’est pas utile aux autres s’il est considéré dans sa puissance propre de sacrement en tant qu’il est consommé; mais en vertu de l’intention du célébrant et du communiant, il peut être communiqué à tous ceux vers qui ils dirigent leur intention. Il ressort de là que les laïcs qui consomment l’Eucharistie pour le salut de ceux qui sont dans le purgatoire sont dans l’erreur.
94. Voir n 950, 954-955 et 958.
95. lJn 2, 2.
96. Voir Somme théol., III, q. 64, a. 3 et q. 79, a. 7.
97. Ex opere operato.




L’APAISEMENT DU LITIGE SURGI À PROPOS DE LA CONSOMMATION DE CETTE NOURRITURE.

46 Jn 6,52-59


965. Plus haut, le Seigneur a réprimé le murmure des Juifs né au sujet de l’origine de la nourriture spirituelle. Ici, il met fin au litige qui les opposait sur la consommation de cette nourriture. L’Evangéliste expose d’abord le litige [n° 966] que le Seigneur fait cesser [n° 967], puis il indique le lieu où cela se passa [n° 982].


LES JUIFS DONC DISPUTAIENT ENTRE EUX, DISANT: COMMENT CELUI-CI PEUT-IL NOUS DONNER SA CHAIR À MANGER?"

966. L’Évangéliste introduit le litige par mode de conclusion en disant: LES JUIFS DONC DISPUTAIENT ENTRE EUX; et c’est à juste titre. En effet, d’après Augustin 98, le Seigneur leur avait parlé de la nourriture de l’unité par laquelle ceux qui sont restaurés sont rassemblés en un même esprit: Les justes festoieront et ils exulteront en présence de Dieu, et ils se réjouiront d’une grande joie 99, ce qui continue ainsi, d’après une autre version: Lui qui fait habiter ceux qui sont d'un même esprit dans sa maison 100. Les Juifs, puisqu’ils n’avaient pas consommé la nourriture qui unit les coeurs, étaient donc en conflit: Voici, vous ne vivez que pour vos querelles et vos rivalités 101. Du fait qu’ils étaient en conflit, ils montraient qu’ils se comportaient selon la chair: Puisque l’envie et la rivalité sont entre vous, n'êtes-vous pas de la chair 102. Et pour cette raison, ils comprenaient ces paroles du Seigneur selon la chair, c’est-à-dire qu’on mangerait la chair du Christ comme une nourriture terrestre. Ainsi, ils disent: COMMENT CELUI-CI PEUT-IL NOUS DONNER SA CHAIR A MANGER? comme s’ils disaient: c’est impossible; c’est ainsi que leurs pères aussi avaient parlé contre le Seigneur: Notre âme est dégoûtée de cette nourriture sans consistance 103.

98. Tract, in Ioann., XXVI, 14, p. 519, cité librement. Saint Thomas se réfère comme saint Augustin au Ps 67,7 (LXX) et, pour mieux mettre en valeur la notion d’unité spirituelle, reprend l’expression de la Règle de saint Augustin qui porte unanimes.
99. Ps 67,4.
100. Ps 67,7.
101. Is 58,4.
102. 1Co 3,3. Saint Thomas commente: "Il faut remarquer ici que l’Apôtre unit à juste titre l’envie et la rivalité, parce que l’envie, c’est-à-dire la jalousie, est matière à rivalité. Celui qui est jaloux, en effet, s’attriste de voir un autre posséder le bien que lui-même s’efforce de développer; et cela a pour conséquence la rivalité. C’est pourquoi il est dit: Là où se trouvent la jalousie et la rivalité, là se trouvent l’inconstance et toute oeuvre dépravée (Jc 3,16). A l’inverse, la charité, par laquelle on aime (diligit) le bien de l’autre, est la matière de la paix. Il faut ensuite remarquer que la jalousie et la rivalité n’ont leur place que chez les hommes charnels, parce qu’ils sont touchés par les biens sensibles, qui ne peuvent être possédés intégralement par plusieurs à la fois. Du fait que quelqu’un possède un bien sensible, l’autre est empêché de le posséder pleinement, et cela a pour conséquence la jalousie, et donc la rivalité. Mais les biens spirituels, qui touchent les hommes spirituels, peuvent être possédés par plusieurs à la fois; et c’est pourquoi le bien de l’un n’est pas l’obstacle de l’autre; à cause de cela, ni la jalousie ni la rivalité n’ont de place chez ces hommes-là — Je la communique [sagesse] sans envie (Sg 7,13)", (Ad I Cor. lect., III, leç. 1, n° 128-129).
103. Nb 21,5.



