De veritate FR





LES 29 QUESTIONS DISPUTÉES SUR LA VÉRITÉ

EN PRÉSENCE DE MAÎTRE THOMAS D'AQUIN

Docteur des docteurs de l'Église
(Cette série de questions disputées a été défendue de 1256 à 1259, donc en début de la carrière professorale de saint Thomas)

Pour le moment, ne sont disponibles sur le site http://docteurangelique.free.fr que les questions 1. La vérité; 2. La science de Dieu; 4. Le Verbe; 13. Le Maître; 15. Les raisons supérieure et inférieure; 16. La syndérèse; 17. La conscience morale.


QUESTION 1: LA VÉRITÉ (de veritate)

100
(Traduction Christian Brouwer et Marc Peeters, 2002)

ARTICLE 1: Qu'est-ce que la vérité?

101
Il semble que le vrai soit tout à fait le même que l’étant (ens).

Objections:
1. Saint Augustin écrit dans le livre des Soliloques: "le vrai est ce qui est "; or ce qui est n’est rien sinon l’étant; donc "vrai" signifie tout à fait la même chose que "étant" (ens).
2. Un répondant a dit qu’ils sont le même selon leurs suppôts mais diffèrent en raison Mais on a répliqué que la raison de toute chose est ce qui est signifié par sa définition or saint Augustin assigne "ce qui est" comme définition du vrai, après en avoir rejeté d’autres; donc, puisque selon "ce qui est", "vrai" et "étant" (ens) se conviennent, on voit qu’ils sont le même en raison.
3. En outre, toutes les choses qui diffèrent en raison sont telles que l’une d’elles peut être pensée sans l’autre aussi Boèce dit-il dans le livre des Semaines qu’on peut penser l’être de Dieu même si l’intellect met un moment à part sa bonté; or l’étant ne peut en aucune manière être pensé si le vrai est mis à part, parce qu’il est pensé en tant qu’il est vrai; donc, le vrai et l’étant ne diffèrent pas en raison.
4. En outre, si le vrai n’est pas le même que l’étant, il faut qu’il soit une disposition de l’étant or il ne peut être une disposition de l’étant: en effet, il n’est pas une disposition qui corrompe totalement, autrement il s’ensuivrait: "C’est vrai, donc c’est non-étant", comme il s’ensuit "c’est un homme mort, donc ce n’est pas un homme". Semblablement, il n’est pas une disposition limitative (par exemple, de "il a les dents blanches" il ne suit pas "donc il est blanc"); autrement de "c’est vrai" il ne suivrait pas "donc c’est". Semblablement, il n’est pas une disposition restreignante ni spécifiante, sinon il ne se convertirait pas avec l’étant. Donc le vrai et l’étant sont tout à fait le même.
5. En outre, les choses dont la disposition est une sont les mêmes; or la disposition du vrai et de l’étant est la même; donc ils sont les mêmes. Il est dit, en effet, au livre II de la Métaphysique "la disposition d’une chose dans l’être est comme sa disposition dans la vérité". Donc le vrai et l’étant sont tout à fait le même.
6. En outre, toutes les choses qui ne sont pas le même diffèrent de quelque manière; or le vrai et l’étant ne différent en aucune manière, ni par essence, puisque tout étant par son essence est vrai, ni par des différences, parce qu’il faudrait alors qu’ils se conviennent sous un genre commun; donc ils sont tout à fait le même.
7. De même, s’ils ne sont pas tout à fait le même, il faut que le vrai ajoute quelque chose à l’étant; or le vrai n’ajoute rien à l’étant bien qu’il soit dans plus que l’étant, ce que montre le Philosophe au livre IV de la Métaphysique, où il dit qu’en définissant le vrai, nous disons que "nous disons être ce qui est ou ne pas être ce qui n’est pas", et ainsi le vrai inclut l’étant et le non-étant; donc le vrai n’ajoute pas quelque chose à l’étant, et on voit ainsi que le vrai est tout à fait le même que l'étant.



Objections en sens contraire:

1. Par contre, "Le verbiage est la répétition inutile du même"; si donc le vrai était le même que l’étant, ce serait verbiage de dire "un étant vrai", ce qui est faux; ils ne sont donc pas le même.
2. Ou encore, l’étant et le bien sont convertibles; or le vrai n'est pas convertible avec le bien car il y a du vrai qui n’est pas bien, par exemple si quelqu’un fornique; donc le vrai n’est pas convertible avec l’étant, et ils ne sont pas le même.
3. En outre, selon Boèce dans le livre des Semaines, dans toutes les créatures "l’être et ce qui est sont différents "; or "vrai" signifie l’être de la chose; donc, dans les choses créées, le vrai est différent du "ce qui est". Mais le "ce qui est" est le même que l’étant; donc dans les créatures le vrai est différent de l’étant.
4. En outre, toutes les choses qui se tiennent comme antérieures et postérieures doivent être différentes; or le vrai et l’étant se tiennent de cette manière parce que, comme il est dit dans le livre Des causes, "la première des choses créées est l’être"; et le commentateur du même livre dit que toutes les autres choses sont dites par information de l’étant et ainsi sont postérieures à l’étant; donc le vrai et l’étant sont différents.
5. En outre, ce qui est dit en commun de la cause et des choses causées, est davantage un dans la cause que dans les choses causées, et notamment davantage en Dieu que dans les créatures. Mais en Dieu, l’étant, l’un, le vrai et le bien, sont tous les quatre appropriés de telle manière que l’étant relève de l’essence, l’un de la personne du Père, le vrai de la personne du Fils, le bien de la personne du Saint Esprit; or les personnes divines sont distinctes non seulement en raison mais aussi en réalité, c’est pourquoi elles ne sont pas prédicables les unes des autres; a fortiori dans les créatures, ces quatre choses doivent différer davantage qu’en raison.

