Thomas A. sur Rm (1869) 25

Romains V, 15 à 19: La grâce du nouvel Adam et son effet sur le salut

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Rm 5,15-19)





SOMMAIRE: Que la grâce du Christ est plus abondante que ne l’avait été le péché d’Adam, puisqu’elle peut davantage pour le bien que ce péché ne pouvait pour le mal. Comment il peut être vrai que tous soient justifiés par Jésus-Christ, quand tous ne sont pas sauvés par lui, comme tous sont morts par suite du péché d’Adam.



15. Mais il n’en est pas du don comme du péché; car, si par le péché d’un seul plusieurs sont morts, bien plus abondamment la grâce et le don de Dieu, par la grâce d’un seul homme, Jésus-Christ, se sont répandus sur un grand nombre.

16. Et il n’en est pas du don comme du péché venu par un seul; car le jugement de condamnation vient d’un seul, tandis que la grâce justifie d’un grand nombre de péchés.

17. Et si, par le péché d’un seul, la mort a régné par un seul, à plus forte raison ceux qui reçoivent l’abondance de la grâce et du don et de la justice régneront-ils dans la vie par un seul, Jésus-Christ.

18. Comme, donc, c’est par le péché d’un seul que les hommes sont tombés dans la condamnation, ainsi c’est par la justice d’un seul que tous les hommes reçoivent la justification de la vie;

19. Car, de même que par la désobéissance d’un seul homme plusieurs ont été constitués pécheurs, de même aussi par l’obéissance d’un seul plusieurs seront constitués justes.



Après avoir expliqué l’introduction du péché dans le monde, l’Apôtre traite ici de l’introduction de la grâce qui détruit le péché. Dans ce dessein il montre: premièrement, comment le péché entré par un seul homme dans le monde a été éloigné par la grâce; secondement, comment a été éloigné par la même grâce le péché qui avait surabondé depuis la promulgation de la Loi, à ces mots (verset 30): "Or, la Loi est venue, etc." S. Paul montre donc que la grâce de Jésus-Christ a détruit le péché introduit dans le monde par Adam. En comparant la grâce de Jésus-Christ avec le péché d’Adam, il fait voir que la grâce de Jésus-Christ a plus de puissance pour le bien que le péché d’Adam n’en a eu pour le mal.

Pour le prouver, il compare les causes entre elles, c’est-à-dire la grâce de Jésus-Christ avec le péché d’Adam; II° les effets de l’une et de l’autre, à ces mots: "Il n’en est pas de ce don comme du péché."



I° Dans la comparaison des causes: I. il expose la comparaison; II. Il la développe, à ces mots (verset 17): "Si donc à cause du péché d’un seul."

Il dit donc:

I. J’ai annoncé qu’Adam est la figure de Celui qui devait venir (verset 15): "Il n’en est pas de la grâce comme du péché," comme s’il disait: il ne faut pas penser que la faute d’Adam ait été d’une aussi grande efficacité que la grâce de Jésus-Christ. La raison en est que le péché est causé par la faiblesse de la volonté humaine, mais la grâce procède de l’immensité de la bonté divine. Or, il est de toute évidence que la bonté de Dieu sur la volonté de l'homme, surtout dégradé comme il est. Voilà pourquoi l’efficacité de la grâce est au-dessus de tout péché. C’est aussi pour cette raison que David s'écriait (Ps., L, 4.): "Ayez pitié de moi, mon Dieu, selon la grandeur de votre miséricorde." Voilà pourquoi encore ce blasphème de Caïn est justement réprouvé (Genèse, IV, 13): "Mon iniquité est trop grande pour que je puisse en obtenir le pardon."

