Thomas A. sur Rm (1999) 22

Leçon 2 [versets 6 à 11]

22
075 (
Rm 5,5-11)


[n° 394] 6 En effet, pourquoi le Christ, lorsque nous étions encore infirmes, est-il mort au temps voulu, pour des impies?

[n° 396] 7 Car à peine quelqu’un mourrait-il pour un juste; peut-être cependant quelqu’un aurait-il l’audace de mourir pour un homme de bien.

[n° 398] 8 Ainsi Dieu prouve sa charité pour nous en ce que, alors que nous étions encore pécheurs, au temps voulu

[n° 399] 9 le Christ est mort pour nous. A plus forte raison donc, maintenant que nous avons été justifiés dans son sang, serons-nous sauvés par lui de la colère.

[n° 401] 10 Car si, lorsque nous étions ennemis, nous avons été réconciliés avec Dieu par la mort de son Fils, à plus forte raison, réconciliés, serons-nous sauvés par sa vie.

[n° 404] Et non seulement <cela>, mais encore nous nous glorifions en Dieu par notre Seigneur Jésus-Christ, par qui maintenant nous avons obtenu la réconciliation.

394. Après avoir montré la fermeté de l’espérance par le don de l’Esprit-Saint [n° 391], l’Apôtre la montre maintenant par la mort du Christ. Et:

I) Il commence par poser une question.

II) Puis, il montre une difficulté [n° 396]: 7 Car à peine quelqu’un mourrait-il pour un juste, etc.

III) Enfin, il précise la vérité de sa question [n° 398]: 8 Ainsi Dieu prouve sa charité, etc.

395. — I. <L’Apôtre> dit donc: On a avancé que l’espérance ne confond point; l’évidence de cette assertion apparaît à qui considère ceci: 6 En effet, pourquoi le Christ <est-il mort>, lorsque nous étions encore infirmes, à savoir de l’infirmité du péché "Aie pitié de moi, Seigneur, parce que je suis infirme 1." Car de même que par l’infirmité corporelle est rompu l’équilibre nécessaire des humeurs, ainsi par le péché se brise l’ordre légitime des affections. Ainsi lorsque nous étions encore infirmes, le Christ est mort […] pour des impies. <Et Pierre écrit>: "Le Christ lui-même est mort une fois pour nos péchés, juste pour des injustes 2." Et cela au temps voulu, c’est-à-dire qu’il est demeuré dans la mort pendant un temps fixé, à savoir pour ne ressusciter que le troisième jour: "Comme Jonas fut trois jours et trois nuits dans le ventre du poisson, ainsi le Fils de l’homme sera dans le sein de la terre trois jours et trois nuits 3." C’est quelque chose de grand, si nous considérons quel est Celui qui est mort. Or quelque chose de si grand n’a pu se faire que pour un fruit certain, selon ce passage du psaume: "De quelle utilité <sera> mon sang, lorsque je descen drai dans la corruption 4." Autrement dit: aucune, s’il n’en résulte pas le salut du genre humain.

396. — II. En disant ensuite: 7 Car à peine quelqu’un mourrait-il pour un juste, etc., <l’Apôtre> montre la difficulté de la question posée, du côté de ceux pour lesquels le Christ est mort, à savoir pour les impies, en disant: Car à peine quelqu‘un mourrait-il pour libérer un homme juste; qui plus est, comme il est dit dans Isaïe: "Le juste périt, et il n’est personne qui y pense en son coeur; les hommes de miséricorde sont enlevés <du monde>, parce qu’il n’est personne qui ait de l’intelligence; car c’est à cause de ta malice qu’a été enlevé le juste 1." C’est pourquoi je dis: Car à peine quelqu‘un mourrait-il [...] peut-être cependant quelqu’un, c’est-à-dire quelqu’un de rare par zèle de la vertu, aurait-il l’audace de mourir pour un homme de bien. En effet, cela est rare, parce que c’est l’acte <d’amour> le plus grand: "Personne n’a de plus grand amour que celui qui donne sa vie pour ses amis 2." Cet acte par lequel le Christ meurt pour les impies et les injustes n’a pas son pareil.

397. On peut encore donner une autre interprétation 3, et entendre par le mot "juste è celui qui est exercé dans la vertu; et par l’expression "homme de bien" celui qui est innocent. Et bien que dans ce sens le juste l’emporte sur l’homme de bien, cependant à peine quelqu’un mourrait-il pour un juste. La raison en est que l’innocent, qui est désigné sous le nom d’homme de bien, semble plus digne de commisération, soit à cause de la faiblesse de l’âge, soit pour quelque autre motif. Mais le juste, parce qu’il est parfait et sans défaut, n’est pas objet de miséricorde. Donc si l’on meurt pour un innocent, ce peut être par une compassion miséricordieuse; mais si l’on meurt pour un juste, c’est un acte de zèle vertueux, ce qui se rencontre moins communément que la miséricorde <en tant que> passion 4.

398. — III. En disant: 8 Dieu prouve, etc., <l’Apôtre> répond à la question posée. Et:

A) Il expose en premier lieu sa réponse.

B) Puis, il l’argumente pour <appuyer> sa proposition [n° 400]: A plus forte raison donc, etc.

C) Enfin, il montre la nécessité qui en découle [n° 401]: ‘° Car si, lorsque nous étions ennemis, etc.

399. — A. Il commence 5 donc par dire: On a demandé pourquoi le Christ est mort pour les impies. La réponse à cette question, c’est que par là Dieu prouve sa charité pour nous, c’est-à-dire qu’il nous montre par le don de sa vie qu’il nous aime jusqu’à l’extrême, en ce que, alors que nous étions encore pécheurs, le Christ est mort pour nous, et cela au temps voulu, comme on l’a expliqué plus haut. Mais la mort même du Christ pour nous montre la charité de Dieu, puisque Dieu a donné son Fils, afin de satisfaire pour nous en mourant: "Dieu a tellement aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que tout homme qui croit en lui ne périsse pas, mais qu’il ait la vie éternelle 6." Et de même que la charité de Dieu le Père pour nous s’est mani festée en ce qu’il nous a donné son Esprit, comme on l’a dit plus haut, ainsi la mani feste-t-il encore en ce qu’il nous a donné son Fils, comme on le dit ici. Mais en disant: prouve, <l’Apôtre> explique cette sorte d’immensité de la charité divine, qui

1. Is 57, la.

2. Jn 15, 13.

3. Voir Glosa in Rom. V, 9 (GPL, col. 1383 A).

4. Lieux parallèles 5. Th. Ia-2 Q. 59, a. 1, sol. 3; 2a-2, Q. 30, a. 3; 3 Sentences dist. 23, Q. 1, a. 3, q 15, Q. 2, a. 1, q 3, sol. 2; De malo, Q. 10, a. 2, sol. 8.

5. Lieux parallèles: Somme Théologique 3a, Q. 46, a. 3; 3 Sentences dist. 20, a. 4, Q. 2; Coli. in Symb. Apost., a. 4; Ad Hebr. 2, 14"., lect. 4 (éd. Marieni, n° 136." ).

6. Jn 3, 16. — Lieu parallèle Super Ioan. 3, 16, lect. 3 (éd. Marietti, n° 477).



se manifeste d’une part par le fait lui même, à savoir en ce qu’il a donné son Fils afin qu’il mourût pour nous, d’autre part à raison de notre condition, puisqu’il a agi ainsi sans être provoqué par nos mérites, alors que nous étions encore pécheurs.

"Dieu, qui est riche en miséricorde, à cause du grand amour de charité dont il nous a aimés, alors que nous étions morts par suite de nos péchés, nous a vivifiés dans le Christ, — c’est par grâce que vous êtes sauvés — avec lui il nous a ressuscités et fait asseoir aux cieux, dans le Christ Jésus 1."

