Thomas sur Jean 68

68 Jn 10,14-18

1409. Ici le Seigneur prouve son explication de la parabole, et d’abord il reprend à nouveau ce qu’il a l’intention de prouver; ensuite il introduit une preuve [n° 1411] enfin il la manifeste [n° 1420].

1410. Il dit donc d’abord: MOI JE SUIS LE BON PASTEUR. Cela a été exposé plus haut 1 — Je chercherai mes brebis en ce jour-là, comme le pasteur visite son troupeau 2.



A. LE CHRIST PROUVE CE QU’IL DIT



1411. Le Seigneur prouve maintenant ce qu’il dit. Or il dit deux choses à son propre sujet qu’il est pasteur et qu’il est un bon pasteur.

Il prouve donc d’abord qu’il est pasteur, ensuite qu’il est un bon pasteur [n° 1413].




ET JE CONNAIS MES BREBIS, ET MES BREBIS ME CONNAISSENT

1412. Il prouve qu’il est pasteur par deux signes qui ont été donnés plus haut au sujet du pasteur; le premier est qu’il appelle ses propres brebis par leur nom. Et quant à cela il dit r ET JE CONNAIS MES BREBIS — Le Seigneur a connu ceux qui sont les siens JE CONNAIS, dis-je, non seulement d’une simple connaissance, mais d’une connaissance d’approbation et d’amour 4; parce que, comme il est dit: Il nous a aimés et nous a lavés de nos péchés 5.

Le second signe est que les brebis écoutent sa voix et le connaissent. Et quant à cela il dit: ET MES BREBIS ME CONNAISSENT. Mes brebis, dis-je, par prédestination, par appel et par grâce 6. Comme s’il disait et elles-mêmes, en m’aimant, m’obéissent. C’est pourquoi on comprend cela de la connaissance d’amour au sujet de laquelle il est dit: Tous me connaîtront, du plus petit jusqu'au plus grand 7.
1. Cf. n’ 1397 s.
2. Ez 34, 11.
3. 2 Tm 2, 19.
4. Saint Thomas note dans la Somme théologique (I, q. 14, a. 8), que l’on nomme habituellement s science d’approbation s la science de Dieu " en tant qu’elle est cause des réalités s. La connaissance d’approbation du Christ implique la volonté divine qui crée et qui sauve.
5. Ap 1, 5.
6. Paul, esclave du Christ Jésus, Apôtre par appel, mis à pars pour l’Evangile de Dieu... (Rm 1,1); Jésus-Christ Notre Seigneur, par qui nous avons reçu grâce et mission d’ap pour amener à l’obéissance de la foi, en l’honneur de son nom, toutes les nations, dont vous êtes, vous aussi, les appelés de Jésus-Christ (Rm 1,4-6); voir aussi 1 Corinthiens 1, l-9 Ga 1, 6; Ga 1, 15...
7. Jr 31, 34.





COMME LE PÈRE ME CONNAÎT ET QUE MOI JE CONNAIS LE PÈRE, ET JE LIVRE MON ÂME POUR MES BREBIS.

ET J’AI ENCORE D’AUTRES BREBIS, QUI NE SONT PAS DE CE BERCAIL, ET CELLES-LÀ AUSSI, IL FAUT QUE JE LES CONDUISE, ET ELLES ÉCOU TERONT MA VOIX; ET IL Y AURA ALORS UN SEUL TROUPEAU, UN SEUL PASTEUR.

1413. Il montre qu’il est un bon pasteur en montrant qu’il a la mission du bon pasteur, qui est de livrer son âme pour ses brebis; et d’abord il en expose la cause, puis il présente le signe lui-même [n° 1415], enfin il indique le fruit de ce signe [n° 1416].



COMME LE PÈRE ME CONNAÎT ET QUE MOI JE CONNAIS LE PÈRE.

1414. La cause de ce signe, à savoir qu’il livre son âme pour ses brebis, est la connaissance qu’il a du Père.

Cette parole peut être explicitée de deux manières. D’abord de telle sorte que le COMME signifie la similitude; et de cette manière la connaissance [de Dieu] peut être communiquée à une créature — Je connaîtrai comme aussi je suis connu 1, c’est-à-dire: de même que je suis connu sans voile, de même sans voile je connaîtrai.

Elle peut être explicitée aussi de telle sorte que le COMME porte en soi l’égalité; et alors connaître le Père comme il est connu de lui-même est le propre du Fils seul, parce que seul le Fils connaît le Père d’une connaissance de compréhension, comme le Père connaît le Fils d’une connaissance de compréhension 2 — Nul ne connaît le Fils si ce n’est le Père, et nul ne connaît le Père si ce n’est le Fils 3, c’est-à-dire d’une connaissance de compréhension. C’est cela que le Seigneur dit ici, parce qu’en connaissant le Père, il connaît sa volonté. Et il était dans cette volonté que le Fils mourût pour le salut du genre humain: en cela aussi il se montre médiateur entre Dieu et l’homme. Car, de même qu’il est à l’égard des brebis comme celui qui est connu et qui connaît, ainsi est-il aussi à l’égard du Père: comme le Père le connaît, ainsi lui-même connaît le Père.




ET JE LIVRE MON ÂME POUR MES BREBIS.

1415. Il donne ici le signe lui-même: En cela nous avons connu l’amour de Dieu: c’est que celui-là a livré son âme pour nous 4.
L 1 Corinthiens 13, 12.
2. " Connaissance de compréhension c’est-à-dire adéquate à l’intelligibilité même de la réalité contemplée; voir Somme théol., I, a. 12, a. 7; voir n’ 208 s.
3. Mt 11, 27; Lc 10, 22.
4. 1 Jn 3, 16.


Mais, puisque dans le Christ sont trois substances, c’est-à-dire la substance du Verbe, de l’âme et du corps, on cherche qui parle quand il dit: JE LIVRE MON ÂME. Si tu dis qu’ici le Verbe parle, ce n’est pas vrai: car le Verbe ne livre jamais son âme puisque jamais il n’a été séparé de l’âme. Si tu dis que l’âme parle: cela semble aussi impossible parce que rien n’est séparé de soi-même. Mais si tu dis que le Christ dit cela quant au corps, cela ne semble pas être non plus, parce que le corps n’a pas le pouvoir de saisir l’âme de nouveau.

Il faut donc répondre à cela que dans la mort du Christ, l’âme a été séparée de la chair, autrement il n’aurait pas été vraiment mort. Mais, dans le Christ, la divinité n’a jamais été séparée de l’âme et de la chair, mais elle a été unie à l’âme descendant aux enfers et au corps restant dans le sépulcre; et c’est pourquoi le corps par la puissance de la divinité a livré l’âme, et l’a saisie à nouveau 6.




ET J’AI ENCORE D’AUTRES BREBIS, QUI NE SONT PAS DE CE BERCAIL, ET CELLES-LÀ AUSSI, IL FAUT QUE JE LES CONDUISE, ET ELLES ÉCOUTERONT MA VOIX; ET IL Y AURA ALORS UN SEUL TROUPEAU, UN SEUL PASTEUR.

1416. Ensuite il montre le fruit de la mort du Christ, qui est le salut non seulement des Juifs mais aussi des Gentils 7. En effet, parce qu’il avait dit: JE LIVRE MON ÂME POUR MES BREBIS, les Juifs, songeant qu’eux-mêmes étaient les brebis de Dieu, selon ce psaume: Et nous son peuple, et les brebis de son pâturage 8, auraient pu dire que c’est pour eux seulement que le Christ livrerait son âme. Mais le Seigneur poursuit, en disant que c’est non seulement pour eux mais aussi pour les autres. Plus loin il est dit: Cela il ne le dit pas de lui-même: mais comme il était grand prêtre cette année-là, il prophétisa que Jésus devait mourir pour la nation, et non pour la nation seulement, mais pour rassembler en un les fils de Dieu qui étaient dispersés 1.
5. Cf. SAINT AUGUSTIN, Tract, in Ioann., XLVII, 10-13, BA 73", p. 146-161.
6. Voir Somme théol., III, q. 50, a. 2 et 3.
7. Salutis gentilium. Sur les " Gentils s, voir n° 549, note 1.
8. Ps 78, 13.


1417. En parlant de ce fruit [qui est le salut de tous] le Seigneur fait trois choses. D’abord il expose la prédestination des nations païennes, ensuite leur appel par grâce [n° 1418], enfin leur justification [n° 1419].