Réponse:
Dans la recherche de ce qu’est chaque chose, comme dans ce qui est démontrable, il faut faire une réduction à des principes connus par soi de l’intellect; autrement on irait à l’infini dans l’un et l’autre cas et on perdrait tout à fait la science et la connaissance des choses; or ce que l’intellect conçoit en premier comme le plus connu et en quoi il résout toutes les conceptions est l’étant comme dit Avicenne au début de sa Métaphysique; il faut donc que toutes les autres conceptions de l’intellect soient obtenues par une addition à l’étant Or, parce que toute nature est par essence étant, des choses en quelque sorte extérieures à l’étant ne peuvent lui être ajoutées comme la différence est ajoutée au genre ou l’accident au sujet; aussi le Philosophe prouve-t-il au livre III de la Métaphysique que l’étant ne peut être un genre pourtant des choses sont dites ajouter à l’étant, en tant qu’elles expriment un mode de l’étant lui-même qui n’est pas exprimé par le nom d'"étant" (ens); ceci arrive de deux façons.
D’une première manière, le mode exprimé est un mode spécial de l’étant; il y a en effet divers degrés d’entité selon lesquels sont obtenus divers modes d’être, et d’après ces modes sont obtenus les divers genres des choses: la substance n’ajoute pas à l’étant une différence qui désignerait une nature surajoutée à l’étant, mais par le nom de "substance" on exprime certain mode spécial de l’être, à savoir l’étant par soi, et ainsi en est-il dans les autres genres.
D’une autre manière, le mode exprimé est un mode général consécutif à tout étant. Ce mode peut être entendu de deux façons: soit il est consécutif à chaque étant en soi, soit il est consécutif à un étant dans son ordonnancement à un autre.
Le premier cas est double parce que quelque chose peut être exprimé soit affirmativement soit négativement dans l’étant. D’une part, il ne se trouve pas quelque chose, dit affirmativement et dans l'absolu, qui puisse être admis dans tout étant, sinon son essence, selon laquelle il dit être; c’est ainsi que le nom "chose" lui est imposé. Il diffère de "étant" (ens), selon Avicenne au début de sa Métaphysique, en ce que "étant" (ens) est pris de l’acte d’être, tandis que le nom de "chose" exprime la quiddité ou l’essence de l’étant. D’autre part, la négation consécutive à tout étant pris dans l’absolu est une non-division; elle est exprimée par le nom "un", car l’un n’est rien d’autre que l’étant non-divisé.
Dans le second cas, on peut entendre de deux façons le mode de l’étant selon l’ordonnancement d’un (étant) à l’autre. Premièrement, selon la division de l’un par l’autre, ce qu’exprime le nom "quelque chose" 1; en effet "quelque chose" se dit pour "quelque autre chose"; par conséquent, de même que l’étant est dit "un" en tant qu’il est non-divisé en soi, de même l’étant est dit "quelque chose" en tant qu’il est distingué des autres. Deuxièmement, selon la convenance d’un étant à un autre ceci ne peut À être que s’il est admis qu’un quelque chose est de nature à convenir à tout étant: c’est l’âme, qui "d’une certaine manière est toutes choses", comme il est dit au livre III De l’âme. Or il y a dans l’âme des pouvoirs cognitifs et appétitifs. Le nom "bien" exprime donc la convenance de l’étant à l’appétit; c’est pourquoi il est dit au début de l’Éthique que "le bien est ce à quoi toutes choses tendent". Le nom "vrai" exprime la convenance de l’étant à l’intellect.
Toute cognition s’accomplit par l’assimilation du connaissant à la chose connue, si bien que l’assimilation a été dite cause de la cognition: par exemple la vue connaît la couleur par cela qu’elle est disposée selon l’espèce de la couleur; ainsi le rapport premier de l’étant à l’intellect est que l’étant concorde avec l’intellect; cette concordance est dite adéquation de l’intellect et de la chose; et en cela s’accomplit formellement la raison de vrai.
Voilà donc ce que le vrai ajoute à l’étant: la conformité ou adéquation de la chose et de l’intellect. Comme on l’a dit, la connaissance de la chose suit de cette conformité; ainsi l’entité de la chose précède la raison de vérité, tandis que la connaissance est un certain effet de la vérité. La vérité ou le vrai se définissent dès lors de trois façons. Premièrement, selon ce qui précède la raison de vérité et en quoi le vrai est fondé. Saint Augustin définit ainsi dans le livre des Soliloques. "le vrai est ce qui est", Avicenne dans sa Métaphysique: "la vérité de chaque chose est la propriété de son être, lequel lui est stable" et d’autres auteurs: "le vrai est la non-division de l’être et de ce qui est".
Deuxièmement, on les définit selon ce en quoi la raison de vrai 's’accomplit formellement. Isaac dit ainsi: "la vérité est l’adéquation de la chose et de l’intellect", saint Anselme dans le livre De la vérité: "la vérité est la rectitude perceptible par la seule pensée" — cette rectitude se dit selon une certaine adéquation — et le Philosophe au livre IV de la Métaphysique dit que, en le définissant, nous disons le vrai " lorsqu’on dit être ce qui est ou ne pas être ce qui n’est pas".
Troisièmement, on définit le vrai selon l’effet consécutif. Saint Hilaire dit ainsi: "le vrai est ce qui déclare et manifeste l’être", saint Augustin dans le livre De la vraie religion: "la vérité est ce par quoi est montré ce qui est" et dans le même livre: "la vérité est ce selon quoi nous jugeons des choses inférieures".

