Thomas A. sur Rm (1999) 33

Leçon 3 [versets 14 à 20]

33
075 (
Rm 7,14-20)


[n° 557] 14 Nous savons en effet que la Loi est spirituelle; mais moi je suis charnel, vendu au pouvoir du péché.

[n° 5621 15 Car ce que je fais, je ne le comprends pas; car le bien que je veux, je ne le fais pas; mais le mal que je hais, je le fais.

[n° 567] 16 Or si je fais ce que je ne veux pas, je donne mon consentement à la Loi parce qu’elle est bonne.

[n° 5681 Mais en réalité ce n’est plus moi qui le fais, mais le péché qui habite en moi.

[n° 572] ‘ je sais que le bien n’habite pas en moi, c’est-à-dire dans ma chair: [n° 577] en effet, vouloir est à ma portée; mais accomplir le bien, je ne le puis.

[n° 581] ‘ je ne fais pas le bien que je veux, mais le mal que je ne veux pas, je le fais.

[n° 582] 20 si je fais ce que je ne veux pas, ce n’est plus moi qui le fais, mais le péché qui habite en moi.

556. Après avoir écarté ce qui pouvait faire paraître la Loi mauvaise et produisant de mauvais effets [n° 532], l’Apôtre prouve ici que la Loi est bonne. Et dans ce but il fait deux choses

Il prouve d’abord la bonté de la Loi par la répugnance même que l’homme éprouve pour le bien, <répugnance> que la Loi ne peut ôter.

Puis, il montre quelle sorte de loi peut ôter la répugnance [n° 589] 24 "Moi, homme, misérable, etc."

Pour prouver la bonté de la Loi, <l’Apôtre> commence par exposer son intention.

Puis, prouve sa proposition [n° 562] 15 Car ce que je fais, etc.

Enfin, il en déduit la conclusion qu’il s’est proposée [n° 583]: "Je trouve donc cette Loi, etc."

Sur le premier point:

* Il expose la bonté de la Loi.

* Puis, la condition de l’homme [n° 558]: mais moi je suis charnel, etc.

557. — * Il commence donc son expo sition ainsi: après avoir dit que la Loi est sainte, il ajoute: 14 Nous savons en effet, nous qui avons la sagesse des choses divines, que la Loi, l’ancienne, est spiri tuelle, c’est-à-dire met les hommes en accord avec l’esprit." La Loi du Seigneur est sans tache 1." Ou bien: est spirituelle, c’est-à-dire donnée par l’Esprit-Saint, qui est appelé le doigt de Dieu dans les Ecritures 2: "Si c’est par le doigt de Dieu que je chasse les démons, c’est que le Royaume de Dieu est arrivé jusqu’à vous 3." C’est pourquoi il est dit "Le Seigneur donna à Moïse les deux tables de pierre du témoignage, écrites du doigt de Dieu 4." Cependant la Loi nouvelle est non

1. Ps 18, 8.

2. Voir SAINT AMBROISS, Traité sur l’évangile de saint Luc, livre VII, 93 (SC 52, 40) et SAINT AUGUSTIN, Ser, no CLVI, xrn, 14 (PL 38, 857) De consensu evangelistarum II, XXXVIII, 85 (PL 34, 1118 CSEL 43, 187-189). 3. Lc 11, 20.

4. Ex 31, 18.



seulement appelée spirituelle, mais aussi Loi de l’Esprit, comme on le voit plus loin, au chapitre 8: "<En effet, la Loi de l’esprit de vie dans le Christ Jésus m’a libéré de la loi du péché et de la mort> 1", parce que non seulement elle vient de l’Esprit-Saint, mais il l’imprime dans le coeur qu’il habite.

558. En ajoutant: mais moi je suis charnel, etc., il montre la condition de l’homme. Et ces paroles peuvent être expliquées de deux manières. Selon une première manière, en ce sens que l’Apôtre parle au nom de l’homme en état de péché. C’est ainsi qu’Augustin l’expose dans son livre Des quatre-vingt-trois questions 2. Mais ensuite, dans son livre Contre Julien 3, il explique ces paroles en faisant parler l’Apôtre en son propre nom, c’est-à-dire en celui d’un homme constitué en état de grâce. Continuons donc en expliquant comment ces paroles et les suivantes peuver être interprétées diversement dans l’un et l’autre sens, bien que la seconde explication soit préférable.

559. Donc ces paroles: mais moi, etc., doivent être comprises de manière à ce que ce <pronom> "moi’> soit pris pour ce qui dans l’homme est principal, c’est-à-dire la raison; aussi chaque homme semble-t-il être sa raison ou son intelligence 4, comme le gouverneur d’une cité semble être la cité même, en sorte que la cité semble faire ce que fait son gouverneur 5.

560. L’homme est appelé charnel, parce que sa raison est charnelle, et pour deux raisons. D’abord, parce qu’elle est soumise à la chair en consentant à l’instigation de la chair, selon ce <que dit l’Apôtre> dans sa première épître aux Corinthiens: "Puisqu’il y a parmi vous jalousie et esprit de contention, n’êtes-vous pas charnels et ne marchez-vous pas selon l’homme 6 ?" On l’entend ainsi de l’homme qui n’est pas encore rétabli par la grâce. Ensuite, la raison est appelée charnelle en ce qu’elle est combattue par la chair, selon ces paroles <de l’Apôtre> aux Galates: "La chair convoite contre l’esprit 7." Et ainsi la raison charnelle s’entend aussi de l’homme établi dans la grâce. Car l’un et l’autre état d’homme charnel proviennent du péché; aussi <l’Apôtre> ajoute-t-il: vendu au pouvoir du péché.

561. Mais il faut toutefois remarquer que l’état d’homme charnel qui suppose une rébellion de la chair contre l’esprit provient du péché du premier père, parce qu’il appartient au foyer dont la corruption découle de ce péché. Mais l’état d’homme charnel, qui implique l’assujettissement à la chair, provient non seulement du péché originel, mais aussi de l’actuel, par lequel l’homme, en obéissant aux concupiscences de la chair, s’en constitue l’esclave. C’est pourquoi <l’Apôtre> ajoute: vendu au pouvoir du péché, c’est-à-dire soit à celui du premier père, soit au sien propre. Et il dit: vendu, parce que le pécheur se vend lui-même comme esclave du péché, au prix de la satisfaction de sa propre volonté "Voilà que pour vos iniquités vous avez été vendus 8."

