Discours 1974 37

A Aquino





Poursuivant sa visite au pays où vécut et travailla le « Docteur Angélique », le Saint-Père a fait une halte à Aquin, où, au cours d’une liturgie de la parole, il a adressé à la foule rassemblée sur la place, devant la Basilique de Saint Thomas, les paroles suivantes :



Cette ville est trop célèbre pour que nous puissions négliger d’y faire au moins une courte halte, afin d’honorer Saint Thomas et rencontrer, dans son siège, l’Évêque, les prêtres, les fidèles et aussi les autorités civiles d’Aquin. Nous avons visité avec une grande vénération Fossanova, où est mort Saint Thomas ; maintenant, nous visitons avec une non moins grande dévotion la ville qui donne son titre à Saint Thomas ; et nous sommes heureux aujourd’hui, de pouvoir partager avec vous un moment de prière pour vénérer sa mémoire et pour implorer son intercession.

Et à vous, habitants d’Aquin, que pourrais-je dire ? Il est certainement superflu, de vous recommander d’être toujours heureux et fiers d’être les descendants d’un si grand Homme, un Saint, un Docteur de l’Église, qui en a illustré la doctrine comme peut-être, aucun autre, dans son histoire n’a réussi à le faire. Quelle gloire, et quelle chance avez-vous ! Laissez-nous vous féliciter, bien plus, vous recommander, d’en être dignes ! Sept siècles après la mort de Saint Thomas, comment une population comme la vôtre, absorbée par un contexte historique et social bien différent de celui dans lequel vécut et travailla ce Saint, peut-elle être, de quelque manière, dans la ligne de sa tradition ? Vous ne prétendez pas rivaliser avec sa science ni même suivre sa vocation, religieuse ou intellectuelle. Personne ne peut prétendre être aux côtés d’un tel Maître ! Mais tous, autant que nous sommes, fils fidèles de l’Église, nous pouvons et nous devons, au moins de quelque manière, être ses disciples ! Et nous ferons cela si nous donnons à notre instruction et à notre formation religieuse l’importance qu’elles méritent d’avoir. Où, si ce n’est à Aquin, l’étude de notre religion — même dans sa forme élémentaire elle est nécessaire et sage — sera-t-elle honorée et accomplie par tous avec un engagement particulier ? Voilà maintenant la leçon qui nous vient de votre Saint Maître, Thomas d’Aquin : tâchons de suivre avec assiduité et amour la Doctrine chrétienne, celle qui vous est enseignée par votre Evêque, par votre curé, par vos prêtres et par vos maîtres et maîtresses d’enseignement religieux, soit à l’Église, soit à l’école.

Nous avons reçu en audience, ce matin même, un groupe nombreux de jeunes étudiants, venant de toutes les parties de l’Italie ; ce sont les gagnants du Concours « Veritas », ce libre concours des Jeunes qui se sont consacrés de manière spéciale à l’étude de la religion ; nous ne savons pas si parmi eux, il y a des étudiants venant d’Aquin ; c’aurait été très bien !

Voilà pourquoi nous nous permettons d’insister dans notre recommandation : soyez vraiment conscients de l’honneur que vous avez d’appartenir à Aquin, qui donne son nom au plus grand Théologien de nos Écoles théologiques, non seulement médiévales, mais aussi modernes ; cherchez à être diligents et engagez-vous dans l’étude régulière et persévérante de la religion.

38 Cette recommandation, nous l’adressons spécialement aux étudiants qui ont choisi par vocation la vie ecclésiastique ou religieuse : honorez Saint Thomas par l’étude de sa pensée ! Tout en admettant comme légitime et juste la connaissance des formes nouvelles et variées de la culture religieuse, l’Église n’a pas cessé pour autant de renouveler, même pendant le récent Concile, une étude préférentielle des oeuvres de Saint Thomas. Un tel Maître peut être considéré aujourd’hui comme actuel et, dans la diffusion de tant d’opinion fausses ou discutables, comme providentiel ! Que notre exhortation aille à nos séminaires, à nos Maisons Religieuses, à nos nombreuses Universités !

Et d’Aquin, maintenant, notre voix s’adresse aussi aux professeurs de philosophie et de théologie, qui, dans l’Église du Christ, accomplissent la grande mission de transmettre la doctrine véritable de l’Église. Nous les considérons avec grande confiance et grande espérance ! Au nom du Christ, nous les prions d’être fidèles au magistère que le Christ a confié à son Église ; d’être comme Saint Thomas, passionnés de vérité religieuse dans son authentique expression ; et que, dans cette circonstance et de ce lieu béni, notre paternelle exhortation aille vers eux, ainsi que notre encourageante reconnaissance et notre Bénédiction Apostolique !