Solutions:
1. Quant au premier argument, il faut dire que saint Augustin donne cette définition de la vérité selon qu’elle a son fondement dans la chose et non selon que la raison de vrai s’accomplit dans l’adéquation de la chose à l’intellect. — Ou bien il faut dire que lorsqu’on dit "le vrai est ce qui est", le "est" n’est pas entendu ici selon qu’il signifie l’acte d’être mais selon qu’il est la marque de l’intellect composant, en tant qu’il signifie l’affirmation dans la proposition; ainsi le sens est: le vrai est ce qui est, c’est-à-dire que de quelque chose qui est on dit qu’il est. La définition de saint Augustin revient donc au même que la définition du Philosophe introduite ci-dessus.
2. D'après ce qu’on a dit, la solution au deuxième argument est claire.
3. Quant au troisième argument, il faut dire que penser un quelque chose sans l’autre peut être entendu de deux façons. Premièrement, un quelque chose est pensé alors que l’autre n’est pas pensé; ainsi, les choses qui diffèrent en raison sont telles que l’une peut être pensée sans l’autre. Deuxièmement, on peut entendre qu'un quelque chose est pensé sans l’autre parce qu’il est pensé alors que l’autre n’existe pas; l’étant ne peut être pensé ainsi sans le vrai, parce qu’il ne peut être pensé sans ce qui concorde ou est adéquat à l’intellect. En revanche, quiconque pense la raison d’étant peut ne pas penser la raison de vrai, de même que quiconque pense l’étant ne pense pas l’intellect agent, bien que sans l’intellect agent rien ne puisse être pensé.
4. Quant au quatrième argument, il faut dire que le vrai est une disposition de l’étant, non point comme s’il ajoutait une nature ou comme s’il exprimait un mode spécial de l’étant; il exprime quelque chose qui se trouve en tout étant pris généralement, mais qui n’est pas exprimé par le nom d"étant" (ens). Il n’est donc pas obligatoire qu’il soit une disposition corruptrice, ni limitative, ni restreignant à une partie.
5. Quant au cinquième argument, il faut dire qu’on n’entend pas ici la disposition selon qu’elle est dans le genre de la qualité mais selon qu’elle comporte un certain ordre; en effet, puisque les choses qui sont la cause de l’être d’autres sont le plus étants, et que celles qui sont cause de la vérité sont le plus vraies, le Philosophe conclut qu’une chose a le même ordre dans l’être et dans la vérité, à savoir que là où se trouve ce qui est le plus étant, là est le plus vrai. Non que l’étant et le vrai soient le même en raison, mais parce que quelque chose est de nature à être adéquat à l’intellect selon ce qu’il a d’entité. Ainsi la raison de vrai suit la raison d’étant.
6. Quant au sixième argument, il faut dire que le vrai et l’étant diff en raison, en ceci que quelque chose qui n’est pas dans la raison d’étant est dans la raison de vrai, mais non que quelque chose qui est dans la raison d’étant ne soit pas dans la raison de vrai; ils ne diffèrent donc pas par essence ni ne sont distincts l’un de l’autre par des différences opposées.
7. Quant au septième argument, il faut dire que le vrai n’est pas dans plus que l’étant. En effet, entendu d’une certaine manière, l’étant se dit du non-étant quand celui-ci est appréhendé par l’intellect; aussi le Philosophe dit-il au livre IV de la Métaphysique que la négation ou la privation d’étant sont d’une certaine manière dites "étant" (ens), et Avicenne ajoute au début de sa Métaphysique qu’un énoncé ne peut être formé que sur l’étant parce que ce sur quoi une proposition est formée doit être appréhendé par l’intellect. Il est donc clair que tout vrai est de quelque manière étant.

Solutions des objections en sens contraire:

1. Quant au premier des argument en sens contraires qui sont objectés, il faut dire que ce n’est pas du verbiage de dire "étant vrai" parce que quelque chose est exprimé par le nom de "vrai" qui n'est pas exprimé par le nom d'"étant" (ens), mais non parce qu'ils diffèrent en réalité.
2. Quant au deuxième argument en sens contraire, il faut dire que, quoique ce soit un mal qu’untel fornique, quelque chose est de nature à se conformer à l’intellect selon ce qu’il a d’entité; et selon ce quelque chose la raison de vrai s’ensuit. Ainsi, il est clair que le vrai n’excède pas l’étant ni n’est excédé par lui.
3. Quant au troisième argument en sens contraire, il faut dire que, lorsqu’on dit "l’être et ce qui est sont différents", on distingue l’acte d’être de ce à quoi cet acte convient; or le nom d"étant" (ens) est pris de l’acte d’être, non de ce à quoi convient l’acte d’être; la raison objectée n’est donc pas concluante.
4. Quant au quatrième argument en sens contraire, il faut dire que le vrai est postérieur à l’étant en tant que la raison de vrai diffère de la raison d’étant à la manière susdite.
5. Quant au cinquième argument en sens contraire, il faut dire que cette raison est en défaut sur trois points. Premièrement, quoique les personnes divines soient distinctes en réalité, les choses qui sont attribuées en propre à ces personnes ne diffèrent pas en réalité mais seulement en raison. Deuxièmement, quoique les personnes soient distinctes réellement les unes des autres, elles ne sont pas distinctes réellement de l’essence; ainsi le vrai, qui est attribué en propre à la personne du Fils n’est pas distinct de l’étant qui se tient du côté de l’essence. Troisièmement, bien que l’étant, l’un, le vrai et le bien soient davantage unis en Dieu que dans les choses créées, il n’est pas obligatoire, du fait qu’ils sont distincts en Dieu, qu’ils soient réellement distincts dans les choses créées. C’est ce qui arrive aux choses qui n’ont pas d’après leur raison de quoi être un en réalité, comme la sagesse et la puissance: alors qu'elles sont un en Dieu en réalité, elles sont distinctes réellement dans les créatures. Or, l’étant, l’un, le vrai et le bien ont selon leur raison de quoi être un en réalité. Aussi, partout où ils se trouvent, ils sont réellement un, quoique l’unité de cette chose, selon laquelle ils sont unis en Dieu, soit plus parfaite que l’unité de cette chose selon laquelle ils sont unis dans les créatures.



ARTICLE 2: La vérité trouve-t-elle son principe davantage dans l’intellect que dans les choses?