1. Rm 8, 2.

2. Voir SAINT AUGUSTIN, De diversis quaestionibus LXXXIII, Q. LXVI (BA 10, 234-255). Voir aussi Retractationes I, xxvI, 2 (BA 12, 438-439).

3. Voir SAINT AUGUSTIN, Contra lulianum Pelagianum H, in, 5-7 (PL 44, 675-678) VI, xxm, 70-74 (PL 44, 865-868). Voir encore l’interprétation de ces paroles dans Ad Simphcianum I, Q. I, 7 (BA 10, 420-423); Expositio quarundam propositionum ex epistola ad Romanos VII, 14, prop. XLI et XLII (PL 35, 2071; CSEL 84, 18); De gratia Christi I, XXXIX, 44 (BA 22, 132-135); Contra duas Epistolas Pelagianonem I, x-XII, n° 17-25 (BA 23, 348-363); Retrac tationes I, XXIII, l-3 et XXIV, l-2 (BA 12, 408-423); II, I, 1-2 (BA 12, 450-455).

4. Au sens large, qui s’applique ici, raison et intelligence sont des termes équivalents. Au sens strict, il n’en va pas de même "le nom d’intellect désigne la pénétration intime de la vérité, alors que celui de raison désigne la recherche et la discussion" (Somme Théologique 2a-2ae, Q. 49, a. 5). L’intelligence voit, la raison calcule; voir Jean BORELLA, La Chanté profanée, Ed. du Cèdre, 1979, p. 127-131.

5. Voir ARISTOTE, Éthique à Nicomaque IX, 9 [ b 311; AL, XXVI, fasc. 3, p. 336. — Lieu parallèle Ethic. IX, lect. 9, éd. Léonine, 1969, t. XLVII, vol. II, p. 531, I. 40-46.

6. 1 Co 3, 3.

7. Ga 5, 17.

8. 150, 1.



562. Lorsque <l’Apôtre> ajoute: 15 Car ce que je fais, je ne le comprends pas, etc., il montre ce qu’il avait exposé. Et

I) Premièrement, que la Loi est spirituelle.

II) Secondement, que l’homme est charnel, vendu au pouvoir du péché [n° 568]: 17 Mais en réalité ce n'est plus moi.

I. En montrant que la Loi est spin tuelle, il fait deux choses:

A) Il en donne d’abord la preuve.

B) Puis, il en tire une conclusion [n° 5671: 16 Or si je fais ce que je ne veux pas, etc.

A. La preuve que la Loi est spirituelle se fonde sur la faiblesse de l’homme. Et l’Apôtre

1) Commence par l’exposer.

2) Puis, il en donne la démonstration [n° 564]: car le bien que je veux, etc.

563. 1. Or la 1 faiblesse de l’homme est manifeste et elle se voit en ce qu’il fait ce qu’il sait ne devoir point être fait; aussi <l’Apôtre> dit-il: Car ce que je fais, je ne le comprends pas, à savoir comme devant être fait. Ce qui peut être interprété de deux manières: Soit en l’appliquant à celui qui est assujetti au péché, qui comprend en général qu’il ne faut pas commettre le péché, mais qui vaincu par la suggestion du démon, ou par sa passion, ou encore par l’inclination de l’habitude mauvaise, le commet. Voilà pourquoi on dit qu’en agissant contre sa conscience il fait ce qu’il sait ne devoir pas être fait: "Ce serviteur, qui a connu la volonté de son maître, et ne s’est pas tenu prêt, et de cette manière n’a pas agi selon sa volonté, recevra un grand nombre de coups; celui qui ne l’a pas connue, et qui a fait des choses dignes de châtiment, recevra peu de coups 2." Ou bien on peut comprendre ces paroles en les appliquant à celui qui est établi dans la grâce, qui fait le mal non pas, à la vérité, en l’accomplissant en acte ou par un assen timent de l’esprit, mais seulement en le désirant selon la passion de l’appétit sensible. Et cette concupiscence l’emporte sur la raison et l’intelligence, parce qu’elle prévient le jugement qui, en survenant, empêche une pareille exécution. Et c’est pourquoi <l’Apôtre> ne dit pas expres sément: "Je comprends que cela ne doit pas être fait", mais: "Je ne comprends pas", parce que l’intellect n’ayant pas encore délibéré, ou sans sa perception, une telle action de la concupiscence surgit: "La chair convoite contre l’esprit, et l’esprit contre la chair 3."

564. — 2. Quand 4 <l’Apôtre> dit: Or si je fais ce que je ne veux pas, etc., il prouve ce qu’il avait dit, par la division et par l’effet.

Par division d’abord. Il a dit: Car ce que je fais, etc. ; ce qui contient deux termes: ne pas faire le bien, et faire le mal, car celui qui ne fait pas le bien est réputé commettre le péché, par omission.

En disant ensuite: je ne le comprends pas, il le prouve par l’effet; parce que l’intelligence meut la volonté 5,

1. Lieux parallèles Somme Théologique 1a-2ae Q. 77; Q. 109, a. 8.

2. Lc 12, 47-48.

3. Ga 5, 17.

4. Lieu parallèle: Somme Théologique 1 Q. 13, a. 5, sol. 1.

5. Saint Thomas a toujours enseigné, d’accord avec Aristote, que l’intelligence meut la volonté en ce que, pour vouloir quelque chose, il faut déjà en connaître l’existence et la nature. C’est donc l’intel ligence qui présente à la volonté l’objet déterminé auquel s’attache son vouloir. Mais, comme le remarque également Aristote (De anima III, 6, 433a-b; in Librum de anima, éd. R. Gauthier, p. 490-491), l’intelligence ne fait pas connaître le désirable en tant que désirable: c’est l’appétit qu’il éveille en nous qui le révèle comme désirable. D’où le rôle moteur que saint Thomas progressant dans sa réflexion a reconnu à la volonté dans l’acte même de l’intel ligence pour connaître, encore faut-il vouloir connaître. Assu rément le vrai est l’objet de l’intelligence et le bien celui de la volonté (car toute volonté désire son bien). Mais on doit dire aussi que le vrai est le bien de l’intelligence et que le bien est la vérité de la volonté, " Quant à l’exercice de l’acte, la volonté meut l’intelligence, car le vrai lui-même, qui est la perfection de l’intelligence, est contenu dans le bien universel comme un certam bien particulier. Mais pour ce qui est de la détermination de l’acte, laquelle vient de l’objet, c’est l’intelligence qui meut la volonté car le bien lui-même est saisi sous une certaine raison particulière comprise sous la raison universelle du vrais (Somme Théologique 1-2 Q. 9, a. 1; trad. H. Gardeil, Les Actes humains, t. I, Paris; Tournai-Rome, Desclée et Cie et Ed. du Cerf, 1962 (rééd. Ed. du Cerf, 1997], p. 93).



