Thomas A. sur Rm (1999) 62

Leçon 2 [versets 13b à 20a]

62
075 (
Rm 14,13-20)


[n° 1115] 13b mais jugez plutôt qu’il ne faut pas mettre devant votre frère un obstacle ou <lui donner une occasion de> scandale.

[n° 1117] 14 sais et j’ai la certitude dans le Seigneur Jésus que rien n’est profane en soi, excepté pour celui qui estime une chose profane; pour lui elle est profane.

[n° 1122] 15 En effet, si ton frère est contristé pour un aliment, tu ne marches plus selon la charité. Pour ton aliment veuille ne pas causer la perte de celui pour lequel le Christ est mort.

[n° 1125] 16 Que notre bien ne soit donc pas une occasion de blasphème.

[n° 1127] 16 Car le Règne de Dieu n’est pas nourriture et boisson, mais il est justice, paix et joie dans l’Esprit-Saint.

[n° 1129] 18 Or celui qui par là sert le Christ est agréable à Dieu et approuvé des hommes.

[n° 1130] 19 Poursuivons donc ce qui contribue à la paix et observons mutuellement ce qui contribue à l’édification.

[n° 1131]: 20a Ne va pas pour un aliment détruire l’oeuvre de Dieu.

1115. Après avoir interdit les jugements humains [n° 1081], l’Apôtre interdit ici de scandaliser Je prochain, et à cet égard il fait deux choses

I) Il expose d’abord son intention.

II) Puis, il prouve sa proposition [n° 1122]: 15 En effet, si ton frère est contristé, etc.

1116. I. <L’Apôtre> enseigne d’abord que l’on doit éviter les scandales, en disant: J’ai dit que vous ne devez pas vous juger les uns les autres, mais que chacun doit juger ses propres actes, pour qu’ils ne tournent pas au scandale des autres. Et c’est ce que dit <l’Apôtre>: 13 Mais jugez plutôt qu’il ne faut pas mettre devant votre frère un obstacle ou <lui donner une occasion de> scandale. Or le mot "scandale", comme le dit Jérôme dans son Commentaire sur Matthieu, désigne un obstacle ou une chute, que nous pourrions traduire par "heurt du pied" (impactionem pedis) 2. Voilà pourquoi le scandale est une action ou une parole d’une moindre rectitude, fournissant à autrui une occasion de chute, semblable à une pierre placée sur le chemin, contre laquelle l’homme se heurte et tombe. Toutefois le scandale semble quelque chose de plus important qu’un obstacle. Car l’obstacle peut être quelque chose qui retient ou retarde le mouvement de celui qui marche; tandis que le scandale, c’est-à-dire le heurt, semble se produire lorsque quelqu’un est amené à tomber. Nous ne devons donc pas mettre d’obstacle devant notre frère, pour que notre entrave ne détourne pas le prochain de la voie de la justice "Otez <l’obstacle> de la voie de mon peuple 3."

1. Lieux parallèles Somme Théologique 2a-2ae, Q. 43, a. 1; 4 Sentences dist. 38, Q. 2, a. 1; Ad Rom. 7, 8 lect. 2 (éd. Marietti, n° 543) Super Matth. 15, 12 (éd. Marietti, n° 1305).

2. Voir SAINT JÉRÔME, Commentaire sur saint Matthieu 15, 12 (SC 242, 324-325).

3. Is 57, 14.



Nous ne devons pas non plus donner <une occasion de> scandale à notre frère en faisant quelque chose qui l’incline au péché: "Malheur à l’homme par qui le scandale arrive 1."

1117. Puis <l’Apôtre> enseigne ce qui faisait regarder le scandale comme licite de par sa nature ou en soi. Sur ce point, comme on l’a dit plus haut [n° 1082], il faut savoir qu’il se trouvait parmi les Romains quelques Juifs convertis à la foi du Christ, qui discernaient les aliments selon la Loi; quant aux autres, ayant une foi parfaite, ils usaient indifféremment de tous les aliments, ce qui en soi était licite. C’est ce qui fait dire <à l’Apôtre>: 14 Je sais et j’ai la certitude dans le Seigneur Jésus que rien n’est profane en soi. A ce propos il faut noter que, selon ce que dit Jérôme dans son Commentaire sur Matthieu, le peuple juif se vantant d’être l’héritage de Dieu, appelle aliments profanes ceux dont usent tous les hommes, par exemple la chair de porc, de lièvre et autres chairs semblables; et parce que les autres nations, qui usaient de tels aliments ne faisaient pas partie de l’héritage de Dieu, ces aliments étaient appelés impurs. Donc ces mots <de l’Apôtre> rien n’est profane, équivalent à: rien n’est impur. L’Apôtre dit d’abord qu’il le sait, parce qu’il en est ainsi selon la nature des choses, selon ce passage: "Toute créature de Dieu est bonne et on ne doit rien rejeter de ce qui se prend avec action de grâces 4." Il dit ensuite qu’il a la certitude dans le Christ Jésus que rien n’est commun en soi, car les aliments selon leur propre nature n’ont jamais été impurs. Durant un certain temps, cependant, on les avait évités comme impurs, suivant ce que prescrivait la Loi à cause de ce qu’ils figurent; mais le Christ a supprimé ce précepte en accom plissant toutes les figures 5.Voilà pourquoi l’Apôtre, par la confiance qu’il a dans le Seigneur Jésus, affirme qu’il n’y a rien de commun ou d’impur en soi, c’est-à-dire que <Dieu> aurait fait lui-même ainsi: "Ce que Dieu a purifié, toi, ne l’appelle pas commun 6."

