Thomas A. sur Rm (1999) 59

Leçon 2 [versets 8 à 10]

59
075 (
Rm 13,8-10)


[n° 1045] 8 Ne devez rien à personne, sinon de vous aimer mutuellement; car qui aime le prochain a accompli la Loi.

[n° 1050] 9 En effet: "Tu ne commettras pas d’adultère, tu ne tueras pas, tu ne voleras pas, tu ne porteras pas de faux témoignage, tu ne convoiteras pas"; et s’il est quelque autre commandement, il se résume dans cette parole: "Tu aimeras ton prochain comme toi-même." [n° 1058] 10 L’amour du prochain n’opère pas le mal. L’amour est donc la plénitude de la Loi.



1044. Après avoir montré plus haut [n° 1016] comment les fidèles doivent observer la justice à l’égard des supérieurs, l’Apôtre montre ici comment ils doivent la pratiquer en général à l’égard de tous. A cet effet

I) Il commence par exposer son intention.

II) Puis, il en donne la raison [n° 1048]: car qui aime, etc.

1045. — I. On a commencé par dire Rendez à tous ce qui leur est dû, non en partie, mais intégralement, et c’est pourquoi il ajoute: 8 Ne devez rien à personne. Comme s’il disait: Rendez à tous tout ce que vous devez, avec une telle plénitude qu’il ne vous reste rien à devoir acquitter. Et cela pour deux raisons

A. Premièrement, parce que dans le retard même de la restitution l’homme commet un péché, puisqu’il retient injus tement une chose qui appartient à autrui. D’où ces paroles du Lévitique: "Le travail de ton mercenaire ne demeurera point chez toi jusqu’au matin" La même raison vaut à l’égard des autres choses que l’on doit.

B. Deuxièmement, parce que aussi longtemps qu’on est débiteur on est en quelque sorte esclave et lié à l’égard de celui à qui l’on doit: "Celui qui emprunte est l’esclave de celui qui prête 2."

1046 — Cependant 3 il est certaines dettes dont l’homme ne peut jamais s’acquitter, et cela arrive de deux manières:

1. D’abord, en raison de l’excellence du bienfait dont on ne peut rendre l’équi valent, comme le remarque le Philosophe à propos de l’honneur que l’on doit à Dieu ou aux parents 4, selon ce passage du psaume 115: "Que rendrai-je au Seigneur pour tous les biens qu’il m’a faits 5 ?"

2. Puis, en raison de la cause de la dette, cause qui demeure toujours; ou encore, parce que ce qui est rendu reste inépuisable et croît toujours à mesure qu’on le rend.

1. Lv 19, 13.

2. Pr 22, 7.

3. Lieux parallèles Somme Théologique 2a-2 Q. 80, a. 1; Q. 101, a. 1.

4. Voir ARISTOTE, Ethique à Nicomaque VIII, 14 [ b) AL XXVI, fasc. 3, p. 321. Lieu parallèle: Ethic. 8, Iect. 14 (éd. Léonine, 1969, t. XLVII, vol. II, p. 497, col. 1 [1163 b 15."

5. Ps 115, 12.



1047. C’est 1 pour ces raisons que la dette de la charité fraternelle s’acquitte, tout en restant toujours à acquitter.

a. En premier lieu, parce que nous devons au prochain la charité à cause de Dieu, à l’égard duquel nous ne pouvons user d’une réciprocité suffisante; car il est dit: "Nous avons ce commandement de Dieu: Que celui qui aime Dieu aime aussi son frère 2."

b. Puis, parce que le motif de la charité demeure toujours, motif qui est la simi litude de nature et de grâce: "Tout animal aime son semblable, de même aussi tout homme aime ce qui lui est proche 3."

c. Enfin, parce que la charité ne s’épuise pas en aimant, mais elle progresse "Et voici ma prière: que votre charité abonde de plus en plus en science et en toute intelligence 4." Voilà pourquoi <l’Apôtre> dit: sinon de vous aimer mutuel lement, c’est-à-dire que la dette de la charité, une fois payée, l’est de manière qu’elle demeure toujours sous l’obligation du commandement: "Voici mon comman dement: que vous vous aimiez les uns les autres comme je vous ai aimés 5."

1048. — II. Lorsque <l’Apôtre> dit car qui aime le prochain, etc., il donne la raison de ce qu’il vient de dire, à savoir que jamais nous ne serons acquittés de la dette de la charité, puisque c’est dans la charité que consiste tout l’accomplissement de la Loi. A cet effet

A) Il commence par exposer son intention.

B) Puis, il fait connaître sa proposition [n° 1050]: En effet: Tu ne commettras pas d’adultère, etc.

C) Enfin, il déduit la conclusion qu’il avait en vue [n° 1059]: L’amour est donc la plénitude de la Loi.

1049. — A. Il dit donc d’abord 6: On a dit que nous ne pouvions être dégagés de la dette de la charité, comme il en est des autres dettes, car qui aime le prochain a accompli la Loi, c’est-à-dire que tout l’accomplissement de la Loi dépend de l’amour du prochain.

On objecte que cela ne semble pas vrai, puisqu’il est dit que "la fin du précepte est la charité 7." En effet, chaque chose est parfaite lorsqu’elle est parvenue à sa fin. Il s’ensuit donc que toute la perfection de la Loi consiste dans la charité. Mais la charité a deux actes: l’amour de Dieu et l’amour du prochain 8; ce qui a fait dire au Seigneur qu’"à ces deux commandements se ratta chent toute la Loi et les Prophètes 9", dont l’un porte sur l’amour de Dieu, l’autre sur l’amour du prochain. Il ne semble donc pas que celui qui aime le prochain accomplisse toute la Loi.

Il faut répondre que cet amour du prochain appartient à la charité et accomplit la Loi, en tant que le prochain est aimé pour Dieu, et qu’ainsi dans l’amour du prochain est renfermé l’amour de Dieu, comme la cause est enfermée dans l’effet. Car il est dit: "De plus, nous avons ce commandement de Dieu: Que celui qui aime Dieu aime aussi son frère 10" Et inversement, l’amour du prochain est renfermé dans l’amour de Dieu, comme l’effet dans la cause, aussi est-il dit au même endroit: "Si quelqu’un dit: "J’aime Dieu" et qu’il haïsse son frère, c’est un

1. Lieux parallèles Somme Théologique 2a-2 Q. 25, a. 11; De vu-tut., Q. 2, a. 8, sol. 9.

2. 1 Jn 4, 21.

3. Eccli (Si) 13, 19.

4. Ph 1, 9.

5. Jn 15, 12.

6. Lieux parallèles Somme Théologique 2 Q. 44, a. 7; De v, rtut., Q. 2, a. 7 et 8; De perf. spir. vit., c. 13; Ad Gal. 5, 14, lect. 3 (éd. Marietti, n 304 et 305).

7. 1 Tm 1, 5.

8. Lieux parallèles: Somme Théologique 2a-2 Q. 25, a. 1; De t’irtut., Q. 2, a. 4 et 8.

9. Mt 22, 40.

10. 1 Jn 4, 21.