II. Lorsque l’Apôtre dit (verset 15): "Car si par le péché d’un seul," s'il développe ce qu’il avait avancé, à savoir, que le don de la grâce l’emporte sur le péché d’Adam: "Car, si par le péché d’un seul," c’est-à-dire d’Adam, "plusieurs sont morts," en d’autres termes, si par la prévarication d’Adam le péché et la mort ont passé à une multitude d’autres, puisqu’ils ont passé "en tous ceux qui ont péché en lui, combien plus la miséricorde et le don de Dieu," c’est-à-dire son don gratuit, en prenant la conjonction et dans le sens explicatif, ou encore en rapportant la miséricorde de Dieu à la rémission du péché, comme au verset 1 de ce chapitre: "Gratuitement justifiés par sa grâce," et le don aux bienfaits ajoutés à la rémission des péchés (Ps., LXVII, 19, selon un autre texte): "Le Seigneur a répandu ses dons sur les hommes;" combien plus, dis-je, cette miséricorde et ce don "se sont-ils répandus plus abondamment sur plusieurs," c’est-à-dire sur une multitude: car plus une cause a de puissance, plus elle peut étendre ses effets. Or le péché d’Adam s’est étendu à une multitude, comme le prouve la mort. S. Paul a dit, en effet, expressément (verset 15), que "Par le péché d’un seul la multitude des hommes a subi la mort." La mort, d’ailleurs, n’est-elle pas la démonstration du péché originel, comme il a été dit plus haut? (Genèse, II, 17): "Dieu dit à Adam: Le jour où tu mangeras de ce fruit, tu mourras de mort." La grâce de Dieu, qui est plus forte, s’étend donc à une plus grande multitude (Hébr., II, 10): "Il voulait conduire à la gloire la multitude de ses enfants." Il faut remarquer cette expression: "S’est répandue avec plus d’abondance," parce que la miséricorde de Dieu s’est étendue sur une grande multitude pour détruire non seulement le péché introduit par Adam, mais encore les péchés actuels, et procurer beaucoup d’autres biens (II Cor., IX, 8): "Dieu est tout-puissant pour vous donner toutes grâces."

De même, en effet, que le péché, à la première suggestion du démon, s’est répandu avec abondance d’un seul homme sur la multitude, de même la miséricorde de Dieu,"par un seul homme," s’est répandue sur une multitude. C’est pourquoi S. Paul dit expressément: "Dans la grâce," c’est-à-dire par la grâce "d’un seul homme, Jésus Christ." Car, si Dieu, dans sa bonté, a répandu sa grâce sur la multitude des hommes, c’est pour que les hommes la reçoivent par Jésus-Christ, en qui se trouve la plénitude entière de la grâce, selon cette parole de S. Jean (I, 16): "Nous avons tous reçu de sa plénitude, et grâce pour grâce."

Toutefois, en lisant le texte littéral selon l’explication de S. Augustin, ce terme: "Plusieurs," ne doit pas se prendre dans un sens comparatif, mais absolu. Ce Père veut que l’on fasse attention à la comparaison, qui est celle-ci: Si la faute du seul Adam s’est étendue à une multitude, la grâce du seul Jésus-Christ s’est, à plus forte raison, étendue sur cette multitude. Mais, d’après S. Ambroise, la même expression: "Plusieurs," doit être prise comparativement; le sens serait que "Par le péché," à savoir le péché actuel," d’un seul," c’est-à-dire d’Adam, un grand nombre, mais non tous, sont morts, à savoir, de la mort du péché, en imitant le péché de ce même Adam, par l’idolâtrie, comme il a été dit plus haut. Et comme le livre de la Sagesse (XIII, 10) dit des idolâtres: "Ils sont mal heureux, et leur espérance est parmi les morts," à plus forte raison la miséricorde de Dieu s’est-elle répandue sur un plus grand nombre que les idolâtres, qui ont péché en imitant la transgression d’Adam, puisque la grâce de Jésus-Christ a détruit non seulement leurs péchés, mais encore les péchés de ceux qui ont persévéré dans la foi d’un seul Dieu (Michée, VI, 19): "Il détruira nos iniquités, et il jettera tous nos péchés au fond de la mer."

II° Lorsque l’Apôtre dit (verset 16): "Et il n’en est pas de ce don," il compare la miséricorde de Jésus-Christ au péché d’Adam, quant à l’effet. Non seulement l’un et l’autre ont agi sur une grande multitude, mais la grâce de Jésus-Christ a une efficacité plus grande que n’a eue le péché d’Adam. I. S. Paul énonce sa proposition; II. Il la développe, à ces mots (verset 17): "Par le jugement de Dieu;" III. Il la prouve, à ces autres: "Si donc à cause du péché d’un seul."

