Thomas A. sur Rm (1869)


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Commentaire de l'épître de saint Paul aux Romains



PAR SAINT THOMAS D’AQUIN


Docteur des docteurs de l'Eglise catholique


Edition Louis Vivès, 1869,

Traduction par l'Abbé Bralé

Édition numérique, http://docteurangelique.free.fr, 2004

Les oeuvres complètes de saint Thomas d'Aquin





CHAPITRE I: LA LETTRE AUX ROMAINS





Romains 1, 1: présentation, plan de l'épître

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Rm 1,1)





ANALYSE DE LA LEÇON. -Division générale de l’épître. -Salutation. -saint Paul s’y désigne: 1° Par son nom. -Signification de ce nom. -Epoque où l’Apôtre le reçut. 2° Par sa condition de serviteur de Jésus Christ. -En quel sens est-il serviteur du Christ? -3° Par sa dignité d’apôtre. -Excellence de cette dignité. - 4° Par son ministère. -En quoi consiste ce ministère?

1. Paul, serviteur de Jésus-Christ, appelé à l’apostolat, choisi pour l’évangile de Dieu.

L’Epître aux Romains se divise en deux parties: la salutation et le sujet de l’Épître, que saint Paul commence à traiter au verset 8: "D’abord je rends grâce..."

Dans la salutation, il y a trois parties. Premièrement, l’Apôtre désigne la personne qui salue; secondement, les personnes à qui s’adresse le salut, en disant (verset 7): "A tous ceux qui sont à Rome;" troisièmement, il exprime la salutation (verset 7): "Que la grâce et la paix, etc., etc."

A l’égard de la personne qui salue: d’abord il désigne l’auteur de la salutation; ensuite il relève son ministère, à ces mots (verset 2): "L’Évangile que Dieu avait promis."

I. La personne qui écrit se connaît:

par son nom. "Paul," dit-il. A l’égard de ce nom, il y a quatre choses considérer:

sa nature. En effet, tel qu’il est écrit dans ces épîtres, il ne peut appartenir à la langue hébraïque, qui ne possède pas la lettre P; mais il peut être grec et latin. Si cependant on se contente d’un rapprochement, cette lettre P peut être hébraïque 1.

Sa signification: ce nom de Paul, en le prenant dans la langue hébraïque, aurait le sens d’admirable ou choisi; dans la langue grecque, le même sens que tranquille 2, dans la langue latine, il signifierait petit, et toutes ces significations ont de la convenance; car, selon la grâce, il a été choisi (Actes, IX, 15): "Cet homme est pour moi un vase d’élection;" quant aux oeuvres, il a été admirable (Ecclésiastique XL, 2): "Vase admirable, l’oeuvre du Très-Haut." Il s’est reposé dans la contemplation (Sagesse VIII, 16): "Quand j’entrerai dans sa maison, je reposerai avec la sagesse." Il s’est fait petit par l’humilité (1 Cor., XV, 9): "Pour moi, je suis le moindre des apôtres."

Le temps où ce nom a été imposé à l’Apôtre, puisque auparavant il s’appelait Paul, ainsi qu’il est dit aux Actes (IX).

1 Les Hébreux ont phe.C’est ce que veut dire saint Thomas.

2 De cesser, se reposer.

Il existe sur ce point trois opinions. Saint Jérôme prétend que l’Apôtre, qui s’appelait Saul, voulut dans la suite prendre le nom de Paul, en raison d’un fait remarquable de sa vie, à savoir: la conversion du proconsul Sergius Paulus, rapportée au ch. XIII des Actes. C’est ainsi que Scipion fut appelé l’Africain, du nom de l’Afrique, qu’il avait soumise. D’autres prétendent que ce nom lui fut donné à cause de ses progrès dans la vertu, indiqués par le nom même, comme il a été dit plus haut. On trouve, en effet, des noms divinement imposés à quelques saints personnages, au premier instant de leur naissance, pour désigner la grâce qu’ils reçoivent dès le commencement. Il en fut ainsi à l’égard de Jean-Baptiste. Pour d’autres, suivant la remarque de saint Jean Chrysostome, leurs noms ont été changés, afin d’indiquer leur avancée dans la vertu, comme on le voit à l’égard d’Abraham (Gen., XVII), et à l’égard de saint Pierre (Matthieu XVI). Enfin, on soutient, et avec plus de raison, que Paul avait d’abord deux noms. C’était en effet une coutume chez les Juifs de prendre avec leurs noms hébraïques d’autres noms usités parmi les nations qui les dominaient; ainsi qu’il est rapporté au second livre des Maccabées (IV, 45), de Jason et de Ménélas. Or, ce nom de Paul était depuis longtemps célèbre chez les Romains. L’Apôtre, appelé d’abord Saul par les Hébreux, fut donc appelé Paul par les Romains, bien qu’on ne voie pas qu’il ait fait usage de ce nom avant le commencement de ses prédications aux Gentils. Aussi lit-on dans les Actes (XIII, 9): "Saul, qui s’appelle aussi Paul." Ce sentiment a la préférence de saint Augustin.



II. L'apôtre désigne en second lieu, par sa condition, la personne qui écrit, quand il dit: "Serviteur de Jésus-Christ, La condition de l’esclavage, il est vrai, paraît abjecte quand on la considère en elle-même; aussi est-elle imposée comme malédiction, à cause du péché (Gen., IX, 5): "Que ton fils Chanaan soit maudit, qu’il soit l’esclave des esclaves de ses frères." Mais l’Apôtre la rend recommandable, quand il ajoute: "De Jésus-Christ." Car Jésus est interprété sauveur (Matth., I, 5): "C’est lui qui sauvera son peuple de ses péchés;" et Christ est interprété oint, selon cette parole du Ps. (XLXV, 7): "Dieu, votre Dieu vous a sacré d’une onction de joie, etc., etc.", expressions par lesquelles le Psalmiste désigne la dignité du Christ, et quant à la sainteté, parce que les prêtres recevaient l’onction, comme il est rapporté au ch. XXIX de l’Exode; et quant à l’autorité, parce que les rois la recevaient également 1, ainsi qu’on le dit de Daniel (I Rois, XVI, 43) et de Salomon (III Rois, I, 36); et quant à la science, parce que les prophètes étaient aussi consacrés par l’onction, comme il est dit d’Elisée (III Rois, X, 16). Or, qu’on soit soumis aux intérêts du salut et à l’onction spirituelle de la grâce, c’est chose louable, parce qu’on est d’autant plus parfait, qu’on s’oblige davantage à la perfection. Telle est la dépendance du corps à l’égard de l’âme, de l’air relativement à la lumière (Psaume CXV, 6): "O Seigneur, je suis donc votre serviteur".

On objecte ce qui est dit (Jean, XV, 1): "Je ne vous appellerai plus serviteurs, mais je vous ai donné le nom d’amis."