Menteur 1." Il en résulte que dans la sainte Ecriture on fait parfois mention seulement de l’amour de Dieu, comme s’il suffisait au salut, selon ces paroles du Deutéronome "Et maintenant, Israël, <écoute>! Que te demande le Seigneur ton Dieu, sinon de craindre le Seigneur ton Dieu, et de marcher dans ses voies, et de l’aimer, de servir le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur et de toute ton âme 2." D’autres fois on ne fait mention que de l’amour du prochain: "Ce que je vous commande, c’est de vous aimer les uns les autres 3."

1050. — B. Lorsqu’il dit: En effet Tu ne commettras pas d’adultère, etc., <l’Apôtre> prouve son propos:

1) D’abord, par une induction.

2) Puis, au moyen d’un syllogisme [n° 10581: 10 L’amour du prochain n’opère pas le mal.

1051. — 1. Sur le premier point, à la manière de ceux qui raisonnent par induction, <l’Apôtre> énumère certains préceptes par lesquels on met en pratique l’amour du prochain Et parce que les trois préceptes de la première table 6 sont plus immédiatement ordonnés à l’amour de Dieu, <l’Apôtre> n’en fait pas mention ici, bien qu’eux-mêmes soient accomplis par l’amour du prochain, en tant que l’amour de Dieu est renfermé dans l’amour du prochain. Mais il énumère les comman dements de la seconde table, omettant toutefois l’unique précepte affirmatif: celui de l’honneur à rendre aux parents, dans lequel on comprend aussi <celui> de rendre à chacun ce que nous lui devons.

1052. Il énumère 7 les préceptes négatifs qui défendent de faire du mal au prochain, et cela pour une double raison:

a. La première, c’est que les préceptes négatifs sont plus universels, et quant au temps et quant aux personnes Quant au temps, parce que les préceptes négatifs obligent toujours, de manière ininter rompue. Car en aucun temps il n’est permis de commettre le vol ou l’adultère. Quant aux préceptes affirmatifs, ils obligent toujours, mais non pas de manière

1. 1 Jn 4, 20.

2. Dt 10, 12.

3. Jn 15, 12.

4. Lieux parallèles: Somme Théologique 1 Q. 100, a. 5; 3 Sentences dist. 37, Q. 1, a. 2, Q. 2; 3 Contra Gentiles c. 120 et 128; De virtut., Q. 2, a. 7, sol. 10.

5. La déduction (du latin de-ducere, "tirer de") est l’opération de la raison par laquelle elle tire d’un antécédent la conséquence qui y est contenue. C’est l’acte essentiel du raisonnement rigoureux, dont la forme parfaite est le syllogisme: le syllogisme n’est rien d’autre que la mise en forme du raisonnement déductif. La possibilité de mettre le raisonnement sous forme syllogistique assure la raison qu’elle est parvenue â une certitude. Par sa formation étymologique, l’induction (du latin in "conduire dans", ou "vers") semble l’opposé de la déduction. En tant que l’induction consiste, partant de cas particuliers donnés, à s’élever vers le principe général, la loi, qui rend compte de l’existence de ces cas donnés et constatés, il semble bien en effet qu’elle suive une voie parallèlement contraire à celle de la déduction. Aristote l’admet, mais "d’une certaine manière’) seulement (Premiers analytiques II, c. 23 [68 b 33]; trad. J. Tricot, p. 313; AL III, I-4, p. 134). Car l’induction, qui est une démarche de la pensée humaine, plutôt qu’une forme de raison nement au sens strict, n’exclut pas la déduction; au contraire elle consiste à supposer (par intuition, par imagination) le principe d’où il sera possible de déduire les cas particuliers, ou encore elle consiste à voir (à deviner?) dans les cas que nous présente l’expénence le principe qui les régit et dont ils sont comme autant d’illustrations, mais avec un risque d’erreur, car peut-être qu’un autre principe (supposé) permettrait de rendre compte des faits observés (par exemple en astronomie: Somme Théologique Ia, Q. 32, a. 1, sol. 2). Saint Thomas n’a d’ailleurs pas consacré à l’induction de grands développements (H. GAis. DEIL, Initiation à la philosophie de saint Thomas, t. I, Intro duction-logique, p. 132). On voit pourquoi, cependant, il est amené à parler d’induction à propos du verset de saint Paul. L’Apôtre, en effet, énumère un certain nombre de commandements de Dieu, dont aucun ne parle directement de l’amour du prochain, mais que tous présupposent comme leur principe et dont chacun est une application a un cas particulier; ce qui est d’autant plus convenant qu’en effet l’énumération est une des méthodes de la démarche inductive une induction parfaite est celle qui peut se fonder sur une énumération complète des cas considérés.

6. Les tables de la Loi sont traditionnellement représentées sous la forme de deux rectangles de pierres arrondis au sommet. Sur le premier (celui de droite par rapport â Moïse) sont inscrits les trois premiers préceptes qui se rapportent à Dieu; sur le second (celui de gauche) sont inscrits les sept autres qui se rapportent à l’amour du prochain par induction.

7. Lieux parallèles: Somme Théologique 1a-2ae, Q. 71, a. 5, sol. 3; Q. 88, a. 1, sol. 2; Q. 100, a. 10; 2a-2ae, Q. 3, a. 3; Q. 33, a. 2; Q. 79, a. 3, sol. 3; Q. 140, a. 2, sol. 2; 2 Sentences disr. 22, Q. 2, a. 1, sol. 4; dist. 35, a. 3, sol. 3; dist. 41, Q. 1, a. 2, sol. 4; 3 Sentences dist. 36, Q. 1, a. 6; 4Sentences dist. 15, Q. 2, a. 1, q De malo, Q. 2, a. 1, sol. Il; Q. 7, a. 1, sol. 8; a. 10, sol. 9; Q 16, a. 4, sol. 22; Dequodlibet 1, Q. 6, a. 2; 3, Q. 5, a. 4; AdRom. 10, 10, lect. 2 (éd. Marietti, n° 832); Ad Gal. 6, 1, lect. 1 (éd. Marietti, n° 343); IIAd Tim. 2, 21, lect. 4 (éd. Marietti, n° 77).

8. La négation a, en effet, une portée plus universelle que l’affir mation elle ne fait qu’écarter quelque chose et laisse donc subsister l’universalité de tout ce qu’elle n’exclut pas, tandis que l’affirmation ne porte que sur ce qu’elle affirme.



ininterrompue, mais selon le lieu et le temps; ainsi l’homme n’est pas tenu d’honorer ses parents en tout temps, mais selon le lieu et le temps. Quant aux personnes, parce qu’il ne faut nuire à personne; mais il serait impossible qu’un seul homme puisse servir tous les hommes.

b. La seconde raison, c’est qu’on voit mieux qu’on accomplit par l’amour du prochain les préceptes négatifs que les préceptes affirmatifs; car celui qui aime le prochain s’abstient plutôt de lui nuire que de lui accorder des bienfaits, ce qu’il ne peut faire quelquefois par impuissance.

