Thomas A. sur Rm (1999) 60

CHAPITRE 14


Leçon 1 [versets 1 à 13a]

61
075 (
Rm 14,1-14)


[n° 1082] 1 Accueillez celui qui est faible dans la foi sans discuter sur les opinions.

[n° 10831 2 Car l’un croit manger de tout, tandis que le faible ne mange que des légumes.

[n° 1089] 3 Que celui qui mange ne méprise pas celui qui ne mange pas, et que celui qui ne mange pas ne juge pas celui qui mange, car Dieu l’a accueilli.

[n° 1092] 4 Qui es-tu, toi qui juges l’esclave d’autrui? [n° 1094] Qu’il se tienne debout ou qu’il tombe, <cela regarde> son maître; mais il se tiendra debout, car Dieu est puissant pour le maintenir.

[n° 1097] 5 En effet, l’un juge entre jour et jour, tandis que l’autre les juge tous pareils. Que chacun abonde en son sens.

[n° 1099] 6 Celui qui a telle opinion sur les jours le fait pour le Seigneur. Et celui qui mange mange pour le Seigneur, et il rend grâces à Dieu; et celui qui ne mange pas ne mange pas pour le Seigneur, et il rend grâces à Dieu.

[n° 1101] 7 En effet, nul d’entre nous ne vit pour soi-même et nul ne meurt pour soi-même.

[n° 1102] 8 Car si nous vivons, nous vivons pour le Seigneur; si nous mourons, nous mourons pour le Seigneur. Soit donc que nous vivions, soit que nous mourions, nous sommes au Seigneur.

[n° 1104] 9 C’est pour cela même que le Christ est mort et qu’il est ressuscité, afin d’être le maître des morts et des vivants.

[n° 1105] 10 Mais toi, pourquoi juges-tu ton frère? Ou bien toi, pourquoi méprises-tu ton frère? Tous, en effet, nous nous trouverons devant le tribunal du Christ.

[n° 1107] 11 Car il est écrit: "Je vis, moi, dit le Seigneur: tout genou fléchira devant moi et toute langue confessera Dieu."

[n° 1112] 12 Ainsi chacun de nous rendra compte à Dieu pour soi.

[n° 1114] 13a Ne nous jugeons donc plus les uns les autres,

1081. Après avoir montré comment on doit devenir parfait [n° 953], <l’Apôtre> montre ici comment les parfaits doivent se comporter à l’égard des imparfaits 1.

Et il montre en premier lieu qu’ils ne doivent ni les scandaliser ni les juger.

Puis, il montre qu’ils doivent les supporter [n° 1142]: 1 Or, nous devons, nous qui sommes plus forts, etc."

Sur le premier de ces devoirs, <l’Apôtre> défend deux choses:

D’abord, les jugements désordonnés.

Puis, les scandales des faibles [n° 1115]: 13 "mais jugez plutôt qu’il ne faut pas mettre devant votre frère un obstacle ou <lui donner une occasion de> scandale."

1. Le terme parfait " n’est pas ici à prendre au sens littéral qu’il a en français et où il désigne ce qui est sans défaut. Il s’agit en réalité d’un terme technique qui s’applique à l’une des trois classes de chrétiens, évalués selon leur degré de vertu et de charité, que l’Eglise distingue traditionnellement: les commençants, les progressants et les parfaits (en ce sens la perfection n’est pas la sainteté, mais elle y prédispose). " Ce qui d’abord incombe à l’homme, c’est principa lement de s’étudier à fuir le péché et à résister à ses concupiscences qui le meuvent au rebours de la charité; et cela concerne les commençants qui doivent en:etenir en eux la charité et la réchauffer afin qu’elle ne se corrompe pas. Ce qui lui incombe ensuite, c’est principalement de s’étudier à tendre vers ce qui fait avancer dans le bien; et cette application concerne les progressants qui tendent prin cipalement à ce qu’en s’accroissant en eux la charité se fortifie. En troisième lieu, l’homme s’étudie principalement à tendre vers l’union avec Dieu et à jouir de lui; et cela concerne les parfaits qui désirent "être déliés [ la condition terrestrel pour être avec le Christ", Ph 1, 23" (Somme Théologique 2a-2 Q. 24, a. 9).



À l’égard des jugements désordonnés:

I) <L’Apôtre> donne en premier lieu un avertissement.

II) En deuxième lieu, il l’explique [n° 1083] 2 Car l’un croit, etc.

III) En troisième lieu, il en donne la raison [n° 1090]: car Dieu l’a accueilli, etc.

1082. — I. Sur l’avertissement <de l’Apôtre>, il faut considérer que dans l’Eglise primitive quelques Juifs convertis au Christ croyaient qu’on était tenu d’observer les observances légales en même temps que l’Evangile, comme on le voit dans les Actes 1. L’Apôtre les appelle faibles dans la foi du Christ, attendu qu’ils ne croyaient pas encore parfaitement que la foi du Christ 2 suffit au salut. A Rome préci sément, parmi les fidèles du Christ, certains adhéraient à l’une et l’autre opinion. L’Apôtre s’adresse donc aux parfaits dans la foi, en disant: On a dit que vous devez revêtir le Seigneur Jésus-Christ, aussi accueillez, c’est-à--dire unissez-vous par l’affection de la charité pour supporter celui qui est faible dans la foi, comme on l’a expliqué. On peut entendre dans ce sens ce passage de la Sagesse: "Je suis un homme faible et de peu de temps, et peu capable de comprendre le jugement et les lois. 3" <Ou ce que l’Apôtre écrit> plus loin <dans cette même épître>: "Accueillez-vous les uns les autres, comme le Christ vous a accueillis pour l’honneur de Dieu 4." <Enfin ce passage de> l’Ecclésiastique: "A cause du commandement, accueillez le pauvre 5." Et cela, sans discuter sur les opinions, c’est-à-dire en ne discutant pas le fait que l’un pense à l’encontre de l’autre, en ce sens que tandis que ceux qui obser vaient les observances légales jugeaient comme transgresseurs ceux qui ne les observaient pas, et que ceux qui ne les observaient pas méprisaient comme égarés et ignorants ceux qui les observaient: "Leurs pensées tour à tour les accusant, ou même les défendant 6."

1083. — II. En ajoutant 2 Car l’un croit manger, etc., <l’Apôtre> explique ce qu’il avait dit. Et:

A) Il montre d’abord qui sont les faibles dans la foi.

B) Puis, comment il faut éviter les discussions sur les opinions [n° 1089]

Que celui qui mange, etc.