24 septembre



SEPTIÈME CENTENAIRE DE LA MORT DE ST BONAVENTURE





Dans l’après-midi du 24 septembre, le Saint-Père s’est rendu au « Seraphicum » où se tenait un Congrès International réuni à l’occasion du septième centenaire de la mort de Saint Bonaventure.

Au cours de cette visite, le Pape a prononcé l’allocution suivante :



Vénérables Frères et chers Fils !



C’est bien volontiers que nous avons parcouru le court chemin qui, de notre demeure, nous a conduit ici.

La circonstance qui a motivé cette visite et la sollicitude de Pasteur de tout le Peuple de Dieu — qui toujours guide nos pensées et dirige nos pas — nous font éprouver des sentiments semblables à ceux qui habitaient l’âme de Saint Paul au moment où il se promettait de rendre visite aux premiers chrétiens de Rome : « ... en venant chez vous, je serai accompagné de toutes les bénédictions du Christ » (Rm 15,29).

1. Nous savons qu’en ce siège, nommé « Seraphicum », des savants de diverses extractions et provenances ont étudié ces jours-ci la personnalité multiforme de Saint Bonaventure de Bagnoregio, en cette commémoration du VII° Centenaire de sa mort, sorte de couronnement de ce qui, de manière analogue, a été fait en d’autres lieux et selon d’autres méthodes.

A tous ceux qui, à des titres divers, ont participé à cette commémoration, nous aimons dire toute notre satisfaction. En même temps, nous nous sentons tenus de former le voeu que de pareilles célébrations, à l’occasion du Centenaire de la mort d’un Saint, confluent sur une célébration de vie qui, comme celle de Saint Bonaventure, avec son exemple et son enseignement, soit capable d’intéresser fondamentalement l’Église de notre temps. N’avons-nous pas écrit, le 15 juillet dernier, dans notre Lettre Scientia et virtute praeclarissimus au Ministre Général des trois familles Franciscaines : hunc ipsum doctrinae vitaeque Magistrum adhuc loqui, quamvis abhinc septem saecula mortuum ?

2. Alors, voilà qu’en ce moment de halte parmi vous, fils dévoués du Saint, maîtres en sa doctrine, fidèles de sa pensée et de son oeuvre, nous ne pouvons que nous laisser attirer par le titre d’un de ses brefs écrits ; s’il ne figure pas parmi les oeuvres majeures de Saint Bonaventure pour sa dimension et pour son contenu, il est certainement parmi les plus connus et les plus commentés ; cet écrit est tellement important qu’il suffit presque, à lui seul, pour situer Saint Bonaventure dans l’histoire de la culture médiévale, à cause de son aspect caractéristique et unique ; cet écrit, vous l’avez deviné, s’intitule l’Itinerarium mentis in Deum composé à La Verne en 1259.

39 Ce titre d’Itinerarium se présente à nous, les modernes, héritiers lointains et critiques du patrimoine culturel de Saint Bonaventure, de manière très prestigieuse et très captivante — à cause de quelques indications simples, mais linéaires et précieuses — ; celles-ci nous donnent la joyeuse impression d’avoir le maître tout près de nous, comme guide et comme interprète de certaines tendances de notre esprit. Itinéraire : il nous semble découvrir dans ce titre même un mouvement de l’esprit de recherche, conforme au goût inquiet, ambitieux de progresser, de la culture contemporaine ; celle-ci se propose, certes, la recherche, mais souvent, cheminant le long des sentiers du savoir spéculatif de la philosophie et de la théologie, se lasse facilement et s’arrête à des lieux déterminés, comme à une limite extrême ; l’Itinéraire, au contraire, orienté vers le but qui seul peut compenser la fatigue du rude et long chemin, progresse vers le terme suprême de la divine Vérité, laquelle coïncide avec la divine Réalité. L’Itinéraire de Saint Bonaventure reconnaît la valeur des étapes intermédiaires qui marquent l’échelle de notre savoir; il tend toutefois à une ascension plus haute, mettant en acte toujours l’effort de la pensée, tant expérimental que logique, secondant ainsi les exigences innées d’une pédagogie sensible, rationnelle et spirituelle que même la meilleure école de notre temps peut encore apprécier.

