Thomas A. sur Rm (1999) 43

Leçon 2 [versets 6 à 13]

43
075 (
Rm 9,6-13)


[n° 749] 6 Ce n’est pas que la parole de Dieu ait failli. Car ne sont pas Israélites tous ceux qui sont d’Israël

[n° 750] 7 et ceux qui sont de la semence d’Abraham ne sont pas tous ses fils; [n° 751] mais "en Isaac sera nommée pour toi une semence";

[n° 753] 8 c’est—à-dire, ce ne sont pas les fils selon la chair qui sont fils de Dieu, mais ce sont les fils de la promesse qui sont comptés pour semence.

[n° 754] 9 Voici, en effet, la parole de la promesse: "En ce temps, je viendrai, et Sara aura un fils."

[n° 755] 10 Et non seulement elle, mais aussi Rébecca ayant conçu d’une seule union char nelle, d’Isaac notre père.

[n° 757] 11 En effet, alors qu’ils n’étaient pas encore nés, qu’ils n’avaient fait ni bien ni mal — afin que selon son élection le propos de Dieu demeure —

[n° 760] 12 à cause de leurs oeuvres, mais à cause de l’appel, il lui fut dit: 13 "L’aîné servira le plus jeune", [n° 762] selon qu’il est écrit: "J’ai aimé Jacob et j’ai haï Esaii."

748. Après avoir parlé de la dignité des Juifs [n° 735], l’Apôtre montre ici que cette dignité n’appartient pas à ceux qui sont issus selon la chair des anciens pères, mais à la semence spirituelle qui a été choisie par Dieu. Et:

Il montre d’abord que cette dignité provient de l’élection divine.

Puis que cette élection concerne aussi

bien les Juifs que les Gentils [n° 796]: 24 "Ainsi nous a-t-il appelés non seulement d’entre les Juifs, etc."

Sur le premier point:

<L’Apôtre> montre en premier lieu comment les Juifs obtiennent la dignité spirituelle par l’élection divine.

Puis, il soulève une question relative à la justice de l’élection divine [n° 765]: "Que dirons-nous donc?"

Sur la dignité résultant de l’élection divine:

I) <L’Apôtre> commence par exposer son intention.

II) Puis, il prouve sa proposition [n° 751]: Mais en Isaac, etc.

I. Sur le premier point

A) <L’Apôtre> expose la fermeté de l’élection divine.

B) Puis, il montre en qui elle s’accomplit [n° 750]: Car ne sont pas Israélites tous ceux, etc.

749. — A. <L’Apôtre> commence donc par dire: On a établi que les promesses, l’adoption des fils et la gloire appartiennent à ceux dont la chute est pour moi une grande tristesse et une douleur continuelle; toutefois cette chute ne doit pas s’entendre en ce sens que 6 la parole de Dieu ait failli, c’est-à-dire soit vaine, car bien qu’elle n’ait pas d’effet dans quelques-uns qui sont tombés, elle l’obtient cependant dans les autres: "La parole qui sortira de ma bouche ne me reviendra pas sans effet; mais elle fera tout ce que j’ai voulu, et elle réussira dans toutes les choses pour lesquelles je l’aurai envoyée 1." Et encore: "Eternellement, Seigneur, ta parole demeure dans le ciel 2."

750. — B. Lorsqu’il ajoute: Car ne sont pas Israélites, etc., <l’Apôtre> montre comment et en qui la parole de Dieu a failli. Il faut considérer à cet égard que les Juifs se glorifiaient principalement de deux choses: d’Abraham, qui le premier reçut du Seigneur le pacte de la circoncision, comme on le rapporte au livre de la Genèse 3, et de Jacob ou d’Israël, dont toute la postérité était comptée au nombre du peuple de Dieu; toutefois il n’en fut pas de même d’Isaac, car la postérité de son fils Esau n’appartenait pas au peuple de Dieu. L’Apôtre montre donc sa proposition, premièrement par rapport à Jacob, en disant: Car tous ceux qui sont d’Israêl, c’est-à-dire engendrés de Jacob selon la chair, ne sont pas les véritables Israélites auxquels appartiennent les promesses de Dieu, mais ceux-là qui sont droits et qui voient Dieu par la foi: "Ne crains pas, Jacob mon serviteur, et le très droit, que j’ai choisi 4." C’est pourquoi le Seigneur dit à Nathanaël: "Voici un véritable Israélite en qui il n’y a point d’artifice 5." Or ce nom d’Israël a été imposé à Jacob par l’ange, comme on le voit dans la Genèse 6. Puis, <l’Apôtre> montre la même chose par rapport à Abraham, en disant: 7: et ceux qui sont de la semence d’Abraham ne sont pas tous ses fils, <c’est-à-dire> les fils spirituels d’Abraham, auxquels Dieu a promis la bénédiction, mais ceux-là seulement qui imitent sa foi et ses oeuvres: "Si vous êtes les fils d’Abraham, faites les oeuvres d’Abraham 7."

751. — II. Quand il dit: mais en Isaac, etc., <l’Apôtre> prouve sa proposition. Et:

A) D’abord quant à Abraham.

B) Puis, quant à Jacob: Et non seulement elle, etc.

752. — A. À l’égard d’Abraham il fait trois choses

1. Il cite l’autorité de l’Écriture, en disant: Mais "en Isaac sera nommée pour toi une semence." Paroles que le Seigneur adressa à Abraham, comme on le rapporte dans la Genèse 8 là où il est question de l’expulsion d’Ismaèl. Autrement dit: ceux qui sont d’Abraham selon la chair n’appar tiennent pas tous à cette semence à qui a été faite la promesse, selon ces paroles <de l’Apôtre> aux Galates: "Les promesses ont été faites à Abraham et à sa postérité 9", mais ceux-là seuls qui sont semblables à Isaac.

753. 2. En ajoutant: 8 c’est-à-dire, ce ne sont pas les fils, etc., <l’Apôtre> applique à sa proposition l’autorité scripturaire qu’il vient de citer. Pour éclairer le sens de sa proposition il faut prendre en considération ce que l’Apôtre dit <dans son épître> aux Galates: "Abraham eut deux fils, l’un de la servante, et l’autre de la femme libre. Mais celui de la servante 9", c’est-à-dire Ismaèl, "naquit selon la chair", à savoir, parce qu’il naquit selon la Loi et selon la coutume de la chair d’une femme jeune; "et celui de la femme libre", c’est-à-dire Isaac, "en vertu de la promesse 10", et non

1. Is 55, 11.

2. Ps 118, 89.

3. Voir Gn 17, 10.

4. Is 44, 2.

5. Jn 1, 47. — Lieu parallèle Super Ioan. 1, 47, lect. 16 (éd. Marietti, n° 322).

6. Voir Corinthiens 32, 28.

7. In 8, 39.

8. Voir Gn 21, 12.

9. Ga 3, 16.

10. Ga 4, 22-23.

selon la chair, c’est-à-dire non selon la Loi et la coutume de la chair, puisqu’il est né d’une femme stérile et âgée, comme on le rapporte dans la Genèse 1, bien qu’il soit né selon la chair, c’est-à-dire selon la subs tance de la chair qu’il reçut de ses parents. De là l’Apôtre en conclut que ceux-là ne sont point adoptés comme fils de Dieu, qui sont fils selon la chair, c’est-à-dire du fait même que selon la chair ils ont été engendrés par Abraham, mais que ceux-là sont comptés pour semence, auxquels la promesse a été faite, qui sont les fils de la promesse, c’est-à-dire ceux qui, par la grâce de la promesse divine, sont devenus fils d’Abraham par l’imitation de sa foi, selon ces paroles <du Seigneur> dans <l’évangile de> Matthieu: < Dieu peut de ces pierres mêmes susciter des fils à Abraham 2"; de même qu’Ismael, né selon la chair, n’a pas été compté dans la postérité, mais Isaac, né en vertu de la promesse.

754. 3. Enfin, à ces mots: 9 Voici, en effet, la parole de la promesse, etc., <l’Apôtre> prouve la convenance de son explication, selon laquelle Isaac figure ceux qui sont les fils de la promesse, à savoir parce qu’Isaac est né en vertu de la promesse. Aussi dit-il: Voici, en effet, la parole de la promesse que l’ange, ou plutôt le Seigneur sous la forme d’un ange, a adressée à Abraham En ce temps, je viendrai, ce qui signifie le temps de la grâce — "Lorsque est venue la plénitude du temps, Dieu a envoyé son Fils 4" — et Sara aura un fils à savoir par la grâce de la promesse. Ce qui fait dire à <l’Apôtre> aux Galates: "Afin de nous conférer l’adoption filiale 5."

755. — B. Lorsqu’il dit 10 Et non seulement elle, etc., il prouve sa proposition quant à Jacob. Et:

1) Il expose d’abord son intention.

2) Puis, il prouve sa proposition [n° 757]: 11 En effet, alors qu’ils n'étaient pas encore nés, etc.