Il faut répondre qu’il y a deux sortes de servitudes, l'une de crainte qui ne peut convenir aux saints (Rom. VIII, 45): "Aussi n’avez-vous pas reçu l’esprit de servitude, pour vous conduire encore par la crainte, mais vous avez reçu l’esprit d’adoption des enfants," etc.; l’autre d’humilité et d’amour, qui appartient aux saints, selon cette parole (Luc, XVII, 10): "Dites: nous sommes des serviteurs inutiles." Car, dès lors qu’on est libre quand on est sa cause déterminante, on est esclave quand on n’est que sa cause déterminée. Se mouvoir pour un autre, sous l’impulsion d’un moteur étranger, et comme déterminé par lui, c’est la servitude de la crainte, qui force l’homme à agir contre sa volonté; mais agir pour un autre parce que telle est sa fin particulière, c’est la servitude de l’amour; car l’affection pousse à faire du bien et à rendre service à un ami pour lui-même, comme l’a remarqué le Philosophe au 9° livre de sa Morale.

III. Saint Paul relève, à raison de sa dignité, la personne qui écrit, lorsqu’il dit: "Appelé apôtre." La dignité d’apôtre est la première dans l’Église, ainsi qu’il est écrit (I Cor., XII, 8): "Dieu a établi dans l’Église premièrement des apôtres." Apôtre est la même chose qu’envoyé, selon cette parole de saint Jean (XX, 1): "Comme mon Père m’a envoyé, je vous envoie," c’est-à-dire avec la même charité et la même autorité. Saint Paul dit: "Appelé apôtre," pour exprimer la grâce, c’est-à-dire appelé pour être apôtre (Hébreux V, 4): "Personne ne peut s’attribuer à lui-même cet honneur, mais il faut y être appelé de Dieu;" ou pour désigner l’excellence de sa vocation, afin que, comme on dit par antonomase: la Ville, pour désigner Rome, on dise également de Pau: "l’Apôtre," selon cette parole (I Cor., XV, 10): "J’ai travaillé plus que tous les autres;" ou enfin par humilité, en sorte que le sens serait: je n’ose prendre le nom d’apôtre, mais on m'appelle ainsi. C’est en ce sens qu’il dit (I Cor., XV, 9): "Je ne suis pas digne d’être appelé apôtre, parce que j’ai persécuté l’Eglise de Dieu,"

IV. Saint Paul désigne encore la personne qui écrit, à raison de son ministère, lorsqu’il dit: "Séparé pour l’Évangile de Dieu." Séparé, disons-nous, soit des infidèles par sa conversion, selon cette parole écrite aux Galates (I, 15): "Lorsqu’il a été agréable à celui qui m’a séparé dès le sein de ma mère, et qui m’a appelé par sa grâce;" ou bien séparé des autres disciples par l’élection, selon cet autre passage tiré des Actes (XI verset 2): "Séparez-moi Saul et Barnabé, pour l’oeuvre à laquelle je les ai appelés." L’Évangile, c’est la bonne nouvelle; car on y annonce l’union de l’homme à Dieu, ce qui est le bien de l’homme, selon cette parole du Psalmiste (LXX, 28): "M’unir à Dieu, c’est mon bien." Or, dans l’Évangile, on annonce une triple alliance de l’homme avec Dieu. La première, par la grâce même de l’union hypostatique, selon cette parole de saint Jean (I, 14): "Le Verbe s’est fait chair." La seconde, par la grâce de l’adoption, ainsi qu’on le déduit du Ps. (LXXXI, 6): "Je l’ai dit: vous êtes des dieux; tous vous êtes les fils du Très-Haut." La troisième, par la gloire de la possession (Jean, XVII, 3): "C’est la vie éternelle de vous connaître, vous le Dieu véritable, et Jésus-Christ que vous avez envoyé." (Is XXI, 10): "Ce que j’ai entendu du Seigneur des armées, du Dieu d’Israël, je vous l’ai annoncé." Voilà pourquoi saint Paul dit: "Pour l'Evangile de Dieu."



Romains 1, 2 et 3: L'Evangile de Dieu

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Rm 1,2-3)





ANALYSE DE LA LEÇON. -I° Excellence de l’Evangile démontrée par son antiquité, par sa certitude, par la dignité de ses ministres, par son mode de transmission. -II° Le sujet de l'Evangile est Jésus-Christ, dont la filiation est éternelle. -Réfutation de Photius, de Sabellius, d’Arius, hérétiques qui ont nié ou contesté la filiation divine, de Jésus-Christ. -Naissance temporelle du Christ. -Réfutation de Nestorius, d’Eut d’Apollinaire sur la divinité, la nature, la personne de l'homme-Dieu.- Objections: pourquoi saint Paul dit-il: Factus ei? Ex semine Abrahoe? -Réponses -Réfutation des Manichéens.

2. Qu’il avait promis auparavant par ses prophètes dans les saintes Ecritures.

3. Touchant son Fils, qui lui est né de la race de David, selon la chair.

Après avoir désigné la personne qui écrit, saint Paul relève la mission qui lui a été confiée, c’est-à-dire la prédication de l’Evangile, qui, dans ce qui précède, est louée pour deux raisons: l’une tirée de l’utilité que l’Evangile reçoit de son sujet, utilité exprimée par le nom même, qui donne à entendre qu’on y annonce des biens, l’autre de l’autorité que lui communique son auteur, désigné par ce mot: "De Dieu." L’Apôtre développe chacune de ces excellences: d’abord celle qui lui vient de son auteur, et ensuite celle qui appartient à son sujet, à partir de ces mots: "De son Fils".

Sous le premier rapport, l’Evangile se recommande de quatre manières:

par son antiquité. Il était nécessaire de la démontrer contre les païens qui l’attaquaient, comme si, après des siècles nombreux, la prédication en eût commencé soudainement. Pour réfuter cette erreur l’Apôtre dit: "Qu’il avait promis auparavant," parce que, bien qu’il ait commencé à être prêché dans un temps déterminé, longtemps d’avance il était arrêté dans les décrets divins (Is 48,5): "D’avance, je vous ai signalé les événements."

Par sa certitude: ce que l’Apôtre exprime par ces mots: "Il avait promis;" parce que Celui qui ne ment pas, c’est Celui qui a promis (Act., XII, 32): "Et nous vous annonçons que la promesse faite à nos pères, Dieu l’a accomplie."