I. Il dit donc: J’ai avancé non seulement que la grâce de Jésus-Christ s’est étendue à une plus grande multitude que le péché d’Adam, mais qu’elle a eu en eux un effet plus grand: "Il n’en est pas de ce don comme du péché." Comme s’il disait: les suites du seul péché d’Adam sur la multitude se sont moins étendues que celles qu’a eues sur cette même multitude le don de la grâce de Jésus-Christ. Car l’effet est corrélatif à la grandeur de la puissance. Si donc il a été dit que la grâce a une efficacité plus grande que n’a eue le péché d’Adam, il s’ensuit qu’elle obtient un effet plus grand.

II. Quand l’Apôtre ajoute (verset 16): "Car nous avons été condamnés," il développe ce qui précède: "Car le jugement," c’est-à-dire la punition divine, "est venu d’un seul," à savoir, du péché du premier père, "pour condamner" tous les hommes, parce qu’ils ont péché en Adam, suivant ce qui a été dit plus haut, que la mort a passé dans tous par celui en qui tous ont péché. Mais "La grâce de Dieu," qui est donnée par Jésus-Christ, s’est étendue "à un grand nombre de péchés," c’est-à-dire non seulement à ce péché unique et originel, mais encore à un grand nombre de péchés actuels, "pour notre justification," en d’autres termes, pour notre purification parfaite (I Cor., VI, 11): "Vous étiez tels autrefois, mais vous avez été lavés, vous avez été sanctifiés, vous avez été justifiés."

III. En ajoutant (verset 17): "Si donc à cause du péché d’un seul," l’Apôtre prouve ce qu’il avait avancé, à savoir, que la grâce de Jésus-Christ fait passer de beaucoup de péchés à la justification. Il emploie un argument: a posteriori; à priori, à ces mots (verset 17): "Car si à cause du péché d’un seul."

Sur le premier de ces arguments, il faut remarquer que l’Apôtre, dans la précédente comparaison, n’a pas choisi de termes correspondants, c’est-à-dire du même genre. En effet, en opposition au péché, il met la condamnation, qui appartient au châtiment, et, en opposition à la grâce, il met la justification, qui n’appartient pas à la récompense, mais à l’état de mérite. Quand donc il dit que le péché produit la condamnation, il veut montrer que la grâce produit la justification. Voici son raisonnement: de même que la condamnation à la mort est la conséquence du péché, le règne de la vie est le fruit de la grâce de Jésus-Christ, car ces deux choses se correspondent et s’enchaînent. Or personne ne peut parvenir au règne de la vie, si ce n’est par la justice; c’est donc par la grâce de Jésus-Christ que les hommes sont justifiés. Il pose donc d’abord les prémisses, puis il déduit la conclusion, à ces mots (verset 18): "Ainsi donc, comme c’est par le péché d’un seul..."

A) La première proposition, il l’établit en disant (verset 17): "Si donc, à cause du péché d’un seul homme, la mort a régné par un seul homme;" parce que, comme il vient de le montrer, le péché a été introduit par un seul homme, et par le péché la mort, "à plus forte raison les hommes régneront dans la vie," à savoir la vie éternelle, "par le seul Jésus-Christ," qui a dit (Jean, X, 10): "Je suis venu afin qu’ils aient la vie, et qu’ils l’aient avec abondance," en participant à l’éternité de la vie. Abondance est dé signée ici par le mot royaume. C’est ainsi que l’Apocalypse dit (XX, 7): "Ils régneront avec Jésus-Christ pendant mille ans," c’est-à-dire pendant l’éternité. Il indique aussi la mineure, en montrant tout de suite "ceux qui reçoivent l’abondance de la grâce de Jésus-Christ, de sa donation et de la justice;" comme s’il disait: les hommes ne peuvent parvenir au royaume de la vie à moins de recevoir ce que je dis. De la sorte, la grâce de Jésus-Christ se rapporte à la rémission du péché, que nul mérite ne saurait précéder, et qui, par conséquent, est attribuée tout entière à la grâce. Car si elle est donnée en vue des oeuvres, "ce n’est plus une grâce," dit l’Apôtre au chap. XI, 6. Cette expression: "De la donation," doit être rapportée au don des grâces, par lesquelles les hommes sont excités au bien (Esther, II, 38): "Il fit des largesses dignes de la magnificence d’un grand Prince." Cette autre: "De la justice," s’applique à la rectitude des oeuvres (I Cor., I, 30): "Il a été donné par Dieu pour être notre justice."