1118. Enfin <l’Apôtre> montre comment cela pourrait être illicite par accident, à savoir en tant que cela s’oppose à la conscience de celui qui mange. Aussi <l’Apôtre> dit-il: On a dit qu’il n’y a rien de commun, mais il faut entendre: excepté pour celui qui, par une conscience erronée, estime une chose, c’est-à-dire quelques aliments, profane, c’est-à-dire impure; pour lui elle est profane, c’est-à-dire illicite pour lui, comme si elle était impure en soi: "Tout est pur pour ceux qui sont purs;

1. Mt 18, 7 Lieu parallèle Super Matrh. 18, 6-9 (éd. Marietti, n° 1497-1502).

2. Littéralement "commun", en latin: communis. La Vulgate donne ici l’équivalent exact du mot grec koinos de la basse grécité, lequel signifie en effet " commun * (Ac 2, 44; 4, 32). Dans un sens un peu différent, il s’oppose " saint" (voir I M 1, 47). Ainsi, en Mc 7, 2. 5, les pharisiens se scandalisent de voir certains disciples du Christ "manger les pains avec des mains souillées" (koinais, littéra lement: "communes", "profanes"). La raison en est que "les pharisiens traitent de souillé tout ce qui est commun " (Soeur Js D’ARC, Evangile selon Marc, p. 45, n. 2h). Le problème de traduction qui se pose ici vient de ce que l’adjectif français " commun" a plutôt une nuance péjorative, celle de vulgarité, et ne va pas jusqu’à celle de souillure. On pourrait ici le rendre également par " profane." Saint Thomas va expliquer (n° 1117) qu’il signifie " impur " (immundus).

3. Voir SAINT JÉRÔME, Commentaire sur saint Matthieu 15, 11 (SC 242, 324-325).

4. 1 Tm 4, 4.

5. Le principe fondamental de l’exégèse chrétienne, c’est que le Christ accomplit les Ecritures, et donc que le Nouveau Testament révèle la véritable signification de ce que contient l’Ancien Testament, qu’il s’agisse de paroles, d’événements ou de pres criptions légales. C’est ce que déclare saint Paul â propos du rocher de Nb 20, 8 qui, selon une tradition rabbinique, accompagnait Israël au désert " Ces faits sont arrivés pour nous servir de figures " (1 Co 10, 6). Le terme grec est typos, " type", " image", "symbole " annonciateur de ce que le Christ réalisera et qui, pour cette raison, est nommé par saint Pierre " antitype " (antitypos) " Le baptême qui nous sauve aujourd’hui est "l’antitype" de l’arche de Noé qui sauva jadis le reste du genre humains (I P 3, 21). L’arche est le type, le baptême. La Vulgate a traduit typos par figura, et anntypos par une périphrase ("de forme semblables, similis forma). Saint Thomas (avec toute la tradition chrétienne) a hérité de ce vocabulaire qu’il rassemble en une formule souvent reprise e lex vetus est figura novae legis" ("l’ancienne Loi est la figure de la Loi nouvelle " à quoi il ajoute, dans la ligne d’Origène, de saint Ambroise et de bien d’autres (selon un enseignement de He 10, 1) que " nova lex est figura futurae gloriae " ("la Loi nouvelle est la figure de la gloire future", Somme Théologique Ia, Q. 1, a. 10; 1a-2ae, Q. 102, a. 2; Ad Gal. 4, 24, lect. 7 [éd. Marietti, n 254]). En ce sens, la figure est toujours une préfiguration lorsque advient ce qu’elle préfigure, elle disparaît en tant que telle. La valeur préfigurative de l’Ancien Testament par rapport au Nouveau fonde ce que l’on appelle, dans les sciences de l’interpré tation scripturaire (l’herméneutique) la typologie" (voir â ce propos Jean DANIÉL0u, Les Figures du Christ dans l’Ancien Testament. "Sacramentum futuri").