1084. — A. Sur 7 le premier point, il faut considérer que parmi toutes les autres observances légales il y en avait une <qui consistait> dans le discernement des aliments; car certains aliments étaient défendus dans la Loi, comme on le voit au chapitre 11 du Lévitique 8; et chaque jour on devait appliquer ou ne pas appliquer cette observance. Voilà pourquoi l’Apôtre a fait spécialement mention de cela, en disant: Car l’un d’entre vous, à savoir celui qui est parfait dans la foi, croit pouvoir lici tement manger de tout, parce qu’il ne se croit pas astreint aux observances légales." Ce n’est pas ce qui entre dans la bouche qui souille l’homme; mais ce qui sort de la bouche, voilà ce qui souille l’homme 9." Et: "Toute créature de Dieu est bonne, et on ne doit rien rejeter de ce qui se prend avec actions de grâces, parce qu’il est

1. Ac 15, is.

2. Voir chap. 3, y. 22; leçon 3, n. 6, p. 175.

3. Sg 9, 5.

4. Rm 15, 7.

5. Eccli (Si) 29, 12.

6. Rm 2, 15.

7. Lieux parallèles Somme Théologique 1a Q. 102, a. 6; Super Matth. 15, 11 (éd. Marietti, n° 1300-1301); I Ad Tim. 4, 4, lect. 1 (éd. Marietti, n°’ 146 et 147); Ad Tit. 1, 15, lect. 4 (éd. Marietti, n° 38 à 43).

8. Voir Lv 11, 2s.

9. Mt 15, 11.



sanctifié par la parole de Dieu et par la prière 1."

1085. Si 2 dans la Loi ancienne certains aliments étaient défendus, ce n’est point qu’ils fussent impurs par nature; car de même que dans le langage le mot "insensé" signifie quelque chose de mauvais, bien qu’en lui-même ce mot soit bon, ainsi, dans les choses, tel animal est bon selon sa nature, mais est mauvais par sa signifi cation: par exemple le porc, qui signifie quelque chose d’impur. Et l’usage de ces chairs fut interdit dans les temps anciens, afin de signifier dans leur abstention même qu’il fallait éviter toute impureté 3.Toute la vie de cet ancien peuple était en effet une figure, comme le remarque Augustin dans son ouvrage Contre Faustus; mais à l’avènement du Christ, lui qui est la vérité, les figures cessèrent.

1086. <L’Apôtre> ajoute pour celui qui est faible tandis que le faible ne mange que des Mgumes, autrement dit, qu’il fasse usage des aliments dans lesquels ne se rencontre pas quelque chose d’impur et de défendu par la Loi. Car dans chaque sorte d’animaux, par exemple chez ceux qui vivent sur la terre, dans les airs et dans les eaux, certaines espèces étaient permises et d’autres défendues; mais dans les herbes et dans les arbres rien n’était interdit, comme on le voit au chapitre 11 du Lévitique. Il peut y avoir à cela deux raisons:

1. La première, c’est que les plantes de la terre furent dès le commencement permises à l’homme pour s’en nourrir, selon ce passage de la Genèse: "Voici que je vous donne toute herbe portant de la semence sur la terre, et tous les arbres ayant en eux-mêmes la semence de leur espèce, pour être votre nourriture 6." Mais on lit qu’après le déluge l’usage <de manger> de la chair fut pour la première fois permis à l’homme. D’où ce qui est dit dans la Genèse: "De même que les légumes verts, je vous ai donné toutes ces choses 7", à savoir <toutes> les espèces d’animaux.

2. La seconde raison, c’est que la première défense de s’abstenir de certaines plantes de la terre ayant été transgressée par l’homme en paradis, comme on le voit au chapitre 3 de la Genèse 8, il n’y avait donc pas lieu de réitérer une semblable défense.

1087. Mais 9 puisque les observances légales cessèrent au moment de la passion du Christ, il semble qu’il soit inconvenant de la part de l’Apôtre de permettre aux faibles dans la foi de s’abstenir des aliments défendus par la Loi, étant donné que cette défense n’est plus maintenue actuellement par l’Eglise pour les chrétiens. Touchant

1. 1 Tm 4, 4.

2. Lieux parallèles: Somme Théologique 1a-2ae, Q. 102, a. 6, sol. 1; 3a, Q. 40, a. 4, sol. 2.

3. Nous dirions aujourd’hui que saint Thomas nous invite à ne pas confondre le signe et son référent, ou encore, d’une manière moins abstraite, les mots et les choses. Ce n’est pas parce qu’il désigne une chose mauvaise qu’un mot est mauvais. La "bonté " d’un mot s’apprécie en fonction de critères linguistiques " insensé " est un "bon " mot parce qu’il est construit selon les règles de la formation des adjectifs è signification négative. De même, lorsque ce ne sont plus les mots qui signifient, mais les choses elles-mêmes qui sont prises comme symboles d’autres réalités le symbolisant, considéré dans sa nature propre, c’est-à-dire en tant précisément qu’il ne symbolise pas, ne participe pas nécessairement de la qualité de ce qu’il symbolise par ailleurs: le porc n’est pas nécessairement impur sous prétexte qu’il symbolise l’impureté dans certaines cultures. Cependant on ne doit pas forcer la séparation entre la nature propre de la chose prise comme symbole et ce qu’elle symbolise, comme si l’institution culturelle qui fait de cette chose un symbole agissait d’une manière purement arbitraire. Il faut bien que la signification symbolique conférée à la chose y trouve un certain fondement. C’est le cas, par exemple, pour les éléments sensibles utilisés dans les sacrements. D’une manière générale, c’est toute la création qui, en elle-même, nous parle de Dieu parce qu’elle est porteuse de ses vestiges; mais, sans la grâce du Christ, la création, sacrée en elle-même, ne peut nous sanctifier: "les créatures sensibles signifient quelque chose de sacré, à savoir la sagesse et la bonté divines, en tant qu’elles sont sacrées en elles-mêmes mais non en tant qu’elles servent à notre sanctification" (5. Th. V, Q. 60, a. 2, sol. 1).

4. Voir SAINT AUGUSTIN, Contra Faustum 1V, 2 (PL 42, 217-220; CSEL 25/1, 268-271); VI, 2 (PL 42, 227-228; CSEL 25/1, 285-286); VI, 7 (PL 42, 233-234; CSEL 25/1, 294-296).