vouloir est l’effet, de ce qui est acte d’intellection 1.

565. Il dit donc d’abord quant à l’omission du bien: car le bien que je veux, je ne le fais pas. Ce qui peut s’entendre en premier lieu de l’homme en état de péché. Et dans ce sens le mot "faire" doit être pris pour l’action complète, qui s’accomplit extérieurement par le consentement de la raison. Mais le mot "vouloir" doit être entendu non pas de la volonté parfaite, à laquelle il appartient de prescrire l’oeuvre, mais d’une sorte de volonté imparfaite, par laquelle les hommes veulent le bien d’une manière générale, comme ils portent aussi un jugement droit sur ce même bien, quoique par l’habitude ou la passion mauvaise ce jugement se pervertisse et la volonté se déprave à tel point dans l’acte particulier qu’on ne fait point ce qu’en général on sait devoir être fait et qu’on voudrait faire.

Mais si l’on applique ce passage à l’homme rétabli par la grâce, il faut, au contraire, entendre ce mot <de l’Apôtre> "je veux", c’est-à-dire d’une volonté parfaite qui persévère dans l’élection de l’oeuvre particulière, en sorte que par les mots "je fais", on comprenne l’action incomplète, qui consiste seulement dans l’appétit sensible et ne parvient pas jusqu’au consentement de la raison. Car l’homme en état de grâce veut en vérité préserver son esprit des concupiscences mauvaises, mais il ne fait pas le bien à cause des mouvements désordonnés de la concu piscence qui surgissent dans l’appétit sensible. Et c’est dans le même sens qu’il dit <dans l’épître> aux Galates: "La chair convoite contre l’esprit, et l’esprit contre la chair en effet, ils sont opposés l’un à l’autre, de sorte que vous ne faites pas tout ce que vous voulez 2."

566. Ensuite, en ce qui concerne l’accomplissement du mal, il ajoute: mais le mal que je hais, je le fais. Si l’on entend ce passage de l’homme pécheur, lorsqu’il dit: je hais, il faut comprendre une sorte de haine imparfaite, en tant que tout homme hait naturellement le mal. Mais quand il dit: je le fais, il faut comprendre l’action rendue parfaite par l’exécution de l’oeuvre, suivant le consentement de la raison. Car cette haine du mal en général disparaît, dans l’élection de l’acte parti culier, par l’inclination de l’habitude ou de la passion.

Mais si l’on entend ce passage de l’homme en état de grâce, lorsqu’il dit: je le fais, il faut comprendre au contraire l’action imparfaite, qui consiste dans la seule concupiscence de l’appétit sensible 3.En disant: je hais, il faut comprendre la haine parfaite, par laquelle on persévère dans la détestation du mal jusqu’à sa réprobation finale, dont il est dit: "Je les haïssais d’une haine parfaite 4", c’est-à-dire les méchants, en tant qu’ils sont pécheurs. <Et encore>: "Lorsque les lois étaient encore parfaitement observées, à cause de la piété d’Onias, le pontife, et des esprits, qui avaient en haine le mal 5."

1. Sur l’intelligence comme moteur de la volonté, et récipro quement, voir les lieux parallèles Somme Théologique 1 Q. 9, a. 1; Q. 17, a. 1; Q. 82, a. 4; De veritate, Q. 14, a. 1 et 2; Q. 22, a. 2; De malo, Q. 4, a. 2; Q. 6 (corps de l’article et sol. 10 et 12).

2. Ga 5, 17.

3. Dans ce passage, " parfait" doit être pris au sens littéral de "entièrement fait", "entièrement accompli", et non au sens de " doué de toutes les qualités." De même "imparfait" signifie "inachevé", "incomplet." Saint Thomas se réfère ici â son analyse de l’acte volontaire (devenue classique en philosophie). Il distingue, en particulier, l’intention, la délibération et le consentement, le choix (Ou élection) et la décision, enfin l’exécution. C’est donc l’exécution qui rend "parfaite" l’action pécheresse, puisqu’elle l’achève. Au contraire, la seule concupiscence qui en reste au stade de l’intention constitue une "action imparfaite" (d’où le " je le fais " paulinien), compatible avec l’état de grâce. Comme nous l’avons déjà vu, le péché ne consiste pas pour saint Thomas dans la concu piscence.
4. P" 138, 22.
5. 2 M 3, 1.



567. — B. En disant ensuite: 16 Or si je fais ce que je ne veux pas, etc., il conclut, en se fondant sur la disposition de l’homme qu’il vient d’exposer, que la Loi est bonne. De quelque manière qu’on entende ces paroles, par le fait même que je ne veux pas le mal, je donne mon consentement à la Loi, parce qu’elle est bonne, en ce sens qu’elle interdit le mal, que naturellement moi je ne veux pas. Il est évident, en effet, que l’incli nation de l’homme, selon la raison, le porte à vouloir le bien et à fuir le mal, selon la nature’ ou la grâce, et que l’une et l’autre sont bonnes 2; Aussi la Loi, qui en prescrivant le bien et en défendant le mal est d’accord avec cette inclination, est-elle également bonne: "Je vous accorderai un don excellent; n’abandonnez pas ma Loi 3."