6. Ac 10, 15.



mais, pour les impurs et les infidèles, rien n’est pur; leur esprit même et leur conscience sont souillés 1."

1119. On 2 voit ainsi qu’une chose, licite en elle-même, devient illicite pour celui qui agit contre sa conscience, bien que cette dernière soit erronée: ce qui a lieu acciden tellement selon la raison; car les actes sont jugés d’après la volonté de ceux qui les commettent, et la volonté est mue par l’objet appréhendé. C’est ainsi qu’elle tend vers ce que la puissance d’appréhension lui représente, et c’est selon cette règle qu’un acte est qualifié ou spécifié. Par consé quent, si la raison juge qu’un acte est peccamineux et que la volonté se détermine à le commettre, il est manifeste que l’homme a la volonté de commettre le péché, et qu’ainsi l’acte extérieur, qui est informé par la volonté, est un péché. Pour la même raison si l’on estime qu’un acte, qui est un péché véniel, est un péché mortel, et que l’on commette cet acte avec cette conscience, il est manifeste que l’on a choisi de pécher mortellement et qu’en conséquence, en raison de son propre choix, cet acte est un péché mortel. Si en revanche, une fois l’acte accompli, quelqu’un s’imagine, par une conscience erronée, avoir commis un péché en faisant quelque chose de licite, ou que ce qui est véniel fut mortel, une telle croyance ne saurait faire que l’acte auparavant accompli soit un péché, ni un péché mortel, car ce qui donne leur forme à la volonté et à l’action ce n’est pas d’appréhender ce qui les suit mais ce qui les précède.

1120. Sur ce qui précède il n’y a aucune difficulté, mais il peut s’en présenter une si la conscience est erronée au point de croire nécessaire au salut ce qui est péché mortel, par exemple en estimant pécher mortel lement si l’on ne commet pas de vol ou si l’on ne fornique pas. Une telle conscience oblige-t-elle, en ce sens qu’en agissant contre elle on pèche mortellement?

Il semble que non. Tout d’abord, parce que la Loi de Dieu, qui interdit la forni cation et le vol, oblige plus fortement que la conscience. Puis, parce que cela étant établi, l’homme serait perplexe et pécherait en commettant ou en ne commettant pas la fornication.

Mais il faut répondre que, même à l’égard des choses qui sont mauvaises en soi, la conscience erronée oblige. Car, ainsi qu’on l’a dit, la conscience oblige dans l’exacte mesure où, si l’on agit contre sa conscience, c’est qu’on a la volonté de pécher. Et donc si l’on croit que ne pas forniquer est un péché mortel, choisir de ne pas forniquer c’est choisir de pécher mortellement, et de fait l’on pèche mortel lement. Et de plus on pratique aussi ce que l’Apôtre dit ici. Car il est manifeste qu’opérer un discernement entre les aliments comme une chose nécessaire au salut était illicite puisque, même pour les Juifs convertis avant la diffusion de l’Evangile, il n’était pas permis d’observer les prescriptions légales, en mettant en elles son espérance, comme si elles étaient nécessaires au salut, ainsi que le dit Augustin 3 [n° 1087]. Et cependant l’Apôtre dit que si quelqu’un force sa conscience à opérer une distinction entre les aliments, c’est-à-dire en estimant que tel aliment est commun, et qu’il ne fait pas la distinction entre eux, à savoir en s’en abstenant, il pèche comme s’il mangeait quelque chose d’impur.

1. Tt 1, 15.

2. Lieux parallèles Somme Théologique 1a-2ae Q. 19, a. 5 et a. 6.

3. Voir SAINT AUGUSTIN, Lettre LXXXII, II, 9 (PL 33 279; CSEL 34/2, 358-360); c. 2, 15 (PL 33, 281; CSEL 34/2, 364-366).



Donc, même pour les choses qui sont en soi illicites, la conscience erronée oblige. On ne peut opposer la première objection tirée de la Loi de Dieu, parce que l’obligation de la conscience, même erronée, et celle de la Loi divine, sont la même obligation. En effet, si la conscience prescrit de faire une chose ou de l’éviter, c’est qu’elle croit que cet acte s’oppose ou est conforme à la Loi de Dieu. Car la Loi n’est appliquée à nos actes que par l’intermédiaire de notre conscience 1, On ne peut pas davantage opposer la seconde objection. En effet, rien n’interdit la perplexité dans une supposition, bien que personne ne soit perplexe absolument parlant: par exemple un prêtre fornicateur, soit qu’il célèbre la messe ou qu’il ne la célèbre pas, quand il y est tenu par son ministère, pèche mortellement; il n’est cependant pas perplexe absolument parlant, étant donné qu’il peut abandonner son péché et célébrer 2. Pareillement, on peut abandonner une conscience erronée et s’abstenir du péché 3.