Quant au premier point il dit: J’AI ENCORE D’AUTRES BREBIS, à savoir les nations païennes, QUI NE SONT PAS DE CE BERCAIL, c’est-à-dire nées de la chair d’Israël, qui était comme un bercail. Je te rassemblerai tout entier, Jacob, je réunirai les restes d’Israël, je les mettrai ensemble comme un troupeau dans le bercail, comme le bétail dans son enclos 2. Car de même que les brebis sont enfermées dans le bercail, de même ceux-là étaient gardés enfermés dans des préceptes légaux, comme on le rapporte dans l’épître aux Galates 3. Celles-ci, dis-je, ces brebis, c’est-à-dire les Gentils, je les tiens du Père, par la prédestination éternelle — Demande-moi et je te donnerai les nations en héritage 4. — C’est peu que tu sois pour moi un serviteur pour relever les tribus de Jacob, et ramener les restes d’Israël Je t’ai donné en lumière des nations pour que tu sois mon salut jusqu ‘à l’extrémité de la terre 5.

1418. Quant au second point il dit: ET CELLES-LÀ AUSSI, IL FAUT QUE JE LES CONDUISE, c’est-à-dire il est opportun selon l’ordre de la prédestination divine de [les] appeler à la grâce.

Mais [ailleurs] contrairement à cela, le Seigneur dit: Je n'ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël 6.

Réponse: il faut dire que Jésus n’a été envoyé qu’aux brebis de la maison d’Israël pour leur prêcher en étant présent par son corps, selon cette parole de l’épître aux Romains: Je dis que le Christ Jésus a été ministre de la circoncision à cause de la vérité de Dieu, pour confirmer les promesses faites aux pères 8. Et il a amené les nations païennes par le moyen de ses Apôtres — J’en enverrai de ceux — là qui sont restés vers les nations 9.
l. Jn 11, 51-52.
2. Mi 2, 12.
3. Cf. Ga 3.
4. Ps 2, 8. En commentant ce psaume, saint Thomas montre qu’il convient au Christ d’avoir s la puissance [n° sur les nations selon un double droit [n° jure] ": un droit s héréditaire s qui se fonde sur la génération éternelle du Fils, et un droit s de mérite s qui se rattache à la Rédemption. C’est dans la lumière de ce deuxième aspect qu’il commente le verset 8 " Plus haut, on a exposé le privilège de la génération éternelle à partir duquel convient au Christ, selon un droit héréditaire, la domination sur les nations; ici, on montre comment il l’a acquis par son mérite. Là on doit considérer que de même que dans les réalités naturelles les formes sont communiquées [n° selon la disposition de la matière, de même Dieu donne avec largesse des dons gratuits — Dieu est celui qui opère le vouloir et l’accomplissement (Ph 2,13) —, et c’est pourquoi il veut que nous recevions les dons en demandant et en priant. Et il a voulu nous en montrer l’exemple par le Christ, puisqu’il a voulu qu’il demandât ce qui lui convenait de droit héréditaire. [n° et je te donnerai les nations en héritage]. Cette demande pour les nations qui devaient être appelées peut être comprise de deux manières. [n° s’est faite] d’abord par la prière, parce qu’il a prié pour elles: Je ne prie pas seulement pour eux, mais pour ceux qui croiront en moi par leur parole (Jn 17,20). Et de même par sa Passion: Pour qu’intercédant par sa mort pour la rédemption des prévarications qui se commettaient sous la première alliance, ceux qui ont été appelés reçoivent la promesse de l’héritage éternel (He 9,15). Et certes, cette demande ne fut pas vaine, parce qu’en toutes choses il a été exaucé à cause de sa piété (He 5,7). C’est pourquoi il ajoute que les nations lui sont concédées: Je te donnerai les nations. Là il faut noter que nul ne peut venir au Christ si ce n’est par un don du Père: Personne ne peut venir à moi si le Père qui m’a envoyé ne l’attire Un 6, 44). Or le don des Gentils est un pur don; car les Juifs ont été comme rendus, parce qu’ils avaient été donnés auparavant — Je dis que le Christ Jésus a été le ministre de la circoncision, à cause de la vérité de Dieu, pour confirmer les promesses faites aux pères (Rm 15,8) " (Exp. in Psalmos, 2, n° 5-6).
5. Is 49, 6.
6. Mt 15, 24.
7. Nous traduisons ainsi ut eis corporaliter praedicaret. La prédication du Christ implique la voix et la présence corporelle.
8. Rm 15, 8.
9. Is 66, 19.




1419. Quant au troisième point il dit: ET ELLES ÉCOUTERONT MA VOIX. Là sont exposées trois choses nécessaires pour la justice de la religion chrétienne. La première est l’obéissance aux commandements de Dieu. Et quant à cela il dit: ET ELLES ÉCOUTERONT MA VOIX, c’est-à-dire qu’elles garderont mes commandements Leur apprenant à garder tout ce que je vous ai commandé 1. — Un peuple que je n’ai pas connu, c’est-à-dire qu’auparavant je n’ai pas approuvé 2, m’a servi et en écoutant, il m’a obéi 3.

La seconde est l’unité de la charité. Et quant à cela, il dit: ET IL Y AURA ALORS UN SEUL TROUPEAU, c’est-à-dire qu’à partir des deux nations, le peuple judaïque et le peuple païen, [il y aura] une seule Eglise de ceux qui croient — Une seule foi 4. — Lui-même est notre paix, lui qui des deux en fait un 5.

La troisième est l’unité de la foi. Et quant à cela il dit: UN SEUL PASTEUR — Et il y aura un seul pasteur pour eux tous 6, c’est-à-dire les Juifs et les Gentils.
1. Mt 28, 20.
2. Cf. n’ 1412, note 4.
3. Ps 17, 45.




B. LE CHRIST EXPUCITE LA PREUVE QU’IL A DONNÉE



1420. Le Seigneur explicite maintenant la preuve [qu'il a donnée]; et d’abord il manifeste la cause du signe, ensuite le signe ou l’effet [n° 1423], enfin il montre que cette cause convient [n° 1426].




C’EST POUR CELA QUE LE PÈRE M’AIME, PARCE QUE MOI JE LIVRE MON ÂME, POUR LA PRENDRE DE NOUVEAU.

1421. Le Seigneur a dit que la cause de la mort était la connaissance qu’il a du Père, disant: COMME LE PÈRE ME CONNAÎT ET QUE MOI JE CONNAIS LE PÈRE, ET JE LIVRE MON ÂME POUR MES BREBIS. C’est pourquoi, en explicitant cela, il dit: C’EST POUR CELA QUE LE PÈRE M’AIME. D’où il est évident que le Père le connaît d’une connaissance d’approbation C’EST POUR CELA, dis-je, PARCE QUE MOI JE LIVRE MON ÂME, POUR LA PRENDRE DE NOUVEAU.

1422. Mais la mort est-elle cause de l’amour du Père? Il semble que non, parce que ce qui est temporel n’est pas cause de ce qui est éternel; or la mort du Christ est temporelle, mais l’amour de Dieu pour le Christ est éternel.

Je réponds. Il faut dire que le Christ parle ici de l’amour du Père pour lui en tant qu’il est homme; et ainsi ce passage peut être lu de deux manières. L’une de telle sorte que le PARCE QUE est considéré d’une manière causale, l’autre de telle sorte qu’il désigne le terme ou le signe de l’amour.
4. Ep 4, 5.
5. Ep 2, 14. Lui-même est notre paix. Saint Thomas souligne qu’il s’agit ici d’une expression emphatique s, celle qui exprime une réalité de la manière la plus profonde. Par là saint Paul veut dire que le Christ est la cause de notre paix. Et saint Thomas poursuit " Cette manière de parler est habituellement utilisée quand tout ce qui est dans l’effet dépend de la cause, comme quand nous disons de Dieu qu’il est lui-même notre salut, parce que tout ce qui relève du salut est causé en nous par Dieu. Ainsi, parce que tout ce qui relève de la paix est causé en nous par le Christ, et par conséquent tout rapprochement — parce que l’homme, quand il est en paix avec un autre, peut en toute sécurité marcher ou s’approcher de lui —, il dit qu’il est notre paix. Car lors de sa nativité les anges ont annoncé la paix — Gloire à Dieu au plus haut des cieux, et paix sur la terre (Lc 2,14); et aussi, quand le Christ était dans son corps, le monde s eu la paix la plus grande, lune paix] telle qu’il n’en avait pas eue auparavant — En ses jours, la justice s’élèvera (Ps 71,7). Et lui-même en ressuscitant a annoncé la paix — Il leur dit: Paix à vous (I. . c 24, 36) i (Ad Eph. lect., II, n° 111).
6. Ez 37, 24.
7. Cf. n’ 1412, note 4.