568. — II. En ajoutant: 17 Mais en réalité ce n'est plus moi, etc., il prouve ce qu’il avait dit de la condition de l’homme, à savoir qu’il est charnel et vendu au pouvoir du péché. Et sur ce point il fait trois choses

A) Il énonce son intention.

B) Puis, il prouve sa proposition [n° 572]: 18 Car je sais que le bien, etc.

C) Enfin, il en déduit la conclusion qu’il s’est proposée [n° 582]: 20 Or si je fais ce que je ne veux pas, etc.

569. — A. Que l’homme charnel soit vendu au pouvoir du péché, qu’il soit en quelque façon l’esclave du péché, on le voit dans le fait que ce n’est pas lui qui agit, mais qu’il est mû par le péché. Car celui qui est libre agit de lui-même et par lui-même, et n’est point mû par un autre 4. Voilà pourquoi <l’Apôtre> déclare: J’ai dit que par l’intelligence et la volonté je donne mon consentement à la Loi [...]. Mais en réalité, lorsque j’agis contre la Loi, ce n’est plus moi qui fais ce que je fais contre la Loi, mais le péché qui habite en moi. Ainsi il est évident que moi je suis esclave du péché, dans la mesure où il opère en moi comme s’il avait un pouvoir.

570. On peut appliquer cette doctrine avec vérité et facilité à l’homme en état de grâce, car le mal qu’il convoite selon l’appétit sensible appartenant à la chair ne procède pas de l’acte rationnel, mais de l’inclination due au foyer <du péché>. Or l’homme est réputé faire ce que la raison opère, parce que l’homme est selon la raison. C’est pourquoi les mouvements de la concupiscence, qui ne procèdent point de la raison, mais du foyer <du péché>, ne sont pas l’oeuvre de l’homme mais de ce foyer que l’Apôtre appelle ici péché: "D’où viennent les guerres et les procès entre vous ? N’est-ce pas de là? de vos concupis cences qui combattent dans vos membres 6 ?" Mais on ne peut à proprement parler appliquer cette doctrine à l’homme en état de péché, parce que sa raison consentant au péché, il l’opère par lui-même. Aussi Augustin dit-il, et ce passage figure dans la Glose: "Il commet une gros sière erreur, l’homme qui, tout en consentant à la concupiscence de sa chair et en prenant la ferme décision d’accomplir ce qu’elle désire, se croit en droit de déclarer: Ce n’est pas moi qui le fais 7."

1. Lieu parallèle Somme Théologique 1a-2 Q. 63, a. 1.

2. C’est le lieu de répéter que la nature étant voulue par Dieu, qui l’a créée, est bonne en elle-même et bon le vouloir de la nature, par quoi il faut entendre, dans le cas de l’être humain, non la seule nature sensible, mais d’abord la nature rationnelle qui le spécifie parmi tous les vivants. Nous sommes ici aux antipodes de l’anthro pologie luthérienne.

3. Pr 4, 2.

4. Voir ARISTOTE, Métaphysique I, 2 [ b 25-271; AL, XXV, 1-l’, p. 9; AL, XXV 2, p. 11. Lieu parallèle Super Metaphys. I, lect. 3.

5. Voir au chap. 6; leçon 4, n° 509.

6. Jc4, 1.

7. SAINT AUGUSTIN, De nuptiis et concupiscentia I, XXVIII, 31 (BA 23, 124-125). La traduction est empruntée à l’édition citée. — Glosa in Rom. VII, 20 (GPL, col. 1429 A).



571. — 1 On peut toutefois, mais en forçant le sens, expliquer ce passage en l’appli quant aussi à l’homme pécheur. Car un acte est attribué surtout à l’agent principal qui meut selon sa propriété, et non à l’agent qui se meut et qui agit selon la propriété d’un autre dont il reçoit le mouvement. Or il est manifeste que la raison de l’homme, selon qu’elle lui est propre, n’est pas inclinée vers le mal, mais selon qu’elle est mue par la concupiscence. Et c’est pourquoi l’exécution du mal due à la raison, en tant que vaincue par la concu piscence, n’est pas attribuée principa lement à la raison, qui est ici prise pour l’homme 2 mais plutôt à la concupiscence elle-même ou à l’habitude, par laquelle la raison est inclinée au mal. On dit que le péché habite dans l’homme, non comme si le péché était un être réel, puisqu’il n’est que la privation du bien 3, mais pour désigner la permanence de cette absence dans l’homme 4.

572. — B. Lorsqu’il dit: 18 Car je sais, <l’Apôtre> prouve que le péché, habitant dans l’homme, opère le mal que fait l’homme. Et:

1) Il expose d’abord un moyen terme pour prouver sa proposition.

2) Puis, il explique ce moyen terme [n° 577]: en effet, vouloir est à ma portée, etc.

573. 1. <L’Apôtre> prouve donc d’abord que le péché, habitant dans l’homme, opère le mal que fait l’homme. La preuve est manifeste si ces paroles se réfèrent à l’homme en état de grâce, lequel est libéré du péché par la grâce du Christ, comme on l’a dit plus haut 5. Et donc pour l’homme en qui la grâce du Christ n’habite pas, ce dernier n’est pas encore libéré du péché. Or la grâce du Christ n’habite pas dans la chair, mais dans l’esprit, ce qui fait dire à <l’Apôtre> que si le Christ est en nous, "le corps, il est vrai, est mort à cause du péché; mais l’esprit vit à cause de la justification 6." Il domine donc encore dans la chair le péché qui opère par la concupis cence de la chair. Car <l’Apôtre> donne ici au mot "chair" la même acception que puissances sensibles. C’est ainsi, en effet, que la chair se sépare de l’esprit et qu’elle combat contre lui, selon que l’appétit sensible tend vers le contraire de ce que la raison demande, suivant ce passage <de l’épître aux> Galates: "La chair convoite contre l’esprit, et l’esprit contre la chair en effet, ils sont opposés l’un à l’autre, de sorte que vous ne faites pas tout ce que vous voulez 7."