1121. Voici encore une autre diffi culté: de celui qui accomplit une oeuvre honnête, on ne dit pas qu’il scandalise, quoique le prochain prenne de cette action matière à scandale. On lit en effet dans <l’évangile de> Matthieu 4 que les pharisiens, ayant entendu la parole du Christ, se sont scandalisés. Or ne pas opérer de discernement entre les aliments est une oeuvre honnête; il ne faut donc pas y renoncer à cause du scandale de celui qui a une conscience perverse et qui s’égare dans la foi. Car suivant ce principe, les catholiques devraient s’abstenir de viande et du mariage, de crainte que les héré tiques, dont la conscience est erronée, n’en soient scandalisés.

1. À propos du rôle de la conscience chez saint Thomas, voir J-P. TORISELL, Saint Thomas, maître spirituel, p. 418." — Lieux parallèles: Somme Théologique 1a-2ae, Q. 19, a. 5; 2 Sentences dist. 39, Q. 3, a. 2 et 3; Deveritate Q. 17, a. 4; De malo, Q. 2, a. 2, sol. 8; Dequodlibet 3, Q. 12, a. 2; 8, Q. 6, a. 3; Ad Rom. 9, 1, lect. 1 (éd. Marietti, n° 736); 14, 14-15, lect. 3 (éd. Marietti, n° 1119-1120); Ad Gal. 5, 3, lect. 1 (éd. Marietti, n° 282).

2. Lieu parallèle Somme Théologique 3a, Q. 82, a. 10, sol. 2.

3. Les textes qu’on vient de lire sont parmi les plus importants que saïnt Thomas ait consacrés au problème de la " conscience erronée." Il montre à quelle hauteur il situe cette notion. Pour la bien comprendre, il faut saisir le rapport qui unit la conscience à la syndérèse et la syndérèse à la raison. La raison est une faculté (une puissance), la syndérèse un habitus, la conscience un acte. La raison (qu’on ne distinguera pas ici de l’intelligence) est la faculté de la connaissance aussi bien théorétique (connaissance des essences et des existences) que pratique (tout ce qui conceme l’agir, les fins et les moyens de l’action). La raison pratique (Ou volonté raisonnable) obéissant à sa nature (que Dieu a voulue) cherche le bien pour l’accomplir (Somme Théologique 1", Q. 79, a. 11). Or, de même que l’intelligence spéculative (Ou raison théorétique), au contact des objets qu’elle appréhende (par les sens), prend une conscience explicite des principes de la connaissance (dont elle acquiert ainsi la possession