En outre, l’Itinéraire, éclairé par l’illumination augustinienne qui avait encouragé l’ascension du quaere super nos, parvient finalement au seuil du Mystère infini ; il ne s’arrête même pas ici, mais poursuit, non plus en montant, mais dans une autre direction, presque en descente, traçant une nouvelle voie, celle de l’intériorité de l’esprit humain ; là, le Christ, lumière et aliment, précède, dans les régions de l’âme, vers une recherche nouvelle mais non moins ardue, non plus en dehors, dans les créatures, mais au-dedans de nous, orientée toujours, comme elle l’est, vers la Présence ineffable de Dieu ; celui-ci, moyennant la grâce, a fait de l’âme sa nouvelle et mystique demeure.

Voilà le sentier que Frère Bonaventure a heureusement parcouru et que, sagement, il repropose également à l’homme moderne : l’Itinerarium mentis in Deum qui tend à refaire l’homme du dedans et le pousse à une approche renouvelée du Christ Nôtre-Seigneur (cf. paul VI, Allocution du 9 mai 1973 ; AAS 65, 1973, p. 323 ; Bulle Apostolorum limina, 23 mai 1974 : AAS 66, 1974, p. 306).

Nous avons dit : itinéraire parcouru et proposé par Frère Bonaventure. Oui, « Frère Bonaventure » ! Il nous semble que c’est cette appellation, non moins que le titre prestigieux de Cardinal, qui doit qualifier sa vie et son message.

En réalité, à un plus haut degré que d’autres personnages religieux, qui à cette époque s’illustrèrent dans la sainte Église, Saint Bonaventure partage l’aventure de son Ordre, né depuis peu, et auquel il a donné beaucoup, après en avoir beaucoup reçu. Et il sut établir un permanent contact existentiel avec le Fondateur chez qui il puisa son inspiration ascétique, son génie ecclésial et dont il devint pour ainsi dire la conscience pensante. A cette fin, il se rendit dans les endroits où Saint François était né, avait vécu, était mort, pour reconstruire et transmettre la vérité authentique de sa vie (cf. Legenda major, Prol. n. 4 ; Analecta Franciscana, t. X, p. 559). Et « dans les grandes charges toujours », estimant moins la sinistra cura (cf. dante, Paradis, XII, p. 128 ss.) il se retira — en quête de paix — « dans la tranquille solitude du Mont de La Verne » (Itinerarium mentis in Deum, Prol., n. 2 : Opera Omnia, t. V, 295) ; à cause de l’expérience unique que Saint François eut du Christ, en ce lieu, des personnes sages et avisées le considèrent encore comme un des « hauts-lieux de l’esprit » (cf. jean guitton, L’Oss. Romano, édition en langue française du 2 novembre 1973).

De Saint François il apprit, en outre, cette manière admirable et belle de « louer Dieu dans toutes et par toutes les créatures... » de « croire fermement et de professer simplement la vérité de la foi selon ce qu’affirmé et enseigne la sainte Église Romaine » (Legenda Maior, ch. IV, n. 3 ; Analecta Franciscana, t. X, p. 572).

Cette empreinte franciscaine n’est-elle pas à l’origine de deux caractéristiques de Frère Bonaventure : l’intense activité de vie et la sérénité de pensée ? L’une et l’autre ne proclament-elles pas que Dieu est proche de nous dans la nature et qu’il est présent en nous moyennant la foi ?

3. Effectivement l’itinéraire spirituel que Saint Bonaventure propose aux autres, semblable à celui qu’il a parcourut lui-même, n’est pas un voyage solitaire ou qui aurait pour terme une distance totalement inconnue. C’est une démarche en compagnie du Fils de Dieu qui, en s’incarnant, s’est rendu conforme à notre image humaine pour nous ramener à sa propre image divine imprimée dans l’homme lorsqu’il fut créé (cf. Vitis mystica, ch. 24, n. 3 : Opera Omnia, t. VIII, p. 189). Dans le Christ, rendu « frère du genre humain » (In Evang. Luc.
Lc 22,26, Opera Omnia, t. VII, p. 561 a), même la création tanquam pulcherrimum carmen (In I Sent., d. 44, a. 1. q. 3 concl. : Opera Omnia, t. 1P 786), est redevenue la voix qui parle de Dieu, qui nous oblige à en rechercher la présence, à l’honorer et à la glorifier en toutes choses, si l’on ne veut pas que l’univers tout entier s’insurge contre nous. Et comme le Christ, Dieu depuis toujours et homme pour toujours, a, par sa grâce, opéré dans les fidèles une création nouvelle, la recherche de la présence de Dieu devient pour eux contemplation de Lui dans leurs propres âmes « où il habite avec les dons de son irrésistible amour » (Itinerarium, ch. 4, n. 4 : Opera Omnia, t. V, p. 307). Cela se résout, en fait, en itinéraire orienté vers Dieu à l’intérieur de nous-mêmes, où Il a daigné prendre demeure (cf. Jn Jn 14,23).