JÉSUS LEUR DIT DONC: "AMEN, AMEN, JE VOUS LE DIS: SI VOUS NE MANGEZ LA CHAIR DU FILS DE L’HOMME ET NE BUVEZ SON SANG,

VOUS N’AUREZ PAS LA VIE EN VOUS. QUI MANGE MA CHAIR ET BOIT MON SANG A LA VIE ÉTERNELLE; ET MOI JE LE RESSUSCITERAI AU DERNIER JOUR. CAR MA CHAIR EST VRAIMENT UNE NOURRITURE ET MON SANG EST VRAIMENT UNE BOISSON.

967. Mais le Seigneur met fin à ce litige. Il expose d’abord quelle vertu est liée à la consommation de cette nourriture [n° 967] avant d’en donner l’évidence [n° 975]. Il met fin au litige en montrant la nécessité de manger sa chair [n° 968], l’utilité de cet acte [n° 971] et la vérité de cet aliment [n° 974].

JÉSUS LEUR DIT DONC: "AMEN, AMEN, JE VOUS LE DIS: SI VOUS NE MANGEZ LA CHAIR DU FILS DE L'HOMME ET NE BUVEZ SON SANG, VOUS N’AUREZ PAS LA VIE EN VOUS. "

968. Jésus leur dit ces mots comme pour exprimer ceci: vous tenez pour impossible et inconvenant de manger ma chair; or non seulement ce n’est pas impossible, mais c’est même tout à fait nécessaire dans la mesure où, SI VOUS NE MANGEZ LA CHAIR DU FILS DE L’HOMME ET NE BUVEZ SON SANG, VOUS N’AUREZ PAS, c’est-à-dire que vous ne pourrez pas avoir EN VOUS LA VIE, sous-entendu spirituelle. En effet, de même que la nourriture corporelle est si nécessaire à la vie corporelle que, sans elle, la vie corporelle ne peut pas être — Ils donnent leurs objets précieux pour de la nourriture qui leur rendrait la vie 104 et dans le psaume: Le pain fort le coeur de l’homme 105, ainsi la nourriture spirituelle est nécessaire à la vie spirituelle à tel point que, sans elle, la vie spirituelle ne peut être maintenue: L'homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu 106.

969. Notons aussi que cette affirmation peut se rapporter soit à la manducation spirituelle soit à la manducation sacramentelle. Si elle se rapporte à la manducation spirituelle, elle n’offre aucune difficulté. En effet, mange spirituellement la chair du Christ et boit son sang celui qui est fait participant de l’unité de l’Eglise réalisée par la charité: Parce qu’il n a qu’un pain, plusieurs nous ne sommes qu’un corps, car tous, nous participons à ce pain unique 107. Donc celui qui ne mange pas ainsi est hors de l’Église et par conséquent hors de la charité; c’est pourquoi il n’a pas la vie en lui: Celui qui n’aime pas demeure dans la mort 108.

