Thomas A. sur Rm (1999) 7

Leçon 6 [versets 16b à 20a]

7
075 (
Rm 1,17-20)


[n° 97] 16b Il est en effet une puissance de Dieu pour le salut de tout croyant, du Juif d’abord, puis du Grec.

[n° 102] 17 Car la justice de Dieu se révèle en lui, de la foi â la foi, selon qu’il est écrit: Le juste vit par la foi.

[n° 109] 18 Du ciel, en effet, se révèle la colère de Dieu contre toute impiété et injustice de ces hommes qui retiennent la vérité de Dieu dans l’injustice

[n° 113] 19 car ce qui est connu de Dieu est manifeste pour eux; Dieu le leur a en effet manifesté.

[n° 117] 20a Car depuis la création du monde, les <perfections> invisibles <de Dieu> sont rendues visibles à l’intelligence par ses oeuvres et sa puissance éternelle et sa divinité,

97. L’Apôtre, après s’être concilié la bienveillance des fidèles de Rome, destina taires de sa lettre, en leur témoignant son affection [n° 74], commence à les instruire à propos de la doctrine évangélique, pour lequel il s’était dit séparé.

Et il montre d’abord la puissance de la grâce évangélique.

Ensuite, il les exhorte à accomplir les oeuvres de cette grâce [n° 953]: "Je vous demande donc avec obsécration."

En montrant la puissance de la grâce évangélique

I) Il commence par énoncer ce qu’il veut établir.

II) Puis, il le manifeste [n° 1091: 18 Du ciel, en effet, se révèle la colère de Dieu.

I. En énoncant ce qu’il veut établir il fait trois choses

A. Il énonce la puissance de la grâce évangélique.

B) Il l’explique [n° 102]: Car la justice.

C) Il confirme son exposition [n° 104] selon qu’il est écrit.

98. — A. Il dit donc d’abord: "je ne rougis pas de l’Evangile", parce que, bien qu’il soit dit: "La parole de la croix est folie pour ceux qui se perdent, cependant pour nous, elle est puissance de Dieu 1" <16b l’Evangile> est en effet une puissance de Dieu. <Ces mots: puissance de Dieu> peuvent se comprendre de deux manières ou bien, parce que la puissance de Dieu est manifestée dans l’Evangile selon cette parole: "Il annoncera la puissance de ses oeuvres à son peuple 2." Ou bien, parce que l’Evangile lui-même contient la puissance de Dieu, selon cette parole "Il donnera à sa voix une voix de puissance 3."

99. A propos de cette puissance trois choses sont à considérer.

1. D’abord sur quoi porte cette puis sance, et cela est indiqué lorsqu’il ajoute pour le salut de tout croyant. — <Il est écrit dans l’épître de Jacques>: "Recevez avec mansuétude la parole entée en vous, qui peut sauver vos âmes 4."

1. 1 Co 1, 18.
2. Ps 110, 6.
3. Ps 67, 34.
4. Jc 1, 21.



Or ce salut s’opère de trois manières 1:

a. En tant que par la parole de l’Evangile les péchés sont remis: "Purs, vous l’êtes déjà, à cause de la parole que je vous ai dite 2."

b. En tant que l’homme obtient par IaEvangile la grâce sanctifiante: "Sanc tifie-les dans la vérité. Ta parole est vérité 3."

c. En tant que <la parole de l’Evangile> conduit à la vie éternelle: "Tu as les paroles de la vie éternelle 4."

100. 2. Ensuite, <il faut considérer> par quel moyen l’Evangile opère le salut. C’est par la foi, et cela est indiqué par ces mots de tout croyant. Ce qui se fait de trois manières: d’abord, par la prédi cation < Prêchez l’Evangile à toute créature. Celui qui croira et sera baptisé sera sauvé 5." Puis, par la confession: "on confesse de bouche pour le salut 6." Enfin, par l’Ecriture? et c’est pourquoi les paroles écrites de l’Evangile ont elles-mêmes la puissance salutaire. C’est ainsi que le bien heureux Barnabé guérissait des malades en imposant sur eux l’Evangile 7.

Il faut cependant se garder de pratiques trop scrupuleuses à l’égard des caractères écrits, car cela relève de la superstition. Ainsi <est-il écrit dans le livre d’> Ezéchiel 8 que ceux-là furent sauvés sur le front desquels était écrit le thau, qui est le signe de la croix.

101. 3. Enfin, <il faut considérer> pour qui l’Evangile devient <un moyen de> salut: pour les Juifs comme pour les nations païennes "Dieu est-il le Dieu des Juifs seulement? Ne l’est-il pas aussi des nations païennes 10"; et c’est pourquoi <l’Apôtre> ajoute ici: du Ju d’abord, puis du Grec. Par Grec il entend toute la gentilité, parce que la sagesse des Gentils tire son origine des Grecs.

Mais puisque l’Apôtre dit plus loin qu’<il n’y a pas de distinction de Juif ou de Grec 11", comment <dit-il> ici du Jutf d’abord?

Il faut dire que, quant à la fin du salut à obtenir, il n’y a aucune distinction entre eux, car les uns et les autres obtiendront une récompense égale, de même qu’à raison du travail de la vigne les premiers et les derniers <ouvriers> reçurent le même denier, comme on le rapporte dans <l’évangile de> Matthieu 12. Mais dans l’ordre du salut, les Juifs sont les premiers, parce que c’est à eux que les promesses ont été faites, comme <l’Apôtre le mentionnera> plus loin 13.Et dans la grâce des promesses <faites aux Juifs> sont associés les Gentils, ainsi que le rameau d’olivier sauvage est enté sur un bon olivier 14.