Certes, s’il est pris d’une manière causale, en voici le sens: PARCE QUE MOI JE LIVRE MON ÂME, c’est-à-dire: je prends sur moi la mort, C’EST POUR CELA QUE LE PÈRE M’AIME, c’est-à-dire il me donne l’effet de l’amour, à savoir la splendeur et l’exaltation du corps — Il a été fait obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la Croix: à cause de cela Dieu l’a exalté, et lui a donné le nom qui est au-dessus de tout nom 1.

Mais à l’encontre de [cette interprétation], nos bonnes oeuvres, semble-t-il, ne peuvent être méritoires de l’amour divin. Puisqu’en effet nos oeuvres sont méritoires dans la mesure où elles sont informées par la charité, selon ce qui est dit: Quand je distribuerais tous mes biens, si je n'ai pas la charité, cela ne me sert de rien 2 — or Dieu nous devance même dans l’amour [in amando]: En cela est la charité, ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, mais lui-même qui nous a aimés le premier 3 —, il est manifeste que son amour précède tout notre mérite.
1. Ph 2, 8-9. Cette affirmation de saint Thomas est très proche de ce qu’il dit dans la Sommé théologique en traitant de la nécessité de la résurrection du Christ, où il expose que la première raison pour laquelle il était nécessaire que le Christ ressuscitât est la e mise en lumière s (commendatio) de la justice divine, s à qui il appartient d’exalter ceux qui s’humilient à cause de Dieu s. Saint Thomas cite alors le Magnificat (Lc 1,52) et affirme " Parce que donc le Christ, à cause de l’amour et de l’obéissance à Dieu, s’humilia jusqu’à la mort de la Croix, il fallait qu’il fût exalté par Dieu jusqu’à la résurrection glorieuse " (Somme théol., III, q. 53, a. I). Et en commentant l’épître aux Philippiens, il regarde ce mystère de l’humilité et de l’obéissance du Christ. Citons simplement le début de son long commentaire " Il est donc un homme, mais extrêmement grand, parce que le même est Dieu et homme et cependant il s’est humilié — Plus tu es grand, plus il faut t’humilier en toutes choses (Si 3,20). — Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur (Mt 11,29). Le mode de l’humiliation et le signe de l’humilité est l’obéissance, parce que le propre des orgueilleux est de suivre leur volonté propre; car l’orgueilleux cherche à s’élever [quaerit altitudinem]. Or il ne convient pas à une réalité élevée d’être réglée par un autre, mais elle-même règle les autres; et c’est pourquoi l’obéissance est contraire à l’orgueil. C’est pourquoi, voulant montrer la perfection de l’humilité et de la Passion du Christ, l’Apôtre dit qu’il s’est fait obéissant, parce que s’il avait souffert sans que ce soit par obéissance, cela n’aurait pas été digue de louange, car c’est l’obéissance qui donne le mérite à nos souffrances. Mais comment s’est-il fait obéissant? Non pas par sa volonté divine, parce qu’elle est elle-même règle; mais par sa volonté humaine, qui fut réglée en toutes choses par la volonté du Père — Cependant non pas comme moi je veux, mais comme toi tu veux (Mt 26,39)... s (Ad Phil. lect., II, n° 64-65).
2. 1 Corinthiens 13, 3.
3. 1 Jn 4, 10.


A cela on doit répondre que nul ne peut mériter l’amour même de Dieu; mais l’effet de l’amour divin qui est la communication du bien de la gloire, gloire que par son amour Dieu nous confère, nous pouvons le mériter par nos bonnes oeuvres. C’est pourquoi nous pouvons dire que Dieu, à cause de cela, aime cet homme ou celui-là, c’est-à-dire lui dispense l’effet de son amour, parce qu’il accomplit ses commandements. Et ainsi nous pouvons dire au sujet du Christ-homme que le Père l’aime, c’est-à-dire qu’il l’a exalté et lui a donné la splendeur de la gloire, parce qu’il a livré son âme à la mort.

Mais si le PARCE QUE implique le terme de l’amour, alors en voici le sens: C’EST POUR CELA QUE LE PÈRE M’AIME, c’est-à-dire pour cela le Père m’a aimé, pour que JE LIVRE MON ÂME. Comme s’il disait: le Père, par son amour qu’il a pour moi, a ordonné que par ma Passion je rachète le genre humain — Il n’a pas épargné son propre Fils, mais il l’a livré pour nous tous 4.

Mais si le PARCE QUE désigne le signe de l’amour, alors en voici le sens: C’EST POUR CELA QUE LE PÈRE M’AIME, PARCE QUE MOI JE LIVRE MON ÂME. Comme s’il disait, le signe que le Père m’aime, est celui-ci QUE JE LIVRE MON ÂME, autrement dit: en accomplissant ses commandements et sa volonté, je prends sur moi la mort. En effet, le signe évident de l’amour est que l’homme, par la charité, accomplisse les commandements de Dieu.




PERSONNE NE ME L’ENLÈVE, MAIS MOI JE LA LIVRE DE MOI-MÊME. J’AI POUVOIR DE LA LIVRER ET J’AI POUVOIR DE LA PRENDRE DE NOUVEAU. CE COMMAN DEMENT, JE L’AI REÇU DE MON PÈRE.

1423. Ici, il explicite l’effet du signe — ce signe était ce qu’il a dit: JE LIVRE MON ÂME POUR MES BREBIS — en montrant comment il la livre; il exclut la violence, et il poursuit en précisant [quel est son pouvoir] [n° 1425].
4. Rm 8, 32.




PERSONNE NE ME L’ENLÈVE, MAIS MOI JE LA LIVRE DE MOI-MÊME.

1424. Il exclut la violence qui peut être faite à quelqu’un quand on lui enlève la vie — ce qui n’a pas été fait au Christ. Et quant à cela il dit: PERSONNE NE ME L’ENLÈVE, c’est-à-dire que personne n’enlève mon âme de moi par violence, MAIS MOI JE LA LIVRE, par ma propre puissance, c’est-à-dire DE MOI-MÊME — A celui qui est fort enlève-t-on sa proie 1?

Mais les Juifs n’ont-ils pas infligé la violence au Christ? Certes ils l’ont infligée autant qu’elle fut en eux; mais, dans le Christ, il n’y eut pas cette violence parce que, quand il le voulut, de lui-même il a livré [son âme]. C’est pourquoi plus haut il est dit que les Juifs, voulant l’appréhender, ne le purent, parce que son heure n'était pas encore venue 2, heure volontaire, "non pas celle où il serait forcé de mourir, mais celle où il jugerait digne d’être mis à mort" comme le dit Augustin 3.




J’AI POUVOIR DE LA LIVRER ET J’AI POUVOIR DE LA PRENDRE DE NOUVEAU.

1425. Il poursuit en ajoutant son pouvoir.

A ce sujet, il faut savoir que puisque l’union de l’âme et du corps est naturelle, leur séparation est aussi naturelle. Et, bien que la cause de cette séparation et de cette mort puisse être volontaire, cependant la mort chez les hommes est toujours naturelle. En aucun homme qui n’est qu’homme la nature n’est soumise à la volonté, puisque de même que la volonté, ainsi la nature vient de Dieu: et c’est pourquoi il faut que la mort de n’importe quel homme qui n’est qu’homme soit naturelle 4.

Or, dans le Christ, sa nature, et toute autre nature, est soumise à sa volonté, comme les réalités artistiques à la volonté de l’artiste. Et c’est pourquoi, selon la complaisance de sa volonté, il a pu livrer son âme quand il l’a voulu, et de nouveau la saisir: ce que nul homme comme tel ne peut faire, bien qu’il puisse se porter volontairement à lui-même la cause de la mort. Et de là vient que le centurion, voyant qu’il n’était pas mort d’une nécessité naturelle mais de lui-même, alors que clamant d’une voix forte, il remit l’esprit 5, reconnut en lui la puissance divine en disant: Celui-ci était vraiment Fils de Dieu 6. C’est pourquoi l’Apôtre dit: Le langage de la Croix est folie pour ceux qui se perdent, mais pour ceux qui se sauvent, pour nous, il est puissance de Dieu 7. Ainsi, dans la mort même du Christ, la puissance de son pouvoir a été manifestée.
1. Is 49, 24.
2. Cf. Jn 8, 20.
3. Tract, in Ioann., XXXVII, 9, BA 73 p. 236-237. Cf. n° 1163.
4. Il faut bien comprendre ce raisonnement de saint Thomas, car ce qui est vrai de l’affirmation n’est pas toujours vrai de la négation. En réalité on devrait dire l’union de l’âme et du corps est naturelle, et leur séparation atteint, divise cette union naturelle. Saint Thomas peut dire en ce sens que la séparation de l’âme et du corps est naturelle à cause de son fondement, mais pas par sa cause. ., la mort est une conséquence du péché, mais pas l’union de l’âme et du corps!
5. Mt 27, 50.
6. Mt 27, 54.
7. 1 Corinthiens 1, 18.
8. Jn 14, 23.