Oh, à quelle merveilleuse découverte peut conduire cet itinéraire à l’intérieur de nous-mêmes ! Il conduit à la redécouverte de la grâce comme « fondement de la droiture de la volonté et de la clarté de la raison » (Itinerarium, ch. 1, n. 8 : Opera Omnia, t. V, p. 298) ; à la redécouverte de la foi comme perfectionnement de nos facultés cognitives et comme participation à la connaissance que Dieu a de lui-même et du monde ; à la redécouverte de l’espérance comme préparation à la rencontre irréversible avec le Seigneur, en consommation de l’amitié qui dès à présent nous lie à lui ; à la redécouverte de la chanté comme notre association à la vie divine qui nous induit à considérer, selon la volonté divine, tous les hommes comme nos frères.

4. Qu’est, finalement, le message de Saint Bonaventure sinon une invitation faite à l’homme de récupérer intégralement son authenticité et de parvenir à sa plénitude ?

Nous vous confions ce message, à vous qui, par communauté de profession religieuse et par consonance d’idées, êtes les héritiers les plus directs du Docteur, afin que vous en recherchiez les richesses et en diffusiez l’acceptation. Mais nous le recommandons tout autant à tous les fidèles de l’Église, exposée aujourd’hui probablement plus que jamais à un processus de décomposition intérieure, pour qu’en méditant sérieusement ce message, chacun de vous soit aidé à faire de sa vie un témoignage valable et fécond dans l’Église et dans le monde.

40 Que, dans sa toute-puissance, Dieu vous rende dignes de votre vocation, qu’il accomplisse tous les desseins bienveillants de votre bonté et les oeuvres de votre foi (cf. 2Th 1,11) ; voilà le voeu que nous confirmons bien volontiers avec notre Bénédiction Apostolique.





À L’AMBASSADEUR DE LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE PRÈS LE SAINT-SIÈGE


Jeudi 26 septembre 1974




Monsieur l’Ambassadeur,

Nous vous remercions vivement des aimables paroles que vous venez de Nous adresser en Nous présentant les lettres qui vous accréditent auprès de Nous comme Ambassadeur de la République française.

En termes élevés, Votre Excellence vient d’évoquer dans quelles perspectives Elle envisage la mission qui vient de lui être confiée par son Gouvernement.

Au service de 1’Evangile et de ses exigences salutaires, le Saint-Siège a en effet conscience, comme vous vous êtes plu à le rappeler, de contribuer aussi, pour sa part, à l’établissement de la justice, de la concorde et de la paix dans les rapports humains. Il est heureux de se rencontrer et de collaborer dans ce noble but avec tout Etat soucieux d’assurer, au niveau qui est le sien, et dans le respect des principes qui fondent l’éthique personnelle et sociale, de dignes conditions d’existence matérielle et spirituelle pour tous ses citoyens.

C’est ce que Nous souhaitons de la part des hautes autorités que vous représentez désormais auprès de Nous. Nous y voyons le gage de la poursuite de relations harmonieuses entre les responsables du bien commun de votre nation et l’Eglise, chargée de rapporter à Dieu les efforts des hommes.

Votre pays, Monsieur l’Ambassadeur, possède, au plan international, un renom justifié de culture, de soucis humanitaires et spirituels, qui lui valent l’estime et l’attrait de personnes et de peuples venus de tous les horizons. En ce qui concerne l’Eglise plus particulièrement, Nous avons présents à la mémoire tant de vos compatriotes, brillants par leur culture, profonds dans la recherche théologique, soucieux d’une pastorale adaptée, ardents à saisir l’occasion d’un renouveau religieux dans un élan de sainteté, fondant ainsi de nouvelles lignées spirituelles, au bénéfice de tous. C’est pourquoi les voeux que Nous formons pour votre pays sont tout chargés de notre estime, de notre affection et de notre confiance. Et Nous prions Dieu de bénir et de fortifier ce peuple qui Nous est cher.