Par la dignité des ministres ou des témoins, lorsqu’il dit: "Par ses prophètes," auxquels avait été auparavant révélé ce qui s’est accompli touchant le Verbe incarné (Amos III, 7): "Yahvé le Seigneur ne fera pas (incarner) son Verbe, qu’il n’en ait révélé le secret aux prophètes ses serviteurs;" (Actes X, 43): "Tous les prophètes lui rendent témoignage." Il dit expressément: "Ses prophètes," car il se rencontre des prophètes qui parlent d’après l’esprit de l’homme, selon cette parole (Jérémie, XXIII, 16): "Ils disent la Vision de leur coeur, et non les paroles de Yahvé." Ce qui fait dire à l’Apôtre, en parlant des Crétois (Tite, I, 42): "Un de leurs prophètes a dit." D’autres aussi sont les prophètes des démons, et prophétisent par l’esprit immonde: tels furent ceux que fit mourir Elie, comme il est rapporté au 3° livre des Rois (XVIII, 40). Mais ceux-là sont appelés les prophètes de Dieu, qui sont inspirés par l’esprit divin (Joël, II, 29): "En ces jours, je répandrai mon esprit sur mes serviteurs et mes servantes."

Par le mode de transmission, parce que ces divines promesses ne sont pas seulement faites de vive voix, mais consignées par écrit. Aussi l’Apôtre dit-il: "Dans les Ecritures" (Habac., II, 12): "Le Seigneur m’a parlé, et il m’a dit: Écris cet oracle, et qu’on le lise sans peine." Or on n’a coutume d’écrire que les choses importantes, dignes de mémoire, et qui doivent passer à la postérité. Voilà pourquoi, comme saint Augustin l’a remarqué au ch. XVIII de la Cité de Dieu, les prophéties du Christ par Isaïe et Osée ne commencèrent à être écrites qu’à l’époque de la fondation de Rome, sous l’empire laquelle devaient avoir lieu la naissance du Sauveur et la prédication de la foi aux Gentils (Jean, V, 39): "Sondez les Ecritures: ce sont elles qui rendent témoignage de moi." L’Apôtre appelle les Ecritures "Saintes," pour en montrer la différence d’avec les écrits des Gentils. Or elles sont appelées saintes:

1. parce que, comme l’a dit saint Pierre (II Ep., I, 21), "les prophéties ne sont pas venues de la volonté des hommes, mais du mouvement du Saint-Esprit, par lequel les hommes inspirés de Dieu ont parlé;" et saint Paul (2 Co III, 16): "Toute écriture divinement inspirée est utile pour enseigner."

2. Parce qu’elles renferment des choses saintes (Psaume XXV, 5): "Célébrez la sainteté de son nom.

3. Parce qu’elles sanctifient (Jean, XVII, 17): "Sanctifiez-les dans la vérité. Votre parole est la vérité." De là il est dit encore au 1° livre des Maccabées (XII, 9): "Trouvant notre consolation dans les livres saints, qui sont dans nos mains."

II° L’Apôtre poursuit son éloge de l’Evangile, au point de vue des biens qui y sont promis et appartiennent à son sujet, c’est-à-dire au Christ. Il s’appuie sur trois raisons: premièrement sur son origine; secondement sur sa dignité et sa puissance, à ce mot: "Prédestiné;" troisièmement sur sa libéralité, à ces autres: "Par qui nous avons reçu."

L’origine d’abord; elle est de deux sortes:

elle est éternelle, quand il dit: "De son Fils." Et en cela il manifeste l’excellence de l’Evangile. Car le mystère de la génération éternelle était auparavant inconnu, ce qui a fait dire à Salomon (Prov., XXX, 4): "Quel est son nom et celui de son Fils, si vous le savez?" Mais dans l’Evangile, ce nom est donné à Jésus par Dieu le Père (Matth., III, 17, et XVII, 5): "Celui-ci est mon Fils bien-aimé, etc." Il y a convenance à dire que le Fils de Dieu est le sujet des saintes Ecritures, qui montrent la divine sagesse, selon ce passage du Deutéronome (IV, 6): "Mes préceptes seront votre sagesse et votre intelligence devant les peuples." Or le Fils est appelé: le Verbe et la Sagesse engendrée (I Cor., I, 4): "Le Christ est la force de Dieu et la sagesse de Dieu."

A l’égard de cette filiation, quelques-uns sont tombés dans une triple erreur. On a dit qu’elle n’était qu’adoptive. Photin 1, entre autres, avança que le Christ avait pris naissance dans le sein de la Vierge Marie comme un homme ordinaire, et que, parvenu à une telle élévation par le mérite de sa vie, il aurait été, de préférence à tous les saints, appelé Fils de Dieu. D’après cette doctrine, on ne pourrait pas dire que le Christ est descendu à l’humanité, mais plutôt qu’il s’est élevé à la divinité, ce qui contredit cette parole (Jean, VI, 38): "Je suis descendu des cieux."

D’autres ont prétendu que cette filiation n’était que nominale ainsi Sabellius 2, qui soutint que le Père s’était lui-même incarné, ce qui lui avait fait donner le nom de Fils, en sorte que c’était la même personne, sous des noms différents. S’il en était ainsi, on ne pourrait pas dire que le Fils a été envoyé par le Père; ce qui est contre la vérité, puisqu’il dit lui-même en saint Jean (VI, 38): "Je suis descendu du ciel, non pour faire ma volonté, mais la volonté de Celui qui m’a envoyé.

Enfin l’on a soutenu, comme Arius 3, que cette filiation était une création, en sorte que le Fils de Dieu serait une créature très excellente, il est vrai, mais toutefois tirée du néant, après un temps où elle n’existait pas. D’après cette erreur, toutes choses n’auraient pas été faites par le Verbe; ce qui est en contradiction avec le premier chapitre de saint Jean; car c’est une conséquence rigoureuse que Celui-là n’ait pas été fait "par qui ont été faites toutes choses" (Jean, I, 3). D’ailleurs ces trois erreurs sont renversées par ce mot que saint Paul ajoute expressément: "Son Fils," c’est-à-dire propre et naturel. Car, dit saint Hilaire, un fils propre et véritable l’est par l’origine et non d’adoption, en vérité et non pas de nom seulement, de naissance et non par création. Un fils, en effet, procède de son père, comme la parole sort du coeur; il est de la même nature, sur tout en Dieu, en qui rien d’accidentel ne peut exister. Voilà pourquoi le Sauveur a dit lui-même (Jean, X, 30): "Mon Père et moi nous sommes UN." Par ce mot: "Un," il vous débarrasse d’Arius; par ce mot: "Nous sommes," il vous débarrasse de Sabellius, comme parle saint Augustin.

1 Photin était originaire de Galatie et disciple de Marcel d’Ancyre. Celui-ci, après avoir combattu les erreurs des ariens à Nicée, avança, dans son ouvrage De la Soumission de Jésus-Christ, des propositions favorables au sabellianisme. Accusé de cette hérésie par les Eusébiens, il fut condamné au concile de Constantinople, tenu par les ariens en 366, puis absous par le pape Jules dans le concile de Rome. Photin, qui avait cru voir dans les ouvrages de son maître les sentiments de Sabellius, les adopta et les enseigna. Il soutint que le Verbe n’était qu’un attribut, et nia l’union hypostatique avec la nature humaine". Il fut aussitôt condamné par les évêques d’Orient, à Antioche, en 345, et par ceux d’Occident eu 346. (Pluquet, Photin.)