CE COMMANDEMENT, JE L’AI REÇU DE MON PÈRE.

1426. Ici, il montre que la cause dite auparavant convient: car l’accomplissement du commandement manifeste l’amour pour le commandement. Et c’est pourquoi il dit: CE COMMANDEMENT JE L’AI REÇU DE MON PÈRE, à savoir de livrer mon âme, et de la reprendre. Plus loin il est dit: Si quelqu'un m’aime, il gardera ma parole et mon Père l’aimera 8.


Jean 10, 19-42: SOUS QUEL ASPECT LE CHRIST POSSÈDE CETTE PUISSANCE

69 Jn 10,19-30


1427. Après avoir montré qu’il a une puissance vivificatrice, et laissé entendre la manière qu’il a de vivifier, le Seigneur montre ici sous quel aspect [secundum quid] la puissance vivificatrice lui convient. Et d’abord l’Évangéliste souligne la dissension qui était née de cela parmi les foules, entre elles, puis la discussion des chefs des Juifs avec le Christ [n° 1432].



A. LA DISSENSION DES FOULES





IL Y EUT DE NOUVEAU UNE DISSENSION PARMI LES JUIFS, À CAUSE DE CES PAROLES.

ET BEAUCOUP D’ENTRE EUX DISAIENT: "IL A UN DÉMON ET IL EST FOU; POURQUOI L’ÉCOUTEZ-VOUS?" D’AUTRES DISAIENT: "CES PAROLES NE SONT PAS DE QUELQU’UN QUI A UN DÉMON. EST-CE QU’UN DÉMON PEUT OUVRIR LES YEUX DES AVEUGLES?

Ici, il fait trois choses: d’abord il montre la dissension même des foules, il ajoute ensuite l’opinion d’une partie de ceux qui sont divisés [n° 1429], puis il apporte la saine affirmation de l’autre partie [n° 1430].

1428. Une dissension s’éleva parmi les foules qui avaient entendu le Christ, à partir de ses paroles. C’est ce que dit ici l’Évangéliste IL Y EUT DE NOUVEAU UNE DISSENSION PARMI LES JUIFS À CAUSE DE CES PAROLES. En effet, aussi longtemps que certains comprenaient ces paroles d’une manière droite, et d’autres non, ils ne s’entendaient pas les uns les autres — Je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive, à savoir le glaive de la doctrine évangélique auquel les uns croient et que les autres contredisent — La lutte a été répandue parmi les princes 2.




ET BEAUCOUP D’ENTRE EUX DISAIENT: "IL A UN DÉMON ET IL EST FOU; POURQUOI L’ÉCOUTEZ-VOUS?"

1429. L’opinion d’une partie de ceux qui sont divisés est fausse. Et il dit BEAUCOUP, parce que le nombre des sots est infini. ILS DISAIENT: "IL A UN DÉMON ET IL EST FOU. " Car l’habitude des sots est d’interpréter toujours en mal les choses douteuses, alors que c’est le contraire cependant qui doit se produire. C’est pourquoi il arrive qu’ils blasphèment tout ce qu’ils ignorent, comme il est dit dans l’épître canonique de Jude ‘ Parce que donc ils ne s’efforçaient pas de comprendre les paroles du Seigneur — en effet la lumière brille dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont pas comprise 4 —, ils blasphèment en disant: IL A UN DÉMON ET IL EST FOU. Et ils s’efforcent de détourner les autres de lui en disant: POURQUOI L’ÉCOUTEZ-VOUS?
1. Mt 10, 34. Saint Thomas commente ce passage en affirmant " qu’il appartient au glaive [de ratione gladii est] de diviser. Ce glaive, c’est la parole de Dieu — Elle est vivante, la parole de Dieu, et efficace, et plus pénétrante qu’aucun glaive à deux tranchants (He 4,12). C’est pourquoi aussi on parle du glaive de l’Esprit qui est la parole de Dieu (Ep 6,17). Ce glaive a été envoyé sur la terre. Certains ont cru, et d’autres non; et c’est pourquoi se produisit une guerre, comme on le lit dans l’épitre aux Galates Comment retournez-vous de nouveau à ces faibles et misérables éléments auxquels vous voulez de nouveau vous asservir? (Ga 4,9) C’est pourquoi il vient opérer cette division... " (Sup. Matt. lect., X, n’ 885).
2. Ps 106, 40. Saint Thomas cite ce verset d’une manière erronée le texte latin du psaume porte en fait contemptio, le mépris, et non contentio, la lutte; la commission léonine ne proposant pas de correction, nous avons préféré garder le texte cité par saint Thomas en signalant son inexactitude.
3. Qo 1, 15.
4. Cf. Jude 8-10.


Or ceux qui blasphèment attribuent au Christ deux choses. D’abord qu’il a un démon. Comme s’ils disaient: ce n’est pas par l’Esprit-Saint qu’il parle mais par un esprit malin. Il est dit pareillement dans le livre des Actes des Apôtres, au sujet de Paul: Il est l’annonciateur de démons nouveaux 2. Or il arrive que quelqu’un ait un démon comme un proche et un familier; et bien qu’un tel homme soit toujours fou d’une manière spirituelle, il ne l’est pas toujours d’une manière corporelle. Mais il arrive que ce soit au point d’être possédé par le démon: et celui-là est toujours fou, même d’une manière corporelle. C’est pourquoi ils disaient: Il est devenu fou 3.

En second lieu, pour montrer que le Christ a ainsi un démon, ils disent: ET IL EST FOU — De nombreuses connaissances te conduisent à la folie 4. Rien d’étonnant à ce qu’ils blasphèment, parce qu’ils sont sans intelligence et, comme il est dit, L’homme sans intelligence ne perçoit pas ce qui vient de l’Esprit de Dieu 5.




D’AUTRES DISAIENT: "CES PAROLES NE SONT PAS DE QUELQU’UN QUI A UN DÉMON. EST-CE QU’UN DÉMON PEUT OUVRIR LES YEUX DES AVEUGLES?"

1430. Mais le jugement et l’affirmation de l’autre partie condamnent de deux manières l’opinion émise auparavant. D’abord par le poids des paroles. C’est pourquoi l’Evangéliste dit: D’AUTRES, ceux qui appréciaient les choses d’une manière droite, DISAIENT: "CES PAROLES NE SONT PAS DE QUELQU’UN QUI A UN DÉMON " comme s’ils disaient: à partir d’elles, il semble qu’il ne soit pas fou puisque ces paroles sont ordonnées et ont du poids. Plus haut il est dit: Seigneur, à qui irons-nous? Tu as les paroles de la vie éternelle 6. C’est pourquoi Paul dit: Je ne suis pas fou, très excellent Festus, mais je dis des paroles de vérité et de mesure 7.

En second lieu par la grandeur du miracle; c’est pourquoi ils disent: EST-CE QU’UN DÉMON PEUT OUVRIR LES YEUX DES AVEUGLES? Autrement dit: ce miracle n’était-il pas en effet très grand? Et c’est pourquoi ils croyaient avec justesse qu’il ne pouvait être fait que par la puissance de Dieu — Si celui — ci n’était pas de Dieu, il ne pourrait rien faire 8.

1431. Or il faut savoir qu’il y a certains miracles qui peuvent être faits par la puissance des démons et des anges, mais qu’il en existe certains qui ne peuvent en aucune façon être faits par leur puissance. En effet, ceux qui sont au-delà de l’ordre de la nature, aucune créature, quelle qu’elle soit, ne peut les faire par sa propre puissance, puisqu'elle-même est soumise aussi aux lois de la nature. Mais Dieu seul, qui est au-delà de la nature, peut oeuvrer au-delà de l’ordre de la nature. Donc tout ce qu’opère une créature est nécessairement soumis à l’ordre de la nature.