574. J’ai dit que ce qui est en moi, même ce qui a été rétabli par la grâce, c’est le péché qui l’opère; mais il faut comprendre en moi, selon que la chair est jointe à l’appétit sensible. Car je sais, par la raison et par l’expérience, que le bien, à savoir celui de la grâce par laquelle j’ai été reformé, n‘habite pas en moi. Mais de crainte que l’on comprenne <en moi> selon la raison et comme on l’a exposé plus haut il explique: C’est-à-dire dans ma chair. Car ce bien habite en moi, c’est-à-dire dans mon

1. Lieux parallèles Somme Théologique 1a-2ae, Q. 10, a. 3 et a. 8, sol. 3; Q. 77, a. 7 et 8; De mal. o, Q. 3, a. 10; Ethie., 5, lect. 13.

2. On pourrait en effet attribuer toute action à la puissance (ou faculté) particulière qui permet de l’accomplir, ou même à l’âme en général. Mais il faut l’attribuer, en dernière analyse, à l’agent prin cipal, c’est-à-dire â l’homme lui-même (ici désigné par la raison), ainsi que l’enseigne Aristote: "II vaudrait mieux ne pas dire que c’est l’âme qui a pitié, apprend ou réfléchit, mais que c’est l’homme qui le fait, par son âmes (De anima I, 10, 408 b 15; in librum de anima, éd. R. Gauthier, p. 118). Mais, précisément, dans le cas de l’homme pécheur, la puissance de la concupiscence, renforcée par l’habitude, prévaut sur la force de la raison pratique par laquelle l’homme est agent libre et premier de ses actions.

3. Lieux parallèles Somme Théologique P, Q. 49, a. 1; 1a-2ae, Q. 75, a. 1;

2 Sentences dist. 34, a. 3; De malo, Q. 1, a. 3; Ad Rom. 11, 36, lect. 5 (éd. Marietti, n 984).

4. Voir Glosa in Rom. VII, 20 (GPL, col. 1423 D).

5. Voir Rm 6, 22.

6. Rm 8, 10.

7. Ga 5, 17.

8. "Selon la raison", c’est-à-dire "de crainte que l’on comprenne ce en moi comme désignant la raison" puisqu’on a dit, au para graphe 571, que la raison peut être prise pour la personne humaine, le moi. Or, il y aurait là une contradiction, car ce qui habite dans le moi véritable (la raison, la personne, le coeur), c’est le bien, et, tout particulièrement en ce texte de saint Paul qui parle du péché et de la grâce, le bien sumaturel du salut, et non la puissance du péché. S’ensuit-il que la chair soit mauvaise de nature — comme le soutiennent les manichéens et beaucoup de sectes gnosncisantes ? Si oui, alors le texte de saint Paul (nul bien n’habite en moi, c’est-à-dire dans ma chair) signifie que la création corporelle est mauvaise par elle-même. On voit l’enjeu du débat. Saint Thomas va répondre, fort brièvement, en distinguant le bien de la nature et le bien de la grâce: que le bien de la grâce n’habite pas dans la chair ne signifie pas que la chair soit privée du bien de la nature. Or, saint Paul parle du premier, non du second.



coeur, selon cette parole: "Que le Christ habite par la foi dans vos coeurs 1."

575. On voit 2 par là que les manichéens 3 ne peuvent se prévaloir de cette parole, eux qui prétendent que la chair n’est pas bonne selon la nature, et que par conséquent la créature de Dieu ne l’est pas, alors qu’il est écrit: "Toute créature de Dieu est bonne 4." Or l’Apôtre ne traite pas ici du bien de la nature, mais du bien de la grâce, par laquelle nous sommes libérés du péché.

576. Mais si 5 l’on rapporte ces paroles à l’homme en état de péché, il est superflu de dire ce qui suit: c’est-à-dire dans ma chair; parce que dans l’homme pécheur le bien de la grâce n’habite ni quant à la chair, ni quant à l’esprit; à moins peut-être qu’on ne veuille forcer l’explication de ces paroles, parce que le péché, qui est la privation de la grâce, s’étend de la chair à l’esprit.

577. 2. Quand il dit ensuite: en effet, vouloir est à ma portée, etc., <l’Apôtre> explique ce qu’il avait dit. Et

a) D’abord, par une faculté de l’homme.

b) Puis, par l’action de l’homme, qui montre <l’existence de> cette faculté [n° 581]: Car je ne fais pas le bien que je veux, etc.

578. a. La faculté de l’homme est décrite d’abord quant à la volonté, qui semble être en son pouvoir; aussi dit-il: en effet, vouloir est à ma portée, c’est-à-dire est proche de moi et comme sous mon pouvoir. Car il n’est rien d’aussi établi dans la volonté de l’homme que sa volonté, comme le dit Augustin. Puis il expose la faculté de l’homme ou plutôt sa difficulté à effectuer l’action, lorsqu’il ajoute: mais accomplir le bien, je ne le puis, c’est-à-dire ce n’est pas en mon pouvoir, selon ce passage: "C’est à l’homme de préparer son âme è, et plus loin: "Le coeur de l’homme dispose sa voie; mais c’est au Seigneur de diriger ses pas 9."

579. Cette parole 10 semble au contraire favoriser les pélagiens, eux qui préten daient que le commencement de la bonne oeuvre vient de nous-mêmes, en tant que nous voulons le bien 11. Et il semble que ce soit la pensée de l’Apôtre: mais accomplir le bien, je ne le puis. Mais l’Apôtre rejette cette interprétation, lorsqu’il dit aux Philippiens: "C’est Dieu qui opère en vous et le vouloir et le faire 12"

580. Quand donc <l’Apôtre> dit vouloir est à ma portée, à savoir de moi qui ai été restauré déjà par la grâce, cela vient de l’opération de la grâce divine, par laquelle non seulement je veux le bien, mais je fais aussi quelque chose de bien, parce que je résiste à la concupiscence et que j’agis contre elle sous la conduite de l’Esprit; mais je ne trouve pas en mon pouvoir le moyen d’accomplir ce bien, afin de détruire totalement la concupiscence. Et

1. Ep 3, 17.

2. Lieux parallèles Somme Théologique I’, Q. 48, a. 1; Q. 49, a. 3; Q. 91, a. 2;

2 Q. 25, a. 5; 3 Contra Gentiles c. 7." ; Super Ioan. 8, 44a, lect. 6 (éd. Marietti, n° 1240).

3. Voir SAINTAUGUSTIN, De haeresibus XLVI (CCL 46, 316-317).

4. 1 Tm 4, 4.