Mais si elle se rapporte à la manducation sacramentelle, ce qui est dit pose un problème. De fait, il est dit plus haut: Personne, à moins de renaître de l’eau et de l’Esprit, ne peut entrer dans le Royaume des cieux 109. Et on retrouve ici une formulation semblable: SI VOUS NE MANGEZ PAS LA CHAIR DU FILS DE L’HOMME... Donc, puisque le baptême est un sacrement nécessaire, il apparaît que l’Eucharistie l’est aussi. Cela, les Grecs le reconnaissent 110; de là vient qu’ils donnent l’Eucharistie aux enfants immédiatement après leur baptême, et là ils ont pour eux le rite de Denys 111 qui dit que la réception de n’importe quel sacrement doit s’achever dans la communion à l’Eucharistie, qui est la consommation de tous les sacrements. Mais cela est vrai pour les adultes, non pour les enfants, puisque de celui qui reçoit l’Eucharistie est exigée en acte une attitude de crainte respectueuse 112 et une soumission aimante; ceux qui n’ont pas l’usage de leur libre arbitre, comme les enfants ou ceux qui ont perdu la raison, ne peuvent avoir [cette disposition] et c’est pour quoi en aucune manière il ne faut leur donner l’Eucharistie.

Il faut donc dire que le baptême, dans sa forme sacramentelle, est nécessaire à tous pour que la grâce sacramentelle soit réellement reçue: sans lui, nul n’est régénéré à la vie. C’est pour cela qu’il faut qu’on l’ait sensiblement, ou par le désir pour ceux qui s’y disposent. En effet, si quelqu’un rejette par mépris le baptême de l’eau, ni celui du feu, ni celui du sang ne lui serviraient pour la vie éternelle. Le sacrement de l’Eucharistie, lui, est nécessaire pour les adultes seulement, qu’il soit reçu sensiblement ou par le désir selon les normes fixées par l’Eglise.

104. Lm 1,11.
105. Ps 103,15.
106. Dt 8,3. Sur tout ce passage, voir CHRYSOSTOME, In loannem hom.,
47, ch. 1, col. 263.
107. 1Co 10,17.
108. 1Jn 3,14.
109. Jn 3,5.
110. Cette tradition, qui est encore celle des orthodoxes, était universelle aux premiers siècles de l’Eglise, et saint Augustin y adhérait.
111. PSEUDO-DENYS L’ARÉOPAGITE, La hiérarchie ecclésiastique, III, 1, PG 3, col. 424 B-425 A; Oeuvres complètes, pp. 262-263.
112. "Crainte respectueuse" traduit le latin reverentia; la révérence à l’égard de Dieu (qui nous fera donc fuir ce qui nous empêche de l’atteindre et d’être soumis à sa volonté aimante) appartient en effet à la crainte filiale ou chaste, qui relève du don de crainte: "La crainte qui est comptée parmi les sept dons du Saint-Esprit est la crainte filiale ou chaste. Les dons du Saint-Esprit sont en effet des perfections habituelles des puissances de l’âme, par lesquelles celles-ci sont rendues bien mobiles à l’égard de l’Esprit Saint (...). Or, pour que quelque chose soit bien mobile par rapport à un moteur, il faut (requiritur) en premier lieu qu’il lui soit soumis, sans opposition, parce que l’opposition du mobile au moteur empêche le mouvement. Or cela, c’est la crainte filiale ou chaste qui le réalise, en tant que par elle nous révérons Dieu et nous évitons de nous soustraire à lui" (Somme théol., II-II 19,9, c.). La crainte filiale, distincte de la crainte mondaine, qui nous fait nous éloigner de Dieu à cause des maux que nous craignons, et de la crainte servile, qui nous fait nous attacher à Dieu par crainte de la peine, tient une grande place chez saint Augustin; cf. De sancta virginitate, XXXWII, 39-40; BA 3, pp. 273-279; et surtout Commentaire de la première Epître de saint Jean, tract. IX, 2-9; SC 75, pp. 377-397. — Sur la devotio, traduite ici par "soumission aimante ", voir n° 843, note 16.


970. Mais sur ce point, une autre difficulté s’élève, parce que, d’après ces paroles du Seigneur, non seulement manger son corps, mais aussi boire son sang est nécessaire au salut, étant donné que la nourriture ne restaure pas parfaitement sans la boisson. Or la coutume de certaines Eglises est que le prêtre seul communie au sang et que les autres communient seulement au corps: ce fait paraît s’opposer à cette affirmation du Christ.