1053. Or on peut nuire au prochain de trois manières: soit en action, soit en parole, soit par désir.

En action, triplement:

D’abord quant à sa personne; ce qui est défendu par ce précepte: tu ne tueras pas. Précepte qui comprend aussi l’inter diction de toute injure faite à la personne du prochain: "Aucun homicide n’a la vie éternelle en lui 1."

Puis, quant à la personne à laquelle on est uni, à savoir l’épouse; et cela est défendu par ce <précepte> qu’il cite: tu ne commettras pas d’adultère. Précepte qui comprend aussi l’interdiction de la forni cation et de tout usage illicite des organes de la génération: "Dieu jugera les forni cateurs et les adultères 2."

Enfin, quant aux choses extérieures; ce qui est défendu <par ce précepte> qu’il cite: tu ne voleras pas. Précepte qui interdit aussi toute soustraction injuste du bien d’autrui, soit par violence, soit par ruse: "Tout voleur, selon qu’il est écrit dans ce volume, sera jugé 3."

1054. Le dommage que l’on cause au prochain en parole est défendu <par ce précepte> qu’il cite: tu ne porteras pas de faux témoignage. Ce qui est défendu non seulement au tribunal, mais aussi en dehors du tribunal, soit sous forme de diffamation (detractio) 4, soit sous forme d’outrage (contumelia) 5: "Un témoin faux ne sera pas impuni, et celui qui dit des mensonges n’échappera pas 6."

Le dommage que l’on cause au prochain par le désir seul est défendu <par ce précepte> qu’il cite: tu ne convoiteras pas le bien de ton prochain. On comprend aussi sous cette interdiction la convoitise de l’épouse: "car je ne connaîtrais pas la concupiscence", c’est-à-dire qu’elle est un péché, "si la Loi n’eût dit: "Tu ne convoiteras pas 7." Ces commandements sont cités dans l’Exode 8.

1055. Après avoir 9 énuméré de nombreux préceptes, <l’Apôtre> résume tous les autres sous une formule générale, en disant: et s’il est quelque autre commandement, affirmatif ou négatif, se rapportant ou à Dieu ou au prochain, selon la manière mentionnée plus haut, il se résume, c’est-à-dire atteint sa perfection et s’accomplit dans cette parole: "Tu aimeras ton prochain comme toi-même"; précepte qui figure dans le Lévitique 10, là où <notre Vulgate> porte: "Tu aimeras ton ami comme toi-même"

1056. Ces mots 12: "ton prochain" doivent être étendu à tout homme et même aux saints anges, comme le prouve Augustin dans son traité De la doctrine chrétienne 1.

1. 1 Jn 3, 15.

2. He 13 4.

3. Za 5, 3.

4. Lieux parallèles Somme Théologique 2 Q. 73; Ad Rom. 1, 30, lect. 8 (éd. Marietti, n° 162).

5. Lieu parallèle: Somme Théologique 2a-2 Q. 72.

6. Pr 19, 5.

7. Rm 7, 7.

8. Ex 20, 14-17.

9. Lieux parallèles Somme Théologique 1a-2ae, Q. 99, a. 1, sol. 2; 2 Q. 25, a. l; Q. 44, a. 1, a. 2, a. 7; De virtut., Q. 2, a. 4, a. 7et8; 3Contra Gentiles c. 116, 117; 1 Ad Tim. 1, 11, lect. 2 (éd. Marietti, n° 11." ) Ad Gai. 5, 14, lect. 3 (éd. Marietti, n; De perfect. spir. vit., c. 13; Sup. Matth. 22, 37-38 (éd. Marietti, n° 1815-1820).

10. Lv 19, 18 selon la Vetus latina, voir DOM SABATIER, Bibi. sacr., t. I, p. 250.

11. Voir Bibha sacra iuxta vulgatam versionem, éd. Robert Weber et Roger Gryson, p. 161.

12. Lieux parallèles Somme Théologique 2a-2 Q. 25, a. 10 et 11; 3 Sentences dist. 28, Q. I, a. 3; De virtut., Q. 2, a. 7, sol. 9; a. 8, sol. 9.



Car sous le nom du prochain on entend quiconque fait à autrui miséri corde, selon ce passage de Luc: "Lequel de ces trois te semble avoir été le prochain de celui qui tomba entre les mains des voleurs? <Le docteur de la Loi> répondit: Celui qui a pratiqué la miséricorde à son égard Et parce que le prochain est celui qui est proche d’un autre, il s’ensuit que celui-là même qui a reçu la miséricorde d’un autre est appelé son prochain. Or les saints anges exercent à notre égard la misé ricorde, et nous aussi, nous sommes nous-mêmes tenus de l’exercer à l’égard de tous les hommes, et <nous sommes en droit> de la recevoir d’eux dans un cas de nécessité. Il est donc évident que les saints anges et tous les hommes sont notre prochain, soit parce qu’ils possèdent déjà la béatitude vers laquelle nous tendons, soit parce qu’ils y tendent avec nous 3. Il est aussi manifeste que les démons ne sont pas notre prochain, et que ce précepte ne nous ordonne pas de les aimer, pour cette raison qu’ils sont totalement exclus de l’amour de Dieu et qu’on ne doit pas les compter au nombre de ceux qui sont notre prochain, mais au nombre de nos ennemis.

1057. Quant à ces mots: "comme toi-même", on ne doit pas les rapporter à l’égalité de l’amour, c’est-à-dire de telle sorte que l’on soit tenu d’aimer le prochain d’un amour égal à celui qu’on a pour soi-même, car ce serait contre l’ordre de la charité 4, qui oblige chacun à prendre de son propre salut un soin plus grand que de celui des autres: "Il a ordonné en moi la charité 5." En revanche, il faut rapporter ces mots à la similitude de l’amour, c’est-à-dire de telle sorte que nous aimions le prochain tout comme nous nous aimons nous-mêmes; et cela de trois manières:

D’abord, quant à la fin de l’amour, c’est-à-dire que nous nous aimions nous-mêmes et le prochain pour Dieu.

Puis, quant à la forme de l’amour, c’est-à-dire que comme chacun s’aime soi-même en se voulant du bien, ainsi doit-on aimer le prochain en lui voulant du bien. Car celui qui aime le prochain seulement pour l’utilité ou l’amour qu’il en retire ne veut pas le bien du prochain, mais veut tirer du prochain un bien pour lui-même. C’est de cette manière qu’on dit de l’homme qu’il aime les créatures sans raison, par exemple le vin ou l’eau, pour s’en servir.

Enfin, quant à l’effet de l’amour, c’est-à-dire qu’on doit subvenir aux nécessités du prochain comme aux siennes propres, et ne rien commettre d’illicite pour l’amour qu’on lui porte, pas plus que pour l’amour de soi-même.