400. — B. En conséquence lorsqu’il dit: A plus forte raison donc, etc., <l’Apôtre> tire des prémisses la conclusion qu’il se proposait <d’établir>: Si le Christ est mort pour nous, alors que nous étions encore pécheurs, à plus forte raison donc, main tenant que nous avons été justifiés dans son sang, comme on l’a dit plus haut: "C’est lui que Dieu a établi comme victime propi tiatoire par la foi <en> son sang 2" - serons-nous sauvés par lui de la colère, c’est-à-dire de la vengeance de la damnation éternelle que les hommes encourent pour leurs péchés 3: "Race de vipères, qui vous a suggéré de vous sous traire à la colère prochaine 4?"

401. — C. Enfin, lorsque <l’Apôtre> dit: 10 Car si, lorsque nous étions ennemis, etc., il montre la nécessité de ladite consé quence, laquelle procède par affirmation du moins au plus. Et il faut ici remarquer qu’il y a une double comparaison du moins au plus: l’une de notre côté, l’autre du côté du Christ. De notre côté, <l’Apôtre> compare les ennemis aux réconciliés. Car il est moins fréquent de voir quelqu’un faire du bien à ses ennemis qu’envers ceux qui sont déjà réconciliés. Du côté du Christ, il compare la mort à la vie. Car il est évident que sa vie est plus puissante que sa mort, selon qu’il est dit: Il est mort "selon la faiblesse", de notre chair, "mais il vit par la puissance de Dieu 5." Et c’est pourquoi il dit en conclusion logique: A plus forte raison, ayant été vivifiés, serons-nous sauvés par lui [...]. Car si, lorsque nous étions ennemis, nous avons été réconciliés avec Dieu, et cela par la mort de son Fils, à plus forte raison, étant déjà réconciliés, serons-nous sauvés, et cela par sa vie.

402. Il faut considérer que l’homme peut être appelé ennemi de Dieu de deux manières:

1. Soit, parce qu’il montre de l’inimitié contre Dieu quand il s’oppose à ses commandements: "Il a couru contre Dieu, la tête levée, et il s’est armé d’un cou inflexible. 6"

2. Soit, parce que Dieu prend l’homme en haine, non point en tant qu’il l’a fait, car il est dit à ce propos: "Tu aimes tout ce qui est et tu ne hais rien de ce que tu as fait; car ce n’est pas inspiré par la haine que tu as établi quelque chose, ou que tu l’as fait 7"; mais en raison de ce que l’homme ennemi, c’est-à-dire le diable 8, a fait dans l’homme, à savoir en raison du péché: "Dieu a également en haine l’impie et son impiété 9." Et encore "Le Très-Haut a les pécheurs en haine et sur les impies il exercera sa vengeance 10."

1. Ep 2, 4-6.

2. Rm 3, 25.

3. Voir chap. 1; leçon 6, n° 110.

4. Mt 3, 7.

5. 2 Co 13, 4.

6. Jb 15, 6.

7. Sg 11, 25.

8. Allusion à la parabole de l’ivraie dans Mt 13, 39: "l’ennemi qui sème <l’ivraie>, c’est le diable." — Lieux parallèles Super Mao." 13, 39 (éd. Marietti, n° 1180); Gatena aurea, in Matth. 13, 39 (éd. Marietti, t. I, 1953, P. 221).

9. Sg 14, 9.

10. Eccli (Si) 12, 7.



403. La cause 1 de l’inimitié, c’est-à-dire le péché, ayant été ôtée par le Christ, il s’ensuit que la réconciliation s’opère par lui "Car c’était Dieu qui, dans le Christ, se réconciliait le monde, n’imputant point aux hommes leurs fautes, et qui a mis en nous la parole de réconciliation 2." Notre péché a été ôté par la mort de son Fils. A cet égard il faut remarquer que la mort du Christ peut être envisagée selon trois points de vue:

a. D’abord, selon le point de vue de la raison même de la mort. Ainsi il est écrit dans la Sagesse: "Dieu n’a pas fait la mort 3", c’est-à-dire dans la nature humaine, mais elle a été introduite par le péché. Et c’est pourquoi la mort du Christ, envisagée selon le point de vue de la raison commune, n’a pas été acceptée de Dieu dans le dessein de réconcilier, parce que Dieu "ne se réjouit pas de la perdition des vivants 4."

b. Ensuite, la mort du Christ peut être envisagée selon l’acte de ceux qui le tuent, ce qui déplaît souverainement à Dieu. C’est pourquoi Pierre dit à leur encontre: "C’est vous qui avez renié le Saint et le Juste, et qui avez demandé qu’on vous remette un meurtrier 5." La mort du Christ, ainsi considérée, n’a donc pu être une cause de réconciliation, mais bien plutôt une cause d’indignation.

c. Enfin, elle peut être envisagée selon qu’elle procède de la volonté du Christ souffrant, volonté qui fut disposée à endurer la mort par son obéissance au Père: "Il s’est humilié lui-même, s’étant fait obéissant 6" au Père "jusqu’à la mort, et la mort de la croix 7", et puis aussi par sa charité envers les hommes: "Le Christ nous a aimés et s’est livré lui-même pour nous en oblation à Dieu et en hostie de suave odeur 8" Et ainsi la mort du Christ fut méritoire et satisfactoire pour nos péchés, et elle fut acceptée par Dieu à tel point qu’elle a suffi à la réconciliation de tous les hommes, même de ceux qui ont tué le Christ 9, certains d’entre eux ayant été sauvés par sa prière, quand il a dit: "Pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font 10"

404. En disant: 11 Et non seulement <cela>, etc., <l’Apôtre> montre quels biens nous obtenons déjà en réalité par la grâce. "Et [ seulement] nous nous glorifions", dans l’espérance de la gloire que nous attendons dans la vie future 11 mais en Dieu, c’est-à-dire en ce que maintenant même nous sommes unis à Dieu par la foi et la charité "Que celui qui se glorifie, se glorifie dans le Seigneur 12." Et <nous nous glorifions> [ par Notre Seigneur Jésus-Christ, par qui, même maintenant dans le temps présent, nous avons obtenu la réconci liation, afin que d’ennemis nous devenions amis: "Dieu s’est plu â faire habiter en lui toute la plénitude; et par lui à réconcilier tous les êtres pour lui, pacifiant par le sang de sa croix, soit ce qui est sur la terre, soit ce qui est dans les cieux 13."

1. Lieux parallèles: Somme Théologique 3a, Q. 49, a. 4; 3 Sentences dist. 19, Q. 1, a. 5, Q. 1; Col!, in Symb. Apost., a. 4.

2. 2 Co 5, 19.

3. Sg 1, 13.

4. Ibid.

5. Ac3, 14.

6. Lieux parallèles Somme Théologique 3a, Q. 47, a. 2; 4 Contra Gentiles c. 55, sol. 14, 16; Compend. theol., c. 227; Super Ioan. 14, 31, lect. 8 (éd. Marietti, n° 1976); Ad Rom. 5, 19, lect. 5 (éd. Marietti, n° 445." ); Ad Philip. 2, 8, lect. 2 (éd. Marietti, n° 65).

7. Ph 2, 8.

8. Ep 5, 2.

9. Ce n’est donc pas la mort du Christ en tant que telle qui opère notre salut — comme on reproche souvent à la théologïe catholique de le soutenir — c’est son obéissance jusqu’à la mort par amour pour les hommes on est loin de la vision d’un marchandage "sang contre sang"; noua sommes ici dans l’économie de la grâce et du pur amour.

10. Lc 23, 34.

11. Voir Rm 5, 2.

12. 1 Co 1, 31; 2 Co 10, 17.

13. Col 1, 20.



405. On pourrait continuer ce commentaire en établissant encore un lien avec ce qui précède: nous serons sauvés par sa vie du péché et de la peine du péché, et non seulement nous serons sauvés des maux, mais nous serons aussi glorifiés en Dieu, c’est-à-dire par le fait que nous serons pareillement avec lui dans la vie future: "Qu’ils soient un" en nous, "comme nous aussi nous sommes un 1."

1. Jn 17, 22.


Leçon 3 [verset 12]

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075 (
Rm 5,12)


[n° 406-420] 12 C’est pourquoi, de même que par un seul homme le péché est entré dans ce monde, et par le péché la mort; et ainsi la mort a passé dans tous les hommes, dans lequel tous ont péché.