5. Voir Lv 11.

6. Gn 1, 29.

7. Gn 9, 3.

8. Gn 3.

9. Lieu parallèle Somme Théologique 1a-2ae Q. 103, a. 4, sol. 1.



ces observances légales, il faut distinguer, selon Augustin 1, trois périodes. La première, c’est le temps qui précède la passion du Christ, où ces observances légales étaient en vigueur et étaient alors encore vivantes. La deuxième période est celle qui s’est écoulée après la passion du Christ, avant la diffusion de l’Evangile; pendant cette période les observances légales étaient frappées de mort, puisque personne n’y était tenu et qu’elles ne profi taient à personne; cependant elles ne causaient pas encore la mort, car les Juifs convertis au Christ pouvaient observer ces prescriptions sans <commettre de> péché. C’est de cette période que parle ici l’Apôtre. La troisième période est celle qui s’écoule après la promulgation de J’Evangile, période pendant laquelle les observances légales non seulement sont mortes, mais causent la mort, de telle sorte que les observer, c’est pécher mortellement 2.

1088. La Glose 3 donne une autre expli cation à ce passage. Elle dit: Le faible, c’est-à-dire celui qui est enclin à succomber aux vices de la chair, à celui-là il faut conseiller de manger des légumes, c’est-à-dire des aliments légers et secs, qui ne stimulent pas les vices, et de s’abstenir de ceux qui excitent le désir charnel. Mais un autre, qui est plus fort, croit qu’il peut manger de tout sans danger. Cette diffé rence apparaît entre les disciples du Christ qui ne jeûnaient pas, fortifiés qu’ils étaient par la présence du Christ, et les disciples de Jean-Baptiste qui jeûnaient 4. C’est ainsi que ceux qui font pénitence s’abstiennent de certains aliments non à cause de l’impureté de ces aliments, mais pour réprimer le désir charnel.

1089. — B. En ajoutant: Que celui qui mange, etc., <l’Apôtre> explique comment il faut éviter les discussions d’opinions.

1. Et premièrement, quant aux parfaits, en disant: Que celui qui mange, etc., toutes choses avec une conscience tranquille, ou encore sans danger <d’exciter> le désir charnel, ne méprise pas celui qui ne mange pas, à savoir indifféremment de toutes choses, en tant que faible dans la foi ou enclin aux vices: "Malheur à toi qui méprises, est-ce que toi-même tu ne seras pas méprisé 5?" Et encore: "Qui vous méprise me méprise; mais qui me méprise méprise celui qui m’a envoyé 6."

2. Et deuxièmement, il parle en s’adressant aux faibles: et que celui qui ne mange pas, etc., à savoir indifféremment de toutes choses, soit parce qu’il est faible

1. Voir SAINT AUGUSTIN, Lettre LXXXII, ii, 14-15 (PL 33, 281-282; CSEL 34/2, 363-364).

2. Comme on sait, et comme l’a montré Max Seckier dans son étude déjà citée (Das Heu in der Geschichte. Ceschichttheologisches Denken bei Thomas von Aquin, 1964, traduit sous le titre Le Salut et l’Histoire), saint Thomas n’est nullement celui qui aurait substitué à la conception cyclique du temps celle d’un " ordre linéaire", malgré ce que semble affirmer Etienne Gilson (L’Esprit de la philosophie médiévale, p. 369). L’ordre du créé est entraîné dans un processus " circulaire " En effet, c’est lorsqu’il fait retour à son principe qu’un effet est souverainement parfaït. Ainsi le cercle, parmi toutes les figures, et le mouvement circulaire, parmi tous les mouvements, sont souverainement parfaits parce que en eux se réalise le retour au principes (2 Contra Gentiles c. 46). Et encore "La fin des choses correspond à leur principe. C’est Dieu, en effet, qui est le principe et la fin des choses. Et donc, la sortie des choses hors du principe correspond à leur retour vers leur fin" (5. Th. P, Q. 90, a. 3, obj. 2). Mais cette histoire de l’univers n’exclut pas l’histoire du salut dont le pivot est l’avènement du Christ qui ordonne, au sein de ce processus circulaire, la succession linéaire des âges où le Fils et l’Esprit accomplissent leur oeuvre de réunification du genre humain au Père, activité qui retrace et prolonge dans l’ordre du créé le mouvement éternel de la circumincession trinitaire (1 Sentences dist. 14, Q. 2, a. 2 in corpore). Quant à la succession des âges, saint Thomas reprend la doctrine paulinienne des trois ou quatre âges (Rm 5, 14). Il distingue donc trois états: l’état de nature, l’état de grâce, l’état de gloire. L’état de nature correspond au temps avant la Loi (tempus ante legem); l’état de grâce se subdivise en deux temps le temps de la Loi (tempus sué lege qui va de Moïse au Christ); le temps de la grâce (tempus sub gratia qui va du Christ du premier avènement à celui du second); enfin l’état de gloire, qui est également le temps de la grâce triomphante (Somme Théologique 2a-2ae, Q. 176, a. 6). Ici (n° 1087), la division des temps — qui ne contredit pas la précédente mais qui y introduit des subdivisions complémentaires — est faite du point de vue des observances de la Loi ancienne, selon qu’elles sont néces saires (de Moïse au Christ), inutiles mais permises (époque évangé lique), nuisibles et interdites (époque postévangélique, entrée des païens dans la foi).

3. Voir Glosa in Rom. XIV, 2 (GPL, col. 1512 B).

4. VoirMt9, 14-15.

5. Is 33, 1.

6. Lc 10, 16.



dans la foi, comme celui dont parle l’Apôtre, soit aussi parce qu’il est enclin au désir charnel, ne juge pas celui qui mange, à savoir indifféremment de toutes choses, comme transgressant la Loi et donnant libre cours au désir de la chair: "Ne jugez pas pour n’être pas jugés 1." Et: "Tu es inexcusable, ô homme, qui que tu sois, toi qui juges 2"

1090. — III. Lorsque <l’Apôtre> dit car Dieu l’a accueilli, etc., il donne trois raisons pour lesquelles nous devons nous abstenir de faire un faux jugement

A) <La première raison se fonde sur l’autorité de celui qui juge. >

B) La deuxième raison est exposée à ces mots [n° 1094]: <cela regarde> son maître, etc.

C) La troisième, <à ces autres mots> [n° 1105]: ‘° Mais toi, pourquoi juges-tu, etc.

A. La première raison se fonde sur l’autorité de celui qui juge, aussi

1) <L’Apôtre> commence-t-il par montrer que cette charité est due à Dieu.

2) Puis, il conclut que le jugement n’appartient pas à l’homme [n° 1092] "Qui es-tu, toi qui juges, etc.

1091. 1. Il dit donc en premier lieu:

Il a été dit avec raison que celui qui ne mange pas ne juge pas celui qui mange, car Dieu l’a accueilli, comme un serviteur qu’il jugera lui-même: "J’ai pris pour moi deux houlettes 3", c’est-à-dire deux peuples: "Il m’a retiré des grandes eaux 4." Or celui qui est remis au jugement d’un supérieur ne doit pas être jugé par un inférieur.