B) Lorsque S. Paul dit (verset 18): "Ainsi donc, comme c’est par le péché d’un seul," il déduit la conséquence qui renferme ce qui avait été dit précédemment, à savoir, que, comme par le péché du seul Adam le jugement divin s’est étendu à tous les hommes qui naissent de lui, selon la chair, pour leur faire subir la mort, "de même aussi, par la justice d’un seul," c’est-à-dire de Jésus-Christ, la grâce divine s’est étendue à tous les hommes "pour leur donner la justification de la vie," en d’autres termes la justification qui conduit à la vie.

Mais on prétend que cela n’est pas conforme à la vérité: car tous les hommes ne sont pas justifiés par Jésus-Christ, comme tous les hommes meurent par Adam. Il faut répondre que le sens est celui-ci: De même que tous les hommes qui naissent d’Adam selon la chair encourent la condamnation en vertu de son péché, ainsi tous les hommes qui renaissent spirituellement par Jésus-Christ reçoivent la justification de la vie, car (Jean, III, 3): "Si quelqu’un ne renaît de l’eau et de l’Esprit Saint, il ne peut entrer dans le royaume de Dieu." Néanmoins on peut dire encore que la justification de Jésus-Christ s’étend à tous les hommes quant à son prix, mais que quant à son efficacité elle n’agit qu’à l’égard des fidèles. C’est ainsi que S. Paul dit (I Tim., XV, 10): "Qui est le sauveur de tous les hommes, et principalement des fidèles." Or de cette manière de parler nous devons conclure que, de même que nul ne meurt si ce n'est par le péché d’Adam, de même nul n’est justifié si ce n’est par la justice de Jésus-Christ, ce qui a lieu par la foi en lui (Rom., III, 22): "La justice de Dieu est par la foi en Jésus-Christ pour tous ceux et sur tous ceux qui croient en lui." Mais les hommes qui ont vécu après son incarnation, et encore ceux qui l’ont précédée, ont cru en lui. Car de même que nous croyons qu’il est né et qu’il a souffert, de même les hommes de l’Ancien Testament ont cru qu’il naîtrait et qu'il souffrirait: ainsi leur foi et la nôtre ne sont qu même foi (II Cor., IV, 3): "Nous avons le même esprit de foi." Il demeure donc prouvé d posteriori, c’est-à-dire par le règne de la vie, que la grâce de Jésus-Christ s’étend à la justification d’une multitude d’hommes.

Lorsque l’Apôtre dit ensuite (verset 19): "Car comme par la désobéissance d’un seul," il prouve à priori la même proposition. Les causes sont semblables à leurs effets; or la désobéissance du premier homme, ayant le caractère d’injustice, a produit des pécheurs et des hommes injustes; donc l'obéissance de Jésus-Christ, qui a le caractère de la justice, a produit des justes. C’est ce qui a été dit plus haut, que "La grâce s’est étendue à tous les hommes pour la justification."

On élève une difficulté sur ce passage, que "Par la désobéissance d seul homme beaucoup sont devenus pécheurs," c’est-à-dire tous ceux qui naissent d’Adam selon la génération charnelle. En effet, le premier péché paraît avoir été l’orgueil plutôt que la désobéissance, suivant ce passage de l’Ecclésiastique (X, 15): "Le commencement de tout péché, c’est l’orgueil." Il faut répondre que, d’après l’Ecclésiastique, à cet endroit même (X, 14): "Le commencement de l’orgueil est de séparer les hommes de Dieu," parce que le premier mouvement de la superbe consiste en ce que l’homme ne veut pas se soumettre aux préceptes divins, ce qui est de la désobéissance. Le premier péché paraît donc avoir été la désobéissance, non quant à l’acte extérieur, mais quant au mouvement intérieur de l'orgueil, par lequel Adam voulut se ré volter contre le précepte divin. C’est pourquoi le Seigneur (Genèse, III, 17) reproche à Adam sa désobéissance: "Parce que tu as écouté la voix de ta compagne, et parce que tu as mangé du fruit de l’arbre dont je t’avais ordonné de ne pas manger." Mais l’obéissance de Jésus-Christ est alléguée ici en tant qu’obéissant à l’ordre de son Père, il a souffert la mort pour notre salut, selon ce passage de S. Paul aux Philippiens (II, 8): "Il s’est rendu obéissant jusqu’à la mort de la croix." En cela il n’y a pas d’opposition avec ce qui est dit ailleurs, que Jésus-Christ est mort par amour pour nous, comme S. Paul l’écrit aux Ephésiens (V, 2), car son obéissance même procède de l’amour qu’il eut et pour son Père et pour nous. Il faut remarquer que l’Apôtre prouve, par l’obéissance et par la désobéissance, que c’est par un seul que nous sommes devenus pécheurs, comme c’est par un seul que nous sommes justifiés. Car la justice, conforme à la loi suprême, qui est la base de toute vertu, se manifeste dans l’accomplissement des préceptes de la Loi, ce qui appartient à la notion de l’obéissance; mais l’injustice, qui est opposée à cette loi, et se trouve au fond de toute malice, comme l’a remarqué le philosophe (VI° Ethique), se manifeste dans la transgression des préceptes de la Loi, ce qui appartient à la notion de la désobéissance. On dit donc avec raison que c’est l’obéissance qui constitue les hommes justes, et la désobéissance qui les fait pécheurs.