1. Voir SAINT AUGUSTIN, De doctrina christiana I, XXX, 33 (PL 34, 30-31; CCL 32, 25; BA 11, 220-223; BA 11/2, 118-119).

2. Lc 10, 36.

3. À la question du pharisien: qui est mon prochain ?", le Christ répond par la parabole du bon Samaritain et renverse l’interrogation initiale qui s’est montré le prochain de l’homme blessé ? Le prochain, c’est donc aussi bien celui qui s’est approché de nous que celui dont nous approchons: au premier chef le Christ venu dans notre chair pour nous sauver, ensuite les anges qui nous protègent et nous aident, enfin tous ceux qui exercent à notre égard la misé ricorde ou à l’égard de qui nous l’exerçons. Ce n’est donc pas une catégorie déterminée d’êtres, mais tout homme dans la mesure où l’amour qu’il me porte et celui que je lui porte font de nous des prochains (voir Jean BORELLA, La Chanté profanée, p. 205-225).

4. Il y a en effet, pour saint Thomas, un ordre dans la charité (Somme Théologique 2a-2ae, Q. 26). La charité est une vertu théologale, c’est-à-dire qui " Dieu pour objet; même lorsqu’il s’agit de l’amour de soi-même ou de l’amour du prochain, l’amour de charité est toujours en vue de Dieu et s’inscrit dans l’oeuvre du salut, comme le montre la parabole du bon Samaritain. Selon cet ordre nous devons aimer Dieu plus que nous-mêmes (a. 3), nous-mêmes plus que le prochain en tant que l’amour est un acte de la personne s’unissant peronnellement à Dieu (a. 4), notre prochain plus que notre propre corps en tant que nous devons désirer le salut de sa personne plus fortement que celui de notre corps, puisque la première participera directement à la béatitude, alors que le second n’y participera qu’indirectement (a. 5), et ainsi de suite pour les diverses sortes de prochains. On voit et la rigueur de la conception thomasienne et l’exigence de sa visée spirituelle nous sommes assez loin, ici, de l’acception purement humanitaire selon laquelle est pris aujourd’hui le terme (." Mais, évidemment, comme le souligne la fin de ce paragraphe 1057, l’entraide fratemelle est partie intégrante de l’amour du prochain.

5. Ct 2, 4.



1058. 2. Lorsque <l’Apôtre> dit ensuite: 10 L’amour du prochain, etc., il prouve son propos en recourant au syllogisme suivant: Celui qui aime son prochain n’accomplit aucun mal à son égard; or tout précepte de la Loi tend à empêcher le mal; donc celui qui aime le prochain a accompli la Loi. Que l’amour du prochain n’opère pas le mal, nous le lisons dans la première épître <de l’Apôtre> aux Corinthiens: "La charité n’agit pas insolemment; elle ne s’enfle pas; elle n’est pas ambitieuse, elle ne cherche pas son propre intérêt; elle ne s’irrite pas; elle ne pense pas le mal; elle ne se réjouit pas de l’iniquité, mais elle met sa joie dans la vérité; elle souffre tout, elle croit tout, elle espère tout, elle endure tout 1." De quelque manière qu’on entende ici le mal, que ce soit le mal de la trans gression ou même le mal d’omission, on pourra le rapporter non seulement aux préceptes négatifs, mais aussi aux préceptes affirmatifs. Car, en tant que l’amour du prochain renferme l’amour de Dieu, on comprend que l’amour du prochain exclue le mal, et non seulement le mal contre le prochain mais aussi contre Dieu. Et c’est ainsi que <dans l’amour du prochain> sont renfermés les préceptes de la première table.

1059. — C. Enfin, <l’Apôtre> déduit la conclusion qu’il avait principalement en vue, en disant: L’amour est donc la plénitude de la Loi, c’est-à-dire par l’amour la Loi s’accomplit et se parfait: "Dans la plénitude des saints est ma demeure 2." Et encore: "Ayez la charité qui est le lien de la perfection 3."

1. 1 Corinthiens 13, 4-7. Lieu parallèle I Ad Cor. 13, 4-7, lect. 2 (éd. Marietti, n 774 et s.).

2. Eccli (Si) 24, 16.

3. Col 3, 14.


Leçon 3 [versets 11 à 14]

60
075 (
Rm 13,11-14)


[n° 1061] 11 D’autant plus que nous savons en quel temps nous sommes: c’est désormais l’heure de nous lever du sommeil; car notre salut est maintenant plus près qu’au temps où nous avons cru.

[n° 1066] 12 La nuit est avancée, le jour est proche. [n° 10701 Rejetons donc les oeuvres des ténèbres et revêtons les armes de la lumière.

[n° 1073] 13 Comme durant le jour, marchons honnêtement, [n° 1074] non dans les excès de table et dans les ébriétés, non dans les coucheries et les impudicités, non dans la dispute et la jalousie;

[n° 1079] 14 mais revêtez-vous du Seigneur Jésus-Christ et n’ayez pas soin de la chair pour <en satisfaire> les désirs.

1060. Après avoir montré comment l’homme doit pratiquer sa piété à l’égard de Dieu en usant convenablement de ses dons et en rendant équitablement au prochain ce qui lui est dû [n° 953], <l’Apôtre> montre ici comment il doit garder en lui-même l’honnêteté 1. A cet effet:

I) Il commence par indiquer l’opportunité du temps.

II) Puis, il exhorte à mettre en pratique l’honnêteté [n° 1070]: Rejetons donc, etc.

I. Sur le premier de ces points

A) <L’Apôtre> mentionne d’abord l’opportunité du temps.

B) Puis il en donne la raison [n° 1063] car notre salut est maintenant plus près, etc.

C) Enfin, il emploie une similitude [n° 1066]: 12 La nuit est avancée, etc.

1061. — A. <L’Apôtre> commence donc par dire: On vous a rappelé ce que vous devez observer, et cela non seulement en vertu des raisons alléguées, mais d’autant plus que nous savons en quel temps nous sommes, c’est-à-dire parce que vous devez considérer la condition de ce temps, car il est dit dans l’Ecclésiaste: "A toute chose est son temps et son opportunité 2." Et dans Jérémie: "Le milan connaît dans le ciel son temps; la tourterelle, l’hirondelle et la cigogne gardent le temps de leur arrivée; mais mon peuple n’a pas connu le jugement du Seigneur 3."

1062. — 4 <L’Apôtre> montre à quoi doit servir cette opportunité du temps, en ajoutant: c’est désormais l’heure de nous lever du sommeil. Ce qu’il faut entendre non du sommeil naturel, qui est parfois appelé mort, selon ce passage de la première <épître> aux Thessaloniciens: <Nous ne voulons pas, mes frères, que vous soyez dans l’ignorance touchant ceux qui dorment 5"; parfois il signifie le repos des forces animales, selon ce passage de Jean: "S’il dort, il sera sauvé 6" Il ne faut pas

1. Lieu parallèle Somme Théologique 2 Q. 145.

2. Eccli (Qo) 8, 6.

3. Jr 8, 7.

4. Lieu parallèle Super Ioan. 11, 11, lect. 3 (éd. Marietti, n° 1495).

5. 1 Th 4, 13.