1092. 2. Voilà pourquoi <l’Apôtre> conclut: 4 "Qui es-tu, c’est-à-dire de quelle autorité ou de quelle puissance es-tu <revêtu>, toi qui juges l’esclave d’autrui, c’est-à-dire ton prochain qui est le serviteur de Dieu ? Car dans celui qui juge est requise l’autorité 5, selon ces paroles de l’Exode: "Qui t’a établi prince et juge sur nous 6." Et de Luc: "Qui m’a établi juge sur vous, ou pour faire vos partages ? 7"

1093. Mais ne 8 semblerait-il pas découler de cette raison que le jugement d’un homme par un autre est illicite?

Il faut répondre que le jugement de l’homme est licite en tant qu’il est exercé en vertu de l’autorité accordée par Dieu. D’où ce qui est dit dans le Deutéronome: "Ecoutez-les et jugez selon ce qui est juste 10." Et puis ce qui suit: "Parce que c’est le jugement de Dieu 9", c’est-à-dire parce qu’il est exercé en vertu de l’autorité divine. Si quelqu’un veut usurper le jugement sur ce qui ne lui a pas été permis par Dieu à cet effet, par exemple si un juge délégué par le pape voulait dans son jugement transgresser les limites de son mandat, c’est un jugement téméraire. Or Dieu s’est réservé à lui seul <le droit> de juger des choses cachées, comme le sont en particulier les pensées des coeurs et les choses futures. Et c’est pourquoi si quelqu’un a la présomption de juger de ces choses, <il fait> un jugement téméraire. C’est ce qui fait dire à Augustin, dans son ouvrage


1. M, 7, 1.

2. Rm 2, 1.

3. Za 11, 7.
4. P, 17, 17.

5. Trois conditions sont requises pour qu’un jugement soit licite la première, qu’il procède d’un sentiment de justice; la deuxième qu’il émane de l’autorité d’un supérieur; la troisième qu’il soit proféré avec prudence. Voir Somme Théologique 2 Q. 60, a. 2; 3a, Q. 59, a. 1; Contra impugn. Dci cuit. et reiig., c. 21; Ad Rom. 2, 1, lect. 1 (éd. Marietti, n° 174." ); I Ad Cor. 4, 3-5, lect. 1 (éd. Marietti, n° 190." ).

6. Ex 2, 14.

7. Lc 12, 14.

8. Lieux parallèles Somme Théologique 2a-2ae, Q. 60, a. 6; Q. 67, a. 1.

9. Dt 1, 16.

10. Dt 1, 17.



Du sermon sur la montagne: "Un jugement est téméraire sur deux points lorsqu’il y a une incertitude sur l’intention avec laquelle une action a été accomplie; ou bien lorsqu’il y a une incertitude sur ce que sera l’action, qui actuellement paraît bonne ou mauvaise 1."

1094. — B. En disant Qu’il se tienne debout ou qu’il tombe, <cela regarde> son maître, etc., <l’Apôtre> expose la deuxième raison qui se fonde sur la fin du mérite ou du démérite. On pourrait dire que, bien que l’homme n’ait pas l’autorité judiciaire, cependant il se doit d’intervenir dans le jugement d’autrui à cause du dommage ou du fruit qui en résulte mais l’Apôtre montre que cela appartient plutôt à Dieu qu’aux hommes. Et c’est pourquoi nous devons laisser à Dieu le jugement du prochain, à moins que nous ne nous acquittions à sa place du jugement, par l’autorité qu’il nous a conférée. Sur ce point, <l’Apôtre> fait trois choses:

1) Il commence par exposer son intention.

2) Puis, il l’appuie par un exemple [n° 1097] En effet, l’un juge, etc.

3) Enfin, il prouve sa proposition [n° 1099] 6 Celui qui a telle opinion sur les jours, etc.

1095. 1. Sur le premier de ces points, <l’Apôtre> expose deux choses:

D’abord, que tout ce qui arrive à l’homme est du ressort de Dieu, lorsqu’il dit: <cela regarde> son maître, qu’il se tienne debout, c’est-à-dire en agissant avec droiture — "Nos pieds se tenaient dans tes parvis, ô Jérusalem 2" — ou qu’il tombe, c’est-à-dire en péchant: "La maison d’Israel est tombée et il ne se trouvera personne pour la relever 3." <L’Apôtre> se sert d’une particule disjonctive: Qu’il se tienne debout ou qu’il tombe, en raison de l’incertitude car beaucoup semblent tomber qui se tiennent debout, et vice versa, selon cette parole de l’Ecclésiaste: "J’ai vu des impies ensevelis, qui, lorsqu’ils vivaient encore, étaient dans le lieu saint, et qu’on louait dans la cité comme si leurs oeuvres eussent été justes 5." L’Apôtre emploie ici la comparaison d’un esclave et d’un maître, dont le pouvoir s’étend à tout ce qui concerne son esclave. Il ne faut pas entendre que, lorsque l’homme se tient debout ou qu’il tombe, Dieu en tire quelque profit ou quelque dommage; car il est dit au livre de Job "Si tu pèches, en quoi lui nuiras-tu? Et si tes iniquités se multiplient, que feras-tu contre lui? Mais si tu as agi justement, que lui donneras-tu, ou que recevra-t-il de ta main 6?" Mais ce que nous faisons justement à l’égard des hommes se rapporte à la gloire de Dieu "Afin que <les hommes> voient vos bonnes oeuvres et qu’ils glorifient votre Père qui est dans les cieux 7." Mais lorsque nous tombons en péchant, <nous donnons> aux hommes l’occasion de blasphémer Dieu "le Nom de Dieu est blasphémé à cause de vous parmi les nations 8." Ou bien 9, ces paroles <de l’Apôtre>: <cela concerne> son maître, qu’il se tienne debout ou qu’il tombe, doivent se référer au jugement de son Maître: "Celui qui me juge, c’est le Seigneur 10"

1096. Puis, <l’Apôtre> montre qu’il appartient à Dieu de juger l’état de l’homme, en disant: mais il se tiendra debout; comme s’il disait Si quelqu’un tombe maintenant par le péché, il peut arriver cependant qu’il tienne de nouveau debout. Ce qui s’accomplira absolument s’il est prédestiné 12: "Est-ce que celui qui dort ne continuera pas à se relever 13 ?"