5. Lieu parallèle: Somme Théologique 1a Q. 83, a. 1.

6. Lieux parallèles Somme Théologique 1a-2ae, Q. 10, a. 1; De veritate, Q. 22, a. 5 et 9.

7. Voir SAINT AUGUSTIN, De libero arbitrio III, III, 6-8 (BA 6,

334-343). Voir aussi Retractationes I, Ix, 3 (BA 12, 314-315).

8. Pr 16, 1.

9. Pr 16, 9.

10. Lieux parallèles Somme Théologique Ia, Q. 23, a. 5; 1a-2ae, Q. 109, a. 6

2a-2 Q. 6, a. 1; 3 Contra Gentiles c. 149; De venu., Q. 24, a. 14; De quodL 1, Q. 4, a. 2.

11. Voir SAINT AUGUSTIN, De haeresibus LXXXVIII (CCL 46, 340-341).

12. Ph 2, 13.



en cela, il est manifeste que le bien de la grâce n’habite pas dans ma chair, parce que s’il y habitait, de même que j’ai la faculté de vouloir le bien par la grâce habitant dans mon esprit, ainsi aurais-je la faculté d’accomplir le bien par la grâce habitant dans ma chair. Mais si l’on rapporte ce passage à l’homme en état de péché, on pourrait l’expliquer en prenant "vouloir" dans le sens d’une volonté incomplète qui, par l’instinct de la nature, porte au bien tous ceux qui pèchent. Mais ce vouloir est à la portée de l’homme, c’est-à-dire gisant près de lui comme un infirme, à moins que la grâce ne donne à la volonté l’efficacité d’accomplir <le bien>.

581. b. Lorsque <l’Apôtre> dit: Car je ne fais pas le bien que je veux, il explique ce qu’il avait dit par l’action de l’homme, qui est le signe et l’effet de la faculté humaine. Par là, en effet, on voit que l’homme ne trouve pas le moyen d’accomplir le bien, parce qu’il ne fait pas le bien qu’il veut, tandis qu’il fait le mal qu’il ne veut pas; et ce sens a déjà été exposé plus haut [n° 564s].

582. c. En disant ensuite: 20 Or si je fais ce que je ne veux pas, ce n'est plus moi qui le fais, mais le péché qui habite en moi, <l’Apôtre> tire la conclusion qu’il s’était proposée plus haut; et cela a aussi été expliqué précédemment. Mais il faut noter cependant qu’à partir d’un seul et même moyen terme, à savoir, je fais ce que je ne veux pas, l’Apôtre tire les deux conclusions qu’il avait établies auparavant, à savoir la bonté de la Loi, lorsqu’il dit: Or si je fais ce que je veux pas, je donne mon consentement à la Loi de Dieu, parce qu’elle est bonne; et d’autre part le règne du péché dans l’homme, quand il dit ici: Or si je fais ce que je ne veux pas, ce n'est plus moi qui le fais, mais le péché qui habite en moi. La première de ces deux conclusions se rapporte à ce qu’il avait dit La Loi est spirituelle; la seconde, à ce qu’il avait dit, au même endroit: mais moi je suis charnel, vendu au pouvoir du péché. Mais la première conclusion sur la bonté de la Loi, <l’Apôtre> la tire de ce moyen terme, sur la base de cette parole je ne veux pas, parce que sa raison ne veut pas ce que la Loi défend, d’où il est évident que la Loi est bonne. Et en se fondant sur cette parole je fais, il conclut que le péché règne dans l’homme, puisqu’il opère contre la volonté de la raison 1.

1. "Je fais ce que je ne veux pas." Cette proposition joue le rôle d’un moyen terme, parce que, par son moyen, saint Paul parvient à établir les deux conclusions qu’il avait en vue. Pourquoi deux conclusions? Parce que cette "proposition moyen terme" comprend deux affirmations: 1) je fais cela; 2) que je ne veux pas. Prenons la seconde: pourquoi est-ce que je ne veux pas (le mal que je fais) Parce que, de sa nature rationnelle et spirituelle (échappant au déterminisme de la chair), la volonté acquiesce au bien, lequel est connu, déjà par la loi naturelle, plus encore par la Loi révélée et sumaturelle. Ainsi, le fait même de ce non-vouloir prouve que la volonté comme la Loi dont elle reconnaît spontanément la vérité appartiennent au domaine de l’esprit. Mais (Ce que je ne veux pas), je le fais quand même, ce qui ne s’explique que si l’on admet qu’en nous règne et prévaut la puissance du péché.


Leçon 4 [versets 21 à 25]

34
075 (
Rm 7,21-25)


[n° 5841 21 Je trouve donc cette Loi pour moi qui veux faire le bien: c’est le mal qui est à ma portée;

[n° 585] 22 car je me complais dans la Loi de Dieu selon l’homme intérieur;

[n° 586] 23 mais je vois dans mes membres une autre Loi qui combat la loi de mon esprit, et me captive sous la loi du péché, laquelle est dans mes membres.

[n° 589] 24 Moi, homme, misérable, qui me libérera du corps de cette mort?

[n° 592] 25 La grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre Seigneur! Donc me voilà asservi par la raison à la Loi de Dieu, et par la chair à la loi du péché.

583. Après avoir montré que la Loi est bonne en ce qu’elle concorde avec la raison [n° 556], l’Apôtre déduit ici deux conclu sions correspondant aux deux points qu’il a établis la seconde conclusion est exposée à ces mots: 23 Mais je vois dans mes membres une autre loi, etc.

I. À l’égard de la première conclusion il fait deux choses:

A) Il la déduit de ce qui précède.

B) Il donne un signe pour que sa preuve ait plus de poids [n° 585]: 22 car je me complais, etc.