2 Sabellius avait embrassé l’erreur de Praxès et de Voét. Il ne mettait de différence entre les personnes de la Trinité que celle qui est entre les différentes opérations d’une même chose. Il enseignait que les titres de Père, de Fils et de Saint-Esprit, n’étaient que des dénominations empruntées des actions différentes que Dieu avait opérées pour le salut des hommes. Le concile de Constantinople, en rejetant le baptême des sabelliens, les condamna, en 381.

3 Arius, ne pouvant concevoir comment trois substances distinctes existaient dans une substance simple, prétendit la chose impossible; et, pour ne pas tomber dans l’hérésie de Sabellius, qui confondait les personnes de la sainte Trinité, il dit du Père et du Fils deux substances différentes, mais soutint que le Fils était une créature. Pressé par les Pères d’Alexandrie de reconnaître, de professer la divinité du Verbe, et un Fils coéternel à son Père, il essaya une conciliation, et conclut que la création du Verbe et sa Divinité étaient deux vérités qu’il fallait également croire, reconnaissant que le Verbe était une créature, et cependant vrai Dieu et égal à son Père. Le concile d’Alexandrie définit contre lui, que le Verbe est Dieu et coéternel à son Père, Il condamna la doctrine d’Arius et excommunia sa Personne. Sa condamnation fut définitive au concile de Nicée en 325.



L’Apôtre indique la naissance temporelle de Jésus-Christ, lors qu’il dit: "Qui lui est né," parole où l’on reconnaît aussitôt le point de départ des erreurs précitées, qui s’appuient sur ce que saint Paul dit: "Qui lui est né;" car ces hérésies n’accordent pas que le Fils est éternel; elles prétendent qu’il est créé. Or ce qu’ajoute l’Apôtre réfute leur sens erroné; car en disant: "Qui lui est né," il exclut celui de Sabellius. Il ne peut, en effet, être né Fils du Père s’il est avec lui une même personne; mais par l’incarnation il sera le Fils de la Vierge. Et en disant: "De la race de David," saint Paul exclut le sens de Photin. Si, en effet, Jésus-Christ était devenu par l’adoption Fils de Dieu, on ne pourrait dire qu’il est né de la race de David, mais plutôt qu’il est né de l’esprit, à savoir: "De l’esprit d’adoption des enfants," comme il est dit au ch. VIII de cette épître aux Romains: "Et de la race de Dieu" (Jean, III, 9). En ajoutant: Selon la chair, il repousse le sens d’Arius, qui prétend que le Christ a été créé non seulement selon la chair, mais aussi selon la nature divine.

Il faut de plus remarquer qu’à l’égard du mystère même de l’incarnation, il y a eu des erreurs de plus d’une sorte. Nestorius, en effet, a prétendu que l’union du Verbe avec la nature humaine ne s’était opérée que par forme d’habitation, comme si le Fils de Dieu eût habité dans cette nature d’une manière plus excellente que dans les autres; car il est manifeste qu’autre est la substance de celui qui habite, autre celle de ce qui est habité; de même différente est la substance de l’homme et celle de sa maison. Conséquemment, il établissait qu’autre est la personne ou l’hypostase du Verbe, autre celle de l’homme; en sorte qu’il y aurait eu la personne du Fils de Dieu et celle du fils de l’homme. Or cette opinion paraît évidemment fausse, quand on entend l’Apôtre, écrivant aux Philippiens (verset 7), appeler cette union un anéantissement; car le Père et l’Esprit-Saint habitent dans les hommes, selon ce qu’en dit saint Jean (XIV, 23): "Nous viendrons en lui; nous ferons en lui notre demeure." Il s’ensuivrait donc que le Père et le Saint-Esprit se seraient anéantis, ce qui est une absurdité. L’Apôtre réfute donc cette erreur, quand il dit: "De son Fils," du Fils de Dieu qui est né selon la chair, c’est-à-dire ayant une chair de la race de David; façon de parler dont on ne pourrait se servir si cette union avait eu lieu seulement par forme d’habitation. En effet, quand il s’agit de ceux dans lesquels habite le Verbe, on ne dit pas le Verbe a été fait tel ou tel, mais que le Verbe, ou parole, a été adressé à Jérémie, par exemple, ou à Isaïe. Quand donc l’Apôtre dit: "De son Fils," et ajoute: "Qui lui est né dola race de David," il condamne évidemment cette erreur.

De plus, quelques autres hérétiques, bien que n’avançant pas qu’il y ait en Jésus-Christ deux personnes, admettent toutefois deux hypostases ou personnalités; ce qui revient au même, puisque la personne n’est pas autre chose que l’hypostase, et ce qui sert de base à la nature raisonnable. Donc, puisqu’il n’y a dans le Christ qu’une seule hypostase, un seul suppositum, qui est le suppositum ou l’hypostase du Verbe éternel, on ne peut pas dire que cette hypostase est devenue le Fils de Dieu, car le Fils de Dieu n’a pas commencé d’être. Voilà pourquoi on manquerait d’exactitude en disant que l’homme s’est fait Dieu, ou Fils de Dieu. Que si pourtant cette expression se rencontre dans quelque docteur, on doit entendre que par l’effet de ce mystère l’homme est Dieu. En ce sens on peut dire, sans manquer de précision, que le Fils de Dieu s’est fait homme, parce qu’il y a eu un temps où il ne l’était pas. Il faut donc lire ce passage de l’Apôtre de façon que le qui relatif se rapporte au sujet, et que le sens soit: "Qui étant Fils de Dieu est né de la race de David," et ne se rapporte pas à l’attribut, parce qu’alors le sens serait que celui qui existait de la race de David a été fait le Fils de Dieu; ce qui ne peut être dit dans un sens propre et véritable, ainsi que je viens de l’expliquer.

D’autres hérétiques encore ont prétendu que l’union s’est opérée par le changement du Verbe en chair, comme on dit que l’air devient feu. D’où Eutychès 1 a soutenu que, même avant l’Incarnation, il y eut deux natures, mais une seulement depuis. C’est une erreur manifeste, et la raison en est que, Dieu étant immuable, ainsi qu’il est dit au prophète Malachie (III, 6): "Je suis le Seigneur, et je ne change pas," il ne peut subir de changement en quoi que ce soit. Quand donc il est dit: "Est né" cela ne doit pas s’entendre d’un changement, mais de l’union sans mutation de la nature divine. Car on peut attribuer quelque chose de nouveau à quelqu’un sans supposer en lui un changement: par exemple, quand, n’étant pas assise d’une manière immobile, une personne se trouve à droite par le mouvement d’un tiers qui change de place. C’est ainsi que Dieu est appelé dans le temps Seigneur ou Créateur, à raison des vicissitudes de sa créature. On dit, dans le même sens, "qu’il est devenu," suivant cette parole du Psalmiste (LXXXIX, 1): "Seigneur, vous êtes devenu notre refuge." Puisque l’union est une sorte de relation, qui s’est faite par la mutation de la créature, on dit alors que Dieu est devenu homme, c’est-à-dire qu’il s’est uni personnellement à la nature humaine.