c’est le sens du mot habitus " — en vue de leur application dans toute son activité cognitive), de même l’intelligence (ou raison) pratique, au contact de l’expérience, entre en possession consciente des principes de l’action bonne, principes qu’elle porte en elle et qui reflètent, inscrites dans notre intelligence sous la forme de la loi naturelle, les exigences de la Loi ètemelle. C’est cette connaissance des principes innés de l’action que saint Thomas appelle syndérèse on appelle la syndérèse, la loi de notre intellect en tant qu’elle est un habitus contenant les préceptes de la loi naturelle, lesquels sont les premiers principes des actes humains" (Somme Théologique 1a-2ae, Q. 94, a. 1, sol. 2). C’est donc un savoir moral que nous portons avec nous, de même que l’intelligence du logicien porte en elle le savoir des règles du raisonnement vrai, qu’il fasse de la logique ou qu’il n’en fasse pas. En tant que tel, ce savoir moral, c’est ce que les modemes (et beaucoup d’anciens) appellent la conscience. Le mot syndérèsis (ou syntèrèsis), semble-t-il, n’existe pas en grec. II se lit pourtant dans un commentaire de saint Jérôme sur Ezéchiel (c. 1, 7; PL 25, 22 CCL 75, 12), sous la forme syntêrèsis que saint Jérôme traduit par étincelle de la consciences (scintilla conscientiae). Comme ce Père de l’Eglise savait parfaitement le grec, on a supposé qu’il avait écrit syneid. èsis qui, lui, signifie effectivement conscience", et qu’une erreur de copiste l’a transformé en syntàràsis. Quoi qu’il en soit, ce néologisme est passé tel quel dans la lirtérature chrétienne (sAINT Ja DAMASCÈNE, De fide orthodoxa IV, 22 (PG 94, 1200 A; éd. Buytaert, p. 359); SAINT AUGUSTIN, Enarr. in Ps. 57, 1, 1 (CCL 39, 708), et, sous la forme synderesis, dans le latin médiéval. Saint Thomas reçut très vraisemblablement cette formule de saint Albert le Grand, qui la cite souvent dans sa Summa de creaturis, secunda pars, Quae est de homme, Q. 71, De synderesi (éd. Borgnet, t. 35, 590-594). Saint Thomas doit donc lui faire une place dans sa doctrine. Ce qu’il importe de souligner, c’est que, étant connais sance naturelle des premiers principes de l’action, la syndérèse est infaillible et "ne comporte jamais d’erreurs (Somme Théologique Ia, Q. 79, a. 12, sol. 3). Ce n’est donc pas elle qui peut être erronée. L’erreur ne peut venir que d’une mauvaise application de ces principes aux cas parti culiers que nous présente l’action. Or, l’acte par lequel nous appliquons les principes pratiques â une action déterminée, c’est cela que saint Thomas appelle la conscience, parce qu’elle est la connaissance morale de ce que noua devons faire ou de ce que nous avons fait. Mais c’est aussi pourquoi elle peut être trompée puisqu’elle n’est rien d’autre que le jugement que la raison pratique porte sur telle ou telle action (à faire ou déjà faite); la vérité de ce jugement dépend donc, non de la syndérèse (les principes sont ce qu’ils sont), mais du discemement de la raison pratique, c’est-à-dire de sa capacité à appréhender le bien qui la meut (comme dit saint Thomas) dans telle circonstance donnée or, cette raison peut se tromper (Somme Théologique 1a-2ae, Q. 19, a. 6, sol. 2). Toutefois, nous n’avons aucun autre guide de nos actions que notre volonté de faire ce qui nous paraît objectivement bien; et ne pas faire ce que noua croyons bien, c’est vouloir faire le mal, et c’est un mal, même si notre discernement du bien se trompe. Ce qui peut aller très loin "Croire en Jésus-Christ est de soi chose bonne et nécessaire au salut; mais la volonté n’y est portée que selon que la raison la lui propose; si la raison lui présentait la chose comme un mal, la volonté s’y porterait comme à un mal; non certes qu’elle soit un mal en soi, mais parce qu’elle est un mal par accident à cause de l’appréhension <erronée> de la raison " (ibid., a. 5). Telle est la hauteur à laquelle saint Thomas place la conscience. Comme il le dit ici-même " L’obli gation de la conscience, même erronée, et celle de la loi divine, sont la même obligation [ Car la loi n’est appliquée à nos actes que par l’intermédiaire de notre conscience, " Reste que, pour notre conscience, le devoir de s’informer et de s’éclairer est d’autant plus nécessaire, et d’autant moins excusable toute négligence à cet égard (ibid., â. 6). Enfin on ne saurait passer sous silence l’appui que trouve dans cette si ferme doctrine thomasienne la déclaration du concile Vatican II sur la liberté religieuse: "qu’en matière religieuse nul ne soit forcé d’agir contre sa conscience ni empêché d’agsr, dans de justes limites, selon sa conscience " (Déclaration sur la liberté reli gieuse, 2; Concile oecuménique Vatican II. Constitutions, décrets, décla rations, Paris, Le Centurion, 1967, p. 673; Les Conciles oecuméniques, t. II-2, Les Décrets. De Trente à Vatican II, Paris, Ed. du Cerf, 1994, p. 2032-2033).

4. Voir Mt 15, 12.

Il faut répondre qu’on peut scandaliser autrui non seulement en faisant quelque mal, mais même en faisant quelque chose qui en a l’apparence, selon cette parole <de l’Apôtre> dans sa première épître aux Thes saloniciens: "Abstenez-vous de toute apparence du mal 1." Or une chose peut avoir l’apparence du mal de deux manières: d’abord, selon l’opinion de ceux qui sont séparés de IaEglise; ensuite, selon l’opinion de ceux qui sont encore tolérés par l’Eglise. Mais les faibles dans la foi, estimant que les prescriptions légales devaient être, observées, étaient encore tolérés par l’Eglise avant la diffusion de l’Evangile. Et c’est pourquoi on ne devait pas, en les scandalisant, manger des aliments interdits par la Loi. Quant aux hérétiques, ils ne sont pas tolérés par l’Eglise, et la même raison n’existe donc pas à leur égard.

1122. — II. Quand <l’Apôtre> dit: 15 En effet, si pour un aliment, etc., il prouve ce qu’il avait dit. Et

D’abord, la première proposition, c’est-à-dire qu’il ne faut pas donner d’occasion de scandale à ses frères.

Puis, la deuxième et la troisième proposition, c’est-à-dire dans quel sens une chose est commune [n° 1132]: 20b "Assurément, toutes les choses sont pures, etc."