A partir de cela il est évident que tout ce qui peut être fait selon l’ordre de la nature, un ange bon comme un mauvais peut le faire quand cela lui est permis. Ainsi, selon les semences qui, dans les réalités naturelles, sont ordonnées à la génération des animaux, ils peuvent produire la génération de ces animaux; c’est ce que firent les mages de Pharaon, comme on le trouve dans le livre de l’Exode. Et, pareillement, ils peuvent changer la qualité de la nature d’une chose par des réalités naturelles qui sont ordonnées à cela — ils peuvent guérir des infirmes 2.

Mais les choses qui transcendent tout à fait l’ordre de la nature ne peuvent être accomplies que par Dieu, ou bien par des anges bons et des hommes saints — par la puissance de Dieu qu’ils conquièrent en priant. De telles choses sont l’illumination des aveugles et la résurrection des morts en effet, la puissance de la nature ne peut s’étendre jusqu’à restituer des yeux et ressusciter des morts. Et c’est pourquoi un démon ne peut ouvrir les yeux des aveugles ni ressusciter les morts: cela n’appartient qu’à Dieu seul et aux saints dans la puissance de Dieu.
1. Jn 1, 5.
2. Ac 17, 18.
3. Mc 3, 21.
4. Ac 26, 24.
5. 1 Corinthiens 2, 14.
6. in 6, 69.
7 Ac 26, 25.
8. Jn 9, 33.




B. LA DISCUSSION DES CHEFS DES JUIFS AVEC LE CHRIST



1432. À partir d’ici est exposée la discussion qui a été provoquée par les chefs des Juifs avec le Christ; et d’abord l’Evangéliste présente l’interrogation des Juifs,
1. Cf. Ex 7, 11.
2. Saint Thomas fait peut-être allusion ici au livre de Tobie: Au moment même, la prière de tous deux fut entendue devant la gloire de Dieu, et Raphaël fut envoyé pour les guérir tous deux à Tobie, pour enlever les leucomes des yeux de Tobit, afin qu’il vît de ses yeux la lumière de Dieu; à Sara, la fille de Ragouél, pour la donner comme femme à Tobie, le fils de Tobit, et pour la délivrer d’Asmodée, le démon mauvais, parce qu’il appartenait à Tobie de la recevoir en partage de préférence à tous ceux qui voulaient la prendre (Tb 3,16-17). — L’ange lui dit: "Ouvre le poisson, enlève-lui le fiel, le coeur et le foie, garde-les avec toi et rejette les entrailles; car le fiel, le coeur et le foie de ce poisson constituent un remède utile. "... Il lui dit: "Le coeur et le foie du poisson, fais-les fumer devant un homme ou une femme attaqués par un démon ou un esprit mauvais s toute attaque en sera écartée, et ceux — ci ne resteront plus jamais avec eux. Quant au fiel, frottes-en les yeux d’un homme atteint de leucomes, souffle sur eux, sur les leucomes, et ils guériront " (Tobie 6, 4 et 8-9).
3. Tract, in Ioann., XLVIII, 2, BA 73", p. 166-167.




L’interrogation des Juifs.

Au sujet du premier point il fait deux choses il décrit les circonstances de l’interrogation quant au temps [n° 1433], quant au lieu [n° 1436] et quant aux personnes qui interrogent [n° 1438]; puis il expose l’interrogation elle-même [n° 1439]; puis il donne la réponse du Christ [n° 1440]; enfin il introduit l’effet de la réponse [n° 1452].

I

OR IL Y EUT LA FÊTE DE LA DÉDICACE À JÉRUSALEM, ET C’ÉTAIT L’HIVER, ET JÉSUS CIRCULAIT DANS LE TEMPLE SOUS LE PORTIQUE DE SALOMON. LES JUIFS DONC L’ENTOURÈRENT.

1433. [Il décrit les circonstances de l’interrogation] quant au temps d’abord d’une manière particulière, en disant: OR IL Y EUT LA FÊTE DE LA DÉDICACE [ENCAENIA] À JÉRUSALEM.

Pour avoir l’intelligence de ce passage, il faut savoir que, comme le dit Augustin, cette fête des encénies correspondait à la festivité de la dédicace dans les églises. En effet, Kaivôv en grec est la même chose que novum en latin. C’est pourquoi le terme encaenia veut dire la même chose que "inauguration ". Et cela devient même comme un usage commun de parler quand quelque chose de nouveau est consacré à un usage, on dit qu’il est inauguré [encaeniari] OR IL Y EUT LA FÊTE DE LA DÉDICACE [ENCAENIA] À JÉRUSALEM, c’est-à-dire la fête et la mémoire de la consécration du Temple. Car à chaque fois que de nouveau on consacre une église au culte divin, on accomplit la fête de cette consécration même, et chaque année, le même jour, [on la célèbre] en mémoire de cela. C’est ainsi que les Juifs célébraient chaque année la fête de la Dédicace, c’est-à-dire la mémoire de la dédicace du Temple.

1434. Mais pour savoir la raison de la fête de la consécration et sa cause, il faut noter que toutes les fêtes sont célébrées dans l’Eglise en commémoration des bienfaits divins — Je me souviendrai des miséricordes du Seigneur 1; et dans le psaume, David, après avoir commémoré les nombreux bienfaits de Dieu en disant Confessez, le Seigneur, parce qu’il est bon 2, ajouta Etablissez un jour solennel 3.

Nous commémorons de trois manières les bienfaits divins qui nous sont prodigués. Parfois en tant qu’ils nous sont prodigués en notre Tête 4, à savoir le Christ; et ainsi nous célébrons la fête de la Nativité et de la Résurrection, et d’autres. Parfois en tant qu’ils nous sont prodigués dans ceux qui sont membres [du Christ] avec nous, c’est-à-dire dans les saints qui sont les membres de 1’Eglise. Et cela à juste titre, parce que comme le dit l’Apôtre dans la première épître aux Corinthiens: Si un membre est glorifié, tous les membres se réjouissent avec lui Et ainsi nous célébrons la fête de Pierre et Paul, et des autres saints. Parfois en tant que les bienfaits divins sont prodigués à toute l’Eglise; par exemple dans le ministère des sacrements et dans les autres [bienfaits] qui sont conférés d’une manière commune à l’Eglise. Or la maison d’ici-bas [materialis] est comme le, signe du rassemblement des fidèles de l’Eglise, et c’est aussi en elle que tous les sacrements de la grâce sont dispensés. C’est pourquoi, en mémoire des bienfaits eux-mêmes nous célébrons la fête de la dédicace de 1’Eglise. Et certes cette fête est plus grande que la fête d’un saint, de même que les bienfaits conférés à toute l’Eglise, dont nous célébrons la mémoire, surpassent le bienfait conféré à un saint qui est commémoré au jour de sa fête.

1435. Il faut savoir cependant que le Temple, à Jérusalem, avait été consacré à trois reprises. D’abord par Salomon, comme on le rapporte dans le premier livre des Rois 6. En second lieu au temps d’Esdras, par Zorobabel et Josué le grand prêtre, comme le rapporte le livre d’Esdras 7. Enfin par Judas Macchabée et ses frères qui montèrent à Jérusalem pour rebâtir les lieux saints 8. Or cette fête des encénies n’a pas été célébrée en mémoire de la dédicace accomplie par Salomon, parce que cela eut lieu en automne, à savoir le septième mois; ni en mémoire de la dédicace accomplie au temps d’Esdras, parce que celle-ci eut lieu au printemps, à savoir au neuvième jour de mars. Mais elle a été célébrée en mémoire de la dédicace accomplie par Judas Macchabée et ses frères au temps de l’hiver.
1. Is 63, 7.
2. Ps 117, 1.
3. Ps 117, 27.
4. Il est aussi la Tête du Corps, de l’Eglise, lui qui est Principe, Premier — né d’entre les morts, afin qu’en tout il ait le premier rang... (Col 1,18); voir aussi Ep 1, 22; 5, 23; 4, 15. Saint Thomas étudie longuement le mystère de la grâce capitale du Christ, notamment dans la Somme théologique: voir III, q. 8.
5. 1 Corinthiens 12, 26.
6. Cf. 1 R 8.
7. Cf. Esd 6, 16-22.
8. Cf. 1 M 4, 42-58.


Et c’est pourquoi, pour le rappeler, il décrit en second lieu le temps d’une manière générale, en disant ET C’ÉTAIT L’HIVER. Et cela a aussi une cause mystique. Comme le dit Grégoire 1, l’Évangéliste eut soin d’exprimer que le temps était celui de l’hiver, pour indiquer que le froid, à savoir celui de la malice des Juifs, était présent au coeur des auditeurs — De même que la citerne rend son eau froide, ainsi a t-elle rendu sa malice 2. De cet hiver il est dit dans le Cantique: Car voici que l’hiver est passé, la pluie a cessé, elle s ‘en est allée 3.