Romains V, 20 et 21: L'abondance du péché, la surabondance de la grâce

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Rm 5,20-21)





SOMMAIRE: Comment le péché, devenu plus abondant par l’introduction de la Loi, est détruit par la grâce de Jésus-Christ. -Explications au sujet de la Loi et de l’abondance du péché.



20. La Loi est survenue pour que le péché abondât. Mais où le péché a abondé, la grâce a surabondé,

21. Afin que, comme le péché a régné pour la mort, ainsi la grâce règne par la justice pour la vie éternelle par Jésus-Christ Notre Seigneur.



L’Apôtre, après avoir montré que le péché introduit par Adam dans le monde se trouve détruit par le don de la grâce, montre ici qu’il en est de même, par la grâce de Jésus-Christ, du péché qui avait abondé après que la Loi eut été donnée. Sur ce point il fait voir l’abondance du péché par la Loi; II° la destruction du péché par la grâce de Jésus-Christ, à ces mots (verset 20): "Où le péché a abondé, la grâce a surabondé."



I° Il dit donc: "J’ai avancé que par l’obéissance d’un seul un grand nombre sont devenus justes." Or la Loi n’a pu opérer cet effet; mais elle est plutôt survenue afin de faire abonder le péché.

Sur cette parole de S. Paul, il se présente deux difficultés. D’abord, en ce qu’il dit (verset 20): "Que la Loi est survenue," c’est-à-dire est entrée comme en secret, après la chute originelle et le péché actuel, ou après la loi naturelle, comme le dit la Glose. Car la Loi n’est pas entrée en secret, mais a été donnée en public, avec éclat, selon cette parole de S. Jean (VIII, 26): "Je n'ai pas parlé en secret."

Il faut donc répondre que, bien que la publication de la Loi ait été faite avec éclat, cependant les mystères de la Loi étaient voilés, en particulier l’intention de Dieu à l'égard de cette Loi, qui devait faire connaître le péché et non le guérir, selon ce qui est dit dans cette épître même (XI, 34): "Qui connaît les desseins de Dieu?" On peut encore dire que la Loi est survenue, c’est-à-dire est entrée comme intermédiaire entre le péché de l'homme et le don de la grâce de Jésus-Christ, dont il a été dit précédemment que l’un et l'autre se sont étendus par un seul à plusieurs.

La seconde difficulté porte sur ce que dit S. Paul (verset 20): "Que la Loi est survenue pour que le péché abondât," d'où il suit que la Loi est mauvaise, parce que l’institution dont la fin est mauvaise est elle-même mauvaise, conclusion qui est en contradiction avec ce mot de S. Paul (I Tim., I, 8): "Quant à la Loi, nous savons qu est bonne." On répond dans la Glose de trois manières: premièrement, en disant que l'expression "pour que" ne désigne pas la causalité, mais la conséquence; car la Loi n'a pas été donnée dans le but de faire abonder le péché; au contraire, autant qu’il était en elle, elle a défendu le péché (Ps., CXV, 11): "J'ai renfermé vos paroles dans le fond de mon âme, afin de ne pas vous offenser." Mais de ce que la Loi a été donnée, il s’en est suivi l’abondance du péché de deux manières.