1 Eutychès, abbé d’un monastère près de Constantinople, enseignait que la nature divine et la nature humaine s’étaient confondues, et qu’après l’incarnation. Elles ne formaient plus qu’une seule nature, comme une goutte d’eau qui tombe dans la mer se confond avec l’eau de la mer.

Cette hérésie fut l’excès opposé du nestorianisme. La réputation de sainteté d’Eutychès, sa haine coutre Nestorius, et son zèle même que l’âge n’avait pas modéré, servirent son erreur, qui dépouillait Jésus-Christ de sa qualité de médiateur et détruisait la vérité de ses souffrances, de sa mort et de su résurrection, lesquelles appartiennent à la nature humaine. Eutychès fut cité par Eusèbe de Dorylée au concile de Constantinople, où il refusa de comparaître, alléguant d’abord son voeu de ne pas sortir de son monastère et ensuite son état de maladie. Forcé d’obéir, il fut condamné par le concile, mais il en appela à l’empereur Théodose, qui, trompé par son premier ministre, convoqua un autre concile, appelé le brigandage d’Ephèse, où Eutychès, au milieu des clameurs passionnées, fut déclaré orthodoxe. Les légats de saint Léon protestèrent, et Eutychès fut définitivement condamné au concile de Chalcédoine, qui confirma tout ce qui avait été fait au concile de Constantinople.

On a dit encore que le Christ n’avait pas eu d’âme, et que le Verbe lui en tenait lieu. C’est ce que prétendirent Arius et Apollinaire 1. Ils sont réfutés par cette parole de saint Jean (X, 18): "Personne ne m’ôte mon âme." Quand donc l’Apôtre dit: "Selon la chair," il n’exclut pas du Christ l’âme, mais il se sert du mot chair pour désigner l’homme tout entier. C’est dans le même sens qu’on lit dans Isaïe (XL, 5): "Toute chair verra le Sauveur."

1 Apollinaire, évêque de Laodicée, croyait que Jésus-Christ s’était incarné et qu’il avait pris un corps humain, mais qu’il n’avait pas pris d’âme humaine, du moins que l’âme humaine à laquelle le Verbe s’était uni n’était pas une intelligence, mais une âme sensitive, qui n’avait ni raison ni entendement. Zélé défenseur de la consubstantialité du Verbe, Apollinaire avait prétendu qu’une âme humaine était inutile en Jésus-Christ; aucune des opérations, qui demandent de l’intelligence et de la raison, ne lui parut supposer une semblable nécessité en Jésus-Christ, la divinité ayant présidé à toutes les actions et fait toutes les fonctions de l’âme. Mais Jésus-Christ avait éprouvé des sentiments qui ne pouvaient convenir à la divinité; il fallut qu’Apollinaire reconnût en Jésus-Christ une âme sensitive; opinion fondée sur les principes de la philosophie pythagoricienne et condamnée par l’Ecriture, qui nous apprend que Jésus-Christ était homme, et qu’il a été fait semblable aux hommes, excepté le péché. (Hébreux XV, l5.) L’hérésie d’Apollinaire fut condamnée, sans le nommer, au concile d'Alexandrie en 362, puis par le pape Damase, qui le déposa, et enfin dans le deuxième concile oecuménique de Constantinople.



Puisque nous confessons que le Christ est né d’une vierge, on demande pourquoi l’Apôtre dit: "Formé d’une femme" (Gal. IV, 4), Il faut répondre que ce qui est produit naturellement, comme le fruit de l’arbre, le fils du père, est dit naître; mais de ce qui est produit par la volonté d’un agent et non selon l’ordre de la nature, par exemple la maison par l’ouvrier, on ne peut dire: il naît, mais: il est fait. Donc, puisque le Christ est sorti de la Vierge, selon l’ordre naturel sous quelque rapport, c’est-à-dire en tant que conçu d’une femme et dans l’espace de neuf mois, on dit qu’il est né. Mais aussi parce que, sous d’autres rapports, sa naissance n'a pas eu lieu selon l’ordre naturel, mais par la vertu divine et sans la coopération de l’homme, on dit qu’il est formé. C’est ainsi qu’il n'est pas dit qu’Ève est née d’Adam, mais qu’elle en a été formée; d’Isaac, au contraire, on dit qu’il est né, et non pas qu’il a été formé d’Abraham.

On demande encore pourquoi il est dit: "De la race de David," et non de la race d’Abraham, à qui cependant avait été faite la promesse du Christ, selon ce qui est dit aux Galates (III, 16): "C’est à Abraham que furent faites les promesses." Il faut dire que ce fut pour donner aux pécheurs l’espérance du pardon, parce que ce David, de la race duquel est né le Christ, fut pécheur. Pour Abraham le juste, son nom servira à exalter devant les Romains, qui tenaient alors le sceptre du monde, la dignité royale du Christ.

Ces paroles réfutent aussi une triple erreur des Manichéens. Par la première, ils avancent que le Dieu de l’Ancien Testament n'est pas le même que le Père de Notre Seigneur Jésus-Christ; ce qui se trouve réfuté par ces paroles de saint Pau: "Que Dieu avait dès longtemps promis par ses prophètes dans les saintes Écritures, touchant son Fils," c’est-à-dire dans les Écritures de l’Ancien Testament. Par la seconde, ils condamnent les livres de l’Ancien Testament, qu’ici l’Apôtre appelle saints. Par la troisième, ils disent que le Christ n’eut qu’une chair fantastique; ce qui est encore réfuté par ces mots de l’Apôtre: "Le Christ, qui lui est né de la race de David, selon la chair," c’est-à-dire pour la gloire de son Père, d’après cette parole (Jean, VI, 50): "Je ne cherche pas ma gloire, mais celle de mon Père qui m’a envoyé."



Romains 1, 4: La prédestination du Christ

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Rm 1,4)





4. Qui a été prédestiné Fils de Dieu en puissance, selon l de sanctification, par la résurrection d'entre les morts de Jésus-Christ Notre Seigneur.