756. 1. Il dit donc en premier lieu Et non seulement elle, c’est-à-dire Sara, eut un fils au sujet duquel fut faite la promesse, mais aussi Rébecca conçut en son sein deux fils, dont le premier appartenait à la promesse, l’autre à la chair seulement, et cela d’une seule union charnelle, d’Isaac notre père. Car il est dit dans la Genèse qu’"Isaac implora le Seigneur pour sa femme, parce qu’elle était stérile: et le Seigneur l’exauça et accorda la conception à Rébecca. Mais ses petits enfants s’entrechoquaient dans son sein 6." Il faut remarquer que l’Apôtre cite ce passage contre les Juifs, qui prétendaient obtenir la justice de Dieu à cause des mérites de leurs pères, reproche qu’Ezéchiel faisait déjà contre eux quand il disait des hommes justes qu’" ils ne libéreront ni leurs fils, ni leurs filles; mais eux seuls seront libérés 7" par leur justice. Aussi Jean<-Baptiste> disait-il aux Juifs "Ne songez pas à dire en vous-mêmes: Nous avons Abraham pour père; car je vous le dis, Dieu peut, de ces pierres mêmes, susciter des fils à Abraham 8" Contre l’opinion des Juifs, <l’Apôtre> avait donc établi auparavant que des fils d’Abraham l’un était élu et l’autre rejeté. Or on pourrait attribuer cette différence ou à la diversité des mères, parce qu’Ismacl était né de la servante et Isaac de la femme libre, ou à la diversité des mérites du père, parce qu’<Abraham> engendra Ismael étant déjà circoncis. Afin donc d’écarter tout subterfuge, <l’Apôtre> cite des exemples

1. Voir Gn 18, 10.

2. Mt 3, 9.

3. Ga 4, 4.

4. Gn 18, 10.

5. Ga 4, 5.

6. Gn 25, 21-22a.

7. Ez 14, 16.

8. Mt 3, 9.



où l’un est élu et l’autre rejeté parmi les enfants qui non seulement sont engendrés du même père, mais encore de la même mère, dans le même temps, bien plus d’une seule union charnelle.

757. 2. Lorsque <l’Apôtre> ajoute: 11 En effet, alors qu’ils n'étaient pas encore nés, etc., il prouve sa proposition, et

a) D’abord, par l’autorité de la Genèse 1.

b) Puis par l’autorité du prophète [n° 762]: 13 selon qu’il est écrit, etc.

758. a. Sur la première preuve il fait trois choses.

Il indique en premier lieu le temps de la promesse, et il dit que c’est en vertu de cette promesse que l’un des fils de Rébecca a été préféré à l’autre, <et cela> alors qu’ils n'étaient pas encore nés. Et comme dans ce qui précède il a réfuté l’opinion des Juifs, qui se confient dans les mérites de leur père, il réfute ici l’erreur des mani chéens 2, qui attribuent à la naissance la diversité des événements qui arrivent au cours de la vie des hommes, de telle sorte que la vie et la mort de chacun seraient disposées d’après l’emplacement de la constellation sous laquelle il est né 3. Ce que Jérémie contredit en disant: "Ne redoutez pas les signes du ciel que craignent les nations 4." Et <l’Apôtre> ajoute qu’ils n’avaient fait ni bien ni mal, parole qui réfute l’erreur des pélagiens 5, qui prétendent que la grâce est donnée d’après les mérites antécédents, bien qu’il soit écrit: "Ce n’est point par les oeuvres de justice que nous avons faites qu’il nous a sauvés, mais selon sa miséricorde 6" La fausseté de l’une et l’autre de ces opinions est démontrée par le fait que avant sa nais sance et avant ses oeuvres, l’un des fils de Rébecca fut préféré à l’autre. Cette parole réfute aussi l’erreur d’Origène 7, qui a soutenu que les âmes des hommes avaient été créées en même temps que les anges et que, selon le mérite des oeuvres bonnes ou mauvaises accomplies alors, elles

1. Voir Gn 25, 24.

2. Lieux parallèles: Somme Théologique Ia, Q. 116, a. 1; 3 Contra Gentiles c. 93. Sur cette doctrine, voir aussi SAINT AUGUSTIN, La Cité de Dieu V, i-ix (BA 33, 644-683).

3. Les manichéens ont-ils professé un strict déterminisme astrolo gique ? Saint Thomas a pu lire en tout cas dans les Confessions de saint Augustin qu’ils avaient, â l’égard de la science des astres, de grandes prétentions qu’ils étaient incapables de soutenir en réalité (V, in, 6; BA 13, 470-472). C’est d’ailleurs pourquoi, désireux de compléter ses connaissances et de rendre raison de toute chose, Augustin le manichéen s’est toumé vers les "mathématiciens", c’est-è-dire les astrologues-astronomes qui, certes, sont des imposteurs quand ils affirment prédire le destin de chacun, et des impies quand ils le Soumettent au pouvoir de Vénus, de Mars ou de Satume, mais qui sont des savants lorsqu’ils prévoient, par un calcul rationnel, éclipses et conjonctions astrales (ibid., IV, lit, 4-6 BA 13, 412-416). La position de saint Thomas ne diffère pas, sur le fond, de celle de saint Augustin. Assez complexe dans le détail quand on prend en compte tous les textes qui en traitent (voir Thomas Lrrr, Les Corps célestes dans l’univers de saint Thomas, p. 231-241), le jugement qu’il porte sur l’astrologie judiciaire se laisse clairement résumer. Etant de nature corporelle, les astres ne peuvent exercer d’action que sur les corps terrestres. Mais cette actïon est indubitable. "Le pnncipe tout è fait général d’une influence universelle des corps célestes sur tous les événements corporels d’ici-bas, y compris les événements physio

logiques concernant les animaux et les hommes" constitue pour saint Thomas une" certitude philosophique et une vérité de sens commun" (Th. Lrrr, p. 240, renvoie à 2 Sentences diat. 15, Q. 1, a. 2), confirmée par l’autorité des saints auteurs (Somme Théologique I’, Q. 115, a. 3, qui cite saint Augustin et Denys). En outre, "la plupart des hommes sont entraînés par leurs passions; or les passions sont liées aux mouvements de l’appétit sensible; les corps célestes peuvent donc coopérer à leur production." En ce sens, les prédictions astrolo giques, quand elles portent sur la généralité des cas, peuvent tomber juste (ibid., a. 4, sol. 3). Il s’agit toutefois d’une influence indirecte, à moins que l’on ne confonde le domaine du sensible et celui de l’esprit auquel ressortit la volonté libre" c’est pourquoi les corps célestes ne peuvent étre, par eux-mêmes, la cause des opérations du libre arbitre. Ils peuvent incliner è telle opération, à titre de cause dispositive, en tant qu’ils agissent sur le corps humain, et donc sur ses forces sensitives qui sont des actes de nos organes corporels et qui donc inclinent aux opérations qu’accomplissent les hommes. Cependant, les forces sensitives étant sous la dépendance de la raison, l’influence qu’elles exercent n’impose aucune nécessité au libre arbitre; et l’homme a toujours, grâce è la raison, le pouvoir d’aller â l’encontre de l’inclination que suscitent les corps célestes" (Somme Théologique 2 Q. 95, a. 5). Notons que saint Thomas rejette expli citement (ibid. ) la possibilité que "les étoiles signifient, plutôt qu’elles ne produisent, ce que l’on prédit en les observant." C’est une hypothèse "non rationnelle." Pour lui un corps signifie quelque chose de corporel parce qu’il en est l’effet (la fumée signe du feu) ou l’indice (l’arc-en-ciel effet du soleil et donc indice du beau temps). Dans une telle perspective, il n’y a pas de place pour ce que nous avons appelé la" causalité sémantique" (Jean BOREL. I. . A, La Crise du symbolisme religieux, p. 19-24), laquelle, selon Plotin, fonde la légi timité de l’astrologie (Ennéades II, 3, § 7 De l’influence des astres, traduit par Emile Bréhier, p. 33).

4. Jr 10, 2.

5. Voir SAINrAUGUST De haeresibus LXXXVIII (CCL 46, 340). — Lieux parallèles: 3 Contra Gentiles c. 149; De veritate, Q. 29, a. 6; IIAd Tim. 2, 25, lect. 4 (éd. Marietti, n° 86); Ad Rom. 8, 29, lect. 6 (éd. Marietti, n° 703); 9, 15, lect. 3 (éd. Marietti, n° 771." ).

6. Tt 3, 5.

7. Voir ORIGÉNE, Peri Archon II, 9, 6 (PG 11, 230 C; SC 252,

364-367).



obtiennent une condition de vie diffé rente. Cette doctrine ne saurait être véri table selon ce qui est dit ici: alors qu’ils n’avaient fait ni bien ni mal. Et d’autre part, ces paroles de Job contredisent aussi cette doctrine: "Où étais-tu, lorsque les astres du matin me louaient tous ensemble et que tous les fils de Dieu étaient dans la jubilation 1 ?" Car on pourrait répondre, en adoptant l’erreur d’Origène: J’étais parmi les fils de Dieu eux-mêmes, qui étaient dans la jubilation.