I. Quant à sa multiplicité. La Loi, en effet, tout en donnant la connaissance du péché, ne détruisait pas cependant la convoitise d’où sort le péché. Or, lorsqu’on défend à quelqu'un ce qui fait l'objet de sa convoitise, il s’y porte avec des désirs plus ardents, semblable à un fleuve qui, rencontrant un obstacle, se précipite avec plus de furie et renverse la barrière. Il y a de cela trois raisons

La première, c’est que l’homme ne regarde pas comme d’une grande valeur ce qui est en sa puissance, tandis que ce qui est au-dessus d’elle lui parait grand. Or, l’interdiction de ce qui est l’objet de la convoitise met, en quelque sorte, ce qui est défendu hors de la portée de l’homme, en sorte que la concupiscence s’enflamme davantage à l’égard de l’objet désiré, par cela même que sa possession est interdite.

La seconde raison, c’est que les affections intérieures, lors qu’elles sont intérieurement retenues de manière à ne s’échapper pas extérieurement, sont par là même intérieurement surexcitées, comme on le voit dans la douteur et la colère, qui, comprimées intérieurement, s’en irritent davantage, et perdent au contraire de leur véhémence dès qu’elles se produisent à l’extérieur, de quelque manière que ce soit. Or, la défense, à raison de la crainte du châtiment, force l’homme à ne pas manifester à l’extérieur ses convoitises; aussi celles-ci, intérieurement comprimées, n’en sont que plus violentes.

La troisième raison, c’est que nous regardons ce qui ne nous est pas interdit comme possible à réaliser au moment où nous le voudrons, et, à cause de cela, très souvent, lorsque l’opportunité se rencontre, nous nous en détournons. Au contraire, lorsqu’une chose nous est interdite, nous l’envisageons comme n’étant pas toujours pour nous possible à obtenir, et, par suite, l’occasion survenant de la posséder sans avoir à redouter le châtiment, nous nous y portons avec plus d’empressement. C’est ainsi que, du moment que la Loi fut donnée pour défendre de céder à la convoitise, sans que pour cela elle en tempérât la violence, la convoitise elle-même n’en porta qu plus d’ardeur les hommes au péché. De là cette parole (Ezéch., 5): "Celle-ci est Jérusalem! Je l’ai établie au milieu des nations, et ses terres l’environnent au loin: et elle a méprisé mes jugements avec plus d’impiété que les nations étrangères."

Cependant, s’il en est ainsi, ne semble-t-il pas que toute loi humaine, qui ne porte pas avec elle la grâce pour diminuer la concupiscence, fait abonder le péché? Or c’est contre l’intention des législateurs, qui visent à rendre bons leurs concitoyens, comme l’a remarqué Aristote (II° Ethique).

Il faut répondre qu’autre est le but de la loi humaine, autre celui de la loi divine. La loi humaine, en effet, se rapporte au jugement humain, qui a pour objet les actes extérieurs; mais la loi divine se rapporte au jugement de Dieu, qui prononce sur les mouvements intérieurs du coeur (I Rois, XVI, 7): "L’homme voit ce qui parait, mais le Seigneur voit le coeur." Ainsi donc la loi humaine atteint son but quand, par ses prohibitions et la sanction du châtiment, elle s’oppose à ce que les actes extérieurs du péché se multiplient, bien que la convoitise intérieure en soit davantage excitée. Mais par la loi divine les mauvaises convoitises, même intérieures, sont imputées à péché, et elles abondent à cause même de la Loi, qui défend, sans détruire les convoitises. Cependant il faut remarquer, comme l’a observé Aristote (X° Ethique), que la prohibition de la Loi, bien qu’elle retienne par la seule crainte du châtiment, quant aux actes extérieurs, quelques individus mal disposés, engage à bien faire, par l’amour de la vertu, quelques autres qui sont mieux disposés. Mais, si cette bonne disposition peut, jusqu’à un certain point, venir de la nature, sa perfection vient de la grâce seulement, qui fait que, même après la promulgation de la Loi, le péché n’a pas abondé dans tous les hommes, mais dans plusieurs. Quelques-uns, cependant, sous la prohibition de la Loi, mais avec la grâce qui les aidait à avancer, sont arrivés enfin à la perfection de la vertu, selon ces paroles de l’Ecclésiastique (XLIV, 1): "Louons ces hommes pleins de gloire, et plus bas (verset 3): "Ces hommes grands en vertu."