406. Après 1 avoir montré quels biens nous avons obtenus par la grâce du Christ [n° 381], l’Apôtre montre ici de quels maux nous sommes libérés par elle. Ils sont au nombre de trois.

L’Apôtre montre premièrement que nous sommes libérés de la servitude du péché par la grâce du Christ.

Il montre ensuite que par sa grâce nous sommes libérés de la servitude de la Loi [n° 518] Ignorez-vous, frères, etc.

Enfin, il montre que par la grâce du Christ nous sommes libérés de la damnation [n° 595]: II n’y a donc main tenant aucune condamnation, etc.

À l’égard de la servitude du péché, <l’Apôtre> montre deux choses:

D’abord, que nous sommes libérés du péché originel passé.

Puis que, protégés par la grâce, nous sommes prémunis contre les péchés futurs [n° 468] Que dirons-nous donc?

À propos de la libération du péché originel, l’Apôtre traite

De la transmission du péché.

De la transmission de la grâce détruisant le péché [n° 430]: 15 Mais il n’en est pas de même de la faute et du don, etc.

Concernant cette transmission du péché

l’Apôtre commence par l’exposer; puis, il en montre la preuve [n° 421] 13 Car jusqu‘à la Loi, etc.

I) Il commence donc par exposer la transmission du péché.

II) Puis, il en montre l’universalité [n° 417]: ainsi la mort, etc.

I. En exposant la transmission du péché, il montre deux choses

A) D’abord, l’origine du péché.

B) Puis, l’origine de la mort [n° 416]: et par le péché la mort, etc. 2

407. — A. L’Apôtre dit donc d’abord que nous avons reçu la réconciliation par le Christ. Car de même que la réconciliation s’est étendue au monde par le Christ ainsi par un seul homme, c’est-à-dire par Adam, le péché est entré dans ce monde. — "Comme

1. Lieux parallèles Somme Théologique Ia, Q. 97, a. 1; Q. 100, a. 1; Q. 81, a. 1, 2, 3, 5; Q. 82, a. 2; Q. 83, a. 1; Q. 85, a. 5, 6; 2 Q. 164, a. 1; 3a, Q. 14, a. 3; Q. 15, a. 1.

2. Nous sommes à un tournant. Non seulement saint Thomas estime nécessaire de consacrer une leçon entière à ce seul verset 12 du chapitre 5, étant donné son importance, mais encore il donne à voir le plan général des chapitres 6, 7 et 8.

3. Lieux parallèles: Somme Théologique P, Q. 81, a. 1; 2 Sentences dist. 30, Q. I, a. 2; dist. 31, Q. 1, a. 1; 4 Gent. Gentiles c. 50, 51, 52; De male, Q. 4, a. 1; Gompend. theol., c. 196.



tous meurent en Adam, tous revivront aussi dans le Christ 1." Il faut remarquer à ce propos que les hérétiques pélagiens 2, niant que le péché originel existe dans les enfants, soutenaient que ces paroles de l’Apôtre devaient être entendues du péché actuel. Selon eux, ce péché entra dans ce monde par Adam en tant que tous ceux qui pèchent imitent le péché d’Adam 3, suivant ces paroles d’Osée "Mais eux comme Adam, ils ont transgressé l’alliance, là ils ont prévariqué contre moi 4." Mais, comme le dit Augustin en les réfutant 5, si l’Apôtre parlait ici de l’introduction du péché actuel, qui est commis par imitation, il ne dirait pas que le péché est entré dans ce monde par un homme, mais plutôt par le diable qu’imitent ceux qui pèchent, selon ce passage de la Sagesse: "Par l’envie du diable la mort est entrée dans le monde. Or ceux-là l’imitent, qui sont de son parti 6." Il faut donc comprendre que le péché est entré dans ce monde par Adam, non seulement par imitation, mais aussi par propagation, c’est-à-dire par l’origine viciée de la chair, selon ce passage <de l’épître aux> Ephésiens "Nous étions par nature enfants de la colère tout comme les autres"; et selon ce verset du psaume "Car dans les iniquités j’ai été conçu, et ma mère m’a conçu dans les péchés 8"

408. Mais 9 il semble qu’il soit impos sible que le péché se transmette de l’un à l’autre par l’origine charnelle. Car le péché est dans l’âme raisonnable, laquelle n’est pas transmise par l’origine charnelle, soit parce que l’intelligence n’est pas un acte du corps, et ainsi ne peut-elle être causée par la puissance de la semence corporelle, comme le dit le Philosophe dans son livre De la génération des animaux 10; soit aussi parce que l’âme raisonnable étant une réalité subsistante 11, en ce sens qu’elle a par exemple son opération propre et qu’elle ne subit pas la corruption du corps 12, il s’ensuit que le corps étant engendré, elle n’est pas engendrée à la manière des autres formes qui ne peuvent subsister par elles-mêmes, mais elle est plutôt causée par Dieu. Il s’ensuit donc manifestement que le péché, qui est un accident de l’âme, ne peut être transmis par l’origine charnelle.

A cela on répond avec raison que, bien que l’âme ne soit pas dans la semence, il y a cependant dans la semence une vertu qui dispose le corps à recevoir l’âme, laquelle une fois infusée dans le corps se conforme aussi à lui selon le mode qui lui est propre, parce que toute chose est reçue dans celui qui reçoit selon son mode de réception 13.

1. 1 Corinthiens 15, 22.

2. Voir chap. 2, leçon 3, n° 216. Voir notamment SAINT AUGUSTIN, De gratia Christi et de peccato originali I, xxxti, 35, XXXIII, 36 (BA 22, 122-125); De haeresibus LXXXVIII (CCL 46, 340-341).

3. Pour les pélagiens, le péché originel est ramené au péché personnel et actuel, c’est-è-dire accompli par un acte déterminé, et n’est plus un péché de nature. Pélage est un moine originaire des îles Britanniques dont le nom Morgan ("homme de la mer") fut latinisé en celui de Pelagius (pelagius "marin"). Il vécut au début du V siècle et vint â Rome où il eut beaucoup de succès. Il niait le péché originel, affirmant que tous les enfants naissaient dans la méme condition qu’Adam, laquelle d’ailleurs était mortelle et semblable à la nôtre. Le péché d’Adam était certes le premier, imité par tous les hommes venus après lui, mais non point transmis par propagation. Il accordait beaucoup à la puissance de la volonté, quant au progrès spirituel, et peu à la grâce. Le baptême n’était pas ordonné à l’effacement d’une tache originelle inexistante, mais seulement à l’adoption filiale. Saint Augustin l’a longuement combattu et a approfondi contre lui sa doctrine du péché onginel.

4. Os 6, 7.

5. SAINT AUGUSTIN, De peccaroruen mentis et remissione I, IX, 9-10; X 11-12 (PL 44, 114-116; CSEL 60, 10-13); Reiractatwncs II, XXXIII (BA 12, 506-51 1).

6. Sg 2, 24.

7. Ep 2, 3. Lieu parallèle Ad Eph. 2, 3, lect. 1 (éd. Marietti, n° 80).

8. Ps 50, 7. Lieu parallèle: Super Psalmos, in Ps. 50, 7.

9. Lieux parallèles Somme Théologique Ia, Q. 90, a. 2; Q. 118, a. 1, 2; 2 Sentences dist. 18, Q. 2, a. 1, 3; 2 Contra Gentiles c. 76, 86, 88, 89; De potent., Q. 3, a. 2et 9; Dequodlibet 9, Q. 5; 11, Q. 5, sol. 1, 4; 12, Q. 7, a. 2; Compend. theol., c. 93.

10. ARIST0TE, De la génération des animaux II, 3, 736 b28 (trad. par Pierre Louis, p. 61; AL XVII, p. 54).

11. Lieux parallèles: Somme Théologique Ia, Q. 75, a. 12; Depotent., Q. 3, a. 9, 11; De spirit. creat., a. 2; De anima, a. 1, 14.