102
Objections:
Il semble que non.
1. En effet, comme on l’a dit le vrai est convertible avec l’étant; or l’étant trouve son principe davantage dans les choses que dans l’âme; donc le vrai aussi.
2. En outre, les choses sont dans l’âme non par essence mais par leur espèce, comme dit le Philosophe au livre III De l’âme; donc, si la vérité trouve son principe dans l’âme, elle ne sera pas l’essence de la chose, mais la similitude et l’espèce de celle-ci, et le vrai sera l’espèce de l’étant existant hors de l’âme. Or l’espèce de la chose, qui existe dans l’âme, ne peut être prédiquée de la chose qui est hors de l’âme, de même qu’elle n’est pas convertible avec elle: être convertible, c’est en effet être prédicable par conversion; donc le vrai ne sera pas convertible avec l’étant, ce qui est faux.
3. En outre, tout ce qui est dans quelque chose est consécutif à ce dans quoi il est; donc si la vérité a son principe dans l’âme, le jugement sur la vérité se fera selon ce que l’âme estime; et ainsi reviendra l’erreur des anciens philosophes qui disaient que toute opinion dans l’intellect est vraie et que deux contradictoires sont vraies en même temps, ce qui est absurde.
4. En outre, si la vérité a son principe dans l’intellect, il faut que quelque chose qui relève de l’intellect soit posé dans la définition de la vérité. Or dans le livre des Soliloques saint Augustin réprouve cette sorte de définition "est vrai ce qui est tel qu’il est vu", car il s’ensuivrait que ne serait pas vrai ce qui ne serait pas vu, ce qui est clairement faux des pierres les plus enfouies dans les entrailles de la terre. Semblablement il réprouve et condamne celle-ci: "est vrai ce qui est tel qu’il est vu par celui qui connaît s’il veut et peut connaître", car il s’ensuivrait que quelque chose ne serait vrai que si celui qui connaît voulait et pouvait connaître; la raison serait la même pour toutes les autres définitions dans lesquelles est posé quelque chose qui relève de l’intellect; donc la vérité n’a pas son principe dans l’intellect.



Objections en sens contraire:

1. Par contre, le Philosophe dit au livre VI de la Métaphysique: "le faux et le vrai ne sont pas dans les choses mais dans la pensée".
2. En outre, "la vérité est l’adéquation de la chose et de l’intellect"; or cette adéquation ne peut être que dans l’intellect; donc la vérité n’est que dans l’intellect.

Réponse:

Voici ce qu’il faut dire. Dans ce qui se dit de nombreuses choses par antériorité et postériorité, ce n’est pas ce qui est comme la cause des autres choses, mais bien ce en quoi est en premier la raison complète de ce qui est commun, qui doit recevoir antérieurement le prédicat de commun: par exemple, "sain" se dit, par antériorité, de l’animal dans lequel se trouve en premier la raison parfaite de santé, quoique la médecine soit dite saine en tant qu’elle a pour effet la santé. C’est pourquoi, puisque le vrai se dit de plusieurs choses par antériorité et postériorité, ce en quoi se trouve en premier la raison complète de vérité doit être dit par antériorité
L’état complet d’un mouvement ou d’une opération quelconques est dans leur terme. Or le mouvement de la vertu cognitive a l’âme pour terme (car le connu doit être dans le connaissant sur le mode du connaissant) tandis que le mouvement de la vertu appétitive a les choses pour terme. Aussi, au livre III De l’âme, le Philosophe pose-t-il un cercle dans les actes de l’âme la chose qui est hors de l’âme met l’intellect en mouvement; une fois pensée, elle met en mouvement l’appétit; l’appétit tend à parvenir à la chose d’où le mouvement a commencé. Et comme on l’a dit parce que "bien" dit l’ordonnancement de l’étant à l’appétit et que "vrai" dit l’ordonnancement à l’intellect, le Philosophe dit au livre VI de la Métaphysique que le bien et le mal sont dans les choses et que le vrai et le faux sont dans la pensée. Or une chose n’est dite vraie que si elle est adéquate à l’intellect; dès lors le vrai se trouve dans les choses par postériorité et dans l’intellect par antériorité.
Mais il faut savoir qu’une chose se rapporte autrement à l’intellect pratique qu’à l’intellect spéculatif. En effet, puisque l’intellect pratique cause les choses, il est la mesure des choses qui se font par lui; l’intellect spéculatif, en revanche, parce qu’il est réceptif à l’égard des choses, est d’une certaine manière mis en mouvement par les choses mêmes, et ainsi les choses le mesurent lui-même. Ainsi il est clair que les choses naturelles, à partir desquelles notre intellect reçoit la science, mesurent notre intellect (comme il est dit au livre X de la Métaphysique), mais qu’elles sont mesurées par l’intellect divin en quoi sont toutes choses, de même que toutes les productions de l’artisan sont dans son intellect. Donc l’intellect divin est mesurant non mesuré, une chose naturelle est mesurante et mesurée, et notre intellect est mesuré et ne mesure pas les choses naturelles mais seulement les choses artificielles.
Une chose naturelle, établie entre les deux intellects, est ainsi dite vraie selon son adéquation à l’un et à l’autre. Selon son adéquation à l’intellect divin, elle est dite vraie en tant qu’elle remplit ce pour quoi elle a été ordonnancée par l’intellect divin. Cela est clair chez saint Anselme dans le livre De la vérité, chez saint Augustin dans le livre De la vraie religion et chez Avicenne dans la définition déjà mentionnée: "la vérité de chaque chose est la propriété de son être, lequel lui est stable". Selon son adéquation à l’intellect humain, une chose est dite vraie en tant qu’elle est de nature à provoquer une estimation vraie d’elle-même; au contraire, sont dites fausses "les choses qui sont de nature à paraître ce qu’elles ne sont pas ou telles qu’elles ne sont pas", comme il est dit au livre V de la Métaphysique.
La première raison de vérité se trouve dans la chose antérieurement à la seconde, parce que le rapport de la chose à l’intellect divin est antérieur à son rapport à l’intellect humain. Aussi, même si l’intellect humain n’était pas, les choses seraient tout de même dites vraies dans leur ordonnancement à l’intellect divin; mais si on pensait que l’un et l’autre intellects étaient supprimés, les choses demeurant par impossible, la raison de vérité ne demeurerait en aucune manière.