Nous vous assurons vous-même, Monsieur l’Ambassadeur, des souhaits cordiaux que Nous formons pour l’heureux accomplissement de votre importante mission, et Nous sommes heureux de présenter nos salutations à Monsieur le Président de la République qui a bien voulu vous la confier.




27 septembre



DISCOURS D’INAUGURATION DU SYNODE DES ÉVÊQJUES





Vénérables Confrères,



41 Après la célébration liturgique de ce matin, nous voici réunis ensemble dans la salle du Synode pour parler encore entre nous et commencer, selon l’ordre fixé, les travaux qui occuperont la présente Assemblée ces jours prochains. Ce que nous avons déjà dit, nous l’avons adressé directement, sous forme de prière, au Seigneur Jésus, convaincu comme nous l’étions, que le thème très grave de l’évangélisation — qui dépend, selon un dessein d’unité, de l’amour du Père, du mandat du Christ et de la mission de l’Esprit Saint — devait d’abord être placé dans cette perspective élevée avant d’être, ensuite, étudié et approfondi.

C’est pourquoi nous voulons maintenant, Vénérables Frères, vous saluer affectueusement, vous tous qui, en esprit de sacrifice, avez quitté vos occupations habituelles dans vos sièges respectifs. Mais permettez-nous de saluer tout particulièrement le Coadjuteur du vénéré Archevêque de Hanoi ; ce dernier en effet, n’ayant pu assister au Concile ni aux Synodes précédents, et se trouvant dans l’impossibilité, pour raison de santé, de participer, également à la présente Assemblée, rend pour la première fois vivante et présente parmi nous, en envoyant son Coadjuteur, Monseigneur Joseph-Marie Trinh-Van-Can, une part choisie et si chère à notre coeur de la Sainte Église, celle du Viêt-Nam du Nord. A chacun d’entre vous, tandis que Nous invoquons à nouveau l’aide du Ciel sur l’entreprise qui commence, nous voulons encore une fois affirmer notre confiance, dire merci du fond du coeur et souhaiter toute sorte de bien « in osculo sancto ».

Laissez-nous dire aussi en quelques mots combien nous réjouit le spectacle que vous nous offrez: votre présence qualitative, active, attentive aux exigences de l’Église universelle, est déjà en soi une preuve éloquente — s’il en était besoin — de la réalité de la communion ecclésiale. Permettez-nous donc de reprendre l’expression bien connue et toujours significative du psaume : « Qu’il est bon, qu’il est doux d’habiter en frères tous ensemble ! » (
Ps 132,1).

Cette communion est telle, en effet, qu’elle associe les esprits et les coeurs pour un service précieux et urgent, et elle constitue d’autre part l’atmosphère la plus adaptée, la condition idéale pour le dialogue fraternel que vous allez entamer sous peu. Ainsi, au niveau de vos personnes réunies ici pour représenter, d’une manière visible et effective, les communautés ecclésiales répandues à travers le monde, « de toute race, langue, peuple et nation » (Ap 5,9), cette communion s’élève à une relation encore plus intime, une relation de conversatio, et elle devra s’exprimer dans la discussion loyale, respectueuse et — nous voulons l’espérer — fructueuse sur le problème de l’évangélisation dans le monde moderne.

On a dit et répété qu’il s’agit là d’un thème important et très vaste, mais on ajoute aussitôt qu’il est également audacieux et exigeant, parce qu’il nous oblige à étudier quelles sont réellement, dans le tourbillon de ces années, les conditions socio-culturelles de l’humanité dans laquelle et pour laquelle vit l’Église ; parce qu’il touche au vif vos responsabilités de Pasteurs ; parce qu’il nous pose, sous une forme brûlante et, dirions-nous, provocante, une question précise sur notre propre raison d’être au sein de la société humaine. Qui sommes-nous ? Que sommes-nous en train de faire ? Que devons-nous faire ? Nous sommes un « petit troupeau » (Lc 12,32), que ce soit en tant que personnes ici réunies ou en tant qu’expression synthétique de nos Communautés chrétiennes : comment pouvons-nous avoir la prétention de donner une réponse exhaustive à ces interrogations essentielles, et d’accomplir ensemble, de manière efficace et adéquate, la mission de salut qui nous a été confiée ?