12. Lieux parallèles: Somme Théologique I’, Q. 75, a. 6; 2 Sentences dist. 19, a. 1. 4 Sentences dist. 50, Q. I, a. 1; 2 Contra Gentiles c. 79." ; De quodlibet 10, Q. 3, a. 2; De anima, a. 14; Cempeiid. theoi, c. 84.

13. e Ossue receptuni est iii reciptente per modum recipientis." Cet axiome utilisé par saint Thomas (trente-six fois sous la forme citée ici, d’après l’index thomiiticus) trouve très probablement sa source dans le Li ber de causis, attribué à Proclus (voir par exemple les propo sitions IX<X>; XXIII<XXIV>, p. 160 et 185, dans l’édition de Patun), et de manière plus éloignée chez Denys l’Aréopagite (voir De div. nom. IV, I [n° 3, 693 B; Suchla, p. 143-144]; Dionysiaca, t. 1, p. 146-147), et De coelesti hierarchia XII, 2 (PG 3, 293 A; éd. G. Fleil, p. 43; Dionysiaca, t. II, p. 936-937), ainsi que chez Boéce (voir Philosophiae consolatio V, 4, n° 25, éd. L. Bieler, p. 96-97). Dans son Commentaire du deuxième livre des Sentences de Pierre Lombard (2 Sentences dist. 17, Q. 2, a. 1, arg. 3), oeuvre de jeunesse [ saint Thomas se réfère explicitement au Liber de causis et à Denys l’Aréopagite, en mentionnant cet axiome sous la forme citée ici. Il fait aussi mention du Liber de causis dans le De potentia (Q. 3, a. 3, arg. 1) à propos de la même citation.



C’est pour cela que nous voyons les enfants ressembler à leurs parents, non seulement quant aux défauts physiques, comme un lépreux engendre un lépreux, et un goutteux un goutteux, mais aussi quant aux défauts de l’âme, comme un homme irascible engendre un fils irascible, ou un homme insensé un enfant insensé. Car, bien que le pied, qui est le sujet de la goutte, ne soit pas dans la semence, pas plus que l’âme, qui est le sujet de la colère ou de la folie, il y a cependant dans la semence une vertu qui forme les membres corporels, et qui dispose à l’âme.

409. 2 — Mais il subsiste encore une diffi culté, en ce sens que les défauts qui sont transmis par une origine viciée n’ont pas de cause peccamineuse. Car ils ne méritent pas la peine, mais plutôt la miséricorde, ainsi que le dit le Philosophe de celui qui naît aveugle ou privé de l’usage de quelque membre. Il en est ainsi, parce qu’il est de la cause du péché d’être volontaire et de relever du pouvoir de l’homme à qui la coulpe est imputée. Si donc quelque défaut est parvenu jusqu’à nous par transmission originelle de notre premier père, il semble qu’il n’y ait pas en nous une cause de coulpe, mais de peine. Et c’est pourquoi il faut dire que, de même que le péché actuel est le péché de la personne, parce qu’il est commis par la volonté de la personne qui pèche, ainsi le péché originel est le péché de la nature, parce qu’il a été commis par la volonté du principe de la nature humaine.

1. Ce paragraphe met en jeu des données propres à la philosophie d’Aristote et d’autres propres à la foi catholique. Dans son traité De l’âme (II, 1, 412a 19, éd. R. Gauthier, p. 135), Aristote enseigne que l’âme est la forme du corps, c’est-à-dire non point la configuration de son enveloppe spatiale, mais le principe actif et énergétique de son organisation vivante et de ses diverses fonctions végétatives, sensitives et motrices. Cette définition célèbre, et d’une incontestable vérité, rend bien compte de l’union de l’âme et du corps. Mais, chez Aristote lui-même, elle se heurte à une difficulté qu’en est-il de l’âme intellective (Ou raisonnable), laquelle n’exerce aucune fonction biologique et ne serait donc pas forme du corps? Est-elle séparée ? Les réponses d’Aristote sur ce point sont obscures et lacu naires. C’est à cette difficulté que fait allusion saint Thomas quand il remarque que "l’intelligence n’est pas un acte du corps", ce qui signifie que l’intelligence n’est pas le principe actif d’une partie du corps ou d’un organe corporel (comme la vision est le pnncipe actif de l’organe qu’est l’oeil). Etant sans fonction organique, l’âme intel lective n’est pas contenue dans la semence corporelle où elle serait sans utilité, puisque l’âme végétative et animale suffit à rendre compte de la réalité organique et des propriétés de cette semence. D’où vient-elle ? "par la porte", dit Aristote (De la génération des animaux II, 3, 73f, b28; AL XVII, p. 54), qui ignore toute création et toute immortalité individuelle. Ainsi se pose, en régime chrétien, la question de la nature et de l’ongine de l’âme. Quant à sa nature, saint Thomas enseigne que sans doute l’âme est forme du corps, mais que c’est une forme substantielle, c’est-à-dire subsistant par elle-même; d’où son immortalité. Bien que privée, â la mort du corps, de sa fonction naturelle, elle subsiste néanmoins (contrai rement à ce qu’affirment certains théologiens modernes) dans sa réalité unique (quoique incomplète), en attendant la résurrection, parce qu’elle est un être spirituel. Quant à son origine, et pour la même raison (sa nature spirituelle que prouve l’immatérialité de l’acte intellectuel), elle ne saurait venir de l’engendrement qui ne produit qu’un vivant corporel. Elle est donc créée par Dieu et infusée dans l’embryon lorsque la perfection de son développement le rend capable d’un exister humain. L’âme animale déjà présente dans l’embryon est alors détruite et ses fonctions sont assumées par l’âme intellective, selon le principe: qui peut le plus peut le moins (Somme Théologique P, Q. 118, a. 2). Cette thèse de la création de l’âme direc tement par Dieu a reçu le nom de " créatianisme." Elle s’oppose à la thèse dite du "traducianisme" que vise saint Thomas dans ce paragraphe quand il dit que "l’âme rationnelle n’est pas transmise (traducere) par l’origine chamelle." Selon la thèse traducianiste (Ou thèse de la transmission chamelle), thèse soutenue par un certain nombre d’écrivains latins (par exemple Tertullien, saint Augustin " toujours hèsité), l’âme est bien créée en Adam, mais elle est ensuite transmise par les parents à leurs enfants dans l’acte de génération. Ainsi s’expliquait simplement la "transmission " du péché originel. Ce sont d’ailleurs les pélagiens qui désignèrent d’abord du nom de"traduciens " (traduciani) les partisans de la transmission du péché originel par la génération charnelle. Cette thèse traducianiste, étrangère aux Pères grecs, ne s’est pas maintenue dans la théologie latine, en partie grâce à saint Thomas elle est contraire à la nature transcendante de l’âme intellective. Il est vrai qu’il devient alors plus difficile de rendre compte de la transmission de la faute d’Adam, mais l’explication n’en est que plus profonde. Car le péché originel n’est présent ni dans l’âme spirituelle telle que Dieu l’a créée, ni dans l’embryon végétativo-animal (au sens d’une présence "actuelle"), mais il résulte de leur rencontre. L’embryon (ou la génération chamelle) transmet une nature humaine virtuellement peccamineuse, et l’âme spirituelle, qui exerce personnellement l’acte d’exister de cette nature, l’assume comme telle, et cela en vertu du principe que ce n’est pas la nature qui agit mais l’homme qui possède cette nature. Enfin, il faut ajouter que la solution thomiste d’une solidarité ontologique des hommes en Adam est parfaitement concordante avec ce qu’il y " de plus essentiel dans la pensée de saint Paul le parallèle entre les deux Adam, à partir duquel doit être comprise toute cette partie de l’épître. Toutefois cette solidarité ontologique n’abolit nullement l’importance majeure de l’instance hypostatique c’est en définitive la personne humaine, avec la conscience de soi et l’acte libre qui la caractérisent, qui, en assumant cette nature générique, s’engage dans le destin dont elle est porteuse et lui confère sa véritable signification spirituelle et métaphysique (Somme Théologique 1a-2 Q. 89, a. 6).