Solutions:

l. La réponse au premier argument est donc que, comme on l’a clairement dit’, le vrai se dit de l’intellect vrai par antériorité, et de la chose qui lui est adéquate par postériorité; dans l’un et l’autre cas il est convertible avec l’étant, mais de manière différente. En effet, selon que le vrai se dit des choses, il est convertible avec l’étant par prédication (tout étant est adéquat à l’intellect divin et peut se rendre l’intellect humain adéquat, et inversement). Mais si on entend le vrai en tant qu’il se dit de l’intellect, il est alors convertible avec l’étant qui est hors de l’âme, non par prédication mais par conséquence, puisqu’il faut qu’à un intellect vrai, quel qu’il soit, corresponde un étant, et inversement.
2. Par là la solution au deuxième argument est claire.
3. Quant au troisième argument, il faut dire que ce qui est dans quelque chose n’est consécutif à ce dans quoi il est que quand il est causé à partir des principes de ce dans quoi il est. Par exemple, la lumière, qui est causée dans l’air par une chose extrinsèque, à savoir le soleil, est davantage consécutive au mouvement du soleil qu’à l’air. Semblablement la vérité, causée dans l’âme par les choses, n’est pas consécutive à une estimation de l’âme mais bien à l’existence des choses "puisque selon qu’une chose est ou n’est pas, une proposition est dite vraie ou fausse", et l’intellect semblablement.
4. Quant au quatrième argument, il faut dire que saint Augustin parle de la vision de l’intellect humain, dont ne dépend pas la vérité de la chose, car il y a de nombreuses choses que notre intellect ne connaît pas. Cependant il n’est aucune chose que l’intellect divin ne connaisse en acte et l’intellect humain en puissance, puisque l’intellect agent est dit "ce par quoi l’intellect produit toutes choses" et l’intellect possible "ce par quoi l’intellect devient toutes choses". Donc, dans la définition d’une chose vraie, la vision peut être posée dans l’acte de l’intellect divin, mais non de l’intellect humain, sinon en puissance, comme il est clair d’après ce qui précède.



ARTICLE 3: La vérité est-elle seulement dans l’Intellect composant et divisant?

103
Il semble que non.



Objections:
Le vrai se dit en effet selon le rapport de l’étant à l’intellect. Or, le premier rapport par lequel l’intellect se rapporte aux choses est en ce qu’il forme les quiddités des choses en concevant leurs définitions; c’est donc dans cette opération de l’intellect que le vrai trouve son principe davantage et antérieurement.
2. En outre, "le vrai est l’adéquation des choses et de l’intellect"; or, comme l’intellect composant et divisant, l’intellect pensant les quiddités des choses peut être adéquat aux choses; donc la vérité n’est pas seulement dans l’intellect composant et divisant.

Objections en sens contraire:

1. Par contre, il est dit au livre VI de la Métaphysique: "le vrai et le faux ne sont pas dans les choses mais dans la pensée; mais dans le cas des natures simples et des essences, (le vrai et le faux) ne sont pas même dans la pensée".
2. En outre, il est dit au livre III De l’âme: "l’intelligence des indivisibles a lieu là où il n’est ni vrai ni faux".

Réponse:

Voici ce qu’il faut dire. De même que le vrai se trouve par antériorité dans l’intellect plutôt que dans les choses, il se trouve par antériorité dans l’acte de l’intellect composant et divisant plutôt que dans l’acte de l’intellect formant la quiddité des choses. En effet, la raison de vrai consiste dans l’adéquation de la chose et de l’intellect; or le même n’est pas adéquat à lui-même, mais l’égalité est de choses différentes c’est pourquoi la raison de vérité se trouve dans l’intellect dès que celui-ci commence à avoir un quelque chose en propre; la chose hors de l’âme n’a pas ce quelque chose mais bien quelque chose qui y correspond; entre les deux, l’adéquation peut être atteinte. Or, l’intellect formant la quiddité des choses n’a que la similitude de la chose existant hors de l’âme, comme le sens en tant qu’il reçoit l’espèce du sensible. Mais quand l’intellect commence à juger de la chose appréhendée, son jugement même est pour lui un propre qui ne se trouve pas à l’extérieur, dans la chose; et, quand il est adéquat à ce qui est à l’extérieur, dans la chose, le jugement est dit vrai. Or, l’intellect juge de la chose appréhendée quand il dit que quelque chose est ou n’est pas: c’est le fait de l’intellect composant et divisant; aussi le Philosophe dit-il au livre VI de la Métaphysique que "la composition et la division sont dans l’intellect et non dans les choses". Voilà pourquoi la vérité se trouve par antériorité dans la composition et la division par l’intellect.
Mais secondairement, le vrai se dit aussi par postériorité dans l’intellect formant les quiddités ou les définitions des choses. Ainsi une définition est dite vraie ou fausse en raison d’une composition vraie ou fausse, à savoir lorsqu’une définition est dite être la définition de ce dont elle n’est pas la définition (par exemple si la définition du cercle est assignée au triangle), ou lorsque les parties d’une définition ne peuvent être composées l’une avec l’autre (par exemple si "animal insensible" était la définition d’une chose, car la composition qui y est impliquée, à savoir qu’un animal est insensible, est fausse). Et ainsi la définition n’est dite vraie ou fausse que par son ordonnancement à la composition, de même qu’une chose est dite vraie par son ordonnancement à l’intellect.
Comme il est clair d’après ce qui précède, le vrai se dit donc, par antériorité, de la composition ou de la division par l’intellect; deuxièmement il se dit des définitions des choses selon qu’une composition vraie ou fausse y est impliquée; troisièmement il se dit des choses selon qu’elles sont adéquates à l’intellect divin ou par nature aptes à être adéquates à l’intellect humain; quatrièmement, il se dit de l’homme parce que celui-ci peut discriminer les choses vraies ou qu’il fait une estimation vraie ou fausse, soit de lui-même soit des autres choses, par ce qu’il dit et fait, Et les mots reçoivent la prédication de vérité de la même manière que les intellections qu’ils signifient



Solutions:

1. Quant au premier argument, il faut donc dire que, quoique la formation de la quiddité soit la première opération de l’intellect, l’intellect n’a pas par elle quelque chose en propre, qui puisse être adéquat à la chose; et c’est pourquoi ce n'est pas là qu'est proprement la vérité.