1. On voit ici que la notion de salut, droitement entendue, embrasse l’intégralité de la voie spirituelle, selon les trois moments que Denys l’Aréopagite a appris à distinguer punfication, illumi nation, union ou perfection (De coelesti hierarchia, c. III (PG 3, 165 D-168 B; éd. G. Heil, p. 17-20; Dionysiaca, t. II, p. 794-798). Ces trois moments ou étapes correspondent aussi aux trois étapes de l’histoire sainte de l’humanité qui est précisément l’histoire du salut restauration de la nature créée dans sa pureté premiére, sanctifi cation de la créature en état de voie sous le régime de la grâce, déifi cation des élus en état de vie éternelle sous le régime de la gloire. Voir Max SECKLER, Le Salut et l’Histoire. La pensée de saint Thomas d’Aquin sur la théologie de l’histoire, p. 186."
2. Jn 15, 3.
3. Jn 17, 17.
4. Jn 6, 69.
5. Mc 16, 15.
6. Rm 10, 10.
7. Ce passage sur saint Bamabé figure dans sa passion apocryphe prétendument écrite par l’évangéliste Marc. Voir l’article sur les Actes de Barnabé (Supplément au Dictionnaire de la Bible, Apocryphes du NT, col. 510); et pour le texte, Acta Sanctorum de Juin, t. II, p. 433. Ce texte cité se lisait dans les leçons de matines de la liturgie dominicaine du xitr siècle, ainsi qu’en fait foi le Prototype liturgique édité par Humbert de Romans (Ms. Roma, Santa Sabina, Arc hivium generale ordinis Praedicatorurn, XIV, I. I, f’ 200 y). — Cette coutume, qui consistait à imposer l’Evangile sur la tête des malades et qui s’opposait aux remèdes de l’idolâtrie, existait encore à l’époque de saint Augustin. Ce dernier, comme on le voit dans certains passages de ses oeuvres (voir par exemple In Ev. Ioan. XII, 12), tolère cette pratique mais souligne le fait que l’Evangile guérit plus encore les maladies spirituelles que les corporelles.
8. Voir Ez 9, 6.
9. La lettre thau a, dans l’ancienne écriture hébraique, la forme d’une croix.
10. Rm 3, 29.
11. Rm 10, 12.
12. Voir Mt 20, 1-16,
13. Voir Rm 3, 2.
14. Voir Rm 11, 24.



C’est même d’eux que Notre Sauveur est né "Le salut vient des Juifs 1."

102. B. <L’Apôtre> explique ensuite comment l’Evangile est fait pour le salut, quand il dit: 17 Car la justice de Dieu se révèle en lui, de la foi à la foi.

Ce passage peut se comprendre de deux manières 2:

1. Ou bien de la justice par laquelle Dieu est juste, selon ce verset du psaume "Le Seigneur est juste, il aime la justice 3." Et suivant cela, le sens est que la justice de Dieu, à savoir celle par laquelle il est juste en tenant ses promesses, se révèle en lui, c’est-à-dire dans l’homme qui croit à l’Evangile, parce qu’il croit que Dieu a accompli ce qu’il a promis en envoyant le Christ; et cela de la foi, à savoir de Dieu qui promet: "Le Seigneur est fidèle dans toutes ses paroles 4"; à la foi, à savoir de l’homme qui croit.

2. Ou bien <on peut> le comprendre de la justice de Dieu, par laquelle il justifie les hommes. Mais on appelle justice des hommes celle par laquelle ils prétendent se justifier par leurs propres forces "Ignorant la justice de Dieu, et cherchant à établir la leur propre, ils ne se sont pas soumis à la justice de Dieu 5." Or cette justice est révélée dans l’Evangile, en tant que par la foi de l’Evangile les hommes sont justifiés selon un temps déterminé. Aussi <l’Apôtre> ajoute-t-il: de la foi à la foi, c’est-à-dire en passant de la foi de l’Ancien Testament à la foi du Nouveau Testament, car dans l’un comme dans l’autre les hommes sont justifiés et sauvés par la foi du Christ 6, parce qu’ils ont cru que le Christ viendrait, avec la même foi que nous, qui croyons qu’il est venu; et c’est pourquoi il est dit: "Possédant le même esprit de foi, comme il est écrit: "J’ai cru, c’est pourquoi j’ai parlé", nous croyons, nous aussi, et c’est pourquoi nous parlons 7.

103. Ou bien on peut l’entendre de la foi des prédicateurs à la foi des auditeurs "comment croiront-ils à celui qu’ils n’ont pas entendu ?" Ou encore de la foi d’un article à la foi d’un autre, parce que la foi de tous les articles est requise pour la justi fication: < Bienheureux celui qui lit et écoute les paroles de cette prophétie 9", c’est-à-dire toutes les paroles et non point une seulement. Enfin on peut l’entendre de la foi présente à la foi future, c’est-à-dire à la pleine vision de Dieu, qu’on appelle foi à cause de la connaissance certaine et ferme 10; et cette dernière est le fondement de la connaissance évangélique: "Nous voyons maintenant à travers un miroir, en énigme, mais alors nous verrons face à face."