II. Le péché a abondé sous la Loi, quant à la grièveté de la faute:

car le péché est devenu plus grave quand il y eut prévarication non seulement de la nature, mais de la loi écrite, dont il a été dit plus haut (IV, 15): "Là où n’est pas la Loi il n’y a pas de prévarication de la Loi."

On peut répondre encore que la conjonction "en sorte que" a le sens de causalité, de manière, toutefois, à entendre que l’Apôtre parle de l’abondance du péché en tant qu’il est dans notre connaissance. Le sens serait: la Loi est survenue en sorte que le péché abondât, c’est-à-dire qu’on connût plus abondamment le péché, selon cette façon de parler par laquelle on dit dune chose qu’elle arrive lorsqu’on la connaît. C’est ainsi qu’on a vu plus haut (III, 20) que "Par la Loi la connaissance du péché est venue."

On peut encore expliquer ce passage d’une troisième manière, en donnant le sens de causalité à la conjonction "en sorte que," de façon, toutefois, à faire entendre que la fin de la Loi n’est pas l’abondance du péché, mais seulement la conséquence du péché, à savoir: l’humiliation de l’homme. Car, lorsque la Loi est arrivée, le péché a abondé, comme il a été dit dans la première explication; de cette abondance il est résulté que l’homme, reconnaissant son infirmité, a été humilié. En effet, l’homme superbe disait en présumant de ses forces: Ce qui fait défaut, ce n’est pas moi qui veux obéir, mais Dieu qui ne commande pas, selon ce passage de l’Exode (XXIV, 7): "Nous ferons tout ce que le Seigneur a dit, et nous lui obéirons." Mais, la Loi étant survenue, il s’en est suivi une multitude de péchés, et l’homme a connu sa faiblesse quand il s’est agi d’accomplir la Loi, ainsi qu’il est dit au livre de la Sagesse (IX, 5): "L’homme est infirme et de peu de jours." L’intention de Dieu, en donnant la Loi, n’a donc pas été de faire abonder le péché, mais d’humilier l’homme; c’est pour cela que Dieu a permis que le péché abondât. Ainsi donc, comme tout ceci était encore voilé, l’Apôtre, quant à ce point particulier, dit que La Loi est survenue.

Mais puisqu’il s’agit ici de la Loi et de la fin de la Loi, il se présente deux choses à remarquer: d’abord, de combien de manières on peut entendre ce mot Loi; ensuite, quelle est la fin de la Loi.

A) Sur la première question, il faut savoir qu’on donne le nom de Loi: a) d’abord, à toutes les écritures de l’Ancien Testament, suivant ce passage de S. Jean (XV, 25): "Afin que la parole qui est écrite dans leur Loi soit accomplie: ils m’ont haï gratuitement;" la citation est tirée du Ps. (XXIV, 19). b) Quelquefois on donne le nom de Loi aux cinq livres de Moïse, ainsi qu’il est dit au Deutéronome (XXXIII, 4): "Moïse nous a enseigné la Loi." c) On appelle encore Loi le décalogue des commandements, suivant ces paroles de l’Exode (XXIV, 12): "Je vous donnerai des tables de pierre, et la loi et les commandements que j’ai écrits, afin que vous instruisiez les enfants d’Israël." d) On donne ce nom à toute la suite des préceptes cérémoniaux, ainsi qu’il est dit (Hébr., X, 1): "La Loi n’ayant que l’ombre des biens à venir." On appelle enfin Loi quelque précepte cérémonial pris en particulier (Lévit., VII, 11): "Voici la loi des hosties pacifiques." Or, le mot Loi est pris ici par l’Apôtre dans un sens général pour toute la doctrine de la loi de Moïse, c’est-à-dire les préceptes moraux et cérémoniaux; car les rites de la Loi ne conféraient pas la grâce qui devait aider l’homme à accomplir les préceptes moraux et diminuer la concupiscence.