ARTICLE 4: Y a-t-il seulement une vérité par laquelle toutes choses sont vraies?

104


Objections:

Il semble que oui.
1. Saint Anselme dit en effet dans le livre De la vérité que le temps est aux choses temporelles comme la vérité est aux choses vraies; or, le temps est à toutes les choses temporelles de telle façon qu’il y a seulement un temps; donc, la vérité sera à toutes les choses vraies de telle façon qu’il y aura seulement une vérité.
2. Mais on a dit que la vérité se dit de deux façons: premièrement, selon qu’elle est la même chose que l’entité de la chose — saint Augustin la définit ainsi dans le livre des Soliloques en disant "le vrai est ce qui est" — et il faut alors que les vérités soient plusieurs selon que les essences des choses sont plusieurs; deuxièmement selon qu’elle s’exprime dans l’intellect — Hilaire la définit ainsi en disant "le vrai est ce qui déclare l’être" — et de cette manière, puisque rien ne peut manifester quelque chose à l’intellect sinon en vertu de la vérité première, divine, toutes les vérités sont d’une certaine manière une dans la mise en mouvement de l’intellect, de même que toutes les couleurs sont une dans la mise en mouvement de la vue pour autant qu’elles la mettent en mouvement, c’est-à-dire en raison d’une lumière une.
On a répliqué que le temps de toutes les choses temporelles est numériquement un; si donc la vérité est aux choses vraies comme le temps est aux choses temporelles, il faut que la vérité de toutes les choses vraies soit numériquement une, et il ne suffit pas que toutes les vérités soient une dans la mise en mouvement ou une dans le modèle.
3. En outre, saint saint Anselme argumente ainsi dans le livre De la vérité: si les vérités de plusieurs choses vraies sont plusieurs, il faut que les vérités varient selon les variétés des choses vraies; or, les vérités ne varient pas par variation des choses vraies, parce que même si les choses vraies ou correctes sont détruites, la vérité et la rectitude selon lesquelles des choses sont vraies ou correctes demeurent. Donc il y a seulement une vérité.
saint Anselme prouve la mineure par ceci: même si le signe est détruit, la rectitude de la signification demeure parce qu’il est correct que soit signifié ce que ce signe signifiait; et, pour la même raison, quoi que ce soit de vrai ou de correct qui est détruit, sa rectitude, ou vérité, demeure.
4. En outre, dans les choses créées, rien n’est ce dont il est la vérité; par exemple la vérité de l’homme n’est pas l’homme, et la vérité de la chair n’est pas la chair; or, n’importe quel étant créé est vrai; donc, aucun étant créé n’est sa vérité; donc, toute vérité est un incréé, et ainsi il y a seulement une vérité.
5. En outre, rien n’est plus grand que la pensée humaine sinon Dieu, comme le dit saint Augustin; or la vérité, comme il le prouve dans le livre des Soliloques, est plus grande que la pensée humaine parce qu’il ne peut être dit qu’elle est plus petite; sinon la pensée humaine pourrait juger de la vérité, ce qui est faux: elle ne juge pas de la vérité mais selon la vérité, de même que le juge ne juge pas de la loi mais selon la loi, comme le dit saint Augustin dans le livre De la vraie religion; semblablement, il ne peut pas être dit non plus qu’elle lui est égale parce que l’âme juge toutes choses selon la vérité et qu'elle ne juge pas toutes choses selon elle-même; donc la vérité n’est pas si elle n’est pas Dieu, et ainsi il y a seulement une vérité.
6. En outre, saint Augustin prouve dans le livre des LXXXIII Questions que la vérité n’est pas perçue par un sens du corps. Voici comment: rien n’est perçu par un sens sinon le changeant; or, la vérité est immuable; donc, elle n’est pas perçue par un sens. On peut semblablement argumenter: tout créé est changeant; or la vérité n’est pas changeante; donc elle n’est pas une créature; donc elle est une chose incréée; donc il y a seulement une vérité.
7. En outre saint Augustin argumente au même endroit sur la même chose, de cette façon: "il n’est aucun sensible qui n’ait quelque chose de semblable au faux, si bien qu’il peut ne pas être reconnu; car, pour laisser de côté d’autres cas, toutes les choses que nous sentons par le corps, même lorsqu’elles ne sont pas présentes aux sens, nous en éprouvons des images, tout comme si elles étaient présentes, par exemple dans le sommeil ou dans le délire"; or, la vérité n’a pas quelque chose de semblable au faux; donc, la vérité n’est pas perçue par un sens. On peut semblablement argumenter: tout créé a quelque chose de semblable au faux en tant qu’il a quelque chose d’un défaut; donc, aucun créé n’est la vérité, et ainsi il y a seulement une vérité.