1. Jn 4, 22.
2. Voir Glosa in Rom. I, 17 (GPL, col. 1323 A).
3. Ps 10, 8.
4. Ps 144, 13.
5. Rm 10, 3.
6. Voir chap. 3, y. 22 leçon 3, n° 302. la note 6 consacrée à l’expression "foi de Jésus-Christ ‘, etc.
7. 2 Corinthiens 4, 13.
8. Rm 10, 14.
9. Ap 1, 3.
10. Nous entrons maintenant dans le vif du sujet et nous abordons le thème central de l’épître aux Romains la justification par la foi en Jésus-Christ. Le terme justification " est à prendre au sens étymologique: "action de rendre juste", ou encore "résultat de cette action", " état de justice", et non pas seulement au sens de " prouver l’innocence." Le thème est celui du juste selon la Bible le juste est l’homme dont l’être profond se conforme à la volonté de Dieu. C’est l’équivalent du saint chrétien, mais, selon l’Ancien Testament, une telle qualification ne s’attribue qu’à Dieu. Cet état de justice, toute l’humanité l’a perdu. Seul Jésus-Christ peut le rétablir, 6 condition que nous ayons foi en lui. En dehors de Jésus, l’homme ne vit pas dans son état normal il est à la fois coupable, digne objet de la colère divine, et dévié, désordonné, privé de sa juste condition. Jésus le rétablit dans un état de justice, d’une part en effaçant sa coulpe par son sang, d’autre part en le rendant parti cipant de la justice qui est en Dieu. C’est pourquoi le juste vit de la foi. Cet enseignement, au cours de l’histoire, " provoqué de nombreux débats. Le commentaire de saint Thomas en fait état de manière irénique, énonçant, sans prendre parti, les diverses interpré talions légitimes qu’a suscitées le texte paulinien, tant il est vrai que, pour Thomas, la Parole de Dieu est riche de sens. (voir Somme Théologique Ia, Q. 1, a. 10). — Avant d’entrer dans l’intelligence qu’a Thomas de la puissante synthèse paulinienne, rappelons que les versets que nous allons voir commentés ont constitué le lieu scripturaire majeur de la rupture de Luther avec l’Eglise catholique.
11. 1 Corinthiens 13, 12.



104. — C. Mais <l’Apôtre> prouve son explication lorsqu’il ajoute: selon qu’il est écrit: Mon juste vit par la foi. Telle est la version de la Septante 1. Car dans notre version, qui suit l’hébreu, on lit: Le juste vit par la foi 2.

Il est écrit: Mon juste, c’est-à-dire celui qui a été justifié par moi et qui est réputé juste devant moi: "Car si Abraham a été justifié par <les> oeuvres <de la Loi>, il a sujet de se glorifier, mais pas devant Dieu. Or que dit l’Ecriture ? "Abraham crut à Dieu, et ce lui fut imputé à justice 3." Aussi est-il ajouté: vit par la foi, c’est-à-dire de la vie de la grâce: "Ce que je vis main tenant dans la chair, c’est dans la foi du Fils de Dieu que je le vis 4."

105. Il convient ici de faire quatre consi dérations sur la foi.

1. Premièrement, en quoi elle consiste. Car elle implique un certain assentiment accompagné de certitude à ce que l’on ne voit point, par la volonté 6, parce que, selon Augustin, "nul ne croit à moins qu’il ne le veuille 7." En cela celui qui Croit diffère de celui qui doute, ce dernier ne donnant pas son assentiment plus d’un côté que de l’autre; il diffère aussi de celui qui n’a qu’une opinion, ce dernier donnant son assentiment d’un côté non avec certitude, mais avec la crainte <que la vérité ne soit> de l’autre côté; il diffère encore de celui qui sait, ce dernier donnant son assen timent par la certitude en se fondant sur une nécessité de raison. Selon ces distinctions, la foi est intermédiaire entre la science et l’opinion 8.

106. 2. Ensuite, il convient de consi dérer si la foi est une vertu. Il est manifeste qu’elle n’est pas une vertu si on la prend pour l’objet de la foi, <par exemple> selon cet <article du Symbole "Quicumque"> "Or la foi catholique consiste en ceci: nous vénérons un seul Dieu dans la Trinité et la Trinité dans l’unité 9." Mais si on la prend pour l’habitus par lequel nous croyons, elle est quelquefois une vertu, quelquefois non. Car la vertu est le principe d’un acte parfait. Or un acte dépendant de deux principes ne peut être parfait s’il manque la perfection à l’un des deux principes ainsi l’équitation ne peut être parfaite si le cheval ne marche pas bien, ou si le cavalier ne sait pas conduire son cheval. Quant â l’acte de foi, qui consiste à croire, il dépend de l’intelligence et de la volonté mouvant l’intelligence vers l’assentiment. C’est pourquoi l’acte de foi sera parfait si la volonté est perfectionnée par l’habitus de la charité et l’intelligence par l’habitus de la foi; il ne le sera pas si l’habitus de la charité vient à manquer. Et c’est pourquoi la foi formée par la charité est une vertu, mais non la foi informe 10.