1. SAINT AUGUSTIN, De sermone Domini in monte II, XVIII, 61 (CCL 35, 157).

2. Ps 121, 2.

3. Am 5, 1-2.

4. Voir Glosa in Rom. XIV, 4 (GPL, col. 1513 B).

5. EccI 8, 10.

6. Jb 35, 6-7.

7. Mt5, 16.

8. Rm 2, 24.

9. Voir Glosa in Rom. XIV, 4 (GPL, coI. 1513 B).

10. 1 Co 4, 4.

11. Lieux parallèles Somme Théologique 2a-2a Q. 33, a. 2, sol. I; Q. 60, a. 4.

12. Voir Glosa in Rom. XIV, 4 (GPL, col. 1513 C).

13. Ps 40, 9.



Et encore: "Ne te réjouis pas sur moi, mon ennemie, parce que je suis tombée; je me relèverai lorsque je me serai assise dans les ténèbres 1." Donc quand nous voyons quelqu’un tomber manifestement, nous ne devons pas le mépriser en jugeant témérai rement à son égard qu’il ne se relèvera jamais, mais nous devons plutôt être sûrs qu’il se tiendra de nouveau debout, non en considérant la condition humaine mais bien la puissance divine. Aussi, lorsque <l’Apôtre> dit: car Dieu est puissant pour le maintenir, nous devons être sûrs que par sa bonté il le rétablira: "Un esprit entra en moi et m’établit sur mes pieds 2." Et selon ce qui a été dit plus haut: "s’ils ne demeurent pas dans l’incrédulité, ils seront entés; car Dieu est puissant pour les enter de nouveau 3."

1097. 2. En ajoutant: 5 En effet, l’un juge, etc., <l’Apôtre> appuie par un exemple ce qui a été dit.

Et d’abord, il expose la diversité de l’opinion humaine, en disant: Je dis donc qu’il se tienne debout ou qu’il tombe, <cela regarde> son maître, [...], en effet, l’un juge entre jour et jour, c’est-à-dire entre un jour et un autre jour, à savoir pour s’abstenir tel jour et non pas tel autre. Ce qui semble s’appliquer au faible dans la foi, qui croit qu’il faut encore observer les prescriptions légales. Car il est dit dans le Lévitique: "Au dixième jour de ce septième mois, sera le jour très solennel des expiations et il sera appelé saint; or vous affligerez vos âmes en ce jour et vous offrirez un holocauste au Seigneur 4." Et dans le livre de Judith que cette dernière "jeûnait tous les jours de sa vie, excepté les sabbats, les néoménies 5 et les fêtes de la maison d’Israel 6." — Tandis que l’autre les juge tous pareils, c’est-à-dire qu’il faut observer indifféremment les céré monies de la Loi, lesquelles ont déjà cessé <d’obliger>. Cela semble donc s’appliquer à celui qui est parfait dans la foi: "Chaque jour je te bénirai, et je louerai ton Nom dans les siècles et dans les siècles des siècles 7." On peut aussi rapporter ce passage aux abstinences qui se pratiquent pour réprimer les désirs charnels, absti nences auxquelles certains vaquent tous les jours, par exemple ceux qui s’abstiennent ou jeûnent perpétuellement de viande et de vin, tandis que d’autres le font à certains intervalles, et cessent <ensuite> leur absti nence, selon ce passage de l’Ecclésiaste: "Toutes choses ont leur temps 8."

1098. <L’Apôtre> 9 montre ensuite que toutes ces pratiques peuvent se rapporter à la gloire de Dieu, en disant: Que chacun abonde en son sens, c’est-à-dire soit laissé à son propre sens. Car abonder en son sens, c’est suivre son propre sens: "Dieu, dès le commencement, a créé l’homme et il l’a laissé dans la main de son propre conseil 10." Ou bien: en son sens, c’est-à-dire que <chacun> selon son sens propre s’applique à s’enrichir pour la gloire de Dieu, suivant cette parole <de Paul> aux Corinthiens: "Puisque vous désirez si ardemment les dons spirituels, faites que pour l’édification de l’Eglise vous en abondiez 11." Cependant cette règle ne semble valable que pour les choses qui ne sont pas mauvaises en soi; en revanche, dans les choses qui sont mauvaises en soi, l’homme ne doit pas être laissé à son sens propre. Or juger entre jour et jour semble mauvais en soi, suivant la première explication; car il est dit "Vous observez certains jours, certains mois, certains temps et certaines années. Je crains pour vous d’avoir en vain travaillé parmi vous 1." Dans ce passage, <l’Apôtre> parle à la lettre de ceux qui soutiennent que des jours doivent être fixés pour <pratiquer> les cérémonies de la Loi.

Mais il faut dire que l’Apôtre parle ici du temps pendant lequel il était licite aux Juifs convertis à la foi d’observer les pres criptions légales, comme on l’a dit [n° 1087].

Cependant, quant à la seconde expli cation, il semble que ce qu’il dit: l’autre les juge tous pareils, soit illicite. En effet, il est certains jours où il n’est pas licite de jeûner. C’est ainsi qu’Augustin déclare dans sa Lettre à Casulanus "Quiconque penserait devoir prendre la résolution de jeûner le jour du dimanche ne donnerait pas qu’un léger scandale à l’Eglise, et ce n’est pas sans raison. En effet, à l’égard de ces jours sur quoi l’Eglise ou l’Ecriture sainte ne statue rien de certain, la coutume du peuple de Dieu et les institutions des anciens doivent tenir lieu de loi 2." Et il est écrit dans les Décrets <de Gratien> "Si un prêtre, en raison d’une pénitence publique imposée par un prêtre, a sans autre nécessité jeûné le dimanche en vue d’une pratique religieuse, comme le font les manichéens, qu’il soit anathème 3." Mais il faut comprendre que l’Apôtre parle ici de ces abstinences qui peuvent se pratiquer licitement tous les jours et sans rompre avec l’usage commun ou avec les insti tutions des anciens.

1. Mi 7, 8.

2. Ez 3, 24.

3. Rm 11, 23.

4. Lv 23, 27.

5. La néoménie est le premier jour du mois, marqué par l’appa rition du premier croissant lunaire et célébré par des sacrifices et des oblations. On s’abstenait ce jour-là de tout travail (voir André-Marie GERARD, Dictionnaire de la Bible, p. 992-993).

6. Jdt 8, 6.

7. Ps 144, 2.

8. Eccl (Qo) 3, 1.

9. Lieux paralléles: Somme Théologique 2 Q. 147, a. 4; 4 Sentences dist. 15, Q. 3, a. 2.

10. Eccli (Si) 15, 4.

11. 1 Co 14, 12.