759. Puis, <l’Apôtre> montre ce que l’on pouvait obtenir en vertu de la promesse même, puisque l’un des deux fils, pendant qu’ils étaient encore dans le sein, fut préféré à l’autre: afin que le propos de Dieu, voulant exalter l’un de préférence à l’autre, demeure, c’est-à-dire soit ferme, et cela non selon les mérites, mais selon son élection, c’est-à-dire en tant que Dieu lui-même, par une volonté spontanée, a choisi l’un de préférence à l’autre, non parce qu’il était saint, mais pour qu’il le fût, selon ce verset de l’épître aux Ephésiens: "Il nous a élus en lui avant la fondation du monde, pour être saints et immaculés en sa présence 2" Tel est le propos de la prédes tination, dont il est dit au même endroit "Qui nous a prédestinés à l’adoption de ses fils par Jésus-Christ, selon le propos de sa volonté 3."

760. Enfin, <l’Apôtre> expose la promesse, en disant: 12 non à cause de leurs oeuvres, dont aucune n’a précédé <le propos d’élection>, ainsi qu’on l’a dit, mais à cause de l’appel, c’est-à-dire par la grâce même de celui qui appelle, dont il a été dit plus haut: "Ceux qu’il a prédestinés, il les a aussi appelés 4." — Il lui fut dit, c’est-à-dire à Rébecca: L’aîné, à savoir Ésati, servira le plus jeune, â savoir Jacob. Ce qui peut se comprendre de trois manières

761. D’abord, selon leurs personnes, et dans ce sens on comprend qu’Esai a servi Jacob, non directement mais occasionnellement, en tant que la persécution qu’il lui infligea a tourné au bien de Jacob, selon ce passage des Proverbes: "Celui qui est insensé servira le sage 6."

Ensuite, on peut appliquer ces paroles aux peuples issus de l’un et de l’autre, parce que les Iduméens ont été jadis soumis aux Israélites, selon ce verset d’un psaume "Jusqu’en Idumée j’étendrai mes pas 7." Et cela semble s’accorder avec ce qui précède dans la Genèse, car il est dit: "Deux peuples sortis de ton ventre se diviseront; un peuple surpassera l’autre peuple, et l’aîné servira le plus jeune 8."

Enfin, on peut interpréter ce passage au sens figuré, en sorte que par l’aîné on comprenne le peuple des Juifs, qui a reçu en premier lieu l’adoption filiale, selon cette parole de l’Exode: "Mon fils premier-né est Israël 9"; et par le plus jeune est figuré le peuple des Gentils, qui fut appelé à la foi par la suite, lequel est aussi figuré par le fils prodigue. Donc le peuple aîné servira le plus jeune, en tant que les Juifs sont comme nos préposés à la garde des livres d’où l’on rend, témoignage à notre foi: "Vous scrutez les Ecritures, parce que vous pensez avoir en elles la vie éternelle; et ce sont elles qui me rendent témoignage 10."

1. Jb 38, 7.

2. Ep 1, 4.

3. Ep 1, 5.

4. Rm 8, 30.

5. Voir Glosa in Rom. IX, 12 (GPL, col. 1458 A-B).

6. Pr 11, 29b.

7. Ps 59, 10.

8. Gn 25, 23.

9. Ex 4, 22.

10. Jn 5, 39.



762. b. Lorsque <l’Apôtre> dit selon qu’il est écrit, etc., il prouve sa proposition par l’autorité du prophète. 14 Selon qu’il est écrit, à savoir au chapitre premier du <livre> du prophète Malachie qui, dans la personne de Dieu, dit: "J’ai aimé Jacob, et j’ai haï Esaü. 1." Sur ce passage, une Glose 2 dit que ces paroles qui précèdent L’aîné servira le plus jeune, sont selon la prescience; tandis que celles-ci doivent être comprises selon le jugement, à savoir parce que Dieu a aimé Jacob pour ses bonnes oeuvres, comme il aime tous les saints: "Moi j’aime ceux qui m’aiment 3." Quant à Esai il l’eut en haine 4 à cause de ses péchés, comme il est écrit: "Le Très-Haut a les pécheurs en haine." Mais, parce que l’amour de Dieu prévient l’amour de l’homme, selon ce verset de la première épître de Jean: "Ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, mais c’est lui qui nous a aimés le premier 6.", il faut dire que Jacob a été aimé de Dieu avant qu’il ait lui-même aimé Dieu. On ne peut pas dire que Dieu ait commencé à l’aimer dans le temps, autrement son amour serait sujet au changement 7. Il faut donc dire que Dieu a aimé Jacob de toute éternité, ainsi qu’il est écrit: "Je t’ai aimé d’un amour éternel 8."

763. Dans ces paroles de l’Apôtre, il faut noter qu’il indique en Dieu trois choses relatives aux saints, à savoir l’élection (electio), qui comprend la prédes tination et l’élection de Dieu, <deux choses> qui en Dieu ne font réellement qu’un, mais qui diffèrent selon la raison. En effet, on parle de l’amour (dilectio) même de Dieu en tant qu’il veut du bien à quelqu’un absolument parlant; on parle d’autre part d’élection, selon que par le bien qu’il veut à quelqu’un, Dieu le préfère à un autre; enfin on parle de prédesti nation, selon que Dieu dirige l’homme vers ce bien qu’il lui veut, en l’aimant et en le choisissant. C’est pourquoi, selon la raison, la prédestination vient après l’amour, de même que dans l’ordre naturel, la volonté relative à une fin précède chez certains êtres 10 la direction vers cette fin. Et toutefois l’élection et l’amour sont ordonnés différemment en Dieu et dans l’homme. Car dans l’homme l’élection précède l’amour, la volonté de l’homme étant mue pour aimer à partir du bien qu’elle considère dans l’objet aimé; c’est en raison de ce bien qu’elle le préfère à un autre et qu’après l’avoir choisi elle lui prodigue son amour. Mais la volonté de

1. Ml 1, 2-3a.

2. Voir Glosa in Rom. IX, 13 (G1aL, col. 1458 C; GOS, <Glosa interlin. >, t. IV, p. 293b).

3. Pr8, lia.

4. Lieux parallèles Somme Théologique Ia, Q. 20, a. 2, sol. 4; 1 Contra Gentiles c. 96; De veritate, Q. 28, a. 2; Super Psalmos, in Ps. 5, 7.

5. Eccli (Si) 12, 7b.

6. 1 Jn 4, 10.

7. Ueux parallèles Somme Théologique I’, Q. 9, a. 1; 1 Sentences dist. 8, Q. 3, a. 1; 1 Contra Gentiles c. 13, 14; 2 Contra Gentiles c. 25; Gompend. theol., c. 4.

8. Jr 31, 3.

9. Lieux parallèles: Somme Théologique Ia, Q. 23, a. 3, a. 4, a. 5; 1 Sentences

dist. 40, Q. 4, a. 1; dist. 41, Q. 1, a. 2, a. 3; De veritate, Q. 6, a. 2;

3 Contra Gentiles c. 163; Super Jean. 15, 16, lect. 3 (éd. Marietti,

n° 2020." ); Ad Rom. 1, 4, lect. 3 (éd. Marietti, n° 43." ); 8, 30,

lect. 6 (éd. Marietti, n° 707." ); 9, 15, Iect. 3 (éd. Marietti,

n° 772." ); Ad Ephes. 1, 5, lect. 1 (éd. Marietti, n° 9." ); 1, 11,

lect. 4 (éd. Marietti, n°' 33." ); De quodlibet 5, Q. 1, a. 2.

10. Il s’agit des êtres humains. Tous les êtres ne se dirigent pas vers leur fin de la même manière. L’inclination de tout être vers sa fin, que saint Thomas appelle " appétit naturel", varie selon la nature des êtres. Chez un être inanimé l’inclination est entièrement déterminée par la fin que sa nature lui assigne de réaliser ainsi de la pierre qui est portée vers le bas, son lieu naturel (De ven Q. 22, a. 1 ad responsionem). Les animaux, eux, sont dotés d’un appétit sensitif, c’est-à-dire qu’ils inclinent vers l’objet désirable par la connaissance que leurs sens leur en donnent; mais il n’est pas en leur pouvoir de ne pas y incliner. Chez l’homme, au contraire, l’appétit est " rationnel", c’est-à-dire que le désirable est fonction de la connaissance intellectuelle qu’on en a, et de l’appréciation des moyens qui permettent de l’atteindre. Un tel appétit, nécessairement rationnel (nous sommes ainsi faits), saint Thomas lui donne le nom de volonté (Somme Théologique P, Q. 80, a. 2). Il s’ensuit que, chez les étres humains, la volonté précède l’acte par lequel ils se dirigent vers leur fin (voir Etienne GtLs0N, Le Thomisme, chap. viii, L’appétit et la volonté", p. 327-343). Ainsi l’exemple de la volonté humaine permet-il de répondre, dans une certaine mesure, au difficile problème de la prédestination divine de même que les hommes ne s’engagent dans ce à quoi les destine leur nature qu’après l’acquies cement de la volonté (la raison pratique), de même la prédestination des élus à la gloire n’est, rationnellement parlant, qu’une " subsé quence" de la volonté par laquelle Dieu veut notre bien, c’est-à-dire de l’amour qu’il a pour nous. Et de ce point de vue, ou absolument parlant, Dieu aime tous les hommes. Retenons ces belles paroles de la Somme de théologie (1a, Q. 20, a. 2, sol. 4): "Dieu aime les pécheurs quant à leur réalité naturelle; de ce point de vue, en effet, ils sont et sont par lui. Mais en tant que pécheurs, ils ne sont pas, et ils manquent d’être; et ce manque d’être qui est en eux ne vient pas de Dieu. C’est pourquoi, sous ce rapport, Dieu les tient en haine, * Voir aussi au chap. 8, y. 29; leçon 6, n° 705, n. 8, p. 324.