1. Voir Ha 2, 4b. Citation non littérale de la Septante, voir éd. Alfred Rahlfs, vol. II, p. 534 "ho de dikaios eh pisteôs mou zésetai" ("et le juste vivra de ma foi").
2. Ha 2, 4b. Voir Biblia hebraica stuttgartensia, éd. par K. Elliger et W. Rudolph, p. 1051 w’ sadîq be"mûn&t yihyeh ("et le juste vivra dans sa fidélité").
3. Rm 4, 2-3.
4. Ga 2, 20.
5. Lieu parallèle Somme Théologique 2 Q. 4 Sur la vertu de foi.
6. L’acte de foi est une adhésion de l’intelligence, mue par la volonté, aux vérités à croire (Somme Théologique 2 Q. 2, a. 1; Q. 4, a. 2). En tant que la foi pense les vérités auxquelles elle adhère, elle requiert l’intelligence; en tant qu’elle adhère aux vérités qu’elle pense, elle requiert la volonté. Elle est donc un acte du libre arbitre. C’est pourquoi ni les païens, ni les Juifs ne peuvent, d’aucune manière, être contraints à la foi chrétienne (Somme Théologique 2a-2 Q. 10, a. 8); on doit tolérer leurs rites (s’ils ne contreviennent pas â la loi naturelle ou à l’ordre public) et l’on ne peut baptiser leurs enfants de force (a. 11 et a. 12).
7. SAINT AUGUSTIN, In. Ev. Ioan. XXVI, 2 (BA 72, 486-487); voir ici n 62.
8. Voir Somme Théologique 2a-2 Q. I, a. 2, sed contra.
9. Voir Symbole "Quicumque" dit d’Athanase dans H. DENZINGER-SCHÔNMETZER, Enchiridion symbolorum, definitionum et d. eclarationum, n° 75; trad. dans La Foi catholique, Paris, Ed. de l’Orante, 1969, n° 9, et dans Symboles et définitions de la foi catholique, Paris, Ed. du Cerf, 1996, p. 28-29.
10. Philosophiquement parlant, la verni c’est d’abord la capacité, le pouvoir de faire quelque chose (voir l’expression "en vertu de"). Considéré dans son contenu, la foi n’est donc pas une vertu. Elle nt peut l’être qu’en tant qu’acte. D’autre part, il faut distinguer le pouvoir en général (tout homme peut faire des mathématiques — non le chat) et le pouvoir déterminé (je ne peux faire des mathé matiques que si j’en ai acquis le savoir). L’acquisition d’un tel savoir, en vue d’une opération déterminée s’appelle un " habitus" (de habere, "avoir", " posséder") savoir parler, lire, nager, etc., autant d’habitus dont chacun perfectionne une aptitude générale.

Comment l’habitus perfectionne-t-il? En conférant â l’aptitude générale une forme" particulière, la forme mathématique, ou la forme langagière, etc. Or, puisque, au pnncipe de l’acte de foi, il y a deux puissances (ou facultés) — l’intelligence et la volonté —, il faut, pour que la vertu de foi soit parfaite, que chacune de ces puis sances naturelles soit perfectionnée par l’infusion d’une grâce suma turelle qui lui confère la forme perfectionnante spécifique, ou encore l’habitus requis par lequel elle sera rendue déiforme. Pour l’intelligence, c’est la lumière de foi. Pour la volonté — qui ici importe plus —, c’est la charité: l’habitus de la charité infusé dans la volonté en acte de foi confère à cet acte sa forme parfaite. Et, en effet, l’amour de Dieu est la perfection du vouloir humain. C’est ce que saint Thomas appelle lafides cantate formata, la foi, qui a revêtu la forme de l’amour la volonté commande à l’intelligence d’adhérer aux vérités révélées parce qu’elle-même est mue par l’amour de Dieu. Cette foi par amour se distingue de la foi purement intellec tuelle, ou " foi informe." Ces notions sont devenues le bien commun de la théologie catholique. On voit quel degré de précision et de profondeur, sous le génie de saint Thomas, l’instrument scolastique peut atteindre dans l’élaboration scientifique de la doctrine sacrée.



107. 3. Puis, il convient de consi dérer que l’habitus de la foi, qui est numé riquement le même, d’informe qu’il était sans la charité, devient vertu lorsque la charité s’y ajoute, parce que la charité étant en dehors de l’essence de la foi, sa venue ou son éloignement ne change pas la substance de la foi 1.

108. 4. Enfm, il convient de consi dérer que tout comme le corps vit par l’âme d’une vie naturelle, ainsi l’âme vit de Dieu par la vie de la grâce. Or Dieu habite d’abord dans l’âme par la foi: "Que le Christ habite par la foi dans vos coeurs 2: "Cependant cette habitation n’est parfaite que si la foi est formée par la charité, qui, comme le rapporte l’épître aux Colossiens, "est le lien de la perfection 3" nous unissant à Dieu. Et c’est pourquoi ces paroles de l’Apôtre: vit par la foi, doivent être entendues de la foi formée.

109. — II. Ensuite lorsqu’il dit: 18 Du ciel, en effet, se révèle la colère de Dieu, il prouve ce qu’il avait dit, à savoir que la puissance de la grâce évangélique opère pour le salut de tous les hommes.

Et il montre en premier lieu qu’elle est nécessaire pour le salut.

En second lieu qu’elle est efficace ou suffisante [n° 381]: "Etant donc justifiés par la foi 4."

À propos de la nécessité de la grâce il montre deux choses

Il montre d’abord que la puissance de la grâce évangélique est nécessaire pour le salut des nations païennes, parce que la sagesse, en laquelle ils mettaient leur confiance, n’a pu les sauver.

Ensuite, il montre qu’elle fut néces— saire aux Juifs, parce que la circoncision, la Loi, et les autres <pratiques> dans lesquelles ils se confiaient ne leur ont pas apporté le salut [n° 169]: c’est pourquoi tu es inexcusable.

En montrant la nécessité de la grâce pour le salut des nations païennes

A) Il commence par exposer ce qu’il veut établir.

B) Puis il manifeste son propos [n° 113]: 19 car ce qui est connu.