1099. 3. Lorsque <l’Apôtre> dit: 6 Celui qui a telle opinion, etc., il prouve sa proposition, à savoir que chacun se tienne debout ou tombe, <cela regarde> son maître. Et il prouve cela de trois manières:

a) D’abord, par la conduite des fidèles.

b) Puis, par leur intention [n° 1101]: En effet, nul d’entre nous, etc.

c) Enfin, par leur condition [n° 1103]: Soit donc que nous vivions, etc.

1100. a. <L’Apôtre> prouve donc en premier lieu comment chaque fidèle se tient debout ou tombe pour son Maître, par le fait qu’il rend grâces à Dieu de tout ce qu’il a fait selon sa conscience. Aussi <Paul> dit-il: Celui qui a telle opinion sur les jours, c’est-à-dire celui qui un jour s’abstient et un autre jour cesse de s’abstenir, le fait pour le Seigneur, c’est-à-dire par respect pour Dieu distingue les aliments, comme nous-mêmes nous distinguons les veilles des fêtes en y prati quant le jeûne, des jours de fête où nous rompons le jeûne par respect pour Dieu "Pourquoi un jour est-il préféré à un jour, une lumière à une lumière, et une année à une année, venant <tous> du soleil 4?" <L’Apôtre> parle ensuite de ceux qui jugent tous les jours pareils, et parmi ceux-ci certains ne réservaient aucun jour au jeûne; ainsi, comme on le rapporte dans <l’évangile de> Matthieu, les disciples du Christ ne jeûnaient-ils point. Aussi <l’Apôtre> dit-il: Et celui qui mange, à savoir chaque jour, mange pour le Seigneur, c’est-à-dire pour la gloire du Seigneur; ce que manifestent les mots <qui suivent>: et il rend grâces à Dieu, à savoir pour la nourriture qu’il a prise: "<Ils ordon neront> de s’abstenir des aliments que Dieu a créés pour être reçus avec actions de grâces par les fidèles et par ceux qui ont connu la vérité 6." Et: "Les pauvres mangeront et seront rassasiés; et ils loueront le Seigneur, ceux qui le

1. Ga 4, 10-11.

2. SAINTAUGUSTIN, Lettre XXXVI, iI, 2 (PL 33, 136 CSEL 34/2, 32).

3. GRATIEN, Décrets, première partie, dist. xxx, can. XVII, col. 110.

4. Eccli (Si) 33, 7.

5. Mt 9, 14.

6. 1 Tm 4, 3.



recherchent; leurs coeurs vivront dans les siècles des siècles 1." Enfin, <l’Apôtre> parle de celui qui juge tous les jours pareils, c’est-à-dire qui s’abstient chaque jour, et il ajoute: et celui qui ne mange pas, c’est-à-dire celui qui s’abstient tous les jours, le fait pour le Seigneur, en d’autres termes ne mange pas pour honorer le Seigneur 2 Ce qui est une évidence puisqu’il rend grâces à Dieu, qui lui a donné la volonté et la force de s’abstenir: "Rendez grâces en toutes choses 3."

En réalité, ce que l’Apôtre dit ici de ceux qui tous les jours, ou pratiquaient l’absti nence, ou ne la pratiquaient pas, doit s’entendre quant au temps pendant lequel cette conduite ne s’opposait pas aux insti tutions des anciens et aux usages communs du peuple de Dieu.

1101. b. Lorsqu’il ajoute: 7 En effet, nul d’entre nous ne vit pour soi-même, etc., <l’Apôtre> prouve la même chose par l’intention des fidèles.

Il commence par rejeter l’intention qui est désordonnée: Je dis à juste titre que chacun de nous se tient debout ou tombe pour son Seigneur, car nul d’entre nous ne vit pour soi-même, ni de la vie naturelle ni de la vie spirituelle, dont il est dit: "Mais le juste vit de la foi 4." — Pour soi-même, c’est-à-dire en vue de lui-même, parce que ce serait jouir de soi-même: "Ne cher chant pas ce qui m’est utile, mais ce qui est au grand nombre, afin qu’ils soient sauvés 5." Et encore: "Non pas à nous, Seigneur, non pas à nous, mais à ton Nom donne gloire 6." Ou: pour soi-même, c’est-à-dire selon sa propre règle, comme ceux qui disent, au livre de la Sagesse: "Que notre force soit la loi de la justice 7." Ou encore: pour soi-même, c’est-à-dire selon son propre jugement: "Je ne me juge pas moi-même 8." — Nul ne meurt, c’est-à-dire de la mort corporelle ou de la mort spirituelle qu’est le péché, ou bien 9 encore de la mort spirituelle par laquelle on meurt aux vices, ainsi dans le baptême, selon ce qui a été dit plus haut: "celui qui est mort est justifié du péché 10." Pour soi-même, c’est-à-dire soit à son jugement, soit à cause de lui-même ou à son exemple; mais c’est à l’exemple du Christ que chacun meurt à ses vices: "Car en tant qu’il est mort au péché, il est mort une fois pour toutes 11." Et plus loin: "Ainsi de vous, estimez-vous comme morts au péché, mais <ne> vivant <plus que> pour Dieu dans le Christ Jésus Notre Seigneur 12."

1102. Puis il montre quelle est la droite intention des fidèles, en disant: 8 Car si nous vivons, de la vie corporelle, nous vivons pour le Seigneur, c’est-à-dire pour la gloire du Seigneur; si nous mourons, de la mort corporelle, nous mourons pour le Seigneur, c’est-à-dire pour l’honneur du Seigneur "Le Christ sera glorifié en mon corps, soit par ma mort, soit par ma vie 13." Ou bien si l’on expose ces paroles: nous vivons et nous mourons, en les appliquant à la vie et à la mort spirituelle, alors ces mots: pour le Seigneur, signifient au jugement du Seigneur, "qui a été établi par Dieu juge des vivants et des morts", comme le dit le livre des Actes 14.

1. Ps 21, 27.

2. Voir Glosa in Rom. XIV, 6 (GPL, 1514 A).

3. 1 Th 5, 18.

4. Ha 2, 4. Sur la variante vivi, au lieu de vivet, voir DOM SAHATIER, Bibi. sacr., t. II (Notae ad versionem antiquam), p. 964.

5. I Corinthiens 10, 33.

6. Ps 113, 9 (numérotation de la Vulgate).

7. Sg 2, 11.

8. 1 Corinthiens 4, 3.