Je réponds en disant que, selon une antique coutume de l’Eglise, tous communiaient au sang comme au corps, ce qui, maintenant encore, est conservé dans certaines Eglises où toujours ceux qui servent à l’autel communient aussi au corps et au sang. Mais à cause du risque de le renverser, dans certaines Eglises on a retenu que le prêtre seul communiait au sang, les autres au corps. Cependant, ce n’est pas contraire à la sentence du Seigneur: celui qui communie au corps communie aussi au sang puisque, sous chacune des deux espèces, est contenu tout le Christ avec son corps et son sang. Mais sous les espèces du pain, le corps du Christ est contenu en vertu de la conversion, le sang à cause de la concomitance naturelle; et sous les espèces du vin, le sang du Christ est contenu en vertu de la conversion, le corps à cause de la concomitance naturelle.

On voit ainsi la nécessité de prendre cette nourriture spirituelle.

971. Les paroles qui suivent montrent l’utilité de ce sacrement d’abord quant à l’esprit ou l’âme [n° 9721 ensuite quant au corps [n° 973].


 QUI MANGE MA CHAIR ET BOIT MON SANG A LA VIE ETERNELLE.

972. L’utilité de cette manducation est donc grande puisqu’elle donne la vie éternelle, ce qui fonde l’affirmation du Seigneur. Cette nourriture spirituelle, en effet, est semblable en quelque sorte à la nourriture corporelle en ce sens que, sans elle, il ne peut y avoir de vie spirituelle, pas plus qu’il ne peut y avoir de vie corporelle sans nourriture corporelle, comme on l’a dit. Mais en outre, il lui appartient de causer une vie sans fin en celui qui la prend, ce que la nourriture corporelle ne réalise pas. En effet, ce n’est pas pour l’avoir prise qu’on vivra, car, comme le dit Augustin, "il peut se faire que, par la vieillesse, la maladie ou quelque autre cause, ceux qui l’ont prise meurent" 113. Au contraire, celui qui prend cette nourriture et cette boisson, c’est-à-dire celle du corps et du sang du Seigneur, A LA VIE ETERNELLE. C’est pour cela qu’elle est comparée à l’arbre de vie: C’est un arbre de vie pour celui qui l’aura saisie 114, et de là vient qu’elle est appelée pain de vie: La Sagesse l’a nourri d’un pain de vie et d’intelligence 115. Il dit donc LA VIE ETERNELLE, parce que celui qui mange ce pain a en lui le Christ qui est le Dieu véridique et la vie éternelle 116. Mais celui-ci a la vie éternelle qui mange et boit comme il le faut: non seulement sacramentellement, mais aussi spirituellement. En effet, celui-ci mange et boit sacramentellement qui se limite à consommer ce sacrement; mais il mange et boit spirituellement, celui qui atteint la réalité du sacrement dans ses deux dimensions: l’une signifiée et contenue, qui est le Christ dans son intégrité, caché sous les espèces du pain et du vin; l’autre signifiée mais non pas contenue: le corps mystique du Christ, qui est dans les prédestinés, les appelés, les justifiés 117.

Ainsi donc, il mange la chair et boit le sang spirituellement en référence au Christ contenu et signifié, celui qui lui est uni par la foi et la charité, de telle sorte qu’il est transformé en lui et en devient membre. En effet, cette nourriture ne se change pas en celui qui la prend; elle le change en elle, d’après ce passage d’Augustin: "Je suis la nourriture des grands; grandis et tu me mangeras. Et tu ne me changeras pas en toi, comme la nourriture de ta chair; mais c’est toi qui seras changé en moi" 118. Et c’est pourquoi elle est la nourriture qui a le pouvoir de diviniser l’homme et de l’enivrer de la divinité.