Objections en sens contraire:

1. Par contre, saint Augustin dit dans le livre De la vraie religion: "De même que la similitude est la forme des semblables, la vérité est la forme des choses vraies"; or, de plusieurs semblables plusieurs similitudes; donc, de plusieurs choses vraies plusieurs vérités.
2. En outre, de même que toute vérité créée dérive par exemplarité de la vérité incréée et en tire sa vérité, toute lumière intelligible dérive par exemplarité de la première lumière incréée et en tire la faculté de manifester; nous disons cependant que les lumières intelligibles sont plusieurs, comme il est clair chez saint Denis; on voit donc qu’il faut, d’une manière toute semblable, concéder qu’il y a, absolument, plusieurs vérités.
3. En outre, quoique les couleurs aient, en vertu de la lumière, de quoi mettre la vue en mouvement, elles sont dites être, absolument, plusieurs et différentes, et elles ne peuvent être dites une que relativement; donc, quoique toutes les vérités créées s’expriment à l’intellect en vertu de la vérité première, la vérité ne pourra pas pour autant être dite une sinon relativement.
4. En outre, de même que la vérité créée ne peut se manifester à l’intellect qu’en vertu d’une vérité incréée, aucune puissance dans une créature ne peut faire quelque chose sinon en vertu d’une puissance incréée; or, nous ne disons d’aucune manière que la puissance de toutes les choses ayant une puissance est une; donc, il ne faut pas dire non plus que la vérité de toutes les choses vraies est une.
5. En outre, Dieu se rapporte aux choses sous un triple rapport causal, à savoir effectif, exemplaire et final, et, par une certaine appropriation, l’entité des choses est référée à Dieu comme à la cause efficiente, la vérité comme à la cause exemplaire, la bonté comme à la cause finale, quoiqu’on puisse aussi les référer chacune à chacune selon la propriété du langage; mais, sur aucun mode du langage, nous ne disons que la bonté de toutes les choses bonnes est une ou que l’entité de tous les étants est une; donc, nous ne devons pas dire non plus que la vérité de toutes les choses vraies est une.
6. En outre, bien que la vérité incréée, d’après laquelle toutes les vérités créées sont des exemplaires, soit une, les vérités créées ne sont pas des exemplaires d’après elle de la même manière, parce que, quoique elle-même se tienne semblablement envers toutes choses, toutes les choses ne se tiennent pas semblablement envers elle, comme il est dit dans le livre Des causes; c’est pourquoi la vérité des nécessaires est un exemplaire dérivé d’elle d’une autre manière que la vérité des contingents; or les divers modes d’imitation du modèle divin font la diversité dans les choses créées; donc les vérités créées sont, absolument, plusieurs.
7. En outre, " la vérité est l’adéquation de la chose et de l’intellect"; or, il ne peut y avoir une seule adéquation de choses d’espèces diverses à l’intellect; donc, puisque les choses vraies sont d’espèces diverses, il ne peut y avoir une seule vérité de toutes les choses vraies.
8. En outre, saint Augustin dit au livre XII De la Trinité: "Il faut croire que la nature de la pensée humaine est reliée aux choses intelligibles de telle manière qu’elle contemple toutes les choses qu’elle connaît dans une certaine lumière de son genre" or la lumière par laquelle l’âme connaît toutes choses est la vérité; donc la vérité est du genre de l’âme elle-même; et ainsi il faut que la vérité soit une chose créée; aussi, dans les diverses créatures il y aura diverses vérités.



Réponse:

Voici ce qu’il faut dire. Comme on le voit clairement de ce qu’on a dit plus haut’, la vérité se trouve en propre dans l’intellect humain ou divin, comme la santé dans l’animal. Dans les autres choses, en revanche, la vérité se trouve par une relation à l’intellect, comme la santé se dit de certaines autres choses en tant qu’elles ont la santé du vivant pour effet ou la préservent. Donc, la vérité est dans l’intellect divin en premier et en propre, dans l’intellect humain certes en propre mais secondairement, et dans les choses improprement et secondairement, parce qu’elle n’y est qu’au regard de l’une ou l’autre des deux vérités. La vérité de l’intellect divin est donc seulement une, et d’elle dérivent plusieurs vérités dans l’intellect humain, "de même que d’un seul visage d’homme plusieurs similitudes résultent dans le miroir", comme le dit la glose sur "les vérités ont été amoindries par les fils des hommes"; aussi les vérités qui sont dans les choses sont plusieurs, comme les entités des choses.
La vérité qui se dit des choses dans leur rapport à l’intellect humain est, d’une certaine manière, accidentelle aux choses, parce que, à supposer que l’intellect humain ne soit pas ni ne puisse être, une chose demeurerait encore dans son essence; mais la vérité qui se dit des choses dans leur rapport à l’intellect divin leur est inséparablement concomitante, puisqu’elles ne peuvent subsister que par l’intellect divin les produisant dans l’être. Par antériorité aussi, la vérité appartient à une chose dans son rapport à l’intellect divin plutôt qu’humain, puisqu’elle se rapporte à l’intellect divin comme à sa cause, mais à l’intellect humain d’une certaine manière comme à son effet, en tant que l’intellect reçoit la science d’après les choses. Ainsi donc, une chose est dite vraie selon son principe dans son ordonnancement à la vérité de l’intellect divin davantage que dans son ordonnancement à la vérité de l’intellect humain.
Si donc on prend la vérité proprement dite par laquelle toutes choses sont vraies selon leur principe, alors toutes les choses sont vraies par une seule vérité, à savoir la vérité de l’intellect divin — saint Anselme parle ainsi de la vérité dans le livre De la vérité. Mais si on prend la vérité proprement dite selon laquelle les choses sont dites vraies secondairement, alors les vérités de plusieurs choses vraies sont plusieurs et il y a même plusieurs vérités d’une seule chose vraie dans diverses âmes. Si on prend la vérité improprement dite selon laquelle toutes choses sont dites vraies, alors les vérités de plusieurs choses vraies sont plusieurs mais il y a seulement une vérité d’une chose vraie une.
Et les choses sont dénommées vraies d’après la vérité qui est dans l’intellect divin ou dans l’intellect humain, comme la nourriture est dénommée saine d’après la santé qui est dans l’animal et non comme d’après une forme inhérente; mais d’après la vérité qui est dans la chose même, laquelle n’est rien d’autre que l’entité adéquate à l’intellect ou se rendant l’intellect adéquat, la chose est dénommée comme d’après une forme inhérente, comme la nourriture est dénommée saine d’après la qualité d’après laquelle elle est dite saine