9. Voir Glosa in Rom. XIV, 7 (GPL, col. 1514 G).

10. Rm 6, 7.

11. Rm 6, 10.

12. Rm 6, 11.

13. Ph 1, 20. Pour la version citée ici, voir la Vetus latina, Epistula ad Philippenses, éd. H. J. Frede, vol. XXIV/2, I fasc. 1, p. 71

14. Ac 10, 42.



1103. c. En disant: Soit donc que nous vivions, etc., <l’Apôtre> prouve sa proposition par la condition <dans laquelle se trouvent> les fidèles.

Et pour commencer, il déduit de ce qui précède que leur condition est telle qu’ils ne sont plus à eux-mêmes, mais à un autre. Car ceux qui sont à eux-mêmes, comme le sont les hommes libres, vivent et meurent pour eux-mêmes. Or après avoir établi que les fidèles ne vivent pas ou ne meurent pas pour eux-mêmes, mais pour le Seigneur, <l’Apôtre> conclut ainsi: Soit donc que nous vivions, soit que nous mourions, nous sommes au Seigneur, comme les esclaves de celui qui a pouvoir de vie et de mort: "Vous avez été achetés à prix, ne vous rendez pas esclaves des hommes 1." Et: "Vous avez été achetés à grand prix 2." Et encore: "Nous sommes à toi, ô David, et avec toi, ô fils d’Isaïe 3."

1104. Puis <l’Apôtre> indique la cause de cette condition, en disant: 9 C’est pour cela même que le Christ est mort et qu’il est ressuscité, c’est-à-dire ce qu’il a acquis par sa mort et par sa résurrection c’est d’être le maître des vivants, parce qu’en ressuscitant il a commencé une vie nouvelle et perpétuelle, et des morts, parce que en mourant il a détruit notre mort: "Le Christ est mort pour tous, afin que ceux qui vivent ne vivent plus pour eux, mais pour Celui qui est mort pour eux et est ressuscité 4." Ainsi donc, par tout ce qui précède, l’Apôtre a prouvé que chacun se tient debout ou tombe pour son Seigneur, étant donné que les fidèles rendent grâces à Dieu, qu’ils vivent ou qu’ils meurent pour le Seigneur, et qu’ils sont au Seigneur soit dans la mort, soit dans la vie.

1105. — C. Lorsqu’il ajoute: 10 Mais toi, pourquoi juges-tu, etc., <l’Apôtre> donne la troisième raison qui se fonde sur le jugement à venir. Et à ce propos il fait trois choses

1. Il expose en premier lieu l’inutilité du jugement présent, en disant: Mais toi, pourquoi juges-tu?, c’est-à-dire quelle utilité ou quelle nécessité y a-t-il pour toi de juger ton frère témérairement sur des choses cachées, qui ne sont pas laissées à ton jugement ? Ou bien toi, qui seras jugé, pourquoi méprises-tu ton frère, regardant comme rien le fait d’être jugé par lui? — "Pourquoi donc chacun de nous méprise-t-il son frère ? 5"

1106. 2. En deuxième lieu, il annonce le futur jugement du Christ, comme s’il disait: Je dis avec raison pourquoi juges-tu <ton frère>, puisque tu n’as pas à craindre qu’il reste sans jugement? Tous, en effet, nous nous trouverons devant le tribunal du Christ. On appelle tribunal du Christ son pouvoir judiciaire 6, ainsi qu’il est dit <dans l’évangile de> Matthieu "Quand le fils de l’homme viendra dans sa majesté, et tous les anges avec lui, alors il s’assiéra sur le trône de sa majesté 7." Et <l’Apôtre> dit: Tous nous nous trouverons, comme pour être jugés, aussi bien les bons que les méchants, et recevoir la récom pense ou la punition: "Nous devons tous comparaître devant le tribunal du Christ, afin que chacun reçoive le prix de ce qu’il aura fait durant sa vie corporelle, soit en bien, soit en mal 8."

1. 1 Co 7, 23.

2. 1 Co 6, 20.

3. 1 Par (1 Gb) 12, 18.

4. 2 Corinthiens 5, 15.

5. Ml 2, 10.

6. Lieu parallèle Somme Théologique 3 Q. 59.

7. Mt 25, 31.

8. 2 Corinthiens 5, 10. — Lieu parallèle " II Ad Cor. 5, 10, lect. 2 (éd. Marietti, n° 170-172).

9. Le jugement de discussion désigne, dans le Jugement final, le moment où sont discutés les mérites ou les démérites de tous ceux qui ne sont pas morts parfaitement purifiés. Si donc tous tes hommes seront soumis au jugement "de sanction" par la sentence duquel ils seront ou élus ou réprouvés, tous ne seront pas soumis au jugement de discussion. Seuls le seront les élus non parfaitement purifiés et les damnés, afin que, dans l’un et l’autre cas, soit mani festée la justice divine. — Lieux parallèles " 5. Th., Suppi., Q. 89, a. 6 et 7; Compend. theol., c. 243; Super Psalmos, in Ps. 1, 5; 5, 1 lb; 42, 49, 7-16; Super Ioan. 3, 17 et l8b, lect. 3 (éd. Marietti, n° 483 et 488); 5, 24, lect. 4 (éd. Marietti, n° 776); Super Matth. 25, 32 (éd. Marietti, n° 2084); I Ad Cor. 5, 13, lect. 3 (éd. Marietti, n° 261); II ‘ Cor. 5, 10, lect. 2 (éd. Marietti, n° 171); Ad Hebr. 10, 30, lect. 3 (éd. Marietti, n° 533).



Mais quant au jugement de discussion 9, tous n’y comparaîtront pas pour être jugés, car certains siégeront comme juges 1: "Vous serez assis sur douze trônes, jugeant les douze tribus d’Israël"

1107. 3. En troisième lieu, par ces mots: 11 Car il est écrit, etc., <l’Apôtre> prouve ce qu’il avait dit.

a) Et il cite d’abord une autorité.

b) Puis, il en déduit une conclusion [n° 1112]: Ainsi chacun de nous, etc.

1108. a. On a dit que tous nous nous trouverons devant le tribunal du Christ, et cela est manifeste par l’autorité de la sainte Ecriture; car il est écrit "Je vis, moi, dit le Seigneur: tout genou fléchira devant moi, et toute langue confessera Dieu 3." Notre version porte: "Par moi-même j’ai juré [ que devant moi tout genou fléchira, et toute langue jurera 4."