Il en va de même en référence au corps mystique seulement signifié si celui qui communie devient participant de l’unité de l’Eglise. Donc, celui qui mange ainsi A LA VIE ETERNELLE. En référence au Christ, on l’a suffisamment montré. De même en référence au corps mystique, il aura nécessairement la vie éternelle s’il persévère. En effet, l’unité de l’Eglise est réalisée par l’Esprit Saint— Il n a qu’un corps et un Esprit 118 —, qui d’après le début de l’épître est le gage de notre héritage 120. Elle est donc grande, l’utilité de cette nourriture, puisqu’elle donne la vie éternelle à l’âme. Mais elle est grande encore parce qu’elle donne la vie éternelle au corps.

113. Tract, in Ioann., XXVI, 15, p. 521. Saint Augustin venait d’établir l’analogie entre la nécessité du pain corporel pour la vie du corps et celle du pain spirituel pour la vie de l’esprit, que nous venons de retrouver ci-dessus.
114. Pr 3,18.
115. Si 15,3.
116. 1Jn 5,20.





ET MOI JE LE RESSUSCITERAI AU DERNIER JOUR.

973. En effet, ainsi qu’on l’a dit, celui qui mange et boit spirituellement devient participant de l’Esprit Saint par qui nous sommes unis au Christ dans l’union de la foi et de la charité, et par qui nous sommes faits membres de l’Eglise. Et la résurrection, l’Esprit Saint nous donne de la mériter: Si l’Esprit de celui qui a ressuscité Jésus d’entre les morts habite en vous, celui qui a ressuscité d’entre les morts le Christ Jésus fera vivre aussi vos corps mortels par son Esprit qui habite en vous 121. Et c’est pourquoi le Seigneur dit que celui qui mange et boit ressuscitera pour la gloire — et non pour la condamnation, parce qu’il ne vaut pas la peine de ressusciter ainsi.

Et c’est assez justement que l’on attribue un tel effet au sacrement de l’Eucharistie parce que, comme le dit Augustin — on l’a d’ailleurs mentionné plus haut 122, le Verbe ressuscite les âmes, mais le Verbe fait chair vivifie les corps. Or, dans ce sacrement, le Verbe n’est pas seulement selon sa divinité, mais aussi selon la vérité de sa chair, et c’est pour quoi il n’est pas seulement cause de la résurrection spirituelle, mais aussi de la résurrection des corps: Par un homme vient la mort, par un homme aussi la résurrection des morts 123. L’utilité de cette manducation est donc manifeste.

121. Rm 8,11.
122. Tract. inlo., XIX, 16, p. 209, et XXIII, l p. 395. Voir n° 959 et, pour davantage d’indications, n° 762. Cette explication se retrouve encore aux n°’ 169 et 791.
123. 1Co 15,21.


CAR MA CHAIR EST VRAIMENT UNE NOURRITURE ET MON SANG EST VRAIMENT UNE BOISSON

974. Le Seigneur montre par là la vérité de la manducation. On pourrait en effet croire que tout ce qui a été dit de sa chair et de son sang est allégorie et parabole 124. Et c’est pourquoi, excluant cette interprétation, il dit: MA CHAIR EST VRAIMENT UNE NOURRITURE, comme s’il disait: Ne pensez pas que je parle en figure, mais c’est en vérité que MA CHAIR est contenue dans la nourriture des croyants ET MON SANG dans le sacrement de l’autel: Ceci est mon corps (...) et ceci est mon sang, le sang de la Nouvelle Alliance 125.

Cette vérité peut être comprise différemment, d’après Chrysostome. La nourriture et la boisson sont prises pour restaurer l’homme. Or il y a dans l’homme deux parties: l’une principale qui est l’âme, l’autre secondaire qui est le corps. Et l’homme est ce qu’il est par son âme et non par son corps. Est donc vraiment la nourriture de l’homme ce qui est la nourriture de l'âme 126. Et c’est ce que dit le Seigneur: MA CHAIR EST VRAIMENT UNE NOURRITURE parce qu’elle n’est pas seulement la nourriture du corps mais aussi de l’âme. De même pour le sang: Vers les eaux du repos il me mène, il convertit mon âme 127, comme s’il disait: cette réfection est spécialement ordonnée à l’âme.