6. Jn 11, 12.



l’entendre non plus du sommeil de la grâce, qui quelquefois se dit du repos de la gloire éternelle, comme dans ce verset du psaume 4: "Dans la paix tout à la fois, je m’endormirai et je reposerai 1"; parfois du repos de la contemplation, même en cette vie: "Moi, je dors, mais mon coeur veille 2" Mais il faut l’entendre du sommeil de la faute, selon ce passage <de l’épître> aux Ephésiens: "Lève-toi, toi qui dors; lève-toi d’entre les morts, et le Christ t’illuminera 3"; ou même de la négligence 4", selon ce passage des Proverbes "Jusques à quand, paresseux, dormiras-tu 5?" Il est donc temps de se lever du sommeil de la faute par la pénitence: "Levez-vous après que vous aurez pris du repos, vous qui mangez un pain de douleur"; et du sommeil de la négligence, par la sollicitude pour les bonnes oeuvres: "Levez-vous, princes, saisissez le bouclier" Et: "A l’heure du lever ne t’attarde pas 8."

1063. — B. En second lieu, <l’Apôtre> donne la raison de ce qu’il avait avancé, en disant: car notre salut est maintenant plus près qu’au temps où nous avons cru. Selon l’intention de l’Apôtre cela s’entend du salut de la vie éternelle, dont il est dit: "Mais mon salut sera à jamais 9." Or l’homme est dirigé vers ce salut, d’abord par la foi "Celui qui croira et sera baptisé sera sauvé 10." Mais il s’en approche toujours et de plus en plus par les bonnes oeuvres et par l’accroissement de la charité. D’où ces paroles de Jacques: "Approchez-vous de Dieu et il s’approchera de vous 11."

Tel est donc ce que dit l’Apôtre: c’est désormais l’heure de nous lever du sommeil; car maintenant, c’est-à-dire lorsque par les bonnes oeuvres et l’accroissement de la charité nous avons fait des progrès, il est plus près, c’est-à-dire plus proche, notre salut, c’est-à-dire celui de la vie éternelle, dont il est dit "Mais mon salut sera à jamais 12." — Qu’au temps où nous avons cru, c’est-à-dire que lorsqu’au commen cement nous avons reçu la foi.

1064. Cette proximité peut s’entendre de deux manières:

1. La première quant au temps, au cours duquel les hommes saints, progressant dans les oeuvres de justice, s’approchent davantage du terme de cette vie, terme où ils recevront leur récompense.

2. La seconde s’entend d’une proximité de disposition ou de préparation, parce que par l’accroissement de la charité et la pratique de la justice l’homme se prépare à ce salut: "Les vierges qui étaient prêtes entrèrent avec l’époux dans la salle des noces 13."

1. Ps 4, 9.

2. Ct 5, 2.

3. Ep 5, 14.

4. Voir Glosa in Rom. XIII, 11 (GPL, col. 1510 A).

5. Pr 6, 9.

6. Ps 126, 2.

7. Is 21, 5.

8. Eccli (Si) 32, 15.

9. Is 51, 8.

10. Mc 16, 16.

11. Jc 4, 8.

12. Is 51, 8.

13. Mt 25, 10.



1065. Mais étant donné que l’Église lit ces paroles au temps de l’Avent, elles semblent devoir être appliquées au salut que le Christ a apporté lors de son premier avènement, en sorte qu’il faut comprendre que l’Apôtre parle au nom de tous les fidèles qui ont existé depuis le commen cement du monde. Car déjà à l’approche du temps de l’Incarnation du Christ, lorsque les oracles des prophètes devenaient plus fréquents, temps que repré sente l’Eglise, on pourra dire: notre salut est maintenant plus près, à savoir le Christ, qu’au temps où nous avons cru, c’est-à-dire lorsqu’au début les hommes ont commencé à croire que l’avènement du Christ aurait lieu: "Mon salut est près de venir et ma justice d’être révélée 1." On pourrait aussi appliquer <ces paroles> au temps de la miséricorde, quand chacun commence à vouloir rompre avec ses péchés passés.

C’est alors qu’on s’approche plus de son salut qu’au commencement, au temps où on n’avait qu’une foi informe: "Résistez au diable et il s’enfuira loin de vous approchez vous de Dieu et il s’approchera de vous 2."

1066 — C. Lorsqu’il 3 dit: 12 La nuit est avancée, le jour est proche, <l’Apôtre> emploie une similitude pour <prouver> sa proposition. Ce passage, selon l’intention de l’Apôtre, doit, semble-t-il, s’entendre en ce sens que tout le temps de la vie présente est comparé à la nuit à cause des ténèbres de l’ignorance 4 qui s’appesantissent sur cette vie: "Car nous, nous sommes enve loppés de ténèbres 5." Et à propos de cette nuit il est dit dans <le livre d’>Isaïe: "Mon âme t’a désiré pendant la nuit 6." Mais l’état de la béatitude future est comparé au jour à cause de la clarté divine dont sont illuminés les saints: "Tu n’auras plus le soleil pour éclairer pendant le jour, et la clarté de la lune ne luira plus sur toi; mais le Seigneur sera ta lumière éternelle, et ton Dieu ta gloire 7." C’est à ce jour que se réfère ce verset du psaume 117: "Voici le jour qu’a fait le Seigneur; exultons et réjouissons-nous en lui 8."

1067. On peut encore entendre ce passage autrement, en comparant l’état de la faute à la nuit à cause de ses ténèbres, dont il est dit au psaume 81: "ils n’ont ni savoir ni intelligence, ils marchent dans les ténèbres 9." Et à propos de cette nuit il est écrit au livre de la Sagesse: "Sur eux seuls s’étendait une profonde nuit, image des ténèbres qui devaient leur survenir 10" Mais on appelle jour l’état de grâce, à cause de la lumière de l’intelligence spirituelle que possèdent les justes, mais qui manque aux impies: "La lumière s’est levée pour le juste 11." Et encore: "Le soleil de l’intelli gence ne s’est pas levé pour nous 12."

1068. Enfin, on peut expliquer ce passage d’une troisième manière, en comparant à la nuit le temps qui a précédé l’Incarnation du Christ, parce qu’elle n’avait pas encore été manifestée et qu’elle se trouvait au contraire dans une certaine obscurité: "Vous tenez la parole des prophètes, à laquelle vous faites bien d’être attentifs, comme à une lampe qui luit dans un lieu obscur, jusqu’à ce que le jour brille et que l’étoile du matin se lève dans vos coeurs 13." Et à propos de cette nuit il est écrit dans <le livre d’>Isaïe: "Sentinelle, où en est la nuit 14?" Par conséquent, de même que pendant la nuit apparaissent les ombres, ainsi paraissaient pendant ce temps les choses de la Loi, "qui ne sont que l’ombre des choses à venir", comme il est dit dans <l’épître aux> Colossiens 15.Mais le temps <qui s’est écoulé> depuis l’Incarnation du Christ est comparé au jour, à cause de la puissance du soleil spirituel sur le monde; ce qui a fait dire à Malachie: "Pour vous qui craignez mon Nom, se lèvera le soleil de justice 16." Voilà pourquoi le Seigneur dit aussi lui-même <11 me faut travailler aux oeuvres de Celui qui m’a envoyé, tant qu’il fait jour 17." Et il

1. Is 56, 1.

2. Jc 4, 7-8.

3. Lieu parallèle sur les paragraphes 1066 à 1069 Super Ioan. 9,

4, lect. 1 (éd. Marietti, n° 1305).