110. A. Or il expose trois choses

1. Premièrement la peine en disant: Je dis bien que la justice de Dieu se révèle en lui, en effet se révèle la colère de Dieu en lui, c’est-à-dire sa vengeance, qu’on appelle colère divine par similitude avec la colère humaine, qui cherche à épancher sa vengeance. Cependant Dieu ne verse pas dans la vengeance à cause de sa tranquillité d’âme: "Mais toi, "notre" domi nateur, tu juges avec tranquillité 6" A propos de cette colère, il est dit: "Celui qui

1. On pourrait en effet se demander si, dans cette doctrine, la foi ne va pas se confondre avec la charité. Il n’en est rien la foi reste la foi (sa "substance" ne change pas), puisqu’elle continue d’être adhésion de l’intelligence aux vérités révélées, ce que n’est pas la chanté. Simplement, la vertu de chanté confère à la vertu de foi son ultime perfection en la rendant vivante et active, ce que n’est pas la foi " informe" qui se contente d’une adhésion mentale.
2. Ep3, 17.
3. Col 3, 14.
4. Rm5, 1.
5. Lieux parallèles 1 Contra Gentiles c. 89; Super Psalmos, in Ps. 5, Il d; 17, 9; 17, 16; 26, 9 a; 29, 6; 37, 2.
6. Sg 12, 18.



ne croit pas au Fils ne verra pas la vie, mais la colère de Dieu demeure sur lui 1."

<L’Apôtre> parle de colère divine 2, parce que certains philosophes prétendaient que les peines des pécheurs n’étaient pas dues à Dieu. En sens contraire le psaume dit "Celui qui corrige les nations, ne punirait-il pas 3 ?" <Paul> ajoute: Du ciel, parce que <ces philosophes> croyaient que la Providence était absorbée par les choses célestes de sorte qu’elle ne s’étendait pas aux choses terrestres 4: "Il parcourt les pôles du ciel, et il ne s’occupe pas de ce qui nous regarde." Mais comme il est dit dans un psaume: "Le Seigneur a regardé du ciel sur la terre 6."

Ou bien <l’Apôtre> dit: Du ciel, pour montrer leur iniquité, parce que c’est surtout par la grandeur du ciel qu’ils durent comprendre la puissance du Créateur "Les cieux révéleront son iniquité 7."

Ou encore: Du ciel, pour venir juger "Il viendra de la même manière que vous l’avez vu monter au ciel 8."

111. 2. Ensuite <l’Apôtre> expose la faute pour laquelle la peine est infligée.

Et d’abord celle qui est commise contre Dieu, lorsqu’il ajoute: contre toute impiété. Car de même qu’on appelle piété le culte qu’on rend à Dieu, comme au Père souverain, ainsi on qualifie d’impiété le péché qui est commis contre le culte de Dieu: "L’impiété de l’impie sera sur lui 9."

Puis, il expose la faute qui est commise chez l’homme, lorsqu’il dit: et injustice de ces hommes. Car la justice est <la vertu> par laquelle les hommes s’accordent et communiquent entre eux par la raison "C’est au fils d’un homme que ta justice servira 10."

112. 3. Enfin <l’Apôtre> expose la connaissance qu’ils eurent de lui, quand il ajoute: de ces hommes qui retiennent dans l’injustice, comme captive, la vérité de Dieu, c’est-à-dire la vraie connaissance qu’ils ont de Dieu. Car la vraie connaissance de Dieu, en tant que telle, porte les hommes au bien, mais elle est liée, comme détenue en captivité, par la passion de l’injustice, à cause de laquelle "les vérités sont diminuées par les enfants des hommes 11."

113. — B. Lorsqu’il dit: 19 car ce qui est connu, il manifeste son propos, mais dans un ordre rétrograde.

Car il reconnaît d’abord que les sages des Gentils ont connu la vérité sur Dieu.

Puis, il montre qu’il y a eu en eux impiété et injustice [n° 123]: "de sorte qu’ils sont inexcusables."

Enfm, qu’ils ont encouru la colère de Dieu [n° 166]: "Eux qui, bien qu’ayant connu la justice de Dieu, n’ont pas compris, etc."

À propos de la connaissance de Dieu par les sages des Gentils, il montre trois choses

1) D’abord, ce qu’ils ont connu de Dieu.

l. Jn 3, 36.
2. L’idée que l’humanité entière est sous le coup de la colère divine à cause du péché originel répugne à la sensibilité moderne. On " tendance aujourd’hui â faire de ces dogmes une invention de saint Augustin spéculant abusivement sur des formulations malen contreuses de saint Paul. Mais la citation de l’Evangile que donne ici saint Thomas ( qui ne Croit pas au Fils […] la colère de Dieu demeure sur lui") prouve clairement que la méme doctrine est enseignée par l’apôtre Jean l’état naturel de l’humanité pécheresse est un état d’inimitié avec Dieu, dont la sagesse humaine ne saurait nous délivrer. Par sagesse, il faut entendre la philosophie grecque qui, aux yeux de saint Thomas, représente ce que la culture humaine a produit de plus élevé.
3. Ps 93, 10.
4. Voir Moïse MAIMONIDE, Le Guide des égarés, III, xvii (cinq théories sur la Providence), p. 458." — Lieux parallèles Somme Théologique Ia, Q. 22, a. 2; Q. 103, a. 5; 1 Sentences dist. 39, Q. 2, a. 2; 3 Contra Gentiles c. 1, 64, 65, 94; Compend. theol., c. 123, 130, 132; De div. nom., c. 3, lect. 1.
5. Jb 22, 14. Inversion dans l’ordre des mots du verset.
6. Ps 101, 20.
7. Jb 20, 27.
8. Ac 1, 1
9. Ez 18, 20.
10. Jb 35, 8.
11. Ps 11, 2.