Dieu est la cause de tout le bien qui est dans la créature, et c’est pourquoi le bien par lequel une créature est préférée à une autre, selon le mode d’élection, est subsé quent à la volonté de Dieu, qui a voulu à son égard ce bien en fonction de la raison de son amour. Aussi Dieu n’aime-t-il pas l’homme à cause de quelque bien qu’il choisit en lui, mais plutôt par cela même qu’il l’aime, il le préfère aux autres en le choisissant.

764. Or comme l’amour dont il est ici question appartient à l’éternelle prédesti nation de Dieu, de même aussi la haine dont <l’Apôtre> parle ici appartient à la réprobation, par laquelle Dieu réprouve les pécheurs. Il ne faut pas dire non plus que cette réprobation est temporelle, car il n’y a rien de temporel dans la volonté divine, mais elle est de toute éternité. Sous un certain point de vue la réprobation est en rapport avec l’amour ou avec la prédesti nation, mais sous un autre elle en diffère. Elle est en rapport <avec l’amour ou avec la prédestination> en ce sens que de même que la prédestination est la préparation à la gloire, ainsi la réprobation est la préparation à la peine: "Tophet est préparée depuis hier, par le roi préparée, profonde et étendue 1." Elle en diffère en ce que la prédestination suppose la prépa ration des mérites par lesquels on parvient à la gloire, et la réprobation, la prépa ration des péchés par lesquels on aboutit à la peine. Et c’est pourquoi la prescience des mérites ne peut être un motif de prédesti nation, car ces mérites connus à l’avance tombent sous la prédestination; tandis que la prescience des péchés peut être un motif de réprobation, sous le point de vue de la peine qui est préparée aux réprouvés, à savoir en tant que Dieu se propose de punir les méchants à cause des péchés qui viennent d’eux-mêmes et non de Dieu; tandis qu’il se propose de récompenser les justes pour des mérites qui ne sont point d’eux-mêmes: "Ta perte vient de toi, Israël; c’est seulement en moi qu’est ton secours 2"

1. Is 30, 33. "Tophet" (féminin dans la Vulgate, masculin chez les modernes) est un " terme obscur, traduit par "bûcher", "brûloir", "foyer", "gril", et mis en relation avec les sacrifices d’enfants qu’on brûlait en l’honneur du dieu Moloch" (A. M. GERAIW, Dictionnaire de la Bible, p. 1344). Il s’agissait peut-être d’une fosse circulaire creusée dans le sol. Saint Thomas prend ce terme comme dési gnation analogique de l’enfer.

2. Os 13, 9.


Leçon 3 [versets 14 à 18]

44
075 (
Rm 9,14-18)


[n° 766] 14 Que dirons-nous donc ? Y a-t-il de l’iniquité en Dieu? [n° 768]: Loin de là!

15 Car il a dit à Moïse: [n° 769] "J’aurai pitié de qui j’ai pitié et j’accorderai ma miséricorde à celui dont j’aurai pitié."

[n° 775] 16 Cela ne dépend donc ni de celui qui veut, ni de celui qui court, mais de Dieu qui aura pitié.

[n° 779] 17 Car l’Ecriture dit au Pharaon "C’est pour cela même que je t’ai suscité, pour montrer en toi ma puissance, et pour que mon nom soit annoncé dans toute la terre."

[n° 783] 18 Donc il a pitié de qui il veut et il endurcit qui il veut.

765. Après avoir établi que selon l’élection divine l’un est préféré à l’autre, non d’après les oeuvres, mais d’après la grâce de Celui qui appelle [n° 748], <l’Apôtre> traite ici de la justice de cette élection. Et:

Il expose d’abord une difficulté.

Puis la résout [n° 768]: Loin de là! 15: Car il a dit à Moïse, etc.

Enfin, il soulève une objection contre cette solution [n° 786]: "Tu me diras donc, etc.

766. Il commence donc par dire: On a établi que Dieu choisit l’un et réprouve l’autre sans égard au mérite antécédant. 14 Que dirons-nous donc? Est-ce qu’on peut prouver par là qu’il y a de l’iniquité en Dieu?

Il semble qu’il en soit ainsi. En effet, il appartient à la justice distributive 1 de distribuer également à des égaux 2. Or les hommes, mis à part la différence entre leurs mérites, sont égaux. Si donc Dieu, en dehors de la considération des mérites, distribue inégalement, en choisissant l’un et en réprouvant l’autre, il semble qu’il y ait en lui de l’iniquité, ce qui va à l’encontre de ces paroles du Deutéronome: "Dieu est fidèle et sans aucune iniquité 3"; et de ce psaume: "Tu es juste, Seigneur, et droit est ton jugement 4."

767. Il faut savoir qu’Origène 5, voulant résoudre cette objection, est tombé dans l’erreur. Car il établit dans le Peri Archon

1. Rappelons qu’on peut distinguer sommairement trois sortes de justice la justice distributive, la justice commutative, la justice pénale (laquelle n’a qu’un rapport indirect au juste, puisqu’elle n’est qu’un droit protecteur du droit). La justice distributive concerne les rapports des personnes publiques comme sujettes d’une autonté tierce qui répartit les biens et les maux selon les mérites elle est distributive parce qu’elle distribue les biens proportionnellement à l’égalité ou à l’inégalité des personnes. Elle traite également les êtres égaux et inégalement les êtres inégaux. Il est juste que l’Etat ne distribue pas le même salaire au ministre et au sergent de ville, étant donné l’importance inégale de leurs fonctions. La justice commu tative concerne les rapports des personnes privées, particulièrement dans les contrats qu’elles passent entre elles elle est commutative (cette dénomination est due à saint Thomas) parce qu’elle règle les échanges, commutationes en latin, par exemple l’achat et la vente. Voir au chap. 2, y. 11; leçon 2, n° n. 8, p. 139.

2. Lieux parallèles sur la justice de Dieu Somme Théologique P, Q. 21, a. 1 4 Sentences dist. 46, Q. 1, a. 1; 1 Contra Gentiles c. 93; De div. nom., c. 8, lect. 4. — Sur les parties de la justice Somme Théologique 2a-2 Q. 61, a. 1, 2, 3; 3Sentences dist. 33, Q. l, a. 3, q 4 dist. 46, Q. 1, a. 1, q 1; 5 Ethic., lect. 4 et 6.

3. Dt 32, 4b.

4. Ps 118, 137.

5. Lieux parallèles: Somme Théologique P, Q. 47, a. 1; Q. 65, a. 2; 2 Contra Gentiles c. 44, 45; 3 Contra Gentiles c. 97; De potent., Q. 3, a. 16; De anima, a. 7; Compend. theol., c. 73, 102; De div. nom., c. 4, lect. 16.

6. Voir ORIGÈNE, Peri Archon II, 9, 6 (PG 11, 230 C; SC 252,

364-367). — Voir à ce sujet le commentaire qu’en fait saint Augustin (La Cité de Dieu XI, XXIII, l-2 [n° 35, 100-105]).



(Traité des principes) que Dieu, au commen cement, n’a fait que des créatures spiri tuelles et toutes égales, afin que de leur inégalité on ne pût, par le raisonnement qui précède, attribuer de l’iniquité à Dieu. Mais par la suite la diversité des créatures résulta de la diversité des mérites. Car parmi ces créatures, certaines, par amour, se tournèrent plus ou moins vers Dieu d’où la distinction des divers ordres parmi les anges; d’autres par contre, se sont détournées plus ou moins de Dieu: d’où leur union à des corps nobles ou ignobles, les unes à des corps célestes, d’autres aux corps des démons, d’autres enfin aux corps des hommes. Selon cette doctrine, la raison de la création et de la distinction des créatures corporelles est le péché de la créature spirituelle. Doctrine qui contredit ces paroles de la Genèse: "Dieu vit toutes les choses qu’il avait faites et elles étaient très bonnes 1"; ce qui donne à entendre que la cause de la production des créatures corporelles est la bonté, comme le remarque Augustin dans la Cité de Dieu 2.

768. Cette opinion <d’Origène> ayant été rejetée, il faut examiner comment l’Apôtre résout la difficulté, lorsqu’il dit: Loin de là! 15 Car il a dit à Moïse, etc.

A ce propos <l’Apôtre> fait deux choses

I) Il résout en premier lieu l’objection précitée, quant à l’amour <de Dieu> pour les saints.