4. Voir Glosa in Rom. XIII, 12 (GPL, col. 1510 B).

5. Jb 37, 19.

6. Is 26, 9.

7. Is 60, 19.

8. Ps 117, 24.

9. Ps 81, 5.

10. Sg 17, 20.

11. Ps96, 11.

12. Sg 5, 6.
13. 2 P 1, 19.

14. Is 21, 11.

15. Col 2, 17.
16. MI 4, 2.

17. Jn 9, 4.



ajoute ensuite: "Tant que je suis dans le monde, je suis la lumière du monde 1."

1069. Donc ces paroles: La nuit est avancée, peuvent être prises indiffé remment pour n’importe laquelle de ces trois nuits. Car pour ceux à qui <l’Apôtre> écrivait, une grande partie du temps de cette vie s’était déjà écoulée, et ce qui est plus vrai encore, la nuit de la faute avait précédé, comme avait également précédé le temps de la Loi qui fut avant le Christ. Mais ce que <l’Apôtre> ajoute: le jour est proche, semble devoir se rapporter, selon son intention, au jour de la gloire future qui, bien que n’étant pas encore arrivé pour les fidèles du Christ auxquels il écrivait, était cependant proche pour eux. D’après ce qui précède, on pourrait encore l’entendre du temps de la grâce du Christ, dont on dit que, bien qu’il soit déjà venu selon le cours du temps, il s’approche cependant de nous par la foi et par la dévotion 2, selon ce que <l’Apôtre> écrit aux Philippiens: "Le Seigneur est proche 3"; et selon ce qui est écrit au psaume 144: "Le Seigneur est près de tous ceux qui l’invoquent 4." Ce sens peut aussi s’appliquer à ceux qui commencent à se repentir de leurs péchés: pour eux s’approche le jour de la grâce

1070. — II. Lorsque <l’Apôtre> dit ensuite: Rejetons, etc., il donne en conclusion une exhortation sur l’honnêteté de la vie. Et:

A) Il commence par exposer son exhortation.

B) Puis, il l’explique [n° 1074]: non dans les excès de table, etc.

A. Sur l’honnêteté de la vie <l’Apôtre> mentionne trois choses:

1071. 1. En premier lieu, l’éloi gnement des vices, en concluant d’après ce qui précède Si la nuit est avancée, ainsi qu’on l’a dit, rejetons les oeuvres des ténèbres, car selon l’Ecclésiaste, "à toute chose est son temps et son opportunité 6." Donc, la nuit se retirant, les oeuvres de la nuit doivent cesser. Or on appelle oeuvres des ténèbres les oeuvres des pécheurs:

a. D’abord, parce que en elles-mêmes elles sont privées de la lumière de la raison, qui doit éclairer les oeuvres humaines: "Le sage a les yeux à la tête, l’insensé marche dans les ténèbres 7."

b. Ensuite, <parce qu’> elles sont faites dans les ténèbres "L’oeil de l’adultère observe l’obscurité 8."

c. Enfin, parce qu’elles conduisent l’homme vers les ténèbres, selon ce passage de Matthieu "Jetez-le dans les ténèbres extérieures 9."

1. Jn 9, 5.

2. Lieu parallèle Somme Théologique 2 Q. 82.

3. Ph 4, 5.

4. Ps 144, 18.

5. On observera que, dans ces diverses interprétations, saint Thomas ne mentionne pas l’imminence de la seconde venue. Non qu’il l’ignore, évidemment, ni qu’elle ne joue aucun rôle dans sa philosophie de l’histoire du salut (voir Max SECKLER, Le Salut et l’Histoire. La pensée de saint Thomas d’Aquin sur la théologie de l’histoire, p. 216-222, qui montre que pour saint Thomas, l’ultima aetas, l’êge ultime, n’est pas seulement j la fin de l’histoire, mais aussi déjà là, dans le temps de l’Eglise, selon une relation de présence verticale qui fonde le caractère définitif de l’Eglise contre Joachim de Flore — et des sacrements qu’elle commu nique). Mais si saint Thomas évite d’attribuer aux versets pauliniens le sens d’une croyance (erronée) à l’imminence de la parousie, c’est qu’il apparaît étranger à l’intention de l’Apôtre. C’est aussi l’opinion de beaucoup d’exégètes modernes (voir HUBY, Saint Paul. Epître aux Romains, Paris, Beauchesne, 1957, p. 442-443). Le thème du kairos, le "moment favorable", joue un grand rôle dans la pensée grecque (voir PLATON, République II (370 b 8]; texte établi et traduit par Emile Chambry, dans PLATON, OEuvres complètes, t. VI, La Répu blique, II, p. 67), comme dans la pensée biblique.

6. EccI (Qo) 8, 6.

7. EccI (Qo) 2, 14.

8. Jb 24, 15.

9. Mt22, 13.



1072. 2. Puis il exhorte à acquérir les vertus, comme s’il disait: Dès lors que le jour approche, en acquérant ce qui convient au jour, revêtons les armes de la lumière, c’est-à-dire les vertus qu’on appelle armes en tant qu’elles nous défendent: "Revêtez-vous de l’armure de Dieu, afin de pouvoir tenir contre les embûches du diable 1." On les appelle armes de la lumière, soit parce qu’elles sont embellies et perfectionnées par la lumière de la raison; aussi est-il écrit: "Le sentier des justes s’avance comme une lumière éclatante et croît jusqu’au jour parfait 2"; soit parce qu’elles requièrent le contrôle de la lumière: "Celui qui fait la vérité vient à la lumière 3"; soit parce que les oeuvres des vertus brillent sur les autres: "Qu’ainsi donc votre lumière luise devant les hommes pour qu’ils voient vos bonnes oeuvres et glorifient votre Père qui est dans les cieux 4."

1073. 3. Enfin, <l’Apôtre> exhorte à pratiquer les vertus et à progresser <dans leur pratique>, lorsqu’il dit: 13 Comme durant le jour, marchons honnêtement. Ces deux choses, <à savoir l’honnêteté et la marche>, semblent convenir au jour.

a. D’abord l’honnêteté. En effet, durant le jour chacun s’applique à se présenter tel qu’il paraisse honnête aux yeux des autres. Mais il n’en est pas ainsi durant la nuit. D’où <ce que l’Apôtre> dit <dans sa première épître> aux Thessa lociens: "Ceux qui dorment dorment de nuit, et ceux qui s’enivrent, s’enivrent de nuit." Et <dans sa première épître> aux Corinthiens: "Que tout se fasse chez vous honnêtement et avec ordre 6."

b. Puis <la marche>. L’homme marche durant le jour, non durant la nuit. D’où ces paroles Celui qui "marche durant la nuit trébuche." Ainsi donc, puisqu’il fait jour, il faut que nous marchions, c’est-à-dire que nous progressions du bien vers le mieux.