Dans la rencontre liturgique de ce matin, nous avons déjà exprimé à ce sujet, une première réflexion, qui apporte une orientation et un réconfort, en remontant à l’aspect originaire et théologique, à la cause efficiente de cette mission : nous avons en effet indiqué le « terminus a quo ». « Je vous envoie » (Jn 20,21 cf. Lc Lc 10,3), nous a confié le Seigneur, comme pour nous rappeler que, si nous sommes encore dans le monde, nous le sommes toujours en qualité d’envoyés, d’ambassadeurs, d’apôtres et de missionnaires. Nous voulons maintenant compléter l’idée, en proposant le second aspect — celui-là final, ecclésial, humain — de l’évangélisation, en considérant le « terminus ad quem » qui lui est corrélatif: à qui sommes-nous envoyés ? Ces deux termes peuvent nous servir pour préciser avec profit, le cadre de la fonction évangélisatrice dont vous traiterez ensuite durant le Synode.

Sans anticiper évidemment en rien sur le contenu des discussions et sur les réponses que nous attendons de vous, nous vous arrêterons maintenant sur le thème en question pour en saisir au moins les caractéristiques générales et fondamentales et offrir ainsi une utile contribution à la discussion imminente.

La première caractéristique de l’évangélisation nous semble être celle de sa nécessité : à la valeur du sacerdoce catholique que nous avons rappelée ce matin, en tant qu’il est émanation et participation directe du sacerdoce du Christ, correspond la valeur de notre mission en rapport avec les nécessités spirituelles croissantes des hommes d’aujourd’hui. Évangéliser n’est pas pour nous une invitation facultative, mais un devoir contraignant, comme le dit l’Apôtre des gentils, avec un avertissement presque menaçant tout en se parlant à lui-même, lui qui fut à la fois maître et serviteur passionné en matière d’évangélisation : « C’est une stricte obligation qui m’incombe : malheur à moi si je ne fais pas oeuvre d’évangélisation » (1Co 9,16). Ce « malheur à moi », si rigide et si dur, peut sembler à première vue en contradiction avec le climat persuasif et plein de douceur qui caractérise l’annonce de l’Évangile, mais, en réalité, il est salutaire et opportun : il fait réfléchir, il doit faire réfléchir sur l’obligation permanente de l’oeuvre d’évangélisation et sur les responsabilités relatives de tous ceux qui, dans la société bien structurée du Peuple de Dieu, participent, de diverses façons, à l’unique et indivisible ministère apostolique. Évangéliser n’est donc pas une oeuvre occasionnelle et temporaire, mais un engagement stable et une nécessité constitutionnelle de l’Église : du mandat de son Fondateur : « Allez, enseignez toutes les nations » (cf. Mt Mt 28,18-20 Mc 16,15), à la parole incisive de Paul, à celle, également ferme, de Pierre et de Jean (« Nous ne pouvons pas ne pas parler de ce que nous avons vu et entendu » : Ac 4,20), le commandement demeure cohérent et contraignant jusqu’au plus récent Concile. Et nous nous dispensons de citer les textes sans équivoque du Concile, devant vous qui avez été, dans une large mesure, les protagonistes de cet événement.

Il y a aussi une seconde caractéristique, intimement liée à la précédente, et qui est encore mieux capable de définir le terminus ad quem. Nous voulons dire l’universalité de l’évangélisation, ce qui signifie l’exigence de porter le message évangélique à tous les hommes, sans acceptions géographiques de race, de nation, d’histoire, de civilisation, comme il en fut au jour de la Pentecôte : « de toute nation qui est sous le ciel » (Ac 2,5). Cet aspect répond aussi à une dimension essentielle et constitutive de l’Église catholique, la dimension missionnaire, et l’oriente vers la fin qui lui est assignée dans le texte déjà cité, dans lequel « Allez, enseignez » se rapporte à « toutes les nations ». Là aussi, le magistère conciliaire nous a habitués à cette compréhension de l’Église, elle qui « en vertu des exigences intimes de sa propre catholicité, et en obéissant au commandement de son Fondateur... est, durant son pèlerinage terrestre, missionnaire de par sa nature » (Ad Gentes, AGD 1,2). D’autre part, travailler à ce que toute langue confesse que le Christ est le seul Seigneur et Sauveur de tous, à la gloire de Dieu le Père (cf. Ph Ph 2,11), a toujours constitué l’action constante de l’Église, grâce à laquelle le christianisme a pu s’affirmer aussi rapidement au cours des siècles.