2. Lieu parallèle: Somme Théologique Ia-2 Q. 81, a. 1.

3. Voir ARISTOTE, Ethique à Nicomaque III, 5 [ a; AL XXVI, fasc. 3, p. 189.



410. Il faut, 1 en effet, faire cette obser vation: de même que les divers membres du corps sont les parties de la personne d’un seul homme 2, ainsi tous les hommes sont des parties et comme des membres de la nature humaine. Ce qui fait dire à Porphyre que par la participation à l’espèce la multitude des hommes est <pour ainsi dire> un seul homme Or nous voyons que l’acte du péché pratiqué par un membre, par exemple le pied ou la main, n’a pas de cause peccamineuse dans la volonté du pied ou de la main, mais dans la volonté de l’homme tout entier, d’où dérive, comme d’une sorte de principe, l’impulsion au péché sur chaque membre. Et il en est de même de la volonté d’Adam, qui fut le principe de la nature humaine tout le désordre de cette nature a sa cause peccamineuse dans tous ceux chez qui il se transmet, en tant qu’ils sont enclins au péché. Et de même que le péché actuel, qui est le péché de la personne, se transmet à chaque membre par un acte personnel, ainsi le péché originel se transmet à chaque homme par l’acte de la nature qu’est la génération. Et ainsi, de même que par la génération la nature humaine se transmet, par cette même génération se transmet aussi la déficience de la nature humaine, déficience qui est la conséquence du péché de notre premier père. Or cette déficience est la privation de la justice originelle 3, qui avait été donnée divinement au premier homme, non seulement en tant qu’il était une personne individuelle, mais aussi en tant qu’il était le principe de la nature humaine, c’est-à-dire afin qu’il la transmît en même temps que la nature humaine à sa postérité. Aussi par le péché transmet-il de la même manière à sa postérité la perte de cette justice originelle, et cette perte a en elle la cause peccamineuse, pour la raison déjà donnée. Voilà pourquoi on dit que dans la transmission du péché originel la personne a souillé la nature, à savoir Adam qui pèche a vicié la nature humaine; mais que par la suite dans les autres, la nature viciée a souillé la personne, puisque le péché est imputable à celui qui a engendré le vice de la nature, à cause de la volonté de notre premier père, ainsi qu’on l’a dit 4.

1. Lieux parallèles: 4 Contra Gentiles c. 50; De quodlibet 12, Q. 20.

2. Voir PORPHYRE, Isagoge, c. II, 36 De specie; éd. A. Busse (Commentaria in Aristotelem Graeca, vol. IV, pars I) p. 32; éd. L. Minio-Paluello, AL I, 6-7), p. 12. — Trad. fse par A. de Libera et A. -Ph. Segonds, p. 8. — Porphyre, dont le nom syrien d’origine est Malchos, est né à Tyr dans la seconde moitié du ni’ siècle après Jésus-Christ. Philosophe néo-platonicien de langue grecque, il fut disciple et successeur de Plotin, dont il édita les oeuvres. Parmi ses nombreux écrits (77 titres), son introduction au commentaire des Catégories d’Aristote, l’Isagoge, traduit par Boéce et que saint Thomas cite ici, exercera une profonde influence sur la pensée du Moyen Age.

3. Lieux parallèles Somme Théologique P, Q. 100; 1a-2ae, Q. 81, a. 2; 2 Sentences dist. 20, Q. 2, a. 3; De veritate, Q. 18, a. 7; De malo, Q. 4, a. 8; Q. 5, a. 4, sol. 8; De quodlibet 5, Q. 5, a. 1.

4. En expliquant notre participation au péché d’Adam par notre incorporation naturelle au père du genre humain, saint Thomas a conscience d’innover, au moins à certains égards. Après avoir évoqué, dans la Somme de théologie (1a-2a, Q. 81, a. 1), quelques explications proposées antérieurement, il conclut: Mais toutes ces voies sont insuffisantes [ il faut donc procéder autrement, " Le principe de cette explication, c’est l’unité de nature les hommes sont tous de nature adamique et toute l’humanité forme comme un seul homme. Le principe que nous avons rappelé à propos du para graphe 401 se retrouve ici l’unité qui vaut pour les membres du corps et les facultés de l’âme relativement au sujet qui les commande vaut aussi pour la multitude des membres de l’espèce humaine rela tivement à celui qui en est le chef par primogéniture. Sans doute héritons-nous sa nature, non sa personne. Mais en cette nature héritée se poursuit l’acte volontaire qui émana de la personne d’Adam et c’est pourquoi, en tant même que cette nature pécheresse appartient à une personne qui exerce pour elle-même l’acte d’exister, nous participons à la culpabilité d’Adam unité e physique" de la nature humaine en tous les hommes, unité méta physique et spirituelle de cette nature peccamineuse et de la personne en chaque homme. Au demeurant l’effet du péché premier, c’est la perte de la justice première, c’est-à-dire d’un état où les différents éléments de la nature humaine n’avaient d’autre vouloir que celui de la raison soumise à Dieu. Mais Adam " voulu rompre cette soumission, dotant par là même les désirs naturels d’un vouloir propre et désordonné qui est le prolongement même de la volonté initiale pécheresse et qui constitue une tendance vers le péché, un u dynamisme peccamineux." Les hommes n’ont donc pas péché "en Adam u, au sens d’une participation à son acte pecca mineux personnel — hypothèse inconcevable — mais au sens où le péché dont ils sont porteurs en vertu de l’unité indestructible de la nature humaine a été accompli en Adam.



411. De là il est de toute évidence que bien que le premier péché du premier père soit transmis à sa postérité par son origine, cependant ses autres péchés ou même les péchés des autres hommes ne sont pas transmis aux enfants, parce que c’est uniquement par le premier péché qu’a été détruit le bien de la nature qui devait se transmettre par l’origine naturelle. En revanche, par les autres péchés est ôté le bien de la grâce personnelle, qui ne passe pas à la postérité 1. De là aussi le fait que bien que le péché d’Adam ait été détruit par sa pénitence, selon ce passage de la Sagesse: "Elle le tira de son péché 2.", elle ne put cependant détruire le péché de sa postérité, parce que sa pénitence fut un acte personnel et qu’elle ne s’étendait pas au-delà de sa personne.

412 — Et la raison 3 pour laquelle il n’y a qu’un unique péché originel, c’est que la seule déficience qui a suivi le premier péché dérive par son origine vers la postérité. Et c’est pourquoi l’Apôtre dit au singulier: par un seul homme le péché est entré dans ce monde. Mais il ne dit pas "péché" au pluriel, ce qu’il aurait dû dire s’il avait parlé des péchés actuels. Cependant on trouve quelquefois le mot "péché" originel au pluriel, comme au psaume 50: "Ma mère m’a conçu dans les péchés 4", parce qu’il contient virtuellement un grand nombre de péchés, en tant que par la corruption du foyer nous sommes enclins à <commettre> de nombreux péchés.

413. Mais il semble que le péché originel n’est pas entré dans ce monde par un seul homme, c’est-à-dire par Adam, mais plutôt par une seule femme, à savoir Eve, qui a péché la première, selon ce passage <du livre> de l’Ecclésiastique: "C’est par la femme qu’a eu lieu le commencement du péché, et c’est par elle que nous mourons tous

Dans la Glose 6, on répond à cette objection de deux manières:

1. D’abord, parce qu’il est d’usage dans l’Ecriture d’établir des généalogies non par les femmes, mais par les hommes, comme on le voit dans <l’évangile de> Matthieu et dans <celui de> Luc 8. Voilà pourquoi l’Apôtre, voulant ici montrer comme une généalogie du péché, n’a pas fait mention de la femme, mais seulement de l’homme.

2. Puis, parce que la femme a aussi été tirée de l’homme, et par conséquent ce qui appartient à la femme est attribué à l’homme.