D’où ces paroles de Jean: "Marchez pendant que vous avez la lumière"

1074. — B. Lorsqu’il dit: non dans les excès de table, etc., <l’Apôtre> explique ce qu’il vient de dire.

1. Et il explique d’abord comment il faut rejeter les oeuvres des ténèbres, qui sont les oeuvres des péchés, et il en énumère quelques-unes.

a. Il mentionne en premier lieu celles qui se rapportent à la corruption du concu piscible. Cette corruption est l’intempé rance, qui porte aux plaisirs du toucher et de la nourriture 10. Aussi rejette-t-il en premier lieu l’intempérance des repas, lorsqu’il dit: non dans les excès de table. On appelle excès de table les repas trop abondants et trop soignés: "Ne sois pas dans les festins des buveurs ni dans les excès de table de ceux qui apportent des viandes pour les manger ensemble 11." Or cet excès peut être un péché mortel, puisque selon la Loi pour une telle faute on était condamné à mort. En effet, il est dit du fils débauché "Il s’adonne aux excès de table, <se livre à> la dissolution et <passe son temps> dans les festins. Le peuple de la ville le lapidera 12." On dit qu’on s’adonne aux excès de table et aux festins, non quand on fait un festin magnifique selon l’état de sa dignité, comme il est dit au livre d’Esther qu’Assuérus "commanda qu’on préparât un festin très magnifique à tous les princes et à tous ses serviteurs pour le mariage et les noces d’Esther. Il donna aussi du repos aux peuples de ses provinces

1. Ep 6, 11.

2. Pr4, 18.

3. Jn 3, 21.

4. Mt5, 16.

5. 1 Th 5, 7-8.

6. 1 Co 14, 40. L’addition des mots in vobis ("chez vous") figure dans la Bibiia latina (éd. Adolph Rusch, p. 332a); voir aussi DOM SABATIER, Bibi. sacr., t. III (Notas ad versionem antiquam), p. 712.

7. Jn 11, 10.

8. Jn 12, 35.

9. Voir ARISTOTE, Ethique à Nicomaque III, 10 [1118 a]. Lieux parallèles Ethic. 3, lect. 19 (éd. Léonine, 1969, t. XLVII, vol. I, p. 182, col. 2 [ a 23]); Ethic. 3, lect. 20 (éd. Léonine, 1969, t. XLVII, vol. I, p. 184, col. 1 [ a 26]); Somme Théologique 2a-2 Q. 142, a. 2, sol. 2.

10. Lieux parallèles: Somme Théologique 2 Q. 148, a. 2; Q. 154, a. 2, sol. 6; De maio, Q. 14, a. 2; Ad Gai. 5, 21, lect. 5 (éd. Marietti, n° 326).

11. Pr 23, 20.

12. Dt 21, 20b-21a.



et il fit des dons avec la magnificence d’un prince 1"; mais lorsqu’on va au-delà de la décence qui convient à son état, et surtout quand on fait <de ces festins> l’objet prin cipal de ses soucis, comme le faisaient ceux dont il est dit plus loin, au dernier chapitre de cette épître: < ces sortes de gens ne servent point le Christ Notre Seigneur, mais leur ventre 2." Et dans l’épître aux Philippiens: "Il y en a beaucoup […] dont la fin sera la perdition, dont le Dieu est le ventre, qui mettent leur gloire dans leur ignominie et n’ont de goût que pour les choses de la terre 3."

1075. b. <L’Apôtre> 4 rejette en second lieu l’intempérance dans le boire, lorsqu’il ajoute: et dans les ébriétés, excès qui concernent la boisson et dont la démesure fait déraisonner l’homme: "Le vin a été créé dès le commencement pour la joie et non pour l’ébriété 5." Il faut remarquer que l’ébriété est de par sa nature un péché mortel, c’est-à-dire lorsque l’homme de propos délibéré s’enivre, parce qu’il semble préférer la délectation du vin à l’intégrité de sa raison. C’est pourquoi Isaïe écrit "Malheur <à vous> qui êtes puissants à boire le vin, et <qui êtes> des hommes vaillants à mêler des boissons enivrantes 6." Que si quelqu’un s’enivre contre son intention et non de propos délibéré, par exemple parce qu’il ignore la force du vin ou parce qu’il estime qu’une telle boisson ne peut le porter à l’ivresse, ce n’est pas un péché mortel; car ce n’est pas en tant que tel qu’il s’enivre mais accidentellement, c’est-à-dire contre son intention, ce qui toutefois ne peut avoir lieu chez ceux qui s’enivrent fréquemment. Voilà pourquoi Augustin dit dans un Sermon sur le purga toire que l’ébriété est un péché mortel dès lors qu’elle est fréquente. Et c’est ce qui explique pourquoi l’Apôtre met ici expres sément le pluriel dans les excès de table et les ébriétés.

1076. c. En troisième lieu, <l’Apôtre> rejette l’intempérance dans le repos corporel, lorsqu’il dit: non dans les coucheries, c’est-à-dire non dans un sommeil abusif, qu’il interdit avec raison après l’excès de table et l’ébriété, parce qu’il en est la suite. Il peut y avoir en cela <matière à> péché mortel, quand pour ce repos corporel et ce sommeil on omet ce qu’on doit faire et on se dispose à commettre quelque autre mal: "Malheur <à vous> qui formez des projets inutiles et qui vous appliquez au mal sur vos couches 8" Cette expression: non dans les coucheries, peut encore s’entendre de la préparation à la luxure; d’où ces paroles que les Proverbes mettent dans la bouche de la courtisane <J’ai parfumé ma couche de myrrhe, d’aloès et de cinnamome 9." Et il est écrit dans la Genèse: "Tu es monté sur la couche de ton père et tu as souillé sa couche 10."

1077. d. Aussi en quatrième lieu, <l’Apôtre> rejette-t-il avec raison l’intem pérance dans les rapports sexuels, lorsqu’il dit: et les impudicités, c’est-à-dire dans tous les actes vénériens, qu’on appelle impu diques, parce qu’on ne veille pas à ce qui est principalement digne de pudeur ou de confusion, soit parce que toutes les

1. Est 2, 18.

2. Rm 16, 18.

3. Ph 3, 19.

4. Lieux parallèles: Somme Théologique Ia-2 Q. 55, a. 3, sol. 2; Q. 76, a. 4, sol. 2 et 4; Q. 77, a. 7; Q. 88, a. 5, sol. 1; 2a-2 Q. 150, a. 2; 2 Sentences dist. 24, Q. 3, a. 6; Demalo, Q. 2, a. 8, sol. 3; Q. 7, a. 4, sol. 1; 1 Ad Cor. 5, 11, lect. 3 (éd. Marietti, n°258); Ad Gal. 5, 21, lect. 5 (éd. Marietti, n° 326). 5. Eccli 31, 35.

6. Is 5, 22.

7. Voir PSESJDO-AUGTJSTIN, Sermo 104, 2, sur k purgatoire (PL 39, 1946). La citation est de saint Césaire d’Arles (Sermo 179, 2 [n° 104, 725." Lieu parallèle: 1 Ad Cor. 5 11, lect. 3 (éd. Marietti, n° 258).