Dans cette perspective de l’universalité de l’évangélisation, nous rencontrerons une question aussi importante que délicate, celle de l’« oecuménisme », question étudiée actuellement par l’Église avec le plus grand intérêt et le regard le plus fraternel. Ce sera une question à étudier selon l’esprit et les normes qui lui sont propres, mais avec une charité renouvelée et une espérance à toute épreuve.

De même, nous ne pouvons omettre une allusion aux religions non chrétiennes ; celles-ci, en effet, ne doivent plus être considérées comme des rivales, ni comme des obstacles à l’évangélisation, mais comme un secteur de vif et respectueux intérêt et d’une amitié future et déjà commencée.

42 Et que dirons-nous enfin des régions géographiques ou culturelles dans lesquelles la religion ne trouve plus de place ? Immense problème ! L’océan de l’incrédulité, de l’indifférence, de l’hostilité, jusqu’où n’arrive-t-il pas aujourd’hui ? Eh bien, nous n’arrêterons pas pour cela notre effort d’évangélisation, mais nous le fortifierons plutôt par l’espérance, par la prière, par la sagesse et par la patience. Où la charité de l’Evangile peut-elle trouver une limite ? « Aquae multae non potuerunt extinguere caritatem » (Ct 8,7). Si l’Evangile est folie, son témoignage n’en est pas moins invincible. Quels problèmes! Mais que la crainte ne nous paralyse pas ! Pensons de nouveau aux paroles de Jésus : « Omnia traham ad meipsum » (Jn 12,32).

Sans aucun doute, la difficulté qui amène à diminuer l’effort à accomplir pour répandre la lumière du Christ dans le monde, ou à renoncer à l’annonce explicite de l’Evangile, s’appuie sur des raisons plus séduisantes que jamais : d’une part, proposer l’Evangile dans des conditions humainement aussi contraires et défavorables pourrait sembler une prétention chimérique ; d’autre part, on ne voit pas comment on pourrait sauvegarder le respect de la liberté et des valeurs religieuses et morales authentiques qui se trouvent aussi chez les peuples non chrétiens, valeurs dans lesquelles on entrevoit pourtant une prédisposition providentielle à la plénitude de la révélation chrétienne. C’est pourquoi le Synode aura soin de voir comment on peut concilier ce respect des personnes et des civilisations, ainsi que le dialogue sincère avec elles — qui est une des conditions fondamentales d’une véritable attitude chrétienne — avec l’universalisme de la mission que le Christ a confiée à son Église.

Il y a aussi un troisième élément de l’évangélisation qu’il faut avoir présent à l’esprit : sa finalité spécifique. Il faudra mieux préciser les rapports entre l’évangélisation proprement dite et tout l’effort humain de développement, pour lequel on attend à juste titre l’aide de l’Église, bien qu’il ne soit pas sa tâche spécifique. Nous savons les difficultés objectives que rencontrent de ce point de vue les fils de l’Église qui sont engagés dans le travail apostolique. Très souvent aujourd’hui, ils sont tentés d’oublier la priorité que doit avoir le message de salut, en réduisant leur propre action à une pure activité sociologique ou politique, et l’a mission de l’Église à un message anthropocentrique et temporel. D’où la nécessité de réaffirmer clairement la finalité spécifiquement religieuse de l’évangélisation. Cette dernière perdrait sa raison d’être, si elle s’écartait de l’axe religieux qui la dirige ; le Règle de Dieu, avant toute autre chose, dans son sens pleinement théologique, qui libère l’homme du péché, lui propose l’amour de Dieu comme commandement suprême et la vie éternelle comme destin ultime.

Cela ne signifie pas toutefois qu’on puisse et qu’on doive, dans l’évangélisation, négliger l’importance des problèmes, aujourd’hui tant débattus, qui concernent la justice, la libération, le développement et la paix dans le monde. Ce serait oublier la leçon qui nous vient de l’Evangile au sujet de l’amour du prochain dans la souffrance et le besoin (Mt 25,31-46), leçon reprise par l’enseignement des Apôtres (cf. 1Jn 4,20 Jc 2,14-28). Nous-même avons fait de ce devoir l’objet de notre Encyclique Populorum Progressio.