Ou encore, d’après Augustin 128, on dit en vérité que quelque chose est telle réalité si cela en produit l’effet; or l’effet de la nourriture est de rassasier. Donc ce qui rassasie vraiment est vraiment une nourriture et une boisson. C’est bien ce que réalisent le corps et le sang du Christ, parce qu’ils conduisent à l’état de gloire où il n’y a ni faim ni soif 129: ils n’auront plus ni faim ni soif; et c’est pour cela qu’il dit: MA CHAIR EST VRAIMENT UNE NOURRITURE ET MON SANG EST VRAIMENT UNE BOISSON.




QUI MANGE MA CHAIR ET BOIT MON SANG DEMEURE EN MOI ET MOI EN LUI.

COMME LE PÈRE QUI EST VIVANT M’A ENVOYÉ, ET QUE MOI JE VIS À CAUSE DU PÈRE, AINSI CELUI QUI ME MANGE VIVRA À CAUSE DE MOI. TEL EST LE PAIN QUI EST DESCENDU DU CIEL. CE N'EST PAS COMME VOS PÈRES QUI ONT MANGÉ LA MANNE ET SONT MORTS. CELUI QUI MANGE CE PAIN VIVRA ÉTERNELLEMENT"

975. Le Seigneur prouve ensuite la vertu de la nourriture spirituelle mentionnée plus haut, à savoir qu’elle donne la vie éternelle, et il argumente ainsi: QUI MANGE MA CHAIR ET BOIT MON SANG m’est uni; mais qui m’est uni A LA VIE ETERNELLE; donc QUI MANGE MA CHAIR ET BOIT MON SANG A LA VIE ETERNELLE. Il pose donc d’abord la majeure [n° 976], puis la mineure, qu’il prouve [n° 977]; enfin, il infère la conclusion [n° 979].

124. Cf. CHRYSOSTOME, In Ioannen, hom., 47, ch. 1, col. 263.
125. Mt 26, 26 et 28.
126. Cette dernière phrase seule provient de Chrysostome (loc. c tout ce passage en est un développement.
127. Ps 22, 2. En commentant ce psaume, saint Thomas ne le rapporte pas à l’Eucharistie, mais à la doctrine sacrée "La sagesse de la doctrine sacrée est une nourriture, parce qu’elle réconforte; et elle est une eau, parce qu’elle rafraîchit. — L’eau de la sagesse du salut l’a désaltéré (Qo 15,3)" (Expos. in Ps 22, n° 1).
128. Tract, in Ioann., XXVI, 17, p. 525.
129. Ap 7, 16.



QUI MANGE MA CHAIR ET BOIT MON SANG DEMEURE EN MOI ET MOI EN LUI.

976. Il faut savoir, quant au premier point, que si ce que le Seigneur dit se rapporte à la chair et au sang mystique ment parlant, il n’y a aucune difficulté dans cette parole. En effet, comme on l’a dit, il mange spirituellement en référence seulement à la réalité signifiée, celui qui est incorporé au corps mystique par l’union de foi et de charité: la charité fait que Dieu est dans l’homme et réciproquement — Qui demeure dans la charité demeure en Dieu et Dieu en lui 130; et cela, l’Esprit Saint aussi le réalise: En cela nous connaissons que nous demeurons en lui et lui en nous: à ce qu’il nous adonné de son Esprit 131.

Mais si l’on réfère cette affirmation à la consommation sacramentelle, alors, de ceux qui mangent la chair et boivent le sang, tous ne demeurent pas en Dieu. Parce que, comme le dit Augustin 132, il y aune manière de manger cette chair et de boire ce sang telle que celui qui mange et boit demeure dans le Christ et le Christ en lui, s’il mange son corps et boit son sang non pas simplement sacramentellement, mais aussi selon la vérité de la réalité contenue dans le sacrement. Et il est une autre manière de manger telle qu’on ne demeure pas dans le Christ ni le Christ en soi. C’est le cas de ceux qui s’approchent de ce sacrement avec un coeur mensonger; car dans un tel coeur, le sacrement n’a aucun effet. Il y a mensonge, en effet, quand ce qui est signifié à l’extérieur n’a pas de correspondance intérieure. Mais dans le sacrement de l’Eucharistie, il est signifié extérieurement que le Christ est incorporé à celui qui le reçoit, et lui au Christ. Donc, celui qui n’a pas dans son coeur le désir de cette union et qui ne s’efforce pas d’écarter tout ce qui y fait obstacle, est mensonger. C’est pourquoi le Christ ne demeure pas en lui, ni lui dans le Christ 133.
130. 1 Jn4, 16.
131. 1 Jn4, 13.
132. Sernones de Scripturis, 71, ch. 1, 17, PL 38, coI. 453; La cité de Dieu, XXI, xxv, 4, BA 37, p. 489.