ET JÉSUS CIRCULAIT DANS LE TEMPLE SOUS LE PORTIQUE DE SALOMON.

1436. Ici, il décrit le lieu. D’abord d’une manière générale: DANS LE TEMPLE — Le Seigneur dans son temple saint 4, puis d’une manière particulière: SOUS LE PORTIQUE DE SALOMON.

Il faut savoir en effet qu’on n’appelle pas "Temple" seulement le corps [du Temple] lui-même, mais aussi les portiques qui se trouvent autour, dans lesquels le peuple se tenait debout pour prier; car dans le Temple [lui-même] seuls les prêtres priaient. Et on appelle portique de Salomon ce lieu dans lequel Salomon se tint debout quand il pria, après avoir accompli la dédicace du Temple — Salomon se tint donc debout en face de toute l’assemblée d’Israël 5.

1437. Mais le Temple que Salomon avait édifié fut détruit pareillement ce portique ne doit donc pas être dit "portique de Salomon".

Je réponds. Il faut dire que le Temple a été restauré sur le modèle du premier. Et c’est pourquoi, de même qu’auparavant le portique était dit "portique de Salomon", de même plus tard, par respect pour celui-ci.
1. Morales sur Job, II, 1, SC 32 bis, p. 254.
2. Jr 6, 7.
3. Ct2, 11.
4. Ps 10, 5.


5. 1 R 8, 22.




LES JUIFS DONC L’ENTOURÈRENT.

1438. Les personnes qui interrogent, il les décrit quant à leur malice. C’est pourquoi il dit: LES JUIFS DONC L’ENTOURÈRENT, froids, loin de la charité qui fait aimer fa cantate diligendl], mais brûlants de l’avidité de nuire, pour s’approcher avec l’intention de l’encercler, et pour l’encercler en le bloquant avec l’intention de le poursuivre jusqu’au bout — De nombreux taureaux m’ont encerclé, de fortes bêtes m’ont assiégé. — Ephraïm m’a entouré de mensonges

II

ET ILS LUI DISAIENT: "JUSQUES À QUAND TIENDRAS-TU NOTRE ÂME EN SUSPENS? SI TU ES LE CHRIST, DIS-LE-NOUS OUVERTEMENT. "

1439. Puis il expose l’interrogation des Juifs 9.

Et d’abord il souligne la cause fictive de l’interrogation, quand il dit: JUSQUES À QUAND TIENDRAS-TU NOTRE ÂME EN SUSPENS? Ils parlent en vils flatteurs, voulant montrer par là qu’ils désirent savoir la vérité à son sujet. Comme s’ils disaient notre âme, par le désir, est en suspens aussi longtemps que tu nous laisses enchaînés 10. — L’espérance qui est différée afflige l’âme 11.
6. Cf. SAINT AUGUSTIN, Tract, in Ioann., XLVIII, 3, HA 73 p. 166-169.
7. Ps 21, 13.
8. Os 11, 12.
9. Le développement qui suit reprend l’explication de Chrysostome, en particulier l’insistance sur la perversité de la question des Juifs (In loannem hom., LXI, 1, PG 59, col. 336-337).
10. L’édition léonine apporte avec réserve cette correction, vinctos nos derelinquis, au texte de l’édition Marietti qui porte moestos nos derelinquis (aussi longtemps que tu nous laisses affligés).
11. Pr 13,12.




C’est pourquoi ils ajoutent une interrogation en disant: SI TU ES LE CHRIST, DIS-LE-NOUS OUVERTEMENT. Là, remarque d’abord leur perversité. Parce qu’ils s’indignent contre le Christ du fait qu’il se dit Fils de Dieu, comme il est dit plus haut 1, ils ne l’interrogent pas [pour savoir] s’il est Fils de Dieu, mais ils disent: SI TU ES LE CHRIST, DIS-LE-NOUS OUVERTEMENT, afin de pouvoir avoir par là matière à l’accuser devant Pilate, comme séditieux et convoitant le royaume, ce qui était contre César et odieux aux Romains. C’est pourquoi Pilate, quand les Juifs accusaient le Christ parce qu’il se faisait Fils de Dieu, n’en eut cure. Mais quand ils lui dirent Quiconque se fait roi s’oppose à César 2, il commença à s’inquiéter davantage par rapport à lui. Et c’est pourquoi ils disent SI TU ES LE CHRIST, ou roi, ou oint, DIS-LE-NOUS OUVERTEMENT. Considère ensuite leur indignité: ils disent OUVERTEMENT, comme s’ils disaient: "Jusque-là, il n’a pas enseigné publiquement, mais comme en secret", alors que cependant il disait tout ouvertement, assistant toujours aux fêtes, et ne parlait en rien d’une manière cachée — Moi j’ai parlé au monde ouvertement et je n’ai rien dit en secret 3.



La réponse du Christ.




JÉSUS LEUR RÉPONDIT: "JE VOUS L’AI DIT, ET VOUS NE CROYEZ PAS. LES OEUVRES QUE MOI JE FAIS AU NOM DE MON PÈRE, CELLES-CI RENDENT TÉMOIGNAGE À MON SUJET. "

1440. Ici, il expose la réponse du Christ: il souligne leur infidélité en montrant que ce qu’ils avaient dit était faux, à savoir qu’ils désiraient connaître la vérité, disant: JUSQUES À QUAND TIENDRAS-TU NOTRE ÂME EN SUSPENS?

Et cela sous deux aspects. D’abord parce qu’ils ne croyaient pas à ses paroles. Et quant à cela, il affirme: JE VOUS L’AI DIT, ET VOUS NE CROYEZ PAS. Autrement dit, vous me dites: SI TU ES LE CHRIST, DIS-LE NOUS OUVERTEMENT. Mais moi JE VOUS L’AI DIT, c’est-à-dire: je vous dis la vérité; et vous VOUS NE CROYEZ PAS — Si je vous le dis, vous ne le croirez pas 4.

En second lieu, parce qu’ils ne croient pas à ses oeuvres. D’abord il montre leur incrédulité à l’égard des oeuvres mêmes; puis la raison de l’incrédulité [n° 1442].

1441. Quant au premier point, il dit LES OEUVRES QUE MOI JE FAIS... Autrement dit: ce n’est pas par la parole seule que vous pouvez être persuadés, comme vous [le] simuliez; ni même par tant d’oeuvres QUE MOI JE FAIS AU NOM DE MON PÈRE, c’est-à-dire pour sa gloire. CELLES-CI RENDENT TÉMOIGNAGE À MON SUJET, parce qu’elles ne peuvent être faites que par Dieu. C’est pourquoi, à partir d’elles, il apparaît d’une façon manifeste que je suis venu de Dieu — Tout arbre est reconnu à son fruit 5 — Les oeuvres que moi je fais, me rendent témoignage 6. MAIS VOUS, VOUS NE CROYEZ PAS. Plus loin il est dit: Bien qu’il eût donc f ait tant de signes, ils ne croyaient pas en lui 7. Et c’est pourquoi ils Sont inexcusables 8: Si je n'avais pas fait parmi eux les oeuvres que nul autre n’a faites, ils n’auraient pas de péché. Mais maintenant ils ont vu et ils m’ont haï, moi et mon Père 9.
1. Cf. Jn 10, 18.
2. Jn 19, 12.
3. Jn 18, 20.
4. Lc 22, 67.
5. Mt 12, 33.
6. Jn 5, 36.
7. Jn 12, 37.
8. Cf. Rm 1, 20.
9. Jn 15, 24.




1442. Or, la raison de leur incrédulité, c’est leur séparation d’avec les brebis du Christ. C’est pourquoi il dit: VOUS NE CROYEZ PAS, PARCE QUE VOUS N’ÊTES PAS DE MES BREBIS.

À ce sujet, il montre d’abord leur exclusion de l’assemblée des brebis du Christ, puis la dignité des brebis [n° 1445]; enfin il prouve quelque chose qu’il avait dit [n° 1450].




MAIS VOUS, VOUS NE CROYEZ PAS, PARCE QUE VOUS N’ÊTES PAS DE MES BREBIS.