414. On peut encore répondre d’une autre manière, et elle est meilleure. Etant donné que le péché originel est transmis en même temps que la nature, ainsi qu’on l’a dit, de même que la nature est transmise par la puissance active de l’homme, la femme ne fournissant que la matière, ainsi en est-il du péché originel. Si donc Adam n’avait pas péché, mais Eve seulement, son péché n’aurait pas été transmis à la postérité. C’est en effet la raison pour laquelle le Christ n’a pas contracté le péché originel, parce qu’il a pris chair de la femme seule 9, sans le concours de la semence virile 10.

1. Lieu parallèle: Somme Théologique 1a-2a, Q. 81, a. 2.

2. Sg 10, 2.

3. Lieu parallèle Somme Théologique 1a-2ae, Q. 81, a. 2.

4. Ps 50, 7 Lieux parallèles: Super Psalmos, in Ps. 50, 7; Ad Rom 4, 7, lect. 1 (éd. Marietti, n° 335).

5. Eccli (Si) 25, 33.

6. Glosa in Rom. V, 12 (GPL, col. 1388 A-B, sous le nom d’Origène; GOS, t. IV, p. 284 a).

7. Voir Mt 1, 1."

8. Voir Lc 3, 23."

9. Aristote enseigne en effet (De la génération des animaux I, 22, 730 b; AL XVII, p. 38-39) que la forme spécifique vient du père et la matière corporelle de la mère. Il ignore évidemment la génétique moderne. D’autre part, saint Thomas, comme on le sait, ne reconnaît pas à Marie le privilège de l’Immaculée Conception (Somme Théologique Ia, Q. 81, a. 5, sol. 3): il admet seulement qu’elle " été purifiée par une grâce prévenante, mais non pas préservée.

10. Lieux parallèles Somme Théologique 3a, Q. 4, a. 6, sol. 2; Q. 14, a. 3 Q. 15, a. 1; Q. 31, a. 7; 3 Sentences dist. 12, Q. 2, a. 1, sol. 1; dist. 13, Q. 1, a. 1, sol. 5; a. 2, Q. 1.



415. C’est par cette parole de l’Apôtre qu’Augustin répond à l’hérétique Julien qui l’interrogeait: "Il ne pèche pas celui qui naît; il ne pèche pas, celui qui l’a engendré; il ne pèche pas, celui qui l’a créé. Par quelles failles, au milieu de tant de remparts de l’innocence, imagines-tu que le péché ait fait son entrée?" Mais Augustin lui répond: "Pourquoi cherche-t-il une faille cachée, quand il a <devant lui> une porte toute grande Ouverte 1?" Car selon l’Apôtre, par un seul homme le péché est entré dans ce monde.

416 — B. L’Apôtre 2 traite ensuite de l’entrée de la mort dans le monde, quand il dit: et par le péché la mort, à savoir la mort entra dans ce monde, selon ce passage de la Sagesse: "L’injustice est l’acquisition de la mort 3."

Cependant il ne semble pas que la mort soit due au péché, mais plutôt à la nature, en tant que résultant de la nécessité de la matière 4." Car le corps humain est composé de contraires, aussi est-il naturellement corruptible 5.

Il faut dire que la nature humaine peut être considérée de deux manières:

1. D’abord, selon ses principes intrin sèques, et dans ce sens la mort lui est natu relle. C’est pourquoi Sénèque dit dans son livre De remediis fortuitorum, que "la mort appartient à la nature de l’homme, <et qu’elle n’est> pas une peine 6."

2. Ensuite, en tant que la divine providence l’a pourvue de la justice originelle. Or cette justice était une sorte de rectitude consistant en ce que l’âme de l’homme était soumise à Dieu, les puissances inférieures à la raison, le corps à l’âme, et toutes les choses extérieures à l’homme, c’est-à-dire de telle sorte que, aussi longtemps que l’âme de l’homme était soumise à Dieu, les puissances inférieures à la raison, le corps à l’âme, dont il reçoit inlassablement la vie, tout lui servait et il n’en éprouvait aucun dommage 7.

Or la providence divine a établi cela à cause de la dignité de l’âme raisonnable, qui étant naturellement incorruptible, exigeait un corps incorruptible. Mais parce que le corps, qui est composé de contraires, devait être l’organe du sentiment, et que ce corps selon sa nature propre ne peut être incorruptible, la puissance divine a suppléé à ce qui manquait à la nature humaine, en donnant à l’âme la capacité de maintenir le corps sans corruption, comme l’artisan donnerait, s’il le pouvait, au fer à partir duquel il fabrique un petit couteau la capacité de ne jamais contracter la rouille. Ainsi donc l’âme de l’homme, s’étant détournée de Dieu par le péché, a perdu la capacité de maintenir les puissances inférieures, et même le corps et les choses exté rieures, de telle sorte qu’elle encourt la mort naturelle de la part des causes intrin sèques, et la mort violente de la part des causes extérieures nuisibles 8.

417. — II. Lorsque <l’Apôtre> dit: et ainsi la mort a passé dans tous les hommes, etc., il montre l’universalité de cette trans mission et quant à la mort et quant au péché, dans un ordre rétrograde cependant. Car plus haut [n° 406] il a traité de l’entrée du péché, qui est la cause de l’entrée de la mort; mais à présent il traite d’abord de l’universalité de la mort, comme d’une chose plus manifeste. Il dit donc: et ainsi la

1. SAINT AUGUSTIN, De nuptiis et concupiscentia II, XXVIII, 47 (BA 23, 252-253). La traduction, légèrement modifiée, de ce passage est empruntée aux auteurs de l’édition citée.

2. Lieux parallèles Somme Théologique 1a Q. 85, a. 5 et 6; 2a-2 Q. 164, a. 1; 2 Sentences dist. 30, Q. 1, a. 1; 3 Sentences dist. 16, Q. 1, a. 1; 4 Contra Cent. c. 52; De malo, Q. 5, a. 4; Compend. theol., c. 193; AdHebr. 9, 27, lect. 5 (éd. Marietti, n° 475).

3. Iniustitia mortis est acquisitio. Sg 1, 15. Cette version figure dans la Vetus latina, voir éd. W. Thiele, t. XIIi, fasc. 4, p. 264.

4. Lieux parallèles Somme Théologique 2a-2ae, Q. 164, a. 1, sol. 1; De male, Q. 5, a. 5.

5. Lieux parallèles Super Physicam 2, lect. 10 (éd. d’Auria, n° 467); lect. 15 (éd. d’Auna, n° 522).

6. Voir SENEQUE, De remediis fortuitorum II, 1, éd. J. Loth, p. 120.

7. Lieux parallèles Somme Théologique 1a, Q. 95, a. 1; 2 Sentences dist. 20, Q. 2, a. 3; dist. 29, a. 2; De malo, Q. 4, a. 2, sol. 22.

8. Lieux parallèles Somme Théologique 1a, Q. 97, a. 1; 2 Q. 164, a. 1.



mort, c’est-à-dire le péché du premier père, a passé dans tous les hommes, c’est-à-dire parce que par leur origine viciée les hommes contractent la nécessité de mourir: "Nous mourons tous et nous nous écoulons sur la terre comme les eaux qui ne reviennent point 1." — "Quel est l’homme qui vivra et ne verra pas la mort 2 ?"

418. <L’Apôtre> traite ensuite de l’universalité de la transmission du péché, lorsqu’il dit: dans lequel tous ont péché. Ces paroles, comme le dit Augustin dans la Glose 3 peuvent s’entendre de deux manières [n° 426]: soit dans lequel, c’est-à-dire dans le premier homme, soit dans lequel, c’est-à-dire dans ce péché autrement dit, dans Adam qui pèche, tous ont en quelque sorte péché, en tant qu’ils étaient en lui comme dans leur première origine 4.

1. 2 R (2") 14, 14a.

2. Ps 88, 49.

3. Voir Glosa in Rom. V, 12 (GPL, col. 1388 D-1389 A). — Voir SAINT AUGUSTIN, De peccatorum mentis et remissione I, X, 11-12 (PL 44, 115-116; CSEL 60, 12-13); Contra lulianum II, c. 177 (PL 45, 1218; CSEL 85/1, 296-297).