Solutions:

1. Quant au premier argument, il faut donc dire que le temps se rapporte aux choses temporelles comme la mesure au mesuré; aussi est-il clair que saint Anselme parle de la vérité qui est la mesure de toutes les choses vraies, et celle-ci est seulement une numériquement comme le temps est un, ainsi que le conclut le deuxième argument. La vérité qui est dans l’intellect humain ou dans les choses mêmes, par contre, ne se rapporte pas aux choses comme une mesure extrinsèque et commune se rapporte aux mesurés, mais soit elle se rapporte aux choses comme le mesuré à la mesure: il en est ainsi de la vérité de l’intellect humain et il faut alors qu’elle varie selon la variété des choses; soit elle se rapporte aux choses comme une mesure intrinsèque: il en est ainsi de la vérité qui est dans les choses mêmes et il faut que ces mesures aussi deviennent plusieurs selon la pluralité des mesurés, de même que les dimensions de divers corps sont diverses.
2. Nous concédons le deuxième argument.
3. Quant au troisième argument, il faut dire que la vérité qui demeure alors que les choses sont détruites est la vérité de l’intellect divin; et celle-ci est, absolument, numériquement une; mais la vérité qui est dans les choses ou dans l’âme varie en fonction de la variété des choses.
4. Quant au quatrième argument, il faut dire que, lorsqu’on dit "aucune chose n’est sa vérité", on le pense des choses qui ont l’être complet dans leur nature comme lorsqu’on dit: "aucune chose n’est son être". Et pourtant l’être d’une chose est une certaine chose créée; de la même manière, la vérité d’une chose est quelque chose de créé.
5. Quant au cinquième argument, il faut dire que la vérité selon laquelle l’âme juge de toutes choses est la vérité première; en effet de même que de la vérité de l’intellect divin découlent dans l’intellect angélique les espèces innées des choses, selon lesquelles (les anges) connaissent toutes choses, de même de la vérité de l’intellect divin, comme d’un modèle, procède dans notre intellect la vérité des premiers principes selon laquelle nous jugeons de toutes choses; et parce que nous ne pourrions juger par elle qu’en tant qu’elle est la similitude de la vérité première, nous sommes dits juger de toutes choses selon la vérité première.
6. Quant au sixième argument, il faut dire que cette vérité immuable est la vérité première et celle-ci n’est pas perçue par le sens ni n’est quelque chose de créé.
7. Quant au septième argument, il faut dire que même la vérité créée n’a pas quelque chose de semblable au faux, quoique n’importe quelle créature ait quelque chose de semblable au faux; en effet, une créature a quelque chose de semblable au faux en tant qu’elle est déficiente; or, la vérité n’est pas consécutive à la chose créée du côté où elle est déficiente, mais selon qu’elle s’éloigne du défaut, étant conformée à la vérité première.

Solutions des objections en sens contraire:

1. Quant au premier des argument en sens contraires qui sont objectés, il faut dire que la similitude se trouve en propre dans l’un et l’autre semblables; la vérité, par contre, puisqu’elle est une certaine convenance de l’intellect et de la chose, ne se trouve pas en propre dans l’un et l’autre, mais bien dans l’intellect; c’est pourquoi, puisqu’il y a un seul intellect, à savoir l’intellect divin, par la conformité auquel toutes choses sont vraies et sont dites vraies, il faut que toutes choses soient vraies selon une seule vérité, quoique les similitudes soient diverses dans plusieurs semblables.
2. Quant au deuxième argument en sens contraire, il faut dire que, quoiqu’une lumière intelligible soit un exemplaire d’après la lumière divine, la lumière se dit en propre des lumières intelligibles créées; or, la vérité ne se dit pas en propre des choses qui sont des exemplaires d’après l’intellect divin; et c’est pourquoi nous ne disons pas une lumière une comme nous disons une vérité une.
3. Et semblablement il faut dire cela quant au troisième contre-argument à propos des couleurs, parce que les couleurs sont aussi dites visibles en propre, quoiqu’elles ne soient vues qu’en fonction de la lumière.
4-5. Et semblablement il faut dire cela quant au quatrième contre-argument à propos de la puissance, et au cinquième argument en sens contraire à propos de l’entité.
6. Quant au sixième argument en sens contraire, il faut dire que, quoique les choses soient des exemplaires sous des formes diverses d’après la vérité divine, il n’est pas exclu pour autant que les choses soient vraies par une seule vérité et non par plusieurs vérités à proprement parler; en effet ce qui est reçu de diverses manières dans les choses qui sont des exemplaires n’est pas dit en propre vérité comme il est dit en propre vérité dans le modèle.
7. Quant au septième argument en sens contraire, voici ce qu’il faut dire. Quoique du point de vue des choses elles-mêmes, les choses qui sont d’espèces diverses ne soient pas adéquates à l’intellect divin par une seule adéquation, l’intellect divin, auquel toutes choses sont adéquates, est un; et, du point de vue de l’intellect divin, il y a une seule adéquation à toutes les choses, quoique toutes choses ne lui soient pas adéquates de la même manière. C’est pourquoi il y a une seule vérité de toutes les choses, de la même manière que ci-dessus.
8. Quant au huitième argument en sens contraire, il faut dire que saint Augustin parle de la vérité qui est un exemplaire d’après la pensée divine elle-même dans notre pensée, comme la similitude du visage résulte dans le miroir, et les vérités de cette sorte résultant de la vérité première dans nos âmes, sont multiples, comme on l’a dit. Ou bien il faut dire que la vérité première est d’une certaine manière du genre de l’âme, en entendant largement le genre, selon que tous les intelligibles ou incorporels sont dits être d’un seul genre, à la manière dont il est dit en Actes 17, 28: "Car nous aussi nous sommes du genre de Dieu lui-même".






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