584. — A. <L’Apôtre> avait exposé deux choses plus haut. Premièrement, que la Loi est spirituelle, et ce point ayant été prouvé, il conclut ainsi: 21 trouve donc, par expérience, que la Loi de Moïse s’accorde avec moi qui veux faire le bien, c’est-à-dire avec ma raison, par laquelle j’approuve le bien et déteste le mal, puisque la Loi elle-même ordonne le bien et défend le mal: < La parole est tout près de toi, dans ta bouche, et dans ton coeur, pour que tu la pratiques 1." Il a été nécessaire qu’il en fût ainsi, parce que le mal, c’est-à-dire le péché ou le foyer du péché, est à ma portée, en d’autres termes est près de ma raison, habitant en quelque sorte dans ma chair: "Pour celle qui dort près de toi, ferme la porte de ta bouche 2", c’est-à-dire à la chair.

585. — B. En disant: 22 car je me complais, etc., il donne un signe qui montre que la Loi concorde avec la raison. Car nul ne trouve du plaisir si ce n’est dans ce qui lui convient. Or l’homme selon la raison trouve son plaisir dans la Loi de Dieu donc la Loi de Dieu s’accorde avec la raison. C’est ce que dit <l’Apôtre> 3: car je me complais dans la Loi de Dieu selon l’homme intérieur, c’est-à-dire selon la raison et l’intelligence, qu’on appelle l’homme inté rieur, non parce que l’âme a été façonnée selon la forme du corps, comme l’a dit Tertullien 4 ou parce qu’elle seule est

1. Dt 30, 14.

2. Mi 7, 5.

3. Lieux parallèles: Somme Théologique P, Q. 75, a. 1 et a. 5; 2 Contra Gentiles C. 49; IIAd Cor. 4, 16, Iect. 5 (éd. Marietti, n° 146).

4. Voir TERTULLIEN, De anima V (CCL 2, 786-787). Voir dans saint Augustin son commentaire sur l’erreur de Tertullien à propos de la nature, De Genesi adiitieram X, xxv, 41-43 (BA 49, 220-223).



l’homme, comme Platon 1 l’a avancé <en disant> que l’homme est une âme qui se sert d’un corps; mais parce qu’on appelle homme ce qu’il y a de plus fondamental en lui, comme on l’a dit plus haut [n° 570]. Or l’élément le plus fondamental dans l’homme, selon l’apparence, c’est ce qui est extérieur, à savoir le corps, façonné de telle sorte qu’on l’appelle l’homme extérieur; mais selon la vérité, c’est ce qui est inté rieur, à savoir l’intelligence ou la raison, qu’on appelle ici l’homme intérieur: "Que tes jugements sont doux à mon palais 2" — "Ayant pour consolation les saints livres qui sont en nos mains 3."

586. II. Lorsqu’il dit: 23 Mais je vois, <l’Apôtre> expose l’autre conclusion, qui répond à celle qu’il avait établie plus haut, en disant: "mais moi je suis charnel, etc." En disant: 14 Mais je vois dans mes membres une autre loi, <il indique> le foyer du péché, qui peut être appelé Loi pour une double raison: D’abord, en raison de la simi litude des effets, car de même que la Loi porte à faire le bien, ainsi le foyer porte à faire le mal. Ensuite, par comparaison avec la cause.

587. Puisque le foyer 4 est en quelque sorte la peine du péché, il a une double cause: L’une est le péché lui-même, qui dans le pécheur a pris la domination et lui a imposé une loi, qui est le foyer, comme un maître impose sa loi à un esclave vaincu. La seconde cause du foyer, c’est Dieu qui a infligé à l’homme pécheur cette peine, dans l’insoumission des puissances infé rieures à sa raison. Et dans ce sens la désobéissance elle-même des forces inférieures, qu’on appelle foyer, prend le nom de Loi, en tant qu’elle a été introduite par la loi de la justice divine, comme la sentence d’un juge équitable, laquelle a force de loi, selon ce passage: "Or, c’est ce qui a été fait depuis ce jour-là, et dans la suite établi, fixé, et comme une loi dans Israël jusqu’à ce jour 5."

588. Or cette Loi consiste originel lement dans l’appétit sensible, mais on la trouve répandue dans tous les membres qui servent à la concupiscence en vue de pécher: "de même que vous avez offert vos membres à l’esclavage de l’impureté et de l’iniquité pour l’iniquité, offrez-les de même maintenant à l’esclavage de la justice pour la sanctification 6." Voilà pourquoi <l’Apôtre> dit: dans mes membres. Or cette Loi a deux effets dans l’homme: Le premier effet est qu’elle résiste d’abord à la raison, et à ce propos <l’Apôtre> dit: qui combat la loi de mon esprit, c’est-à-dire la Loi de Moïse, appelée loi de l’esprit en tant qu’elle est conforme à l’esprit, ou à la loi naturelle, appelée <aussi> loi de l’esprit, parce qu’elle est donnée naturellement à l’esprit: "ils montrent que l’oeuvre de la Loi est écrite dans leur coeur" C’est à propos de ce combat qu’il est dit: "La chair convoite contre l’esprit, et l’esprit contre la chair è Le second effet <de la loi du foyer> est de réduire l’homme en servitude. Et à ce propos <l’Apôtre> ajoute: et me captive, ou bien selon une autre version: "qui me mène captif."

1. Bien que les oeuvres de saint Thomas contiennent bon nombre de citations de Piston, ces références sont presque tou; ours de seconde main (voir à ce propos l’introduction à la Somme contre les Gentils par le père René-Antoine Gauthier, o. p., p. 40-4 1). L’unique citation de PIston, Alcibiade <129e-130c> (voir PLATON, OEuvres complètes, t. I, texte établi et trsduit par Maurice Croiset, p. 103-104), que nous rencontrons ici, dans son Commentaire de l’épitre aux Romains, saint Thomas l’emprunta vraisemblablement au Peri phuseôs anthrôpou, De natura hominis I (PG 40, 505 A; Corpus latinum commentariorum in Aristotelem graecorum, Supplementum I, p. 5, I. 26-27) de Némésius d’Emèse. Ce traité écrit aux alentours des années 400 de notre ère, traduit en diverses langues, fut très lu au Moyen Age. L’anthropologie de Némésius s’inspire proba blement du commentaire du philosophe néo-platonicien Jamblique (vers 250-325) sur l’Alcibiade de Platon. Voir aussi chez saint Augustin, dans son De moribus catholicae Ecclesiae, c. XXVII, 52 (BA 1, 98-99).