II) Puis, quant à sa haine ou sa réprobation des méchants [n° 779]: ‘ Car l’Ecriture dit, etc.

I. Quant à l’amour de Dieu pour les saints

A) <L’Apôtre> commence par citer l’autorité de l’Ecriture, d’où procède la solution.

B) Puis, il en déduit une conclusion [n° 775]: 16 Cela ne dépend donc ni de celui qui veut, etc.

769. — A. <L’Apôtre> cite l’autorité de l’Exode 3, là où le Seigneur dit à Moïse, selon notre version: Miserebor cui voluero et clemens ero in quem placuero "Je ferai miséricorde à qui je voudrai et j’userai de clémence envers qui il me plaira") 4, mais il cite ce passage d’après la Septante: Mise rebor cui misereor, et misericordiam praestabo cui miserebor (J’aurai pitié de qui j’ai pitié, et j’accorderai ma miséricorde à celui dont j’aurai pitié). A ne s’en tenir qu’à la lettre de ce verset, tous nos biens sont attribués à la miséricorde de Dieu, selon ce verset d’Isaïe: "Je me souviendrai des miséri cordes du Seigneur, <je chanterai> la louange du Seigneur à cause de tout ce qu’il a fait pour nous 6" Et de Jérémie: "C’est aux miséricordes du Seigneur que nous devons de ne pas être consumés 7", car "nombreux sont les effets de sa miséricorde 8"

770. Or cette autorité <scripturaire> est expliquée dans la Glose 9 de deux manières et, selon ces explications, la question et l’objection sont résolues de deux manières en se fondant sur l’autorité scripturaire

1. Selon une première manière comme suit: J’aurai pitié de qui j’ai pitié, c’est-à-dire de celui qui est digne de miséricorde; et pour donner plus de force à ses paroles, il les répète en disant: j’accorderai ma miséricorde à celui dont j’aurai pitié,

1. Gn 1, 31.

2. Voir SAINT AUGUSTIN, La Cité de Dieu XI, xxi et xxii (BA 35, 90-101).

3. Ex 33, 19.

4. Selon la Vulgate.

5. Voir éd. Alfred Rahlfs (vol. I, p. 145) elcêso hon an eleô, kai oiktirêsô lion an oiktirô e.

6. Is 63, 7.

7. Lm 3, 22.

8. 1 Par (1 Ch) 21, 13.

9. Voir Glosa in Rom. IX, 15 (GPL, col. 1459 C).



c’est-à-dire à celui que je juge digne d’être objet de pitié, ainsi qu’il est dit: < Le Seigneur a eu pitié de ceux qui le craignent 1." Dans ce sens, bien qu’il prodigue ses dons miséricordieusement, il n’est cependant pas accusé d’injustice, parce qu’il donne à ceux à qui il faut donner, et qu’il ne donne pas à ceux à qui il ne faut pas donner, suivant la rectitude de son jugement.

771. Mais avoir pitié de celui qui en est digne peut s’entendre de deux manières:

a. Premièrement, en ce sens que l’on regarde quelqu’un comme digne de miséricorde à cause des oeuvres préexistantes en cette vie et non pas dans une vie précédente, comme l’a soutenu Origène 2, ce qui relève de l’hérésie des pélagiens prétendant que la grâce de Dieu est donnée aux hommes selon leurs mérites 4. Mais cette doctrine ne peut se soutenir, parce que, comme on l’a dit, les bonnes oeuvres méritoires de l’homme viennent de Dieu, et ce sont les effets de la prédestination.

772. b. Deuxièmement, 5 on peut regarder quelqu’un comme digne de miséricorde, non à cause de mérites qui précèdent la grâce, mais à cause de mérites subséquents: par exemple, nous disons que Dieu donne sa grâce à quelqu’un et s’est proposé de toute éternité de la donner à celui dont il a su à l’avance qu’il en ferait un bon usage.

2. C’est dans ce sens que la Glose 6 entend ce passage, à savoir que <Dieu> a pitié de celui dont il faut avoir pitié. Aussi dit-elle: J’aurai pitié de qui j’aurai pitié, c’est-à-dire j’aurai pitié de lui en l’appelant et en lui donnant la grâce, de celui dont je saurai dans ma prescience que je lui donnerai ma miséricorde, sachant qu’il se convertira et qu’il demeurera auprès de moi.

Cependant, il semble que cette explication ne puisse pas être donnée avec convenance. Car il est manifeste qu’on ne peut avancer comme raison de la prédestination, ce qui en est l’effet, quand bien même on l’attribuerait à la prescience de Dieu; parce que la raison de la prédesti nation est conçue avant la prédestination elle-même, tandis que l’effet est contenu dans celle-ci. Il est aussi manifeste que tout bienfait de Dieu conféré à l’homme en vue du salut est un effet de la prédestination divine. Or le bienfait divin ne s’étend pas seulement à l’infusion de la grâce par laquelle l’homme est justifié, mais aussi à l’usage de cette grâce; de même que, dans les choses naturelles, non seulement Dieu cause les formes elles-mêmes, mais aussi les mouvements eux-mêmes et les opérations de ces formes; <ainsi, > parce que Dieu est le principe de tout mouvement, si son opération sur l’objet à mouvoir vient à cesser, aucun mouvement ou opération ne résulte de ces formes 7. Or de même que

1. Ps 102, 13.

2. Voir O1tIGÈNE, Peri Archon II, 9, 8 (PG 11, 233 A; SC 252, 370-373). — Lieux parallèles Ad Rom. 9, 11 (éd. Marietti, n° 758) 9, 14 (éd. Marietti, n° 767).

3. Voir SAINT AUGUSTIN, De haeresibus LXXXVIII (CCL 46, 340). Lieu parallèle: Ad Rom. 9, 11 (éd. Marietti, n°758).

4. Comme l’a montré le père Henri Crouzel, l’hypothèse de la préexistence des âmes répond chez Origène d’une part à un état encore indéterminé de la doctrine sur l’origine de l’âme, d’autre part à un souci chrétien combattre le gnosticisme marcionite et valen tinien (voir Origène, chap. xi, p. 267-284). D’autre part, si "on étudie l’ensemble des textes où Origène traite des rapports de la grâce divine avec la liberté humaine, les complétant les uns avec les autres, on s’aperçoit qu’il est orthodoxe sur ce point * (ibid., p. 227). Mais il est vrai que certaines déclarations, prises isolément, pouvaient autoriser saint Jérôme (que suit ici saint Thomas), à faire d’Origène l’ancêtre de Pélage. Voir également, l’article " Origène" (Gaston Bardy) dans DTC, t. XI, col. 1544-1545.

5. Lieux parallèles: Somme Théologique Ia, Q. 23, a. 5; 1 Sentences dist. 41, Q. 1, a. 3; 3 Contra Gentiles c. 163; De veritate, Q. 6, a. 2; Super Ioan. 15, 16, lect. 3 (éd. Marietti, n° 2020." ); AdRom. 1, 4, lect. 3 (éd. Marietti, n° 43." ); 8, 30, lect. 6 (éd. Marietti, n° 707." ); Ad Ephes. 1, 5, lect. 1 (éd. Marietti, n° 9." ); 1, 11, lect. 4 (éd. Marietti, n° 33." ).

6. Voir Glosa in Rom. IX, 15 (GPL, col. 1459 C).

7. L’habitude, c’est-à-dire l’habitus, est en effet, comme nous l’avons déjà expliqué, une disposition acquise de l’âme qui la perfec tionne en vue d’une opération à accomplir. L’habitus est essentiel lement opératif. Cela est vrai même de l’habitus de la grâce (la grâce habituelle distincte de la grâce actuelle), qui cependant est un habitus entitatif (la grâce habituelle est reçue dans l’être), mais ordonné aux opérations sanctifiantes. Ce que dit ici saint Thomas, c’est que l’habitus de la grâce dépend de Dieu non seulement en tant qu’entitatif, mais aussi en tant qu’opéraeif, de même que, dans l’ordre naturel, les opérations d’un être ou d’une chose découlent de sa nature (la "forme" que Dieu lui a donnée), mais requièrent en outre le concours continuel de l’efficace divine. La providence de Dieu gouverne toute chose. Voir les belles analyses d’Etienne GIL50N Le thomisme, p. 243-250.



l’habitude de la grâce ou de la vertu dans l’âme est relative à l’usage qu’on en fait, ainsi en est-il de la relation de la forme naturelle à son opération. Voilà pourquoi il est dit dans Isaïe "Seigneur, tu nous donneras la paix car tu as opéré toutes nos oeuvres pour nous 1."