1123. Sur le premier point, <l’Apôtre> expose quatre raisons:

A. La première se fonde sur la charité: En effet, si ton frère est contristé, en pensant que toi tu pèches, pour un aliment que toi tu manges et que lui regarde comme impur, tu ne marches plus selon la charité, charité par laquelle on aime son prochain comme soi-même. Et ainsi il évite de contrister son frère et préfère son repos à un aliment, puisque, selon ces paroles de l’Apôtre aux Corinthiens: "La charité ne cherche pas son propre intérêt 2."

1124 — B. Il expose 3 la deuxième raison à ces mots: Pour ton aliment veuille ne pas causer, etc., raison qui se fonde sur la mort du Christ. Il semble, en effet, qu’il fasse peu de cas de la mort du Christ, celui qui se refuse d’en regarder le fruit. D’où ces paroles <de l’Apôtre>: Pour ton aliment, c’est-à-dire pour l’aliment que toi tu manges indifféremment, sans opérer de discernement entre les aliments, veuille ne pas causer la perte, c’est-à-dire scandaliser, de celui pour lequel, à savoir pour le salut duquel, le Christ est mort. — "Le Christ lui-même est mort une fois pour nos péchés, juste pour des injustes, afin de nous offrir à Dieu, ayant été mis à mort selon la chair, il a été vivifié selon l’Esprit 4." Or l’Apôtre appelle perdu celui qui est scan dalisé, parce que le scandale passif ne peut être sans péché du côté de celui qui est scandalisé; car celui-là est scandalisé qui prend occasion de chute: "Par ta science le faible périra, ce frère pour qui le Christ est mort 5."

1. 1 Th 5, 22.

2. 1 Co 13, 5.

3. Lieu parallèle: Somme Théologique 2a-2ae, Q. 43, a. 1, sol. 4.
4. 1 P 3, 18.

5. 1 Co 8, 11.



1125. — C. Il expose la troisième raison à ces mots: 16 Que notre bien ne soit donc pas une occasion de blasphème. Cette raison se fonde sur les dons de la grâce spirituelle. Et:

1) Il montre en premier lieu l’inconvénient qui résulte pour ces dons de ce que nous scandalisons les autres.

2) Puis, il explique ce qu’il a dit [n° 1127]: 17 Car le Règne de Dieu, etc.

3) Enfin, il déduit la conclusion qu’il s’est proposée [n° 1130]: 19 Poursuivons donc ce qui contribue à la paix, etc.

1126. 1. Sur le premier point, il faut considérer que dans l’Eglise primitive certains usant indifféremment des aliments au scandale des faibles, il en résultait cet inconvénient que les faibles blasphémaient la foi du Christ, en disant: que cette foi favorisait la gloutonnerie contre le comman dement de la Loi. Et c’est pourquoi l’Apôtre dit: Puisque depuis l’avènement du Seigneur Jésus rien n’est commun, que notre bien, c’est-à-dire la foi ou la grâce du Christ, par laquelle vous avez obtenu d’être libérés des cérémonies légales, ne soit donc pas une occasion de blasphème pour les faibles, qui prétendent qu’elle favorise la gourmandise des hommes: "N’est-ce pas eux qui blasphèment le beau (bonum) Nom qui a été invoqué sur vous 1?" A propos de ce bien il est dit au psaume 72: "Pour moi, mon bien est d’adhérer à Dieu 2."

1127. 2. Quand il ajoute: 17 Car le Règne de Dieu, etc., il explique ce qu’il a dit, à savoir en quoi consiste notre bien.

a. Et pour commencer, il montre en quoi il ne consiste pas, en disant: Car le Règne de Dieu n'est pas nourriture et boisson. On appelle ici Règne de Dieu ce par quoi Dieu règne en nous et ce par quoi nous parvenons à son Règne, dont il est dit "Que ton Règne arrive 4." Et "Le Seigneur régnera sur <tous> à la montagne de Sion 5." Or nous sommes unis et soumis à Dieu par l’intelligence intérieure et par l’affection, ainsi qu’il est dit dans <l’évangile de> Jean: "Dieu est esprit, et ceux qui l’adorent doivent adorer en esprit et en vérité 6." De là vient que le Règne de Dieu consiste principalement dans les actes intérieurs de l’homme et non dans des actes extérieurs. Aussi est-il dit "Le Royaume (regnum) de Dieu est au-dedans de vous 7." Mais quant aux actes extérieurs relatifs au corps, ils n’appartiennent au Règne de Dieu que dans la mesure où par eux l’affection intérieure se règle ou se dérègle à l’égard de ce qui constitue principa lement le Règne de Dieu. Donc le boire et le manger appartenant au corps, ils n’appartiennent pas en tant que tel au Règne de Dieu, sinon en tant que nous en usons ou que nous nous en abstenons. D’où ces paroles <de l’Apôtre> dans sa première épître aux Corinthiens "Ce n’est pas la nourriture qui nous recommande devant Dieu. Si nous n’en mangeons pas, nous n’avons rien de moins; et si nous en mangeons, nous n’avons rien de plus 8." Toutefois l’usage ou l’abstinence de la nourriture et de la boisson appartiennent au Règne de Dieu, en tant que l’affection de l’homme est ordonnée ou désordonnée sur ce point. Aussi Augustin dit-il dans son livre Des questions évangéliques 9, et la Glose cite ce passage en cet endroit 10: < La sagesse est justifiée par ses fils, qui comprennent que la justice ne consiste ni dans l’abstinence ni dans le manger, mais dans l’égalité d’âme avec laquelle on supporte la privation, et dans la tempérance