8. Mi 2, 1.

9. Pr 7, 17.

10. Gn 49, 4.



délectations du toucher, de la gour mandise et de la luxure nous sont communes avec les animaux privés de raison; aussi celui qui s’y adonne en dépit de l’ordre leur devient semblable "Ne devenez point comme le cheval et le mulet, qui n’ont point d’intelligence l" soit encore, en particulier, parce que dans ces actes vénériens la raison de l’homme est totalement absorbée par la délectation, de telle sorte qu’alors il ne puisse rien comprendre, comme le dit Aristote dans son ouvrage de l’Ethique 2 Aussi est-il dit dans Osée: "La fornication, l’ébriété et le vin emportent le coeur 3." Et dans l’Apoca lypse: "Ils ne firent pénitence ni de l’impureté, ni de la fornication, ni de l’impudicité qu’ils ont commises 4."

1078. e. <L’Apôtre> rejette ensuite [Voir n° 1074] les oeuvres des ténèbres qui se rapportent à la corruption de l’irascible 5, lorsqu’il dit: non dans la dispute. Selon Ambroise, la dispute est une attaque contre la vérité accompagnée d’une clameur effrontée 6. On peut aussi comprendre dans ce mot l’interdiction de toute rixe 7, non seulement en paroles mais encore en actions, rixe qui la plupart du temps commence par des paroles <injurieuses>: "C’est Ufl honneur pour l’homme de se séparer des disputes 8." Quant à la dispute, elle est habituellement engendrée par l’envie 9, et c’est pourquoi <l’Apôtre> ajoute: et la jalousie. D’où ces paroles de Jacques: <tLà où est la jalousie et l’esprit de dispute, là est l’inconstance et toute oeuvre perverse 10."

1079. 2. <L’Apôtre> explique en suite comment nous devons nous revêtir des armes de la lumière, en disant: 14 mais revêtez-vous du Seigneur Jésus-Christ, à savoir en qui se trouvèrent très abon damment toutes les vertus 11, selon ce verset d’Isaïe "Sept femmes saisiront un seul homme en ce jour-là 12." Or nous revêtons Jésus-Christ, d’abord par la réception du sacrement: "Vous tous qui avez été baptisés dans le Christ, vous avez revêtu le Christ 13." Ensuite, par l’imitation: < Dépouillez le vieil homme avec ses oeuvres, et revêtez le nouveau qui se renouvelle à la connaissance, selon l’image de celui qui l’a créé 14." Et encore "Revêtez-vous de l’homme nouveau, qui a été créé selon Dieu dans la justice et la sainteté de la vérité 15." Or on dit que celui-là revêt le Christ qui l’imite, parce que, de même que l’homme est renfermé dans son vêtement et apparaît sous sa couleur, ainsi dans celui qui imite le Christ, apparaissent les oeuvres du Christ. Il s’ensuit donc que nous revêtons les armes de la lumière lorsque nous revêtons le Christ.

1. Ps 31, 9. — Lieu parallèle: Super Psalmos, in Ps. 31, 9.

2. Voir AR1STOTE, Ethique à Nicomaque VII, c. 15 [1152 b] AL XXVI, fasc. 3, P. 291. Lieux parallèles Ethic. 7, lect. 11 (éd. Léonine, 1969, t. XLVII, vol. II, p. 425, coI. 1 [1152 b 16]); Somme Théologique 2 Q. 141, a. 2; Q. 142, a. 4.

3. Os 4, 11. Inversion dans la citation des mois vinum (vin) et ebrietas (ébriété), probablement citée de mémoire.

4. Ap 9, 21 (cité d’après le sens).

5. On se souviendra que, selon Platon (République IV [; texte établi et traduit par Emile Chambry, dans PLATON, OEuvres complètes, t. VII, 1" partie, La République IV, p. 36-41), l’âme humaine comporte trois éléments fondamentaux auxquels on donne les noms de concupiscible (l’âme désirante), d’irascible (l’âme affective, passionnelle, noble) et de raisonnable (l’âme intellectuelle). Cette conception, devenue classique dans toute la philosophie grecque, a été reprise dans la pensée médiévale comme un donné universellement reçu.

6. Glosa in Rom. XIII, 13 (GPL, col. 1335 C-D), sous le nom d’Ambroise, c’est-â-dire Ambrosiaster (Ad Romanos, XIII, 13 [CSEL 81/1, 430]). — Lieux parallèles: Somme Théologique 2a-2 Q. 38, a. 1 IIAd Tim. 2, 14, lect. 2 (éd. Marietti n° 60).

7. Lieu parallèle: Somme Théologique 2a-2ae, Q. 41.

8. Pr 20, 3.

9. Envisagée sous le rapport de l’éloignement de celui avec qui on se trouve en désaccord ou de celui avec qui on est en dispute, la dispute comme la discorde ont une affinité avec l’envie. En revanche, si l’on considère ce à quoi s’arrête celui qui se dispute, son sens propre, la dispute a une affinité avec l’orgueil et la vaine gloire. Voir Somme Théologique 2 Q. 38, a. 2, sol. 1.

l0. Jc 3, 16.

11. Lieu parallèle Somme Théologique 3 Q. 7, a. 2.

12. Is 4, 1. Il faut sous-entendre ici l’interprétation traditionnelle de la Glose (GOS <Glosa marginalis et interlin. >, t. III, p. 9h): Sept femmes", c’est-i-dire les sept vertus ou les sept dons du Saint-Esprit, " saisiront un homme, c’est-â-dire le Christ. — Lieux parallèles Super Is. 4, 1; Somme Théologique 3 Q. 7, a. 5 sed contra; Super Ioan. 1, 30, lect. 14 (éd. Marietti, n° 260).

13. Lieu parallèle Ad Galat. 3, 27, lect. 9 (éd. Marietti, n° 183 et 184).

14. Col 3, 9.

15. Ep 4, 24.



1080. 3. Enfm, <l’Apôtre> explique ce qui précède: Comme durant le jour, marchons honnêtement, en ajoutant: et n'ayez pas soin de la chair pour <en satis faire> les désirs. Car la beauté de l’honnêteté consiste en ce que l’homme ne préfère point la chair à l’Esprit, mais l’Esprit à la chair: "nous ne sommes pas débiteurs envers la chair, pour vivre selon la chair 1." Mais il faut remarquer que <l’Apôtre> ne dit pas simplement n’ayez pas soin de la chair, parce que chacun est tenu d’en prendre soin pour entretenir la nature, selon cette parole <de l’Apôtre> aux Ephésiens: "Personne n’a jamais haï sa chair, mais il la nourrit et la soigne, comme le Christ l’Eglise 2 "Mais il ajoute: pour <en satisfaire> les désirs, à savoir afin que nous ne suivions pas les désirs désordonnés de la chair, c’est-à-dire ses concupiscences. C’est pour cela qu’il est dit aux Galates: "Marchez selon l’Esprit et vous n’accom plirez pas les désirs de la chair "

1. Rm 8, 12.

2. Ep 5, 29.

3. Ga 5, 16.




Thomas A. sur Rm (1999) 59