Après avoir établi l’origine du Christ, saint Paul passe à sa puissance, et traite de sa prédestination, à ces mots: "Qui a été pré destiné;" II° de sa dignité ou de sa puissance, lorsqu’il dit: "Fils de Dieu en puissance;" III° du signe ou de l’effet de cette prédestination, à ces mots: "Selon l’Esprit de sanctification,"

Sur la prédestination, il faut remarquer que ce terme vient de destination. On dit prédestiné ce qui est comme destiné d’avance. Or le mot destination s’entend de deux manières: d’abord de la mission. On appelle destinés ceux qui sont envoyés à quelque fin (I Machab., I, 14): "Quelques-uns d’entre le peuple furent députés pour se rendre auprès du roi." Ce mot signifie quelquefois une résolution arrêtée (II Macchab., VI, 20): "Eléazar résolut de ne rien faire contre la loi;" et cette seconde signification paraît dériver de la première, car de même que nous envoyons un messager pour un objet, ainsi disposons-nous ce que nous avons arrêté pour une fin. Dans ce sens, prédestiner, c’est disposer d’avance dans sa pensée ce qui doit être fait d’une chose.

Or, on peut disposer d’une chose ou d’un acte futur, d’abord quant à la nature même de la chose, comme l’ouvrier détermine comment il construira une maison; ensuite quant à l’usage qu’on fera de cette chose, ou comment on la gouvernera: ainsi on arrête la manière de se servir de son cheval. C’est à cette seconde prédisposition, et non à la première, que se rapporte la prédestination. Car ce dont on se sert se rapporte à une fin, parce que, comme l’a remarqué saint Augustin dans son livre de la Doctrine chrétienne, user, c’est rapporter quelque chose à une fin qu’on doit obtenir. Mais, comme une chose se constitue par son essence, ce n'est pas par cette essence qu’elle est dirigée vers sa fin; d’où il suit que la prédisposition qui se rapporte à l’essence d’une chose ne peut être appelée rigoureusement prédestination. Nier donc la prédestination, c’est nier la providence divine, de toute éternité, de ce qui doit se faire dans le temps. Mais comme tout ce qui est naturel appartient à l’essence d’une chose, ou parce que ce sont les principes qui la constituent, ou parce que ce sont les conséquences de ces principes, on en conclut que les choses naturelles, à proprement dire, ne tombent pas sous la prédestination: ainsi il ne serait pas exact de dire qu’un homme est prédestiné à avoir des mains.

Il s’ensuit donc que la prédestination, dans son sens rigoureux, s’applique seulement à ce qui dépasse la nature et la fin de la créature raisonnable. Or, au-dessus de cette créature raisonnable il n’y a que Dieu seul, à qui cette créature est unie par la grâce, d’abord quant à l’acte de Dieu lui-même: quand, par exemple, la grâce de la prophétie communique à un homme la connaissance anticipée des choses futures, faculté qui n’appartient qu’à Dieu, et cette sorte de grâce est appelée gratuitement donnée 1; ensuite quant à Dieu lui-même, à qui la créature raisonnable est unie communément selon l’effet de la charité, suivant cette parole (I Jean, IV, 16): "Quiconque demeure dans la charité demeure en Dieu, et Dieu en lui;" ce qui se fait par la grâce qui rend agréable, ou grâce d’adoption; enfin d’une manière qui n’appartient qu’au Christ, par l’union avec son essence personnelle; et celle-ci est appelée grâce d’union. Donc, puisque l’union de l’homme avec Dieu par la grâce de l’adoption tombe sous la prédestination, il en est de même de celle qui se fait avec Dieu et avec l’essence personnelle par la grâce d’union, et c’est dans ce sens que saint Paul a dit: "Qui a été prédestiné Fils de Dieu." Et pour qu’on ne détourne pas ces paroles à la filiation d’adoption, l’Apôtre ajoute: "En puissance;" comme s’il disait: il est prédestiné pour être Fils, mais Fils tel qu’il ait une puissance égale; disons mieux, la même puissance que son Père, parce que, dit l’Apoc. (V, 42): "L’agneau qui a été immolé est digne de recevoir la puissance et la divinité." Bien plus, le Christ est lui-même la puissance de Dieu, selon ce mot (1 Cor., I, 24): "Le Christ est la puissance, le Christ est la sagesse de Dieu." D’où (Jean, V, 19): "Quelque chose que fasse le Père, le Fils le fait comme lui."

Parmi les dons surnaturels il en est qui sont accordés directement pour l’utilité et la sanctification de celui qui les reçoit il en est aussi qui sont accordés principalement pour l’utilité d’autrui. Par eux-mêmes, ces dons ne contribuent en rien la sainteté de celui qui en est doué; ils le rendent plus capable de travailler au salut des autres. Les théologiens nomment ces sortes de faveurs gratia gratis data, grâce gratuitement donnée; au lieu qu’ils appellent les premières "Gratia gratum faciens," grâce qui nous rend agréables, parce que tout bienfait qui peut nous rendre meilleurs tend aussi à nous rendre plus agréables à Dieu.

Quant a la grâce gratuitement donnée, on ne peut dire de quelqu’un, dans un sens absolu, qu’il est prédestiné, parce que cette grâce donnée gratuitement n’a pas pour terme direct de diriger vers sa fin dernière celui qui l’a reçue, mais de diriger, par son moyen, les autres vers cette fin. Aussi est-il dit (1 Cor., XII, 7): "Les dons du Saint-Esprit, qui se manifestent au dehors, sont donnés à chacun pour l’utilité commune."

Or il est évident que ce qui existe par soi est la mesure et la règle de ce qui est réputé tel par autre chose et par participation. La prédestination du Christ, qui est prédestiné pour être le Fils de Dieu par nature, est donc la mesure et la règle de notre vie, et par conséquent de notre prédestination; car cette prédestination nous appelle à la filiation adoptive, qui est une sorte de participation à la filiation naturelle et son image, comme dit saint Paul (Rom., VIII, 29): "Ceux qu’il a connus dans sa prescience, et prédestinés pour être conformes à l’image de son Fils." Ainsi, le Christ, en tant qu’homme, ayant été prédestiné non pas à cause de ses mérites antécédents, mais par la grâce seule, pour être le Fils naturel de Dieu, nous ne sommes nous-mêmes prédestinés que par la grâce, et non pas à cause de nos mérites, pour être ses fils adoptifs, suivant ce qui est dit (Deut., IX, 4): "Ne dis pas dans ton coeur, lorsque le Seigneur ton Dieu aura détruit tes ennemis devant tes yeux: c’est à cause de ma justice que Dieu m’a fait entrer dans cette terre pour la posséder." Nous voyons donc que la fin de cette prédestination est de devenir Fils de Dieu en puissance.