4. Le verset dans lequel tous ont péché (in quo omnes peccaverune) fut l’objet de vives controverses, d’autant que le concile de Trente le cite à deux reprises pour fonder son enseignement sur le péché originel (session V, 17 juin 1546; Les Conciles oecuméniques, t. II, Les Décrets, De Trente à Vatican II, p. 1354-1359). Or, la version de la Vulgate n’est pas philologiquement soutenable in quo, " dans lequel", prétend traduire le grec eph ‘hé (contraction de epi hé). Mais cela ne se peut. Si hé, pronom relatif, peut se rendre par quo, la préposition epi ne peut se rendre par in au sens de "en " ("en lequel" ou "en qui " se dirait en grec en hê). Saint Paul ne dit donc nullement que tous les hommes ont péché en Adam. C’est pourtant ainsi que les Péres latins ont compris ce verset, en particulier saint Augustin qui hésita un temps sur le seul point de savoir s’il fallait rapporter lequel" â " Adam" ou à " péché " (De peccatorum mentis et remis sione I, c. 10, n° 11; CSEL 60, 12-13). Mais, à partir de 420, s’étant rendu compte qu’en grec "péché" (amarria) est féminin et que le pronom relatif qui s’y rapporte devrait être au féminin (hê), il opta définitivement pour " Adam " (Contra duas epistulas Pelagianonum 1V, c. 4, n° 7; BA 23, 562-567). Saint Thomas hérite de cette lecture. Parmi toutes les questions que pose cette tradition, nous en retiendrons deux: l’interprétation des Latins est-elle contraire à celle des Pères grecs comme à la philologie ? La théologie thomasienne du péché originel s’écroule-t-elle en même temps que son fondement scripturaire? — Première question. On fait valoir qu’avec tous les Grecs il faut comprendre eph’hô dans le sens de "parce que." Saint Paul nous dirait simplement que tous les hommes commettent des péchés actuels, c’est la raison pour laquelle ils meurent. Osty traduit ainsi: "La mort a passé à tous les hommes parce que tous les hommes pèchent. " Certains (F. PISAT, La Théologie de saint Paul, 1930 [ éd. ], t. I, p. 256-257) ajoutent que, même en latin, in quo ne signifie pas nécessairement "en qui", mais qu’il peut être l’équivalent de eo quod (qui signifie exactement "parce que"), comme on le voit en Ph 3, 12 (voir 2 Co 5, 4). En outre quo serait trop éloigné de son antécédant supposé (per unum hominem, "par un seul homme") pour pouvoir s’y rapporter. Ces conclusions cependant ne sont pas incontestables. Le père Stanislas Lyonnet, rééditant le commentaire du père Huby sur l’épitre aux Romains (Paris, Beau chesne, coll. "Verbum Salutis", X, 1957), a montré, dans un deuxième appendice (p. 52 1-557), que la traduction "parce que — l’universalité du péché actuel comme cause de la mort — n’était nullement unanime, ni chez les Pères grecs, ni chez les philologues modernes (p. 534-537). Saint Jean Chrysostome, saint Jean Damascène et plusieurs savants récents font de hô un relatif qu’ils rapportent à "Adam " (ce que la grammaire n’interdit pas) et concluent que "saint Paul ne mentionne pas les péchés individuels comme cause de la mort, mais comme conséquence de l’état dans lequel le péché d’Adam " placé l’humanité (p. 536). En fut, estime Lyonnet, les cas où eph’hê a incontestablement le sens de parce que sont très rares dans la littérature grecque, profane ou sacrée, étant toutefois retenu que epi ne peut pas avoir le sens de s’ en " (voir aussi à ce propos son étude, " sens de eph’hô en Rm 5, 12 et l’exégèse des Pères grecs", parue dans Biblica 36 [ p. 436-456, et reprise dans Analecta Biblica, 120 [ p. 185-202). En résumé, soit qu’avec saint Jean Chrysostome, on rapporte hô â "Adam", et qu’on traduise: s’à cause duquel [ tous ont péché", soit qu’avec saint Cyrille d’Alexandrie on rende eph ‘fui par "selon que", l’idée exprimée par saint Paul est que le fait que tous les hommes pèchent est une conséquence du péché originel et prouve que le péché d’Adam agit en tous les hommes. La version de la Vulgate ne fait en somme que rendre cette idée plus explicite.

Seconde question. Quant à la théologie thomasienne du péché originel, on ne saurait y voir une simple reprise de celle saint Augustin. Nous suivrons ici les suggestions de Dom Marie Leblanc dans son article "Aspects du péché onginel dans la pensée de saint Thomas d’Aquin", dans RT 93 (1993), p. 567-600; dans la ligne de G. de Broglie, M. -M. Labourdette, J-M. Dubois, l’auteur renou velle la question en profondeur. Il est vrai que saint Thomas hérite d’une lecture inexacte du verset paulinien quant au sens littéral, encore que, nous venons de le voir, cette lecture ne constitue nullement un contresens. Mais il est non moins vrai que le puissant équilibre de sa pensée lui permet d’échapper aux conséquences les plus fâcheuses qu’un certain augustinisme croyait pouvoir tirer de ce texte fautif. On notera d’ailleurs que saint Thomas a varïé dans la présentation d’une doctrine qu’il reçoit fidèlement de l’Eglise, mais qu’il n’est pas aisé de penser, ni pour lui, ni pour nous. Rattachée d’abord à la question de la création de l’homme (point de vue cosmologique) dans l’Ecrit sur les Sentences, cette doctrine est ensuite de plus en plus située, comme y invite l’épître aux Romains, dans sa relation à l’action rédemptrice du Christ (point de vue sotériolo gique). C’est pourquoi le "in quo omnes peccaverunt", l’implication de toute l’humanité dans le péché d’Adam, est interprété par lui à la lumière de la solidarité du genre humain tout entier racheté par le Christ, parce que ce genre humain constitue comme un " seul homme " (unus homo, selon la doctrine porphyrienne rappelée en Somme Théologique 2a-2ae, Q. 81, a. 1). Cette solidarité de la famille humaine a quelque chose d’ontologique et même d’ontobiologique puisque la nature est transmise par la génération. La paternité d’Adam a donc un sens très fort, et la nature qu’Adam devait nous transmettre était sumaturellement disposée selon le don de la justice originelle, "don d’une grâce donné divinement à toute la nature humaine dans le premier père" (5. Th. 1a-2ae Q. 81, a. 2). Cette ordination de la nature à la gloire divine est perdue par le péché d’Adam pour toute l’humanité: "la paternité de grâce [ devient une paternité d’inordinaeio "(M. LEBLANC, p. 579; 5. Th. 1a-2ae, Q. 81, a. 2). Ainsi, le péché originel établit-il la nature dans un état non naturel c’est un "accident non naturel" (accidens innaturale, De malo, Q. 4, a. 2, sol. 9, n° 12). La nature est blessée (5. Th. 1a-2ae, Q. 85, a. 3), elle ne peut plus être elle-même, ce qui implique qu’elle n’est elle-même que sous la motion de la grâce. — Une difficulté cependant se présente: le dogme ne nous oblige pas seulement â croire que l’humanité a changé d’état, et donc que nous subissons la peine du péché, mais encore que nous en sommes coupables, puisque " tous ont péché en Adam." Comment est-ce possible alors qu’aucun fils d’Adam n’a commis personnellement ce péché? Il ne saurait pourtant y avoir culpabililité sans responsabilité personnelle et volontaire saint Thomas n’a Jamais varié sur ce point. Cette diffi culté l’a incontestablement gêné (M. LEEL p. 583) et l’a conduit à considérer le péché originel, non comme un péché au sens moderne et précis du terme, mais en un sens qu’on peut dire analo gique, et donc à redresser et à réorienter la doctrine que lui imposait la lecture inexacte de la Vulgate " il prend du champ par rapport aux Latins" (M. LEBLANC, p. 587). "Le péché du premier homme est péché commun de toute la nature", certes, mais quodammodo, c’est-â-dire: "d’une certaine manière " (De male, Q. 4, a. 1, sol. 19); et de même, dans la Somme de théologie (3a, Q. 84, a. 2, sol. 3): "Le péché originel n’a pas été commis par notre volonté, sinon peut-être (forte) en tant que la volonté d’Adam est regardée comme nôtre, selon la manière de parler de l’Apôtre: "dans lequel tous ont péché"." Ainsi la faute d’Adam n’est la nôtre que selon une certaine façon de parler de saint Paul et n’implique notre volonté qu’en tant qu’on nous attribue au titre de l’unité du genre humain la volonté d’Adam. " On en arrive [. 1 à une notion paradoxale du péché: un péché, une culpa (faute) sans culpabilité responsable pour ainsi dire (LEBLANC, p. 590). — Cette idée nous parait contenue dans la notion décisive d’un péché de nature (peccatum naturae), laquelle implique à ta fois une extension (pour nous inhabituelle) du peccatum et un réalisme déclaré de la notion de nature. Pour saint Thomas, est péché l’acte qui n’est pas ordonné â sa fin, ainsi d’un pied qui boite, ou de la volonté qui n’est plus ordonnée à sa fin intel lectivement connue, Dieu souverain bien. Ici, la faute, le peccatum, c’est ce qui fait défaut à la nature bleasée pour pouvoir devenir elle-même, à savoir son ordination volontaire à l’amour divin et la juste hiérarchisation de toutes ses facultés en vue de cette fin. Et puisque est perdue la grâce de la conversion à Dieu de la volonté, c’est donc que l’âme est établie dans un état d’aversion à Dieu, état qui affecte bien la volonté, mais que la volonté n’a pas elle-même voulu (Somme Théologique 1a Q. 82, a. 3). C’est qu’en effet le péché originel est quelque chose qui est arrivé (c’est un accident) non directement aux facultés de l’âme, mais â ce qu’il y a en elle de plus profond, à son être même, et dont les facultés subissent les conséquences. Ce péché est donc un habitus entitatif (de même que la grâce du baptême qui y porte remède), c’est-à-dire une disposition innée (habitus innatus) de l’âme au désordre, antérieure à tout acte et à tout exercice des facultés telles que la volonté (Somme Théologique 1a-2ae, Q. 82, a. 1). " Péché de nature " dit donc deux choses: il dit la solidarité ontologique de tous les hommes dans l’unité adamique de la nature humaine; il dit aussi la réalisation concrète de cette nature dans l’unicité de chaque personne humaine.