2. Ps 118, 103.
3. 1 M 12, 9.

4. Lieux parallèles: Somme Théologique 1a-2ae, Q. 91, a. 6; Q. 93, a. 3.
5. 1 R (1") 30, 25.

6. Ris 6, 19.

7. Rm 2, 15.

8. Ga5, 17.



(captivum me ducentem) 1, sous la loi du péché, laquelle est dans mes membres, c’est-à-dire en moi-même, locution hébraïque par laquelle on emploie le nom au lieu du pronom. Or la loi du péché captive l’homme de deux manières: d’abord l’homme pécheur par le consentement et par l’acte; ensuite l’homme en état de grâce quant au mouvement de la concupis cence. Au sujet de cette captivité il est écrit dans un psaume: "Quand le Seigneur a fait revenir la captivité de Sion 2"

589. En disant ensuite: 24 Moi, homme, misérable, etc., <l’Apôtre> parle de la libé ration de la loi du péché [n° 556], et sur ce point il fait trois choses

1) Il commence d’abord par poser une question.

2) Puis, il donne la réponse [n° 592]: 25 La grâce de Dieu, etc.

3) Enfin, il tire la conclusion [n° 594] Donc me voilà asservi, etc.

590. 1. En posant la question, il fait deux choses

Il fait un aveu, celui de sa misère, lorsqu’il dit: Moi, homme, misérable, etc., et cela à cause du péché qui habite dans l’homme, soit quant à la chair seulement, comme dans le juste, soit même quant à l’esprit, comme dans le pécheur: "Le péché fait les peuples malheureux." — "Je suis devenu misérable et j’ai été courbé jusqu’à la fin 4."

591. Puis 5 il exprime une demande en disant: qui me libérera du corps de cette mort? Question qui semble être l’expression de celui qui désire, comme <le psalmiste disant>: "Retire de la prison mon âme 6." Il faut savoir cependant que dans le corps de l’homme on peut considérer la nature même du corps, qui est en rapport avec l’âme, aussi ne veut-il pas se séparer d’elle: "Pendant que nous sommes dans cette tente, nous gémissons tous sous sa pesan teur, parce que nous ne voulons pas être dépouillés, mais revêtus par-dessus, en sorte que ce qu’il y a de mortel soit absorbé par la vie 7"; et ensuite la corruption du corps qui appesantit l’âme, comme il est dit: "Le corps qui se corrompt, appesantit l’âme 8." Et c’est pourquoi <l’Apôtre> dit expressément: du corps de cette mort.

592. 2. En disant ensuite: 25 La grâce de Dieu, etc., il répond à la question. Car l’homme ne peut par ses propres forces se libérer de la corruption du corps, ni même de celle de l’âme, bien qu’elle donne son assentiment à la raison contre le péché, mais uniquement par la grâce du Christ, selon ces paroles de Jean: "Si donc le Fils vous libère, vous serez vraiment libres." Et voilà pourquoi <l’Apôtre> continue <en disant>: La grâce de Dieu, me libérera, laquelle grâce est donnée par Jésus-Christ. — "La grâce et la vérité sont venues par Jésus-Christ 10."

1. Variante de la Vous lanna, voir DOM SABATIER, BibL sacr., t. III, p. 619 (Notae ad versionem ansiquam).

2. Ps 125, 1.

3. Pr 14, 34.

4. Ps 37, 7.

5. Lieu parallèle: S. Ia, Q. 109, a. 8.

6. Ps 141, 8.

7. 2 Co 5, 4.

8. Sg9, 15.

9. Jn 8, 36.

10. Ji 1, 17.

593. Or cette grâce libère <l’homme> du corps de cette mort de deux manières premièrement, en faisant que la corruption du corps ne domine plus sur l’esprit, en l’entraînant au péché; secondement, en détruisant totalement la corruption du corps. Quant au premier <de ces effets>, il convient au pécheur de dire: La grâce m’a libéré du corps de cette mort, c’est-à-dire m’a libéré du péché, vers lequel l’âme est poussée par la corruption du corps. Mais le juste en a déjà été libéré, aussi lui convient-il de dire quant au second: La grâce de Dieu m’a libéré du corps de cette mort, en sorte que la corruption du péché, ou de la mort, ne soit plus dans mon corps; ce qui aura lieu à la résurrection 1.

594. 3. Lorsqu’il ajoute: Donc me voilà asservi, etc., <l’Apôtre> tire la conclusion, qui est déduite diversement selon et à partir des deux précédentes expli cations [n° 558]. Car selon qu’on explique les paroles précédentes <en les appliquant> à la personne du pécheur, on doit en déduire la conclusion suivante: On a dit que la grâce de Dieu m’a libéré du corps de cette mort, afm que par elle je ne sois plus amené au péché, donc lorsque j’en serai désormais libéré, je <serai> asservi par la raison à la Loi de Dieu, et par la chair à la loi du péché, qui demeure dans la chair quant au foyer, par lequel "la chair convoite contre l’esprit 2." Mais si l’on applique ces paroles qui précèdent à la personne du juste, il faut conclure de la manière suivante: La grâce de Dieu par Jésus-Christ m’a libéré du corps de cette mort, de telle sorte qu’il n’y ait plus en moi la corruption du péché et de la mort. Donc me voilà avant ma libération, asservi par la raison à la Loi de Dieu, en lui donnant mon assentiment, et pari la chair à la loi du péché, en tant que ma chair, selon la loi de la chair, est poussée vers la convoitise.

1. Le texte grec porte bien "ek tou sômatos tou thanatou toutou", du corps de cette mort", comme le traduit fidèlement la Vulgate corpus hujus mortis e. Les bibles françaises rendent cette formule par ce corps de mort", ce qui est plus élégant, mais risque de favoriser une spiritualité ennemie de toute réalité corporelle. Telle n’est pas la pensée de l’Apôtre, comme le montre saint Thomas. Saint Paul ne demande pas à être délivré de son corps, mais que son corps soit délivré de cette mort qu’est le péché et donc que sa chair, libérée de sa corruptibilité, puisse accéder à la glorieuse incorruptibilité de la résurrection.

2. Ga 5, 17.




Thomas A. sur Rm (1999) 33