II° Mais il nous reste à rechercher qui a été ainsi prédestiné. Car, la prédestination supposant quelque chose d’antécédent, il semble que celui qui est prédestiné à être le Fils de Dieu en puissance n’a pas toujours été tel. La prédestination ne paraît pas convenir à ce qui a toujours été, car ce qui a toujours été ne peut avoir d’antécédent. Si nous supposions, avec Nestorius l, que la personne du Fils de l’homme est différente de la personne du Fils de Dieu, il n’y aurait pas de difficulté, car nous pourrions dire que la personne créée du Fils de l’homme, qui n’est pas de toute éternité, a commencé dans le temps à être le Fils de Dieu en puissance. Il en serait de même si l’on disait qu’autre est l’hypostase ou le suppositum du Fils de Dieu, et autre l’hypostase du Fils de l’homme; mais ces suppositions sont contre la foi, comme on l’a dit plus haut.

1 Nestorius, évêque de Constantinople, niait l’union hypostatique du Verbe avec la nature humaine, et supposait deux personnes en Jésus-Christ. L’Eglise enseigne que le Verbe est une personne divine, consubstantielle au Père; que cette personne s’est non seulement unie à un corps humain, mais encore à une âme humaine. La nature divine et la nature humaine étaient donc tellement unies en Jésus-Christ, qu’il prenait tous les attributs de la divinité, et qu’il s’attribuait toutes les propriétés de l’humanité. Le Verbe était à l’humanité en Jésus-Christ de manière que le Verbe et l’homme ne faisaient qu’une seule personne. Pour combattre Apollinaire, qui prétendait que le Verbe ne s’était uni qu’à un corps humain, et qu’en Jésus-Christ le Verbe tenait lieu d’âme, Théodore de Mopsuette se jeta dans l’erreur opposée, et Nestorius, son disciple, admit et développa les conséquences de cette erreur, entre autres que Marie, mère de Jésus-Christ, n’était pas mère de Dieu. Nestorius, invinciblement réfuté par saint Cyrille, patriarche d’Alexandrie, fut condamné et déposé au concile d’Ephèse, en 431.

La personne du Fils de Dieu et celle du Fils de l’homme étant non seulement la même personne, mais encore la même hypostase et la même subsistance, on ne peut dire, dans un sens propre et véritable, que le Fils de l’homme est devenu le Fils de Dieu, donnant à entendre, par cette manière de parler, qu’il y a une subsistance créée qui est devenue le Fils de Dieu. Par une raison semblable, on ne peut dire que le Fils de l’homme a été prédestiné Fils de Dieu, parce que le Fils de l’homme suppose une subsistance éternelle, qui a toujours été Fils de Dieu; ce qui fait que l’antécédent supposé par la prédestination ne se trouve plus. C’est pour cela qu’Origène dit que le texte littéral du passage ne doit pas être "Qui a été prédestiné," mais "qui a été destiné à être Fils de Dieu en puissance;" en sorte qu’on n’ait à supposer aucun antécédent. Avec cette explication, le sens ne présente plus de difficulté, puisque le Christ a été destiné, c’est-à-dire envoyé par Dieu le Père dans le monde comme véritable Fils de Dieu, selon la puissance divine.

Mais parce que communément les versions latines portent: "Qui a été prédestiné," quelques-uns ont voulu expliquer ce passage par une locution habituelle de l’Écriture, qui dit qu’une chose arrive quand elle est connue. Ainsi Notre Seigneur dit après sa résurrection (Matthieu, XXVIII, 18): "Toute puissance m’a été donnée," parce que ce fut alors que l’on connut que cette puissance lui avait été donnée de toute éternité. Mais, d’après cette explication, le terme "prédestination" ne peut plus être entendu dans le sens propre, parce que la prédestination a pour objet ce qui appartient à la grâce. Or, quand la puissance divine du Christ fut manifestée, ce ne fut pas une grâce pour lui, mais pour nous; et c’est même la raison qui a fait dire, dans la Glose, qu’ainsi entendu le mot "prédestiné" est pris dans un sens large pour prévu, en sorte que le sens serait: "le Christ a été prédestiné," c’est-à-dire connu de toute éternité dans la prescience, pour être manifesté dans le temps comme Fils de Dieu en puissance.

D’autres auteurs, rapportant la prédestination à l’union même, ne l’ont pas attribuée à la personne, mais à la nature. Voici le sens qu’ils donnent à ce passage: "Qui a été prédestiné Fils de Dieu en puissance," c’est-à-dire dont la nature a été prédestinée pour être unie à Celui qui est le Fils de Dieu en puissance. Mais cette explication n’est ni exacte ni naturelle. La prédestination supposant un rapport à la fin, celui-là seul peut être prédestiné dont les actes se rapportent à cette fin; Or, agir pour la fin appartient à la personne, et non à la nature. Donc, si l’on veut s’en tenir au sens exact, la prédestination doit être attribuée à la personne même du Christ.

Mais, comme la personne du Christ subsiste dans les deux natures, à savoir, la nature humaine et la nature divine, on peut, selon l’une ou l’autre, lui attribuer une chose; comme on peut dire une chose d’un homme, selon le corps: par exemple, qu’il est touché, qu’il est blessé; ou selon l’âme: par exemple, qu’il veut et qu’il connaît; ainsi peut on dire une chose du Christ, ou selon la nature divine, comme il a dit de lui-même (Jean, X, 30): "Moi et mon Père, nous sommes un;" ou selon la nature humaine, comme lorsque nous disons qu’il a été crucifié et qu’il est mort; et c’est ainsi que nous disons qu’il a été prédestiné selon la nature humaine. Car, quoique la personne du Christ ait toujours été le Fils de Dieu, il n’a pas été toujours que le Fils de Dieu fût existant dans la nature humaine; mais ce prodige fut l’effet d’une grâce ineffable.

On peut encore assigner une autre raison à l’emploi de ce participe: Formé, qui exprime un acte accompli, et à celui-ci: "Prédestiné," qui indique un acte de l’âme. Car l’âme, par l’intelligence et la raison, peut distinguer ce qui dans la réalité n'est pas séparé; on peut, par exemple, avoir la pensée d’une muraille blanche, et s’exprimer par la parole, en distinguant en elle par l’abstraction ce qui est muraille et ce qui est blancheur. Ainsi en est-il de la prédestination; car elle peut être attribuée à la personne du Christ, en tant qu’elle subsiste dans la nature humaine, sans qu’on la lui attribue en tant qu’elle subsiste dans la nature divine.

De là vient que l’Apôtre, après avoir dit d’abord que le Fils de Dieu s’est incarné, ajoute: "Qu’il a été prédestiné," pour faire comprendre qu’il a été prédestiné en tant que formé de la race de David selon la chair; et ainsi, en expliquant le mystère de l’Incarnation, il descend du Fils de Dieu à la chair, et de la chair, selon la prédestination, il remonte au Fils de Dieu, afin de montrer que ni la Divinité n’a mis obstacle à l’infirmité de la chair, ni l’infirmité de la chair n’a amoindri la majesté divine.