773. Aristote 2 prouve ce principe, à l’égard des opérations de la volonté humaine, par un raisonnement particulier. L’homme ayant la puissance des contraires, par exemple de s’asseoir ou de ne pas s’asseoir, il faut que cette puissance passe à l’acte par un autre moteur. Or cette puis sance passe à l’acte par le conseil (ou la délibération) 3 à partir duquel l’homme choisit l’un des contraires de préférence à l’autre. Mais comme l’homme a aussi la puissance de délibérer ou de ne pas déli bérer, il faut qu’il y ait un moteur qui le fasse passer à l’acte de délibérer. Et comme on ne peut procéder ainsi à l’infini, il faut qu’il y ait un principe extrinsèque et supérieur à l’homme, qui le meuve en vue de délibérer, et ce principe n’est autre que Dieu. Ainsi donc l’usage même de la grâce vient de Dieu, et l’habitude de la grâce n’est pas pour cela superflue, pas plus que ne sont superflues les formes naturelles, bien que Dieu opère en tout. Car, selon la Sagesse, <Lui-même> "dispose toutes choses avec douceur 4", à savoir parce que par ses formes toutes choses sont inclinées comme d’elles-mêmes vers leur fin ordonnée par Dieu 5.

Ainsi donc il n’est pas possible que les mérites subséquents à la grâce soient la raison d’avoir pitié ou de prédestiner, mais seulement la volonté de Dieu 6, en tant que miséricordieusement elle libère quelques hommes. Car il est manifeste que la justice

1. Is 26, 12.

2. Voir ARISTOTE, Métaphysique, livre thêta (IX), 3 (AL, XXV, 2, p. 171); Eshique à Eu&me, lib. VIII, c. 2. . — Lieux parallèles: Super Metaphys. IX, lect. 3 (éd. Marietti, n° 1795-1814).

3. Lieux parallèles Somme Théologique 1a-2ae, Q. 14; 2a-2ae, Q. 49, a. 5.

4. Sg8, 1.

5. Il y a en effet une difficulté: si les opérations de la grâce, comme celles de la nature, requièrent l’efficace divine, à quoi bon avoir donné la grâce aux baptisés et une forme aux êtres créés?

L’efficacité des causes secondes ne va-t-elle pas être noyée dans la toute-puissance de l’efficacité divine? Et n’est-ce pas alors l’ordre du monde qui devient inutile et la consistance du créé qui s’évanouit en même temps que le libre arbitre de la créature raisonnable? Saint Thomas répond que l’efficace divine meut chaque chose selon la forme qu’elle a reçue, et qu’ainsi c’est d’elle-même qu’elle incline vers sa fm " Par leurs formes et leurs habitus, tous les êtres sont inclinés vers ce â quoi Dieu les ordonne et les meut, afin qu’ils y tendent non pas forcés de l’extérieur, mais comme spontanément" (Henn BOUILLARD, Conversion et grâce chez saint Thomas d’Aquin, p. 163-164).

6. Il est clair que saint Thomas veut sauvegarder et la valeur du mérite humain et la primauté de la grâce divine. Cette primauté est mise en rapport avec la doctrine d’Aristote, ce qui offre quelque difficulté dans la mesure où ce que dit Aristote vaut pour l’ordre de la nature et qu’il s’agit pour lors de l’ordre de la grâce. La doctrine d’Aristote ainsi invoquée est d’abord celle qui énonce l’antériorité nécessaire de l’acte par rapport à ce qui est en puissance. On la trouve au livre thêta de la Métaphysique, (chap. 8) qui établit la nécessité d’un premier Moteur " un acte est toujours préexistant â un autre acte, Jusqu’à ce qu’on arrive à l’acte du premier Moteur éternels (l050b5). En effet, être en puissance, c’est être en puis sance des contraires (si je peux être assis, c’est que je peux ne pas l’être), et le passage à l’acte requiert un principe déterminant en acte; or, il faut bien s’arrêter (ananké stênai) et rejeter la régression indéfinie (kai mê eu apeiron ienai, Physique VIII, 5, 256 a 29), puisque, si l’acte premier n’est pas donné, les actes subséquents ne le seront pas non plus. Toutefois, en tous ces textes, il n’est question chez Aristote ni de volonté, ni de libre arbitre. Le point de vue est nettement physique ou métaphysique. Au demeurant, l’Acte premier ou Moteur éternel, c’est-â-dire Dieu, n’a chez Aristote aucune volonté relativement aux puissances qu’il actualise à titre de Fin suprême. Ce Dieu est une Intelligence dont la Vie est de se penser elle-même; il n’a aucune pensée du monde ni aucune volonté sur lui. A fortiori ignore-t-il ce que peut être la grâce. Cependant, il est un texte d’Aristote qui commença de circuler dans la seconde moitié du xiii’ siècle et que saint Thomas cite pour la première fois dans la Somme contre les Gentils (livre III, chap. 89)

exception faite de sa citation raturée à la fin du e. 75, non repro duite dans le texte courant il s’agit de l’Ethique eudémienne, ou Ethique à Eudéme, d’authenticité aujourd’hui peu contestée et dans laquelle (voir livre VIII, chap. 2, 1246 b 37-1248 b 11) se lit une analyse de la notion du hasard (fortuna en latin) d’inspiration reli gieuse d’où le titre sous lequel elle circulait et que saint Thomas parfois utilise: Liber de bonafortuna (voir à ce propos l’introduction à la Somme contre les Gentils par le père René-Antoine Gauthier, p. 80-83). Ce livre comprend deux chapitres: le premier est emprunté à la Grande morale (livre II, chap. 8, 1206 b 30-1207 b 19), le second à l’Ethique à Eudéme (livre VIII, chap. 2, l246b37-l248b 11). Il semble que ce soit dans ce Livre de la bonne fortune que saint Thomas ait trouvé la confirmation aris totélicienne que la motion de l’Acte premier s’exerce directement sur la volonté elle-même, parce que tout acte volontaire présup posant une délibération elle-même volontaire, il faut bien supposer, dit Aristote, sous peine d’une impossible régression indéfinie, que " ce qui est divin en nous meut toutes choses." Autrement dit, Dieu est le principe extérieur qui meut la volonté immédiatement et de l’intérieur, et non seulement en donnant à voit des objets extérieurs désirables (voir Somme Théologique ifl-2ae, Q. 9, a. 4 et a. 6). Autrement dit, le mystère de la volonté, qui se présuppose elle-même en tant que commencement absolu est tel qu’il suppose l’immédiateté du seul Moteur absolument initial. Ainsi est rendue possible, selon les exigences mêmes de la philosophie, l’action de la grâce divine requise nécessairement dans l’ordre surnaturel. C’est ce que saint Thomas annonce à la fin de l’article 6 susmentionné, et ce qu’il expose clairement à la première solution de l’article 2 de la question 109. Comme le montre la fin de ce paragraphe 773, l’ordre de la grâce n’anéantit pas l’o, xlre des déterminations naturelles (dont relève la justice distributive), mais il ne lui est pas soumis: Dieu n’est Jamais injuste. — Nous citons le texte de l’Ethique à Eudàme d’après Th. Deman, "Le "Uber de bona fortuna" dans la théologie de saint Thomas d’Aquin", p. 40.



distributive 1 a lieu quand on donne ce qui est dû: par exemple, si plusieurs ouvriers méritent un salaire, on doit en donner un plus grand à ceux qui travaillent davantage; mais cette justice n’a pas lieu quand on donne spontanément et miséri cordieusement par exemple, si quelqu’un rencontrant sur son chemin deux pauvres donne à l’un ce qu’il peut ou ce qu’il a résolu de donner en aumône, il n’est pas injuste mais miséricordieux. Semblablement, si celui qui a été également offensé par deux personnes remet à l’une son offense et non pas à l’autre, il est misé ricordieux à l’égard de la première et juste envers la seconde, mais il n’est injuste ni à vis-à-vis de la première ni vis-à-vis de la seconde. Or étant donné que tous les hommes naissent passibles de la damnation à cause du péché du premier père, ceux que Dieu libère par sa grâce, il les libère par sa seule miséricorde. Ainsi <Dieu> est misé ricordieux à l’égard de ceux qu’il libère, et juste à l’égard de ceux qu’il ne libère pas; mais il n’est injuste ni vis-à-vis des uns ni vis-à-vis des autres. Voilà pourquoi l’Apôtre résout la question par l’autorité <scripturaire> qui attribue toutes choses à la miséricorde divine.

774. Il faut savoir que la miséricorde de Dieu peut être considérée sous trois rapports:

D’abord, relativement à la prédesti nation selon laquelle de toute éternité Dieu s’est proposé de libérer les hommes: "La miséricorde du Seigneur est de toute éternité et jusqu’à l’éternité sur ceux qui le craignent 2."

Ensuite, relativement à la vocation et à la justification, par lesquelles il sauve les hommes dans le temps: "Ce n’est pas par les oeuvres de justice que nous avons faites qu’il nous a sauvés, mais selon sa miséricorde 3."

Enfin, en magnifiant par la gloire, quand il libère de toute misère: "C’est lui qui te couronne de miséricorde et de bontés 4." Et voilà pourquoi il dit: J’aurai pitié, à savoir en l’appelant et en le justifiant, de qui j’ai pitié, en le prédestinant, en lui accordant ma miséricorde, et fina lement en glorifiant celui dont j’ai pitié, en l’appelant et en le justifiant. Cette interpré tation s’accorde mieux avec notre version, qui dit: "Je ferai miséricorde à qui je voudrai, et j’userai de clémence envers qui il me plaira 5." Paroles qui montrent mani festement que ce n’est pas aux mérites, mais à la seule volonté divine que la misé ricorde divine est attribuée.