1109. Trois choses sont mentionnées dans ces paroles:

Premièrement le serment, qui est parfois utilisé dans les paroles de Dieu, pour montrer que ce qui est dit <ainsi> est assuré par l’immutabilité du conseil divin et non pas sujet au changement, comme il en est pour la prédiction de ce qui dépend des causes inférieures, telle la prophétie de menace Aussi est-il dit au psaume 109: "Le Seigneur a juré et il ne s’en repentira pas 7." C’est que les hommes, comme le dit l’Apôtre, "jurent par celui qui est plus grand qu’eux 8." Mais Dieu, n’ayant rien de plus grand que lui pour donner de la fermeté à la vérité, jure par lui-même. Or il est la vie même et la source de la vie, selon ces paroles du Deutéronome: "Car c’est lui-même qui est ta vie et la longueur de tes jours, afin que tu habites dans la terre au sujet de laquelle le Seigneur a juré à tes pères, Abraham, Isaac et Jacob, qu’il la leur donnerait" Et du psaume 35: "Auprès de toi est la source de la vie 10." Voilà pourquoi la forme du serment du Seigneur est: Je vis, moi, autrement dit je jure par la vie, dont moi je vis d’une manière unique.

1110. Deuxièmement l’annonce de la soumission de toute créature au Christ devant moi, à savoir le Christ, tout genou fléchira. C’est la désignation de la soumission parfaite de la créature raison nable au Christ; car les hommes ont coutume de fléchir le genou devant les grands, en signe de soumission. D’où ces paroles <de l’Apôtre> aux Philippiens: "Qu’au nom de Jésus, tout genou fléchisse dans le ciel, sur la terre et dans les enfers 11."

1111. Troisièmement l’annonce de la confession de la foi, par laquelle tous rendront gloire au Christ. D’où la suite de ces paroles: et toute langue confessera Dieu, c’est-à-dire confessera que le Christ est Seigneur, selon cette parole aux Philippiens: "Que toute langue confesse que notre Seigneur Jésus-Christ est dans la gloire de Dieu le Père 12."

1. Lieux parallèles S. Th., Suppi., Q. 89, a. 1; 4 Sentences dist. 47, Q. 1, a. 2, q 1." ; Compend. theol., c. 245; Super Psalmos, in Pc. 49; 1 Ad Cor. 6, 1-6, lect. 1 (éd. Marietti, n° 264-276).

2. Mt 19, 28.

3. Is 45, 24. Pour la version citée ici, voir la Vetus latzna, Esaias; éd. Roger Gryson, vol. XII/2, fasc. 4, p. 1105.

4. Is 45, 23-24 (selon la vulgate).

5. Lieu parallèle: Ad Hebr. 3, 11, lect. 2 (éd. Marietti, n° 184).

6. Lieux parallèles: Somme Théologique 1a Q. 19, a. 7, sol. 2; 2a-2 Q. 174, a. 1; 4 Sentences dist. 46, Q. 2, a. 3; 3 Coner. Gentiles c. 154; De veritate, Q. 12, a. 10; Ad Rom. 3, 4, lect. 1 (éd. Marietti, n°258); Ad Hebr. 6, 17, lect. 4 (éd. Marietti, n°322).

7. Ps 109, 4.

8. He6, 16.

9. Dt 30, 20.

10. Ps 35, 10. — Lieu parallèle Super Psalmos, in Ps. 35, løa.

11. Ph 2, 10.

12. Ph 2, 11. L’addition du mot notre (noster) figure dans le Vetus latina, voir Epistula ad Philippenses, éd. H. J. Frede, vol. XXIV/2, fasc. 2, p. 151.



Quant aux mots "toute langue", ils peuvent s’entendre de l’expression de la connaissance soit des hommes, soit des anges, selon ce passage de la première épître aux Corinthiens: "Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas la charité, je suis comme un airain sonnant ou une cymbale retentissante 1." Or cette soumission s’accomplit maintenant en cette vie, non en chaque individu particulier, mais en chaque catégorie d’hommes en particulier. Car de chaque catégorie d’hommes quelques-uns sont maintenant soumis au Christ et le confessent par la foi, mais lors du jugement à venir, tous et chacun en particulier lui seront soumis: les bons volontairement, les méchants malgré eux. Aussi est-il dit dans l’épître aux Hébreux: "Par le fait qu’il lui a tout soumis, il n’a rien laissé qui lui demeure insoumis. Actuellement, il est vrai, nous ne voyons pas encore que tout lui soit soumis 2."

1112. b. En ajoutant: 12 chacun de nous, etc., il déduit sa conclusion de ce qui précède.

Et d’abord la conclusion qu’il projetait à partir de ce qu’il vient de dire ainsi, puisque tout genou fléchit devant le Christ, chacun de nous rendra compte à Dieu pour soi, c’est-à-dire devant le tribunal du Christ: "Je vous dis que toute parole oiseuse que les hommes auront dite ils en rendront compte" à Dieu "au jour du jugement 3." Et encore: "Le Royaume des cieux est comparé à un homme-roi qui voulut régler ses comptes avec ses serviteurs 4."

1113. Cependant il semble que chacun ne rendra pas compte pour soi, mais l’un pour l’autre: "Obéissez à vos préposés, et soyez-leur soumis, car ce sont eux qui veillent, comme devant rendre compte de vos âmes 5."

Il faut répondre que par le fait même que les prélats rendront compte, ils rendront raison des actes qu’ils ont dû remplir à l’égard de leurs sujets. Car s’ils ont fait ce qui était dû à leur ministère, la perte de leurs sujets ne leur sera pas imputée. Au contraire, s’ils négligent d’accomplir ce que leur ministère requiert, elle leur sera imputée. D’où ces paroles d’Ezéchiel: "Si moi je dis à l’impie: Tu mourras de mort, et que tu ne le lui annonces pas, et ne lui parles pas pour qu’il se détourne de sa voie impie, et qu’il vive, l’impie lui-même dans son iniquité mourra; mais je redemanderai son sang à ta main. Mais si tu l’annonces à l’impie, et qu’il ne se détourne pas de son impiété et de sa voie impie, lui-même, à la vérité, mourra dans son iniquité; mais toi, tu auras libéré ton âme 6."

1114. Puis <l’Apôtre> déduit la conclusion qu’il s’était principalement proposée dans toute cette partie, en disant: 13 Ne nous jugeons donc plus les uns les autres, à savoir avec un jugement téméraire, ce qui est inclus dans les raisons mentionnées plus haut: "Ne jugez pas avant le temps, jusqu’à ce que vienne le Seigneur, qui éclairera ce qui est caché dans les ténèbres, et manifestera les pensées secrètes des coeurs; et alors chacun recevra de Dieu sa louange

1. 1 Co 13, 1.

2. He 2, 8.

3. Mt 12, 36.

4. Mt 18, 23.

5. He 13, 17.

6. Ez 3, 18-19.

7. 1 Corinthiens 4, 5.



Thomas A. sur Rm (1999) 60