On demande dans la Glose:

si le Christ, en tant qu’homme, est Fils de Dieu. La raison de cette question paraît être que le Christ a été prédestiné pour être tel; Or il a été aussi prédestiné en tant qu’homme; donc en tant qu’homme il est Fils de Dieu. Il faut dire que si cette expression: "En tant que, dénote l’unité de personnalité, il est vrai qu’en tant qu’homme il est Fils de Dieu, puisque Dieu et l’homme n’ont qu’une même personnalité. Si au contraire on veut distinguer la condition ou la cause de la nature, ce n’est plus vrai, car la nature humaine ne peut pas être Fils de Dieu. Dans cette argumentation se trouve le sophisme de passer du sens composé au sens divisé, en ce que l’expression: "En tant que," peut déterminer le participe Prédestiné, et en ce sens elle est vraie, parce que le Christ a été prédestiné en tant qu’homme; ou elle peut déterminer que "cet homme est Fils de Dieu" sur lequel tomberait la prédestination, et en ce sens c’est une erreur, parce qu’il n'a pas été prédestiné pour qu’en tant qu’homme il fût Fils de Dieu; Or, l’argumentation tend à ce sens.

on demande si le Christ en tant qu’homme est une personne. Il faut dire que si l’expression: "En tant que," se rapporte à la personnalité même de l’homme, on peut accorder que cette personnalité est la personne divine; mais si on entend la condition de la nature ou la cause, le Christ, en tant qu’homme, n’est pas une personne, car la nature humaine ne donne pas au Christ une nouvelle personnalité; elle est unie à la nature supérieure, et passe dans sa personnalité.

On objecte aussi, ce que porte la Glose, que celui qui a pris et ce qui a été pris ne forment qu’une seule personne; Or ce qu’a pris le Fils de Dieu c’est la nature humaine: donc la nature humaine est une personne. Il faut répondre que ces façons de parler doivent être entendues dans ce sens, que celui qui s’est uni la nature humaine, et cette nature qu’il s’est unie, sont unis dans la même personne.

On demande, en quatrième lieu, si l’on peut dire avec vérité que l’homme ait été attiré à lui par le Verbe, et l’on s’appuie sur le psaume LXIV, 4: "Heureux celui que vous avez choisi et que vous avez appelé à vous." on répond que, comme l’homme suppose une personnalité éternelle, on ne peut dire avec exactitude que l’homme ait été attiré à lui par le Verbe, parce qu’on ne peut s’attirer soi-même; mais si quelque part on trouve cette expression, elle doit s’entendre de la nature humaine.

Enfin l’on demande si cette proposition: cet homme a toujours été, est vraie? On répond affirmativement, parce que l’homme suppose une personnalité éternelle. C’est ainsi que l’Apôtre dit aux Hébreux (XIII, 8): "Jésus-Christ était hier, il est aujourd’hui, il sera le même dans tous les siècles." Cependant on ne peut faire la conversion de cette proposition sans en altérer le sens, car cet homme, en tant qu’homme, n’a pas toujours existé, mais en tant qu’il est Fils de Dieu.

III° Nous avons expliqué ce qui regarde la prédestination et la puissance du Fils de Dieu; il reste à en considérer le signe, indiqué dans les paroles qui suivent: "Selon l’Esprit de sanctification," car c’est le propre de la puissance divine de sanctifier les hommes par la communication de l’Esprit-Saint (Lévitique XX, 8): "Je suis le Seigneur qui vous sanctifie." Lui seul aussi peut donner cet Esprit (Is 42,5): "Voici ce que dit le Seigneur qui créa les cieux;" et plus loin: "Il donne le souffle au peuple qui remplit la terre, et la vie à ceux qui y marchent." On voit par là que le Christ a la puissance divine, puisqu’il donne lui-même l’Esprit-Saint (Jean, XV, 6): "Lorsque sera venu le Consolateur que je vous enverrai." C’est aussi par sa vertu que nous sommes sanctifiés (I Cor., VI, 11): "Vous avez été sanctifiés, vous avez été justifiés au nom de Notre Seigneur Jésus-Christ et par l’Esprit de notre Dieu." Saint Paul donc, en disant que le Christ se montre Fils de Dieu en puissance: Selon l’Esprit de sanctification, veut dire en tant qu’il donne cet Esprit qui a commencé à sanctifier, "Par la résurrection des morts de Notre Seigneur Jésus-Christ," c’est-à-dire d’entre les morts (Jean, VII, 39): "L’Esprit n’était pas encore donné, parce que Jésus n’était pas encore glorifié." Mais ceci ne doit pas être entendu dans ce sens, que personne n’aurait reçu, avant la résurrection du Christ, l’Esprit sanctificateur, mais en ce sens que, du moment où le Christ fut ressuscité, cet Esprit commença à être donné et plus fréquemment et avec plus d’abondance.

On peut encore entendre que l’on indique ici deux marques de la puissance divine en Jésus-Christ: la première, en ce que l’Apôtre dit: "Selon l’Esprit de sanctification, soit que l’on comprenne l’Esprit de sainteté, ainsi qu’on vient de l’expliquer; soit que l’on entende que le Christ lui-même a été conçu dans le sein de la Vierge par l’opération de l’Esprit-Saint, ce qui est en lui le signe de la puissance divine, suivant saint Luc (I, 35): "L’Esprit-Saint surviendra en vous," et, ajoute l’évangéliste, "c’est pourquoi le saint qui naîtra de vous sera appelé le Fils de Dieu." La seconde marque de la puissance divine, c’est la résurrection des morts (Jean, V, 28): "Comme le Père ressuscite les morts et les vivifie, ainsi fait le Fils."

Le sens est donc qu’on reconnaît le Christ pour le Fils de Dieu en puissance par la résurrection des morts, c’est-à-dire parce qu’il a fait ressusciter les morts avec lui, comme il est rapporté en saint Matthieu (XXVII, 52): "Plusieurs corps des saints qui étaient morts se levèrent;" et ensuite parce qu’il les fera tous ressusciter (Jean, V, 28): "Tous ceux qui sont dans les sépulcres en tendront la voix du Fils de Dieu;" et (verset 25): "Ceux qui l’auront ouïe vivront." on peut encore entendre ce passage de la résurrection spirituelle, qui est celle du péché (Ephésiens V, 14): "Levez-vous, vous qui dormez, sortez d’entre les morts." Ils sont appelés "les morts de Jésus-Christ" parce qu’ils sont ressuscités par lui, comme on dirait les malades de tel médecin parce qu’il les aurait guéris. Ces deux marques peuvent aussi être rapportées aux deux points déjà expliqués, de cette manière: "qui lui est né de la race de David selon la chair," et cela "selon l’Esprit de sanctification" depuis sa conception, et "qui a été prédestiné Fils de Dieu en puissance," comme on le voit "par la résurrection des morts." Mais la première explication est préférable.




Thomas A. sur Rm (1869)