2) Puis, de qui ils ont reçu cette connais sance [n° 116]: Dieu le leur a en effet mani festé.

3) Enfin, par quel moyen [n° 117]: 20a les <perfections> invisibles <de Dieu> sont rendues visibles.

114. 1. L’Apôtre fait donc d’abord cette déclaration: Je dis bien qu’ils ont retenu la vérité de Dieu, car la vraie connaissance de Dieu fut en eux sur quelque point, car ce qui est connu de Dieu, c’est-à-dire ce que l’homme peut connaître de Dieu par la raison, est manifeste en eux, c’est-à-dire est manifeste pour eux par ce qui est en eux, à savoir par la lumière inté rieure. Il faut donc savoir qu’à l’égard de Dieu quelque chose est tout à fait inconnu à l’homme pendant cette vie, à savoir ce qu’est Dieu ( quid est Deus"). Voilà pourquoi Paul trouva à Athènes un autel qui avait pour inscription: "Au Dieu inconnu 1." Et cela, parce que la connais sance de l’homme commence par ce qui lui est connaturel, à savoir par les créatures sensibles, lesquelles n’ont pas d’analogie pour représenter l’essence divine.

115. Cependant, à partir de ces mêmes créatures, l’homme peut connaître Dieu de trois manières 2, comme le rapporte Denys dans son livre traitant Des noms divins.

a. Premièrement, par la causalité. Puisque ces créatures sont sujettes à la défaillance et à l’inconstance, il est nécessaire de les ramener à un principe immuable et parfait. Et par ce moyen on connaît de Dieu qu’il est (it cognoscitur de Deo an est").

b. Deuxièmement, par la voie d’excellence (ou d’éminence). Car toutes choses ne sont pas ramenées à un premier principe, comme à leur cause propre et univoque, à la façon dont l’homme engendre l’homme, mais comme à leur cause commune et supérieure. Et, à partir de cette voie, on connaît que Dieu est au-dessus de toutes choses.

c. Troisièmement, par la voie de négation. Car si l’on admet une cause supé rieure, rien de ce qui constitue les créatures ne peut lui convenir, comme on ne peut dire à proprement parler d’un corps céleste qu’il est pesant ou léger, chaud ou froid. Et selon cette voie, nous disons que Dieu est immobile et infini, ou <nous lui donnons> un autre attribut semblable 4.

1. Ac 17, 23.
2. Lieux parallèles: Somme Théologique Ia, Q. 12, a. 12; Q. 13, a. 1; a. 8, sol. 2; a. 10, sol. 5; Q. 84, a. 7, sol. 3; 1 Sentences dist. 2, a. 3; dist. 3 (début); Q. I, a. 3; dist. 35, Q. 1; 3 Contra Gentiles c. 49; Depotent., Q. 7, a. 5; Q. 9, a. 7; De malo, Q. 16, a. 8, sol. 3; De div. nom., C. I, lect. 3.
3. Voir PSEUDO-DENYS L’ARÉOPAGITE, Des noms divins VII, 3 (PG 3, 869 C-872 B; Suchla, p. 197-198; Dionysiaca, t. I, p. 402-408).
4. Les paragraphes 114 et 115 traitent de questions qui sont au coeur de la métaphysique thomasienne que pouvons-nous connaître de Dieu (sans la Révélation) ? Absolument parlant, nous savons de Dieu qu’il est son existence est rationnellement démontrable; mais nous ne savons pas ce qu’il est: son essence nous est totalement (omnino) inconnue. Relativement parlant, cependant, nous pouvons, à partir des créatures, accéder à une certame connaissance analo gique de Dieu, selon trois voies (dont la tradition remonte à Denys l’Aréopagite) et que l’on désigne habituellement par les expressions et dans l’ordre suivants " voies de causalité", " de négation " et d’éminence " (ou "d’excellence"). Selon E. Gilson (Le Thomisme. Introduction à la philosophie de saint Thomas d’Aquin, p. 198-199) et d’autres, en plaçant la voie d’éminence en troisième position, saint Thomas renverse radicalement la perspective de la tradition diony sienne dans laquelle c’est la voie de négation qui occupe la position ultime. Ainsi la voie d’éminence dépasserait l’opposition de la théo logie affirmative (la causalité) et de la théologie négative. La voie d’éminence (ou d’excellence) reprend en effet ce qu’il y a de vrai dans la voie de causalité (Dieu est vraie cause des créatures), tout en tenant compte des exigences de la voie négative Dieu n’est pas cause de toutes les créatures au sens d’une causalité "propre et univoque", par exemple au sens où l’homme est cause de l’homme, et où l’on peut donc connaître la nature de la cause à partir de la nature de l’effet, sinon toutes les créatures auraient la même nature. Dieu est donc la cause "commune et supérieure " qui, étant la perfection suprême et infinie, possède en elle par excellence, ou par éminence, c’est-à-dire selon un mode incomparable, toutes les perfections qui sont dans les créatures et qui déterminent leurs natures (voir Somme Théologique P, Q. 57, a. 1). Mais on ne saurait attribuer à l’ordre d’énumération des voies la signification que Gilson lui confère cet ordre varie (voir ici, n° 117) et, bien souvent, ici comme ailleurs (voir Somme Théologique P, Q. 13, a. 8, sol. 2), saint Thomas place la négation en position ultime. Au reste, on ne peut séparer l’êmimence de la négation "Le mode suréminent selon lequel lesdites perfections se trouvent en Dieu ne peut être signifié par les noms que nous leur donnons, sinon par négation " (1 Contra Gentiles c. 30).