775. — B. En disant ensuite: 16 Cela ne dépend donc ni de celui qui veut, etc., <l’Apôtre> déduit sa conclusion de l’autorité <scripturaire> citée. Et cette conclusion peut se comprendre de plusieurs manières

1. D’abord, ainsi: le salut même de l’homme, ne dépend donc ni de celui qui veut, ni de celui qui court, c’est-à-dire n’est dû à personne en raison de son vouloir ou d’une oeuvre extérieure, qui est appelée du nom de course (selon cette parole de l’Apôtre: "Courez donc de telle sorte que vous remportiez le prix 6"), mais de Dieu qui aura pitié, c’est—à-dire qu’il procède de la seule

1. Lieu parallèle 5. Th. Ia, Q. 21, a. 1.

2. Ps 102, 17.

3. Tt 3, 5.

4. Ps 102, 4.

5. Lieux parallèles: Somme Théologique Ia, Q. 23, a. 6; 1 sens., dist. 40, Q. 3 De veritate, Q. 6, a. 3; Dequodlibet 11, Q. 3; 12, Q. 3, a. 1.

6. 1 Co 9, 24.



miséricorde de Dieu; et cela ressort surtout de l’autorité scripturaire qui suit: "Ne dis point en ton coeur, lorsque le Seigneur ton Dieu les aura détruits en ta présence: C’est à cause de ma justice que le Seigneur m’a introduit dans cette terre pour la posséder 1."

776. 2. On peut encore comprendre la conclusion autrement: Toutes choses procèdent de la miséricorde de Dieu, cela ne dépend donc ni de celui qui veut, à savoir, du vouloir, ni de celui qui court, à savoir de courir, mais l’un et l’autre dépendent de Dieu qui aura pitié, selon ces paroles <de Paul> aux Corinthiens: "Plus qu’eux tous j’ai travaillé, non pas moi toutefois, mais la grâce de Dieu avec moi 2"; et de Jean: "Sans moi vous ne pouvez rien faire 3."

777. 3. Mais si l’Apôtre n’avait en vue dans ces paroles que ce sens, alors, étant donné que la grâce sans le libre arbitre de l’homme ne veut ni ne court, il aurait pu dire au contraire Cela ne dépend pas de Dieu qui a pitié, mais de celui qui veut et qui court, langage que des oreilles pieuses ne supporteraient point. Il faut donc entendre dans ces paroles quelque chose de plus, à savoir que le principal est attribué à la grâce de Dieu. Car l’action est toujours attribuée à l’agent principal 4, de préférence à l’agent secondaire; c’est ainsi que nous disons que ce n’est pas la hache qui fait le coffre, mais l’artisan au moyen de la hache. Or la volonté de l’homme est mue vers le bien par Dieu; aussi <l’Apôtre> a-t-il dit plus haut: "Ceux qui sont conduits par l’Esprit de Dieu, ceux-là sont fils de Dieu 5." Et c’est pourquoi l’opération intérieure de l’homme ne doit pas lui être principalement attribuée, mais à Dieu: "C’est Dieu qui opère en vous et le vouloir et le faire, selon sa bonne volonté 6"

778. — 4. Cependant 7 si vouloir ne dépend pas de celui qui veut, ni courir de celui qui court, mais de Dieu qui meut l’homme en vue de cela, il semble que ce dernier ne soit plus maître de son acte propre, lequel relève de son libre arbitre. Il faut donc dire que Dieu meut toutes choses, mais diversement, à savoir en tant que chacune d’elle est mue selon le mode de sa nature. Ainsi l’homme est mû par Dieu en vue de vouloir et de courir selon le mode d’une volonté libre. Donc vouloir et courir dépendent de l’homme en tant qu’agent libre, non cependant de l’homme comme moteur principal, car cela relève de Dieu

779. — II. Lorsque <l’Apôtre> dit 17 Car l’Ecriture dit au Pharaon, etc., il résout la question précitée quant à la réprobation des méchants. Et

A) Il commence par citer l’autorité <scripturaire>.

B) Puis, il en déduit sa conclusion [n° 783]: 18 Donc il a pitié de qui il veut, etc.

1. Dt 9, 4.

2. 1 Corinthiens 15, 10.

3. Jn 15, 5.

4. Lieux parallèles " Somme Théologique 1a-2ae, Q. 16, a. 1, eoncl. Q. 172, s. 2, sol. 3; 3a, Q. 13, a. 3, conci. ; Q. 15, a. 9, sol. 1; 3 Contra Gens., c. 24; De veritate, Q. 5, a. 9, concl. ; Q. 12, a. 8, sol. 5; De malo, Q. 7, a. 6, concl.

5. Rm8, 14.

6. Ph 2, 13.

7. Lieux parallèles " Somme Théologique Ia, Q. 23, a. 6; 1 Sentences dist. 40, Q. 3 Devenu., Q. 6, a. 3; Dequodlibet 11, Q. 3; 12, Q. 3, a. 1.

8. Ces deux paragraphes 777 et 778 précisent aussi clairement que possible les rapports réciproques de la grâce et de la liberté. Nous avons souligné précédemment le souci de saint Thomas de sauve garder la place du libre arbitre et la consistance de l’ordre des natures face à la primauté et à l’absolue indépendance du vouloir miséricordieux de l’Acte premier. Nous en voyons maintenant la justification, conformément au principe — souvent allégué — que l’action doit être attribuée à l’agent principal sans que soit niée pour autant la fonction du moyen à l’aide duquel il l’accomplit " c’est l’homme qui pense ou qui coupe le bois, mais à l’aide de l’intellect ou de la hache, agents secondaires. Cependant si l’homme, c’est-â-dire le libre arbitre, est agent principal relativement à l’acte de penser ou de menuiser, de courir et de vouloir, relativement à la motion de la grâce divine et à la primauté de son efficace, il devient agent secondaire et subordonné, indispensable assurément mais en dépendance du bien vers lequel Dieu l’appelle à se mouvoir librement. C’est Dieu lui-même qui donne au libre arbitre humain de s’exercer. La motion divine ne s’exerce pas " seulement au départ du mouvement volontaire, comme une chiquenaude initiale " elle le domine de bout en bout, comme sa cause première (voir Somme Théologique 1a-2ae, Q. 9, a. 6, sol. 3). Elle n’empêche pas que le vouloir procède de la volonté comme de son principe; bien plutôt, c’est elle qui confère à la volonté le pouvoir de produire d’elle-même son action. Nous touchons ici au mystère de l’action divine dans l’homme, à la source de son action personnelle." (S. PINCKAERS, Les Actes humains, t. I, appendice I, note explicative [ dans Somme Théologique 1a-2ae, Q. 6-17, Paris, Ed. du Cerf, 1962 [n° 1997], p. 325).



780. — A. Il dit donc: On a démontré qu’il n’y a pas d’iniquité en Dieu, en ce que de toute éternité il aime les justes, mais ne réprouye pas semblablement les méchants. Car l’Ecriture met dans la bouche de Dieu ces paroles: C’est pour cela même que je t’ai suscité, ou: "je t’ai conservé", selon une autre version 1, pour montrer en toi ma puissance, et pour que mon nom soit annoncé dans toute la terre. Mais notre version 2 lit ainsi: "Je t’ai établi pour montrer en toi ma puis sance, et pour que mon nom soit annoncé dans toute la terre."

781 — 1.Ici, il faut d’abord consi dérer ce que Dieu fait à l’égard des réprouvés. <L’Apôtre> le montre en disant: "C’est pour cela même que je t’ai conservé 3", c’est-à-dire tu étais digne de mourir à cause des maux que tu avais commis: "Ceux qui commettent de telles actions sont dignes de mort 4"; cependant je ne t’ai point fait mourir aussitôt, mais je t’ai conservé en vie pour la fin suivante, c’est-à-dire pour que mon nom soit annoncé dans toute la terre.

On peut aussi entendre dans ce sens ces paroles: je t’ai suscité, c’est-à-dire alors qu’à mes yeux tu méritais la mort, je t’ai néanmoins concédé la vie, comme si je te ressuscitais. On voit par là que Dieu ne traite pas les réprouvés avec iniquité, puisque eux-mêmes méritaient en toute justice d’être aussitôt exterminés; mais le fait même qu’il les conserve en vie résulte de sa très grande bonté: "Corrige-moi, Seigneur, mais cependant dans ta justice, et non pas dans ta fureur, de peur que tu ne me réduises au néant 5."