1. Jc 2, 7.

2. Ps 72, 28.

3. Lieu parallèle: Somme Théologique 1 Q. 108, a. 1, sol. I.

4. Mt 6, 10.

5. Mi 4, 7. Omnes (tous) au lieu de eos (eux), probablement cité de mémoire.

6. Jn 4, 24.

7. Lc 17, 21.

8. 1 Co 8, 8.

9. Voir sAINr AuousrlN, Quaesriones Evangeliorum II, 11 (PL 35, 1337-1338; CCL 44 B, 53-55).

10. Glosa in Rom. XIV, 17 (GPL, col. 1517 D).



qui fait qu’on ne se laisse pas corrompre par l’abondance ou par l’inopportunité de prendre la nourriture." En effet, comme le dit la Glose 1, <à la suite d’Augustin, > "peu importe la manière dont on use de la nature ou de la quantité des aliments, pourvu qu’on le fasse à la convenance des hommes avec qui l’on vit, et à sa convenance person nelle, et selon la nécessité de sa santé; mais ce qui importe, c’est la facilité et l’égalité d’âme dont on est capable, lorsque la nécessité s’impose de s’en abstenir."

1128. —b. Puis, <l’Apôtre> montre en quoi consiste notre bien, qu’il appelle Règne de Dieu, en disant: mais le Règne de Dieu est justice, paix et joie dans l’Esprit-Saint. — La justice se rapporte aux oeuvres extérieures, par lesquelles l’homme rend à chacun ce qui lui appartient, avec la volonté d’accomplir ces oeuvres, selon ces paroles de Matthieu: "Avant tout, cherchez le Royaume (regnum) de Dieu et sa justice 2." Quant à la paix, elle se rapporte à l’effet de la justice car la paix est troublée surtout quand un homme ne rend pas à autrui ce qu’il lui doit. D’où ces paroles d’Isaïe: "La paix sera l’oeuvre de la justice 3. La joie, elle, il faut la rapporter à la manière avec laquelle les oeuvres doivent être accomplies; car, le Philosophe dit dans l’Ethique à Nicoma que: "Il n’est pas juste celui qui n’éprouve pas de joie à pratiquer la justice. " Et d’où ces paroles du Psalmiste: "Servez le Seigneur avec joie 6."

<L’Apôtre> exprime la cause de cette joie, en disant: dans l’Esprit-Saint. Car l’Esprit-Saint est celui par qui "la charité a été répandue" en nous, comme on l’a dit plus haut 7. Telle est, en effet, la joie dans l’Esprit-Saint, que la charité produit 8, par exemple lorsqu’on se réjouit du bien de Dieu et du prochain. Aussi <l’Apôtre> dit-il dans la première épître aux Corin thiens que "la charité ne se réjouit pas de l’iniquité, mais [qu']elle met sa joie dans la vérité 9." Et dans l’épître aux Galates que "les fruits de l’Esprit sont: la charité, la joie, la paix 10." Or ces trois fruits indiqués ici ne se trouvent que d’une manière impar faite en cette vie, mais ils se trouveront parfaitement quand les saints posséderont le Règne de Dieu préparé pour eux, comme le dit Matthieu 11.Là se trouvera la justice parfaite exempte de tout péché: "Quant à ton peuple, tous seront justes 12." Là se trouvera la paix exempte de tout trouble dû à la crainte: "Mon peuple se reposera dans la beauté de la paix, dans des tentes de confiance, et dans un repos opulent 13." Là se trouvera la joie: "Ils obtiendront la joie et l’allégresse, et la douleur fuira ainsi que le gémissement 14."