1443. Il souligne leur séparation d’avec ses brebis, en disant: VOUS N’ÊTES PAS DE MES BREBIS, c’est-à-dire prédestinés à croire, mais connus d’avance pour la perdition éternelle 1. Le fait même en effet que nous croyons nous vient de Dieu — Il vous a été donné, non pas seulement de croire en lui-même, mais encore de souffrir pour lui 2— Vous êtes sauvés par la grâce [...] et non à partir de vous-mêmes: c’est un don de Dieu 3. Et cela certes n’est donné à nul autre que celui pour qui cela a été préparé depuis l’éternité. Et c’est pourquoi ceux-là seuls croient en lui-même qui ont été destinés d’avance à cela par Dieu, par la prédestination éternelle: Crurent tous ceux qui étaient destinés d’avance à la vie éternelle 4. Et encore ce passage du même livre C’est par la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ que nous croyons être sauvés 5.

1444. Mais doit-on dire à quelqu’un qu’il n’a pas été prédestiné? Il semble que non, puisqu’en effet personne ne peut être sauvé s’il n’a été prédestiné; si on dit à quelqu’un qu’il n’a pas été prédestiné, on semble le pousser au désespoir. Donc le Seigneur, en disant aux Juifs VOUS NE CROYEZ PAS, PARCE QUE VOUS N’ÊTES PAS DE MES BREBIS, les poussait à désespérer.

Réponse. Il faut dire que, dans cette foule, il y avait quelque chose de commun à tous, à savoir qu’ils n’étaient pas destinés d’avance par Dieu à croire à ce moment-là. Et il y avait quelque chose de spécial, à savoir que quelques-uns parmi eux étaient destinés d’avance à croire par la suite: et c’est pourquoi ils crurent plus tard, comme on voit, aux Actes des Apôtres, que trois mille parmi les Juifs crurent en un jour 6. Mais il y en avait certains qui n’étaient pas destinés d’avance à cela. Il n’était donc pas contraire à l’espérance de dire que dans la foule, où certains étaient destinés d’avance à croire par la suite, il s’en trouvait qui n’étaient pas des brebis: parce que personne ne pouvait soupçonner cela d manière déterminée à son propre sujet, alors que le dire d’une personne d’une manière déterminée aurait été contraire à l’espérance.




MES BREBIS ÉCOUTENT MA VOIX, ET MOI JE LES CONNAIS ET ELLES ME SUIVENT. ET MOI JE LEUR DONNE LA VIE ÉTERNELLE, ET ELLES NE PÉRIRONT JAMAIS, ET NUL NE LES ARRACHERA DE MA MAIN.

1445. Il établit ici la dignité de ses brebis. Il montre quatre choses. Deux choses de notre côté, que nous faisons par rapport au Christ; et deux du côté du Christ, que lui-même fait en nous, correspondant en retour à ce que nous faisons à son égard.
1. Cf. SAINT AUGUSTIN, Tract, in b, XLVIII, 4, BA 73*, p. 172-173. Voir n°938, note 1.
2. Ph 1, 29.
3. Ep 2, 8.
4. Ac 13, 48.
5. Ac 15, 11.
596
6. Cf. Ac 2, 41.





MES BREBIS ÉCOUTENT MA VOIX.

1446. La première chose, que nous, nous faisons, est d’obéir au Christ; et quant à cela il dit: MES BREBIS, c’est-à-dire, par prédestination, ÉCOUTENT MA VOIX, en croyant, et en obéissant à mes commandements — Aujourd’hui si vous écoutez sa voix, n'endurcissez pas votre coeur 1.



ET MOI JE LES CONNAIS.

1447. La seconde, celle que le Christ fait et qui correspond à la première [celle que nous faisons], est son amour et son approbation 2; et quant à cela il dit: ET MOI JE LES CONNAIS, autrement dit: je les aime et je les approuve — Le Seigneur connaît ceux qui sont les siens 3. Si elles m’écoutent, c’est parce que MOI JE LES CONNAIS, en les choisissant depuis toujours.

Mais si personne ne peut croire autrement que si cela lui est donné par Dieu, il semble que l’infidélité ne puisse être imputée à qui que ce soit.

A cela il faut répondre qu’elle est imputée [à ceux qui ne croient pas] parce qu’en eux est la cause pour laquelle il ne leur est pas donné de croire. De même moi, je ne peux voir la lumière si je ne suis illuminé par le soleil. Mais si je fermais les yeux, je ne verrais pas la lumière, ce qui ne viendrait pas du soleil mais de moi, qui, en fermant les yeux, fais naître la cause par laquelle je ne suis pas illuminé.

Or le péché est la cause pour laquelle nous ne sommes pas illuminés par Dieu par le moyen de la foi, par exemple le péché originel ou bien aussi, pour certains, le péché actuel. Et certes cette cause se trouve en tous. C’est pourquoi tous ceux qui sont écartés le sont par le juste jugement de Dieu, et ceux qui sont choisis sont pris et élevés par la miséricorde de Dieu.




ET ELLES ME SUIVENT.

1448. La troisième chose, qui est de nous, est l’imitation du Christ; et quant à cela il dit: ET ELLES ME SUIVENT — Mon pied a suivi ses traces 4 — Le Christ a souffert pour nous, vous laissant l’exemple pour que vous suiviez ses traces 5.



ET MOI JE LEUR DONNE LA VIE ÉTERNELLE, ET ELLES NE PÉRIRONT JAMAIS, ET NUL NE LES ARRACHERA DE MA MAIN.

1449. La quatrième chose, correspondant à la troisième, est, de la part du Christ, l’attribution d’une récompense; et quant à cela il dit: ET MOI JE LEUR DONNE LA VIE ÉTERNELLE, comme s’il disait: celles-ci mêmes me suivent en s’avançant ici sur le chemin de la douceur 6 et de l’innocence. Et moi je ferai que plus tard elles me suivent, en entrant vers les joies de la vie éternelle.

Le Seigneur montre de trois manières que cette récompense ne peut faire défaut. Car quelque chose peut faire défaut de trois manières. Premièrement par sa nature, [ici celle] de la récompense elle-même, par exemple si elle est corruptible; mais cette récompense est incorruptible quant à sa nature, c’est pourquoi il dit: JE LEUR DONNE LA VIE ÉTERNELLE, qui est la jouissance incorruptible et immortelle de Dieu. Plus bas il est dit: Cette vie éternelle c’est qu’ils te connaissent, toi, le seul véritable Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ 7. Et comme le dit Augustin 8 ce sont les pâturages dont il avait parlé plus haut. Et la vie éternelle où aucune herbe ne se dessèche, où tout est vert, est dite "bon pâturage ".
1. Ps 94, 8.
2. Cf. n° 1412, note 4.
3. 2 Tm 2, 19.
4. Jb 23, 11. Cf. n° 1376, note 5.


5. 1 P 2,21.


6. Nous traduisons ici mansuetuda par "douceur" car c’est bien le sens que saint Thomas donne â ce terme. Voir â ce sujet Ad J Cor. lect., n° 227; Ad 2 Cor. lect., n° 344. Rappelant que mansuetus signifie d’abord, d’un animal, qu’il est apprivoisé et donc soumis aux hommes, saint Thomas note que l’homme, lui, est mansuetus dès lors qu’il se soumet â Dieu. La mansuetude est une vertu qui adoucit la colère. Ainsi, est dit "doux" [n° celui qui est amené de la sauvagerie â la miséricorde ou à l’humilité; alors qu’on dit "doux" [n° ceux qui Ont toujours été tels (Exp. in Psalmos, 24, n° 8). La mansuetudo s dirige, modère, les passions de la colère s (Ad Tt. lect., III, n° 82), elle les refrène (cf. Somme théol., I — II, q. 70, a. 3), elle s adoucit les querelles et conserve la paix s (Ad Eph. lect., IV, n° 191). Elle enlève ce qui fait obstacle aux actes de la piété (Somme théol., II — II, q. 121, s. 2).
7. Jn 17, 3.
8. Tract, in Ioann., XLVIII, 5, BA 73", p. 415.


En second lieu, quelque chose peut manquer à cause d’une déficience de celui qui reçoit, quand celui-ci est déficient et quand il garde mal. Mais cela n’arrivera pas dans cette récompense; c’est pourquoi il dit: ET ELLES NE PÉRIRONT JAMAIS, c’est-à-dire les brebis. Ceci va contre Origène, qui dit que parfois les saints qui sont dans la gloire ont pu pécher 1. Mais le Seigneur dit: ELLES NE PÉRIRONT JAMAIS, parce qu’elles sont gardées à jamais — Celui qui aura vaincu, je le ferai colonne dans le Temple de mon Dieu, et il n'en sortira plus jamais 2.