COMME LE PÈRE QUI EST VIVANT M’A ENVOYE ET QUE MOI JE VIS À CAUSE DU PÈRE, AINSI CELUI QUI ME MANGE VIVRA A CAUSE DE MOI 134.

977. Le Christ pose ici la mineure, à savoir que celui qui lui est uni a la vie; et il l’induit en révélant la similitude sui vante: le Fils, à cause de son unité avec le Père, reçoit la vie du Père; donc, celui qui est uni au Christ reçoit la vie du Christ: COMME LE PERE QUI EST VIVANT M’A ENVOYE, ET QUE MOI JE VIS A CAUSE DUPERE... Ces paroles peu vent être explicitées de deux manières au sujet du Christ: selon sa nature humaine ou selon sa nature divine. Si elles se rapportent au Christ Fils de Dieu, alors le COMME implique une similitude du Christ avec la créature sur un point (mais non pas sur tous): le fait d’être d’un autre. Il est en effet commun au Christ Fils de Dieu et à la créature d’être d’un autre. Mais d’un autre point de vue, il y a dissimilitude, parce que le Fils a ceci de propre qu’il est du Père de telle sorte qu’il reçoit cependant toute la plénitude de la nature divine 135, en tant que tout ce qui par nature est au Père est aussi par nature au Fils (alors que la créature, elle, reçoit une certaine perfection et une nature particulière): Comme le Père a la vie en lui-même, ainsi a-t-il donné au Fils d’avoir la vie en lui-même 136. Il le montre en ne disant pas: "Comme je mange le Père et que moi je vis à cause du Père", puisqu’il parle ici de sa procession, alors qu’à notre sujet il dit: CELUI QUI ME MANGE VIVRA A CAUSE DE MOI, puisqu’il parle de la participation à son corps et à son sang, qui nous rend meilleurs (la manducation exprime, de fait, une certaine participation). Mais le Christ affirme qu’il vit A CAUSE DU PERE non pas en le mangeant, mais en étant engendré par lui sans que cela supprime l’égalité.

Mais si ces paroles s’entendent du Christ-homme, COMME implique alors, sur un point, une similitude entre le Christ-homme et nous, en ceci que, comme le Christ-homme reçoit la vie spirituelle par l’union à Dieu, de même nous aussi recevons la vie spirituelle par la communion au sacrement. Mais il y a dissimilitude du fait que le Christ-homme reçoit la vie par union au Verbe avec lequel il est une unique personne, alors que nous sommes unis au Christ par le sacrement de la foi. Et c’est pourquoi il affirme à la fois: M’A ENVOYE, et PERE. Si donc on réfère le pas sage au Fils de Dieu, alors il affirme: MOI JE VIS A CAUSE DU PERE parce que le Père est vivant. Mais si on le réfère au Fils de l’homme, alors il affirme: MOI JE VIS A CAUSE DU PERE parce qu’il M’A ENVOYE, c’est-à-dire, il a fait que je m’incarne. En effet, la mission du Fils de Dieu est son Incarnation: Dieu a envoyé son Fils, engendré d’une femme, engendré sous la Loi 137.
133. Cf. SAINT AUGUSTIN, Tract, in Ioann., XXVI, 19, pp. 527-529.
134. Ego vivo propter Patrem (...) et ipse vivet propter me. Le latin propter (à cause de) traduit le grec, qui signifie à la fois "par" et "pour".
135. Cf. Col 2, 9.
136. Jean 5, 26.