1129. c. Enfin, <l’Apôtre> prouve ce qu’il avait dit, à savoir que le Règne de Dieu consiste dans ces fruits. Car celui-là semble faire partie du Règne de Dieu, qui plaît à Dieu et reçoit l’approbation des saints; or cela se réalise dans celui en qui se trouvent la justice, la paix et la joie; donc le Règne de Dieu consiste dans ces fruits. <L’Apôtre> dit donc: On a établi que le

1. Glosa in Rom. XIV, 17 (GPL, col. 1517 C).

2. Mt 6, 33. Voir n 196, n. 8, p. 136.

3. Lieu parallèle Somme Théologique 2a-2 Q. 29, a. 3, sol. 3 "La paix est indirectement une oeuvre de la justice, c’est-à-dire en éloignant ce qui s’y oppose. Mais elle est directement une oeuvre de la charité, parce que cette dernière cause la paix selon sa nature propre. L’amour est en effet, selon la parole de Denys (De div. nom. 4, 12), "une force unifiante", et la paix est l’union des inclinations appé titives.

4. Is 32, 17.

5. ARISTOTE, Ethique à Nicomaque I, 8 (1099 aJ; AL XXVI, fasc. 3, p. 153. Lieu parallèle Ethic. 1, Iect. 13 (éd. Léonine, 1969, t. XLVII, vol. I, p. 47, col. 1(1099 a 17]).

6. Ps 99, 2.

7. Rm 5, 5.

8. Lieux parallèles Somme Théologique 1 Q. 70, a. 3; 2a-2ae, Q. 28, a. 1; Q. 35, a. 2; ColI. in decem praec., Prol. ; Ad Gal. 5, 22, lect. 6 (éd. Marietti, n° 330).

9. 1 Co 13, 6.

10. Ga 5, 22.

11. " Alors le roi dira à ceux qui seront à sa droite Venez les bénis de mon Père; possédez le Règne préparé pour vous depuis la fondation du monde" (Mt 25, 34).

12. Is 60, 21.

13. Is 32, 18.

14. Is 35, 10.



Règne de Dieu est justice, paix et joie dans l’Esprit-Saint, donc 18 celui qui par là sert k Christ, qui est le roi de ce Règne, selon cette parole de Paul aux Colossiens: "<Dieu> nous a transférés dans le Royaume du Fils de sa dilection 1", c’est-à-dire afin de vivre dans la justice, la paix et la joie spin tuelles, est agréable à Dieu, qui est l’auteur de ce Règne — "Plaisant à Dieu, il est devenu <son> bien-aimé 3" — et est approuvé des hommes, c’est-à-dire ceux qui font partie de son Règne reçoivent leur approbation: <)Celui qui a été éprouvé par l’or et trouvé parfait, à celui-là sera une gloire éternelle 3."

1130. — 3. Lorsque <l’Apôtre> ajoute 19 Poursuivons donc ce qui contribue, etc., il déduit par cette exhortation la conclusion qu’il s’est proposée. Puisque, dit-il, le Règne de Dieu consiste dans la justice, dans la paix et dans la joie spin tuelles, donc, pour que nous puissions parvenir au Règne de Dieu, poursuivons ce qui contribue à la paix, c’est-à-dire appli quons-nous à accomplir ce qui nous <permettra> de conserver la paix chré tienne: "Recherchez la paix avec tous, et la sainteté sans laquelle nul ne verra Dieu 4." — Et observons mutuellement ce qui contribue à l’édification, c’est-à-dire ce par quoi nous pouvons nous édifier mutuel lement; en d’autres termes, conservons le bien et excitons-nous <à faire> mieux "Puisque vous désirez si ardemment les dons, spirituels, faites que pour l’édification de l’Eglise vous en abondiez 5." Or cela se réalisera si nous vivons dans la justice et dans la joie spirituelles.

1131. — D. <L’Apôtre> expose la quatrième raison, en disant: 20 Ne va pas pour un aliment, etc. Cette raison se fonde sur le respect des oeuvres divines; nous devons à Dieu cette déférence de ne pas détruire, pour quelque avantage corporel, ce qu’il a fait. C’est bien ce que <l’Apôtre> dit Ne va pas pour un aliment, qui profite au corps, détruire l’oeuvre de Dieu. Ce qu’il ne faut pas entendre de toute oeuvre de Dieu, car tout ce qui sert à la nourriture de l’homme, comme les plantes de la terre et la chair des animaux que Dieu donne à l’homme pour nourriture, comme on le voit dans la Genèse 6 est l’oeuvre de Dieu; mais il faut l’entendre de l’oeuvre de la grâce qu’il opère spécialement en nous-mêmes: "C’est Dieu qui opère en vous et le vouloir et le faire, selon sa bonne volonté 7." Nous ne devons donc pas détruire cette oeuvre de Dieu dans le prochain à cause de notre nourriture, comme semblaient le faire ceux qui, en en usant indifféremment, le trou blaient et le scandalisaient.

1. Col 1, 13.

2. Sg4, 10.

3. Eccli (Si) 31, 10.

4. He 12, 14

5. 1 Co 14, 12.

6. Voir Gn 1, 29 et 9, 3.

7. Ph 2, 13.



Thomas A. sur Rm (1999) 62