En troisième lieu, quelque chose peut faire défaut à cause de la violence de celui qui arrache. Peut-être en effet Adam n’aurait-il pas été chassé si le séducteur n’avait été présent. Dans la vie éternelle, cela ne sera pas; c’est pourquoi il dit: ET NUL NE LES ARRACHERA, c’est-à-dire les brebis, DE MA MAIN, à savoir de ma protection et de ma puissance — Les âmes des justes sont dans la main de Dieu 3. En effet, comme le dit Augustin: "Là, ni le loup ne ravit, ni le voleur n’enlève, ni le bandit ne tue 4."




CE QUE MON PÈRE M’A DONNÉ EST PLUS GRAND QUE TOUT; ET NUL NE PEUT RIEN ARRACHER DE LA MAIN DE MON PÈRE. MOI ET LE PÈRE NOUS SOMMES UN.

1450. Ici, il prouve ce qu’il avait dit plus haut au sujet de la dignité des brebis, à savoir: NUL NE LES ARRACHERA DE MA MAIN, par le raisonnement suivant: ce qui est dans la main de mon Père, nul ne peut le ravir; or la main du Père et la mienne sont la même: donc ce qui est dans ma main, nul ne peut le ravir.

A ce sujet, il fait trois choses. D’abord il expose la mineure, en manifestant la communication de la divinité qui lui est transmise par le Père, lorsqu’il dit: CE QUE MON PÈRE M’A DONNÉ, par la génération éternelle, EST PLUS GRAND QUE TOUT.

Plus haut, il est dit: De même que le Père a la vie en lui-même, ainsi a-t-il donné au Fils d’avoir la vie en lui-même. De même, [ce que le Père lui a donné] est aussi PLUS GRAND par le pouvoir: Il lui a donné pouvoir d’exercer le jugement, parce qu’il est Fils d’homme Et c’est aussi PLUS GRAND par la révérence et l’honneur: Il lu a donné le nom qui est au-dessus de tout nom, afin qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse 8. C’EST donc PLUS GRAND QUE TOUT, CE QUE LE PÈRE M’A DONNÉ, à savoir "d’être son Verbe, d’être son Fils unique, et d’être la splendeur de sa lumière 9".

En second lieu, il souligne l’excellence de la puissance du Père — ce qui se rapporte à la majeure — quand il dit: ET NUL NE PEUT RIEN ARRACHER, c’est-à-dire enlever par violence ou soustraire par ignorance, DE LA MAIN, c’est-à-dire de la puissance, DE MON PÈRE, ou de moi qui suis la puissance du Père 10; bien qu’il soit mieux de le dire de la puissance du Père que de moi, comme Augustin le dit 11. C’est pourquoi NUL NE PEUT RIEN ARRACHER DE LA MAIN DU PÈRE, parce que lui-même est le plus fort, lui à qui violence ne peut être faite, et le plus sage, lui en qui ne se trouve pas d’ignorance — Il est sage dans son coeur, et courageux dans sa force 1.
1. Saint Thomas se réfère ici à une hypothèse avancée lors d’une discussion sur la nécessité, pour l’âme, d’être toujours liée à un corps (Traité des principes, II, 3, 3, SC 252, p. 259). Mais ce n’est qu’une hypothèse passagère, contredite par nombre d’autres éléments de la pensée d’Origène.
2. Ap 3, 12.
3. Sg3, 1.
4. Tract, in la., XLVIII, 6, BA 735, p. 176-177.
5. Jn 5,26.
6. Jn 5, 27.
7. Cf. SAINT JEAN CHRYSOSTOME, In loannem hom., LXI, 2, PG 59, col. 338.
8. Ph 2, 9-10.
9. Citation de saint Augustin qui insiste sur l’explication de ce passage par la génération éternelle du Fils (Tract. in Ioann., XLVIII, 6, BA 73", p. 180-181).
10. Cf. 1 Corinthiens 1, 18 et 24.
11. Cf. Tract, in Ioann., XLVIII, 7, BA 7311, p. 182-183.


Enfin il montre son unité avec le Père, de laquelle suit la conclusion. C’est pourquoi il dit: MOI ET LE PÈRE NOUS SOMMES UN. Autrement dit: NUL NE LES ARRACHERA DE MA MAIN, parce que MOI ET LE PÈRE NOUS SOMMES UN, c’est-à-dire par l’unité de l’essence. Car la nature du Père et du Fils est la même.

1451. On exclut par là deux erreurs: celle d’Arius, qui divisait l’essence, celle de Sabellius qui confondait les personnes, de telle sorte qu’ainsi nous sommes délivrés de Charybde comme de Scylla. Du fait qu’il dit UN, il te libère d’Arius, car s’il est un, il n’est donc pas divers. Mais par le fait qu’il dit NOUS SOMMES, il te libère de Sabellius: si en effet NOUS SOMMES, c’est donc le Père et le Fils.

Mais cela, les ariens plus tard ont prétendu le nier par un mensonge de leur impiété, en disant que la créature en quelque manière est une avec Dieu. C’est pourquoi le Fils peut, de cette manière, être un avec le Père.

Mais il est évident que cela est faux, pour trois raisons. D’abord par la manière même de parler. Il est manifeste en effet que "un" est dit comme ce-qui-est 2. C’est pourquoi, de même que quelque chose n’est dit être d’une manière première et absolue [simpliciter] que selon la substance, de même cela n’est dit "un" que selon la substance ou la nature. Or ce qui est dit d’une manière première et absolue [simpliciter] l’est sans aucune addition. Donc, parce qu’ici il est dit simplement: MOI ET LE PÈRE NOUS SOMMES UN, sans que rien d’autre soit ajouté, il est manifeste qu’ils sont un selon la substance et la nature. Mais jamais on ne trouve que Dieu et une créature soient un sans que quelque chose soit ajouté: Celui qui adhère à Dieu est un seul esprit avec lui Il est donc évident que le Fils de Dieu n’est pas un avec le Père comme la créature.

En second lieu, [cela est faux du fait de ce qu’il avait dit] plus haut, à savoir: CE QUE MON PÈRE M’A DONNÉ EST PLUS GRAND QUE TOUT. Il conclut ensuite: MOI ET LE PÈRE NOUS SOMMES UN, comme s’il disait: nous sommes un pour autant que CE QU’IL M’A DONNÉ EST PLUS GRAND QUE TOUT. Ce qui ne peut être compris que de sa nature et de son essence, autrement ce ne serait pas plus grand que tout.

Enfin, [que ce soit faux,] c’est évident de par son intention: car le Seigneur prouve que nul ne les arrachera de sa main par le fait que nul ne peut rien arracher de la main de son Père. Ce qui ne s’ensuivrait pas si sa puissance était moindre que celle de son Père. Donc le Père et le Fils sont un par la nature, l’honneur et la puissance.
1. Jb 9, 4. Saint Thomas commente " Que l’homme en se tendant de toutes ses forces [n° ne puisse accéder à Dieu en aucune mesure, il le montre quand il dit Il [n° Dieu] est sage dans son coeur et courageux dans sa force. En effet, il y a deux luttes [n° l’une par laquelle on lutte en disputant (n° 1035, note 4), et celle-là est par la sagesse, l’autre par laquelle on lutte en combattant, et celle-ci est par la force. Or en l’une et l’autre, Dieu dépasse [n° parce qu’il dépasse toute force et toute sagesse par sa force et sa sagesse s (Exp. super Job, 5, 4, p. 58, 1. 51-59). Sur la contentio, cf. n° 1039, note 8.
2. Cf. ARISTOTE, Métaphysique, I, 2, 1 054 a 12-17; K 3, 1061 a 15-18.
3. 1 Corinthiens 6, 17. Saint Thomas commente: "Celui qui adhère à Dieu, c’est-à-dire par la foi et la charité, est un seul esprit avec lus, parce qu’il lui est uni d’une unité spirituelle et non pas corporelle. C’est pourquoi il est dit: Si quelqu’un n’a pas l’esprit du Christ, il ne lui appartient pas (Rm 8,9); et: Pour qu’ils soient un comme nous-mêmes nous sommes un (In 17, 21), c’est-à-dire par les liens de l’esprit. Et parce que le corps est au service de l’esprit, il s’ensuit que même nos corps sont ses membres, lui à qui nous sommes unis par l’esprit, non certes par le lien de la chair mais par un lien spirituel * (Ad I Cor. lect., VI, n° 305).




L’effet de la réponse du Christ.

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Thomas sur Jean 68