Or les Gentils ont eu cette connaissance par la lumière innée de la raison: "Beaucoup disent: Qui nous montrera les biens ? La lumière de ton visage a été gravée sur nous, Seigneur."

116. 2. Ensuite lorsque <l’Apôtre> dit: Dieu le leur a manifesté, il montre l’auteur qui leur a manifesté cette connaissance; c’est Dieu, dit-il, selon ce passage de Job: "Il nous donne plus d’ensei gnement qu’aux bêtes de la terre"

Il faut remarquer ici que seul l’homme se manifeste à son semblable en expli quant sa pensée par des signes extérieurs, par exemple par la parole ou par l’écriture. Mais Dieu se manifeste à l’homme de deux manières: d’abord, en répandant intérieu rement la lumière par laquelle l’homme accède à la connaissance: "Envoie ta lumière et ta vérité 3." Ensuite, en présentant à son esprit les signes extérieurs de sa sagesse, c’est-à-dire les créatures sensibles: "Il l’a répandue", à savoir sa sagesse, "sur toutes ses oeuvres 4."

Ainsi donc, Dieu s’est manifesté à eux soit en répandant sa lumière intérieu rement, soit en présentant à leur esprit les créatures visibles, dans lesquelles, comme dans une sorte de livre, la connaissance de Dieu était lue.

117. 3. Enfin, lorsque <l’Apôtre> dit: 20a Car depuis la création du monde, les <perfections> invisibles, etc., il montre par quel moyen ils ont reçu cette connaissance.

a. 1l faut d’abord considérer ici ce qu’ils ont connu de Dieu. <L’Apôtre> expose trois choses — En premier lieu, les <perfections> invisibles. On entend par là l’essence de Dieu qui, comme on l’a dit [n° 114], ne peut être vue de nous: personne, durant sa vie mortelle, "n’a jamais vu Dieu 6", à travers son essence: "Au roi des siècles, immortel, invisible, au seul Dieu, honneur et gloire dans les siècles des siècles. Amen 7"

<L’Apôtre> dit au pluriel: les <perfections> invisibles, parce que l’essence de Dieu ne nous est pas connue selon ce qu’elle est, c’est-à-dire en tant qu’elle est unique en elle-même. Elle nous sera connue de cette manière dans la Patrie "En ce jour-là il sera le Seigneur unique, et son nom sera uniques 8." Cependant elle nous est manifestée par quelques simi litudes prises dans les créatures, qui parti cipent de multiples manières à ce qui est un en Dieu, et par cette participation notre intelligence considère l’unité de la divine essence sous le rapport de la bonté, de la sagesse, de la puissance, et autres <perfections> du même genre qui sont un en Dieu. <L’Apôtre> a donc dit: ces <perfections> invisibles <de Dieu>, parce que cette unité qui répond en Dieu à ces noms ou à ces rapports ne nous est pas visible "C’est par la foi que nous comprenons que les siècles ont été formés par la Parole de Dieu, en sorte que les choses devenues visibles proviennent des invisibles 9."

La deuxième chose qui est connue de Dieu, c’est sa puissance, selon laquelle les choses procèdent de lui, comme de leur principe: < Grand est notre Seigneur, et grande est sa puissance 10." Or les philosophes ont connu que cette puissance est éternelle, aussi <l’Apôtre> dit-il: et sa puissance éternelle.

1. Ps 4, 6b-7a.
2. Jb 35, 11.
3. Ps 42, 3.
4. Eccli (Si) 1, 10.
5. 11 y a donc non pas un, mais deux moyens de connaissance naturelle de Dieu la lumière intérieure qui vient de Dieu et les créaturea extérieures et visibles. C’est cette lumière inténeure de l’intellect qui révèle, dans les créatures, leur fonction de signes du Dieu invisible: le monde est un livre que Dieu a écnt pour nous parler de lui—même et que notre intellect sait lire.
6. Jn 1, 18.
7. 1 Tm 1, 17.
8. Za 14, 9b.
9. He 11, 3.
10. Ps 146, 5 a.

Et sa divinité. Telle est, selon <l’Apôtre>, la troisième chose qui est connue de Dieu. Elle concerne la connais sance que les Gentils ont eue de Dieu comme fin ultime, vers laquelle tendent toutes choses.

On appelle, en effet, bien divin le bien commun auquel tous participent; voilà pourquoi <l’Apôtre> a dit: divinité, qui indique une participation, plutôt que "déité", qui signifie l’essence de Dieu "Car en lui toute la plénitude de la divinité habite corp orellement 1."

Or, ces trois choses se réfèrent aux trois modes de connaissance susmentionnés. Car les <perfections> invisibles <de Dieu> sont connues par la voie de négation, sa puissance éternelle, par la voie de causalité, et sa divinité, par la voie d’excellence.

118. b. Puis il faut considérer par quel moyen <les Gentils> eurent connaissance de ces <perfections> invisibles; ce qui est indiqué lorsqu’il dit: par ses oeuvres. Car de même que l’art se manifeste au moyen des oeuvres de l’artisan, ainsi la sagesse de Dieu est-elle manifestée au moyen de ses créatures "Car par la grandeur et la beauté de la créature, le Créateur de ces choses pourra être vu de manière à être connu 2."