B) Sur la fin de la Loi, il faut remarquer que parmi les Juifs il y avait, comme chez tous les peuples, trois classes d’hommes, à savoir: les endurcis, c’est-à-dire les pécheurs rebelles, ceux qui avançaient, et les parfaits. a) Aux endurcis la Loi fut donnée comme un fouet. Les préceptes moraux, ils étaient tenus de les accomplir par la menace du châtiment, comme on le voit au Lévitique, ch. II. Les préceptes cérémoniaux furent multipliés au point qu’il ne fût pas possible d’y ajouter un autre culte pour les dieux étrangers (Ezéch., XX, 33): "Je régnerai sur vous d’une main forte, avec un bras étendu, et dans toute l’effusion de ma fureur." b) A ceux qui avancent, et qui tiennent comme le milieu, la Loi a été comme un maître (Galates III, 24): "La Loi a été comme le maître qui nous a conduits à Jésus Christ." Les préceptes cérémoniaux les maintenaient dans le culte divin, et les préceptes moraux les portaient à la justice. Quant aux parfaits, la Loi, dans ses préceptes cérémoniaux, a été pour eux un signe, selon cette parole (Ezéch., XX, 12): "Je leur ai prescrit mes jours de sabbat, afin qu’ils fussent comme un signe entre eux et moi." Dans ses préceptes moraux, elle leur a été donnée comme une consolation, d’après ce qui est dit ci-après (Rom., VII, 22): "Selon l’homme intérieur, je trouve du plaisir dans la loi de Dieu."



II° Lorsqu’il dit (verset 20): "Où a abondé le péché," l’Apôtre fait voir comment la grâce détruit l’abondance du péché. Il montre I. l’abondance de la grâce; II. L’effet de cette grâce abondante, à ces mots (verset 21): "Afin que comme le péché avait régné."

I. S. Paul dit: "J’ai avancé qu’à l’introduction de la Loi le péché a abondé," sans que néanmoins le décret divin du salut des Juifs et de tout le genre humain ait été suspendu, parce que "Là où le péché a abondé," à savoir, dans le genre humain, et en particulier chez les Juifs, "la grâce," à savoir, celle de Jésus-Christ, qui pardonne les péchés, "a aussi surabondé" (II Cor., IX, 8): "Dieu est tout-puissant pour vous donner toutes ses grâces." Or, on peut donner deux raisons de cette abondance de la grâce:

La première tirée de l’effet même de cette grâce. Car de même qu’une maladie dangereuse n’est guérie que par un remède énergique et efficace, ainsi fallait-il une grâce abondante pour guérir l’abondance des péchés (Luc, VI, 47): "Beaucoup de péchés lui sont remis, parce qu’elle a beaucoup aimé."

La seconde raison peut être prise de la disposition du pécheur, qui désespère quelquefois et méprise, lorsqu’il reconnaît la grandeur de ses péchés (Prov., XVIII, 3): "Quand l’impie est descendu dans les profondeurs du mal, il méprise." Cependant, par le secours d’en haut, quelquefois le pécheur est davantage humilié par la considération de ses fautes, et obtient une plus grande grâce (Ps., XV, 4): "Ils ont multiplié leurs infirmités; ensuite ils ont marché d’un pas plus rapide."

II. Lorsque l’Apôtre dit (verset 21): "Afin que comme le péché avait régné en donnant la mort," il montre l’effet de cette grâce abondante, qui correspond à l’effet du péché par opposition. Voici sa pensée: de même que le péché, introduit par le premier homme et devenu plus abondant par la Loi, a régné, c’est-à-dire a exercé sur les hommes une domination complète, au point de les conduire à la mort temporelle et à la mort éternelle (Rom, VI, 23): "La mort est le solde du péché," De même aussi la grâce de Dieu "règne," c’est-à-dire domine en nous complètement, "par la justice" qu’elle produit en nous. Ainsi est-il dit plus haut (Rom., III, 24): "Justifiés gratuitement par la grâce qu’ils en ont reçue," et cela jusqu’à ce qu’elle nous conduise "à la vie éternelle;" (Rom., VI, 23): "La grâce de Dieu est la vie éternelle." Et tout cela Par Jésus-Christ notre Seigneur, "de qui vient la grâce" (Jean, I, 30): "La grâce et la vérité sont venues par Jésus-Christ," et de plus la justice (I Cor., I, 30): "Jésus-Christ qui nous a été donné par Dieu comme notre justice." Il donne aussi la vie éternelle (Jean, X, 28): "Moi, je leur donne la vie éternelle."






Thomas A. sur Rm (1869) 25