En réalité, l’Église, fidèle à l’exemple et à l’enseignement de son divin Sauveur, n’a jamais manqué de promouvoir l’élévation des peuples, auxquels elle porte la foi dans le Christ. Sa doctrine comme sa morale se sont toujours traduites en institutions concrètes qui invitent les hommes à s’élever peu à peu dans tous les domaines, depuis le domaine proprement religieux jusqu’aux domaines politique, social et civil. Comme l’affirme le Concile Vatican II, la mission de l’Église « n’est pas d’ordre politique, économique et social : en effet la fin que le Christ lui a assignée est d’ordre religieux. Il est pourtant bien vrai que de cette mission religieuse découlent une fonction, des lumières et des forces qui peuvent servir à constituer et à affermir la communauté humaine selon la loi divine » (Gaudium et Spes, GS 42). Cela, appliqué spécialement aux laïcs, acquiert une grande importance du fait qu’ils sont eux-mêmes appelés à « chercher le Royaume de Dieu en gérant les choses temporelles » ( Lumen Gentium LG 31), et qu’ils doivent, « même au milieu de leurs préoccupations temporelles, exercer une précieuse activité pour l’évangélisation du monde » (ibid., n. 35).

Il n’y a donc point d’opposition ni de séparation entre évangélisation et progrès humain, mais complémentarité ; si ces deux réalités sont distinctes et subordonnées entre elles, elles s’appellent immanquablement en tendant vers le même but qui est le salut de l’homme.

Tout ceci impose sans aucun doute une réflexion approfondie sur les diverses formes que peut revêtir l’action évangélisatrice. Il est certain que le monde actuel pose des problèmes formidables à l’Église, mais il ne faut pas oublier non plus les possibilités immenses, autrefois impensables, qu’offre ce monde sur les chemins de ceux qui, au nom du Christ, « apportent l’annonce de la bonne nouvelle » (Rm 10,15). Qui peut dire en effet les vastes horizons ouverts par les moyens de communication sociale à la diffusion universelle et simultanée de la Parole du Salut ? Renoncer à ces occasions favorables, nous attarder à des critiques corrosives, signifierait manquer le rendez-vous avec l’heure de Dieu, non sans dommages incalculables pour l’avenir de la chrétienté.

Cela veut dire que l’action évangélisatrice d’aujourd’hui doit être conçue selon des vues larges et modernes : au plan des méthodes, des entreprises, de l’organisation, et de la formation des ouvriers de l’Evangile. C’est un travail que vous, Vénérables Frères, vous vous apprêtez à effectuer en ce Synode avec un sens profond de votre responsabilité. Puissent vos efforts, avec l’aide de Dieu, correspondre aux espérances !

Il est évident qu’on ne pourra jamais recourir aux méthodes qui sont en contradiction ouverte avec l’esprit de l’Evangile : ni la violence, par conséquent, ni la révolution, ni le colonialisme sous quelque forme que ce soit, ne pourront servir de moyens à l’action évangélisatrice de l’Église, et pas davantage la politique en elle-même, même si les chrétiens ont le devoir d’apporter leur contribution à la conduite des affaires publiques.

Par contre, votre zèle consistera à confronter la conception traditionnelle de l’action évangélisatrice avec les ouvertures nouvelles qui se réclament du Concile et avec les nouvelles conditions de notre temps. Il y aura assurément un regard de préférence pour les structures et les institutions de l’Église, déjà expérimentées depuis des siècles ; mais, sans renier le passé ni détruire les valeurs acquises, on cherchera à demeurer sereine-ment ouvert à tout ce qu’il y a de bon et de valable dans les expériences nouvelles, en conciliant ainsi les « nova et vetera », spécialement quand il s’agit de mouvements qui oeuvrent en collaboration avec la hiérarchie. En tout cas, vous ferez vôtre le mot de Saint Paul : « Vérifiez tout, et ce qui est bon, retenez-le » (1Th 5,21).

Et, pour terminer, maintenez un salutaire optimisme, soutenus par une double et ferme confiance sur laquelle votre travail, comme porté par deux ailes, doit s’élancer vers de nouvelles conquêtes évangéliques : confiance dans vos efforts, car vous travaillez pour l’Église ; et confiance par-dessus tout dans le Christ qui est avec vous, qui vit avec vous, qui utilise votre collaboration et votre expérience pour étendre dans le monde les limites de son règne de justice et de sainteté, d’amour et de paix.

43 Nous confions ce souhait à l’intercession de la Vierge très sainte, que Nous avons déjà proclamée Mère de l’Église, et qui a toujours été honorée, depuis l’âge apostolique, comme Reine des Apôtres, c’est-à-dire de tous les Pasteurs d’hier et d’aujourd’hui. Avec notre Bénédiction Apostolique.






Discours 1974 37