119. c. Ensuite <l’Apôtre> montre comment Dieu est connu par ces <perfections invisibles>, lorsqu’il dit: sont rendues visibles à l’intelligence. Car Dieu peut être connu par l’intelligence, non par les sens ou l’imagination, qui ne transcendent pas les choses corporelles: "Dieu est esprit 3", est-il écrit dans <l’évangile de> Jean; et dans <le livre d’> Isaïe: "Voici que mon serviteur aura l’intelligence 4."

120. d. Enfin lorsque <l’Apôtre> dit depuis la création du monde, cette expression peut désigner celui par qui Dieu est ainsi connu. Elle peut d’abord s’entendre de l’homme: "Prêchez l’Evangile à toute créature", soit à cause de l’excellence de l’homme, qui dans l’ordre de la nature est inférieur aux anges, mais qui est supérieur àux créatures inférieures, selon ces versets du psaume: "Tu l’as abaissé un peu au-dessous des anges, tu l’as couronné de gloire et d’honneur, et tu l’as établi sur les ouvrages de tes mains. Tu as soumis sous ses pieds toutes choses; toutes les brebis et les boeufs, et en outre les animaux des champs; les oiseaux du ciel, et les poissons de la mer qui parcourent en tous sens les sentiers de la mer"; soit parce qu’il a un commun rapport avec toute créature 7: l’être avec les pierres, la vie avec les arbres, la sensibilité avec les animaux, l’intelligence avec les anges, comme le dit Grégoire 8.

Ou bien <cette expression: depuis la création du monde, peut s’entendre de la création universelle. Car aucune créature ne peut, par ses propres forces naturelles, voir l’essence de Dieu en elle-même. C’est pourquoi on dit aussi à propos des séraphins qu’"avec deux ailes ils voilaient leur tête 9." Mais, de même que l’homme connaît Dieu par les créatures visibles, ainsi l’ange connaît-il <Dieu> par sa propre essence 10."

121. Par les mots: creatura mundi (créature du monde), on peut encore comprendre non la chose créée elle-même,

1. Col 2, 9.
2. Sg 13, 5.
3. Jn 4, 24.
4. Is 52, 13.
5. Mc 16, 15.
6. Ps 8, 6.
7. Il s’agit du thème classique en philosophie antique et dans la pensée médiévale de l’analogie du microcosme et du macrocosme l’homme est un petit monde, un résumé du monde, et le monde est un grand Homme. Développé surtout au x siècle, il est présent également chez saint Albert le Grand, saint Bonaventure, Alexandre de Halés. . . On le rencontre chez saint Thomas une quinzaine de fois, en particulier Somme Théologique Ia, Q. 96, a. 2; voir E. H. WÉBER, La Personne humaine au xiir siècle, p. 6 1-73.
8. Voir SAINT GRÈGOIRE LE GRAND, Moralium seu Expositio in librum Job 6, 16 (CCL 143, 298). Cette citation est reprise implicitement dans la Glosa in Rom. I, 20a (GPL, col. 1327 B-C).
9. Is 6, 2. Gaput (tête) au lieu de faciem (face). Probablement cité de mémoire.
10. Lieux parallèles: Somme Théologique P, Q. 56, a. 3; 2 Sentences dist. 23, Q. 2, a. 1; 3 Contra Gentiles c. 51 et 59; De veritate, Q. 8, a. 3.



mais la création des choses, autrement dit depuis la création du monde. Et, dès lors, cela peut se concevoir de deux manières. D’abord, en ce sens que les <perfections> invisibles de Dieu se comprennent par ses oeuvres depuis la création du monde, et non point seulement par ses oeuvres au temps de la grâce. Ensuite, en ce sens que, depuis la création du monde, les hommes ont commencé à connaître Dieu par ses oeuvres: "Tous les hommes le voient, chacun le considère de loin 1."

122. Selon la Glose 2, par <perfections> invisibles <de Dieu> on entend la personne du Père "Lui qui seul possède l’immor talité, et qui habite une lumière inacces sible: qu’aucun homme n’a vue, ni ne peut voir 3." Par puissance éternelle <on entend> la personne du Fils, selon ce verset de la première épître aux Corinthiens: "Le Christ est puissance de Dieu 4." "Par divinité <on entend> la personne de l’Esprit-Saint, à qui on attribue la bonté.

Non point que les philosophes, sous la conduite de la raison, pussent parvenir par ses oeuvres à la connaissance des personnes <divines> quant à ce qui leur est propre, et qui n’indique pas la relation de la cause aux créatures, mais <ils le purent> par des appropriations. On dit cependant qu’ils ont failli quant au troisième signe, c’est-à-dire en ce qui concerne l’Esprit-Saint, parce qu’ils ne lui ont pas trouvé de correspon dance, comme ils l’ont fait pour le Père, c’est-à-dire en désignant un premier principe, et pour le Fils, en admettant une première intelligence créée, qu’ils appe laient l’intelligence du Père, comme le dit Macrobe <en commentant> le songe de Scipion 5.

4. 1 Co 1, 24.
1. Jb 36, 25.
2. Voir Glosa in Rom. I, 20 a (GPL, coI. 1328 C).
3. 1 Tm 6, 16.
5. Voir MACROBE, Gommentarii in somnium Scipionis I, XIV; éd. J. Willis, p. 56; trad. par Désiré Nisard, p. 86.



Thomas A. sur Rm (1999) 7