419. On objecte que le Christ ayant tiré son origine d’Adam, comme on le voit au chapitre 3 de <l’évangile de> Luc 1, il semble qu’Adam ayant péché, lui aussi aura péché.

Dans son ouvrage La Genèse au sens littéral 2 Augustin répond à cette objection en disant que le Christ n’a pas été absolument en Adam comme nous, nous l’avons été.

Car nous, nous l’avons été et quant à la substance corporelle et quant à la raison séminale; mais le Christ n’a été en lui que selon la substance corporelle. Certains 3, comprenant mal cela, ont pensé que toute la substance des corps humains, appartenant à la vérité de la nature humaine, a été en acte en Adam, et que, par une sorte de multiplication opérée par la puissance divine, cette substance, c’est-à-dire ce qui a été pris d’Adam, s’agrandit pour former une si grande quantité de corps. Mais il ne convient pas d’attribuer à un miracle les oeuvres de la nature, surtout parce que nous voyons que le corps humain, si grand qu’il soit, appartient véri tablement à la nature humaine, se corrompt et prend une autre forme. Aussi, puisque tout générateur est corruptible, et réciproquement, il faut dire que la matière, qui avant la génération de l’homme a existé sous une forme autre que l’humaine, a pris la forme de la chair humaine, et qu’ainsi tout ce qui est dans nos corps appartenant à la vérité de la nature n’a pas été en acte en Adam, mais seulement d’après l’origine, à savoir selon que l’effet est contenu dans le principe actif.

1. Voir Lc 3, 23s.

2. Voir SAINT AUGUSTIN, De Genesi ad litteram III, xx, 30-32 (BA 48, 260-265); X, xix, 34; xx, 35-36 (BA 49, 204-211). — Lieux parallèles: Somme Théologique 3 Q. 31, 32; Compend. theol., ç. 217, 221; 3 Sentences dist. 3, Q. 4, a. 2; a. 3, q l, 2; Q. 5, a. l; dist. 12, Q. 3, a. 2, Q. 2; 4 Sentences dist. 1, Q. 2, a. 2, Q. 3, sol. 2; Superls. 11, Ad Hebr. 7, 10, lect. 2 (éd. Marietti, 00346); Super Ioan. 3, 31, lect. 5 (éd. Marietti, n° 528).

3. C’est notamment l’opinion de Pierre Lombard (Sententiae, lib. II, dist. 20, c. 5 [ I. Brady, t. I, p. 431-4321).



Suivant cette explication, il faut comprendre que, étant donné qu’il y a dans notre génération et la matière corporelle fournie par la femme, et la puissance active qui est dans la semence du mari, l’un et l’autre viennent d’Adam par origine, comme d’un premier principe. Et c’est pourquoi on dit qu’il a été en lui et selon la raison séminale, et selon la substance corporelle, puisque toutes deux procèdent de lui. Au contraire, dans la génération du Christ il y eut la substance corporelle qu’il reçut de la Vierge; mais au lieu de la raison séminale, il y eut la puissance active de l’Esprit-Saint 1, qui ne vient pas d’Adam; et voilà pourquoi il n’a pas été en Adam selon la raison séminale, mais seulement selon la substance corporelle 2. Ainsi donc, nous, nous avons reçu et contracté le péché par Adam et nous recevons de lui la nature humaine, comme à partir d’un principe actif, ce qui fait que nous sommes en lui selon la raison séminale, mais cela ne s’applique pas au Christ comme on vient de le dire.

420. Il semble en outre que le péché ne passe pas dans tous les hommes, puisque les baptisés sont purifiés du péché originel par le baptême; et il est ainsi évident qu’ils ne peuvent transmettre à leur postérité ce qu’ils n’ont plus.

1. Lieux parallèles: Somme Théologique 3a, Q. 32, a. 1; 1 Sentences dist. 11, a. 1, sol. 4; 3 Sentences dist. l, Q. 2, a. 2, sol. 6; dist. 2, Q. 2, a. 2, q dist. 4, Q. 1, a. 1, Q. 1, 2, 3; 4 Contra Gentiles c. 46; Compend. theol., c. 219; Super Matth. 1, 20 (éd. Marietti, n° 132).

2. Lieu paralléle Somme Théologique 3a, Q. 31, a. 1, sol. 3.



Il faut dire que par le baptême l’homme est libéré du péché originel quant à l’esprit, mais que l’infection <du foyer> du péché demeure quant à la chair aussi l’Apôtre dit-il: "Me voilà asservi par la raison à la Loi de Dieu et par la chair 4; à la loi du péché 5." Or l’homme n’engendre pas des enfants charnels par l’esprit, mais par la chair; et c’est pourquoi il ne transmet pas la nouveauté de vie du Christ, mais l’ancienneté de vie d’Adam.

3. Lieu parallèle Somme Théologique 1a-2ae, Q. 81, a. 3, obj. 2 et sol. 2.

4. Lieux parallèles: Somme Théologique 1a-2ae, Q. 109, a. 8, 9, 10; 3a, Q. 69, a. 3; 2Sentences dist. 32, Q. l, a. l, 2; dist. 33, Q. l, a. 2; 3 Sentences dist. 18, a. 4, Q. 2; dist. 19, a. 3, Q. 2; 4 Sentences dist. 4, Q. 2, a. 1, Q. 3; 4 Contra Gentiles c. 52, 59; De malo, Q. 4, a. 2, sol. 10; a. 6 sol. 4, 7, 10, 16; De quodlibet 6, Q. 9, a. 1; Super Psalmos, in Ps. 31, l-2; in Ps. 50, 7; Ad Rom. 4, 7, lect. 1 (èd. Marietti, n° 335); 7, lect. 2 (éd. Marietti, n° 542).

5. Rm 7, 25.



Thomas A. sur Rm (1999) 22