On peut encore comprendre ces mots: je t’ai suscité, c’est-à-dire pour le péché, afin que tu deviennes plus mauvais Non qu’il faille comprendre que Dieu cause la malice dans l’homme, mais qu’il la permet, à savoir que par son juste jugement il permet que certains se précipitent dans le péché à cause de leurs iniquités précédentes, comme <l’Apôtre> l’a dit plus haut: "Dieu les a livrés à leur sens réprouvé 7." Cependant il me semble qu’il faut ici comprendre quelque chose de plus, à savoir que par une sorte de stimulation inté rieure les hommes sont mus par Dieu vers le bien ou vers le mal. C’est ainsi qu’Augustin dit, dans son livre De la grâce et du libre arbitre 8, que Dieu opère dans le coeur des hommes pour incliner leur volonté selon ce qu’il veut, soit au bien en vertu de sa miséricorde, soit au mal à cause de leurs mérites. Aussi dit-on plus souvent de Dieu qu’il suscite certains en vue du bien, selon cette parole de Daniel: "Dieu suscita l’esprit saint d’un jeune enfant dont le nom est Daniel 9." On dit semblablement qu’il suscite certains pour commettre le mal, selon cette parole d’Isaïe: "Je susciterai contre eux les Mèdes qui de leurs flèches tueront les petits enfants 10"

1. Citation de Ex 9, 16 selon la Vetus latina. Voir DOM SABATIER, Bibi. saer., t. I, p. 152. Cette version figure notamment dans les Commentaria in epistoiam ad Romanos d’Ambrosiaster (CSEL 81/1, 322-325).

2. Citation de Ex 9, 16 selon la Vulgate.

3. Lieux parallèles: Somme Théologique 1 Q. 23, a. 3."

4. Rm 1, 32,

5. Jr 10, 24.

6. Voir Glosa in Rom. IX, 17 (GPL, col, 1461 C).

7. Rm 1, 28.

8. Voir SAINT AUGUSTIN, De gratia et iibero arbitrio, XXI, 43 (BA 24, 196-197).

9. Dn 13, 45. lOis 13, 17.



Mais différente est sa manière de susciter en vue du bien et en vue du mal. Car, en vue du bien, Dieu incline la volonté des hommes directement et par lui-même, en tant qu’acteur du bien; mais en vue du mal, on dit que Dieu incline ou suscite les hommes occasionnellement, c’est-à-dire en tant qu’il propose à l’homme, soit intérieurement, soit extérieurement, quelque chose qui, dans la mesure où cela dépend de Dieu, le porte au bien; mais l’homme à cause de sa malice en use avec perversité en vue du mal: "Ignores-tu que la béni gnité de Dieu t’amène à la pénitence? Cependant, par ton endurcissement et par ton coeur impénitent, tu t’amasses un trésor de colère pour le jour de la colère et <de la révélation> du juste jugement de Dieu 1." Et encore: "Dieu lui a donné lieu de faire pénitence, et lui en abuse pour s’enorgueillir 2." De même aussi, Dieu, dans la mesure où cela dépend de lui, stimule l’homme au bien: par exemple, un roi à défendre les intérêts de son royaume, ou à punir les rebelles. Mais l’homme mauvais abuse de cette bonne stimulation selon la malice de son coeur. On le voit dans <le livre> d’Isaïe, où il est dit d’Assur: "Je l’enverrai vers une nation trompeuse, je lui donnerai des ordres contre le peuple de ma fureur, afin qu’il emporte des dépouilles, et qu’il enlève du butin, et qu’il le foule aux pieds comme la boue des places publiques 3." Mais ensuite "lui-même ne pensera pas ainsi et son coeur n’aura pas un pareil sentiment; mais son coeur sera porté à la destruction et à la ruine totale d’un grand nombre de nations 4." C’est ce qui est arrivé à Pharaon qui, poussé par Dieu à défendre son royaume, a abusé de cette incitation pour <satisfaire> sa cruauté.

782. 2. Il faut considérer, en second lieu [n° 781], à quelle fin Dieu en partie accomplit ces choses, et en partie les permet.

Car il faut considérer que Dieu opère dans ses créatures en vue de sa propre manifestation, selon ces paroles <commentées> plus haut: "<Les perfections> invisibles <de Dieu> sont rendues visibles à l’intelligence par ses oeuvres 5." Cette sorte d’incitation est donc ordonnée à cette fin, et par rapport à ceux qui sont présents, pour montrer en toi ma puissance — "<Les fils d’Israël> virent la main puissante qu’avait étendue le Seigneur contre <les Egyptiens> 6" — et par rapport à ceux qui sont absents, pour que mon nom soit annoncé dans toute la terre. — "Annoncez parmi les nations sa gloire 7."

Il est donc de toute évidence qu’en ce point il n’y a de la part de Dieu aucune iniquité, puisqu’il se sert de sa créature pour sa propre gloire, d’après les mérites qu’elle s’est acquis. Et dans le même sens on peut expliquer ces mots: "je t’ai établi", c’est-à-dire j’ai ordonné ta malice à ma gloire. En effet, Dieu ordonne la malice, mais sans la causer.

783. — B. En disant: 18 Donc il a pitié de qui il veut, etc., <l’Apôtre> tire une sorte de conclusion des deux autorités <scripturaires> citées. En effet, de ces paroles: J’aurai pitié de qui j’ai pitié, il conclut: Donc il a pitié de qui il veut. — <Il est écrit dans un psaume>: "Le Seigneur a eu pitié de ceux qui le craignent 8." Et de ces autres paroles: C’est pour cela même que je t’ai suscité, il conclut: et il endurcit qui il veut. — <Il est écrit dans le livre> d’Isaïe: "As-tu laissé endurcir nos coeurs jusqu’à ne plus te craindre 9."

1. Rm 2, 4b-5.

2. Jb 24, 23.

3. Is 10, 6.

4. Is 10, 7.

5. Rm 1, 20a.

6. Ex 14, 31b.

7. Ps 95, 3.

8. Ps 102, 13b.

9. Is 63, 17b.



<Et dans le livre> de l’Ecclé siastique: "Parmi eux il en a béni et exalté; et parmi eux il en a sanctifié et attaché à lui; et parmi eux il en a maudit et humilié 1. "

Dans la mesure où l’on admet ce qui précède, il n’y a pas de difficulté en ce qui concerne la miséricorde de Dieu.

784. Tandis qu’à propos de l’endurcis sement il semble qu’il y en ait deux.

1. La première est que l’endurcis sement du coeur semble être relative à la faute, selon ces paroles de l’Ecclésiastique "Le coeur dur sera malheureux à la fin 2." Si donc Dieu endurcit, il s’ensuit qu’il est l’auteur de la faute. En sens contraire il est dit dans <l’épître de> Jacques: "Dieu ne tente point pour le mal 3."

Réponse. <L’Apôtre> ne dit pas que Dieu endurcit certains hommes directement, comme s’il causait en eux la malice, mais indirectement, c’est-à-dire en tant qu’à partir de ce que <Dieu> opère dans l’homme intérieurement ou extérieu rement, celui-ci prend prétexte de pécher, et cela Dieu le permet. Aussi <l’Apôtre> ne dit-il pas endurcir en ce sens qu’il envoie la malice, mais en ce sens qu’il n’accorde pas sa grâce 4.

785. 2. La seconde difficulté vient de ce que l’endurcissement même ne semble pas pouvoir être attribué à la volonté divine, puisqu’il est écrit: "La volonté de Dieu, c’est votre sanctification 6, " Et encore: "<Dieu> veut que tous les hommes soient sauvés 7."

Réponse. Tant la miséricorde que la justice supposent une disposition de la volonté. D’où il suit que, de même qu’on attribue l’effet ou l’usage de la miséricorde (miseratio) 8 à la volonté divine, ainsi doit-on lui attribuer ce qui relève de la justice. Il faut donc comprendre: il a pitié de qui il veut, par sa miséricorde, et: il endurcit qui il veut, par sa justice; car ceux qu’il endurcit méritent d’être endurcis par lui, comme on l’a dit au chapitre premier 9.

1. Eccli (Si) 33, 12.

2. Eccli (Si) 3, 27.

3. Jc 1, 13.

4. Voir Glosa in Rom. IX, 18 (GPL, col. 1462 B). — Lieux parallèles: Somme Théologique P, Q. 23, a. 3, sol. 2; 1 Q. 79, a. 3 L-2, Q. 15, a. 1; 1 Sentences dist. 40, Q. 4, a. 2; 4 Sentences dist. 18, Q. I, a. 1, Q. 2, sol. 4; a. 3, Q. 3; 3 Contra Gentiles c. 162; De veritate, Q. 24, a. 10; De malo, Q. 3, a. 1, sol. 1 et 6; Q. 16, a. 5, sol. 8; De quodlibet 5, Q. 1, a. 2; Super Job 7, 20-21, Iect. 4; Super Ioan. 12, 40, lect. 7 (éd. Marietti, n 1699." ); IIAd Cor. 4, 4, lect. 2 (éd. Marietti, n 124).

5. Lieux parallèles: Somme Théologique Ia, Q. 21, a. 4; 4 Sentences dist. 46, Q. 2, a. 2, Q. 2; 2 Contra Gentiles c. 28; De veritate, Q. 28, a. 1, sol. 8; Super Psalmos, in Ps. 24.

6. 1 Th 4, 3.

7. 1 Tm 2, 4.

8. Lieu parallèle Super Psalmos, in Ps. 24, 6.

9. Voir Rm 1, 24 et 26.



Thomas A. sur Rm (1999) 43