978. Par ces paroles, selon Hilaire 138, est exclue l’erreur d’Arius. Si en effet nous vivons à cause du Christ, parce que nous possédons quelque chose de sa nature, comme il le dit lui-même: QUI MANGE MA CHAIR ET BOIT MON SANG A LA VIE ETERNELLE, le Christ vit donc aussi à cause du Père parce qu’il possède en lui la nature du Père, non pas une partie de celle-ci — elle est simple et indivisible — mais toute la nature du Père. Ainsi le Fils vit à cause du Père, la naissance ne lui apportant pas une nature autre, ni numériquement ni spécifiquement.
137. Ga 4, 4.
138. De Trinitate, LVIII, 15-16; CCL vol. LXII A, pp. 327-328.



TEL EST LE PAIN QUI EST DESCENDU DU CIEL. CE N’EST PAS COMME VOS PÈRES QUI ONT MANGÉ LA MANNE ET SONT MORTS. CELUI QUI MANGE CE PAIN VIVRA ÉTERNELLEMENT"

979. Le Seigneur tire ici deux conclusions. En effet, les Juifs controversaient sur deux points: l’origine de la nourriture spirituelle et sa vertu. La première conclusion porte sur l’origine [n° 980]; et la seconde, qu’il a principalement en vue, sur la vertu [n° 981].

980. Au sujet de l’origine, rappelons que les Juifs avaient été troublés par ce qu’il avait dit: Moi je suis le pain vivant qui suis descendu du ciel 139; et c’est pourquoi, contre eux, il le conclut à nouveau du fait de son affirmation: JE VIS A CAUSE DE MON PERE lorsqu’il dit: TEL EST LE PAIN. En effet, descendre du ciel, c’est tenir son origine du ciel; or le Fils tire son origine du ciel parce qu’il vit par le Père. Donc le Christ est celui qui descend du ciel. Et c’est pourquoi il dit: TEL EST LE PAIN QUI EST DESCENDU, quant à la divinité, DU CIEL, c’est-à-dire de la vie paternelle; ou bien EST DESCENDU aussi quant à son corps, en tant que la puissance qui l’a formé, l’Esprit Saint, puisqu’elle vint du ciel, est une puissance céleste. Voilà pourquoi ceux qui mangent ce pain ne meurent pas à la manière dont sont morts nos pères qui ont mangé la manne, et cela parce que la manne ne descendit pas du ciel véritable et n’était pas le pain vivant, comme on l’a dit plus haut 140. Quant à la manière dont sont morts ceux qui ont mangé la manne, elle est manifeste en raison de ce qui a été dit.

981. Il tire la seconde conclusion, au sujet de la vertu du pain, en disant: CELUI QUI MANGE CE PAIN VIVRA ETERNELLEMENT, conclusion qui découle de ceci: QUI MANGE MA CHAIR141. En effet, celui qui mange ce pain demeure en moi et moi en lui; or moi je suis la vie éternelle, donc CELUI QUI MANGE CE PAIN comme il le faut VIVRA ETERNELLEMENT. IL DIT CES CHOSES DANS LA SYNAGOGUE, AU COURS DE SON ENSEIGNEMENT À CAPHARNAÜM.
139. Jean 6, 51.
140. Voir n" 954.
141. Jean 6, 57.


982. Le Christ enseignait à Capharnaüm. On précise ici le lieu dans lequel Jésus tint ces propos. Voulant en effet attirer la multitude, il enseignait dans le Temple et à la synagogue 143, cela pour que, parmi la multitude, au moins quelques-uns en profitent — J’ai annoncé ta justice dans la grande assemblée 143.
142. Cf. CHRYSOSTOME, In loannem hom., 47, ch. 2, col. 264.
143. Ps 39, 10.
144. En latin devotio. Cf n° 843, note 16.




Jean 6, 60-71: L’APAISEMENT DU SCANDALE DES DISCIPLES

47
Thomas sur Jean 45