De veritate FR 107

ARTICLE 7: La vérité dans les choses divines se dit-elle de l’essence ou d’une personne?

107

Objections:

Il semble qu’elle se dise d’une personne.
1. En effet, tout ce qui, dans les choses divines, comporte une relation de principe se dit d’une personne; or, la vérité est de ce type, comme l’atteste saint Augustin dans le livre De la vraie religion, là où il dit que la vérité divine est " la similitude suprême du principe, sans aucune dissimilitude d’où provienne une fausseté"; donc, la vérité dans les choses divines se dit d’une personne.
2. En outre, de même que rien n’est semblable à soi, rien n’est égal à soi; or, selon Hilaire, la similitude dans les choses divines comporte la distinction des personnes du fait que rien n'est semblable à soi; pour la même raison, l’égalité comporte aussi la distinction des personnes; or, la vérité est une certaine égalité; donc, elle comporte la distinction personnelle dans les choses divines.
3. En outre, tout ce qui, dans les choses divines, comporte une émanation se dit d’une personne; or, la vérité comporte une certaine émanation, parce que, tout comme le Verbe, elle signifie une conception de l’intellect; donc, tout comme le Verbe se dit d’une personne, la vérité aussi.



Cependant:

Par contre, la vérité des trois personnes est une, comme le dit saint Augustin au livre VIII De la Trinité; donc, elle est (une chose) essentielle et non personnelle.



Réponse:

Voici ce qu’il faut dire. La vérité dans les choses divines peut être entendue de deux façons: proprement ou, pour ainsi dire, métaphoriquement.
Si la vérité est entendue proprement, elle comportera alors une égalité de l’intellect divin et de la chose; et, parce que l’intellect divin pense d’abord la chose qui est son essence, par laquelle il pense toutes les autres choses, la vérité en Dieu comporte dans son principe l’égalité de l’intellect divin et de la chose qui est son essence, et par suite (l’égalité) de l’intellect divin aux choses créées. L’intellect divin et l’essence divine ne sont pas adéquats l’un à l’autre comme le mesurant et le mesuré, puisque l’un n’est pas le principe de l’autre, mais qu’ils sont tout à fait le même. Aussi, la vérité résultant d’une telle égalité ne comporte aucune raison de principe, qu’on la prenne du côté de l’essence ou de l’intellect; il y a là une seule et même vérité; car là, de même que le pensant et la chose pensée sont le même, la vérité de la chose et la vérité de l’intellect sont la même vérité sans aucune connotation de principe. Mais, si l’on prend la vérité de l’intellect divin selon qu’elle est adéquate aux choses créées, la même vérité demeurera encore, de même que c’est par la même chose que Dieu se pense et pense les autres choses, et pourtant, dans la notion de vérité, s’ajoute la raison de principe envers les créatures, auxquelles l’intellect divin se rapporte comme mesure et cause. Or, tout nom qui, dans les choses divines, ne comporte pas la raison de principe ou ce qui vient d’un principe, ou même qui comporte une raison de principe envers les créatures, se dit de l’essence. Aussi, dans les choses divines, si la vérité est entendue proprement, elle se dit de l’essence; elle est cependant attribuée en propre à la personne du Fils, comme l’art et toutes les autres choses qui relèvent de l’intellect.
La vérité dans les choses divines est prise métaphoriquement ou par similitude quand nous l’y prenons selon la raison par laquelle elle se trouve dans les choses créées; en elles, la vérité est dite selon que la chose créée imite son principe, à savoir l’intellect divin; aussi, et semblablement, la vérité dans les choses divines est dite de cette façon l’imitation suprême du principe, laquelle convient au Fils; selon cette acception de la vérité, la vérité convient proprement au Fils et se dit d’une personne; ainsi parle saint Augustin dans le livre De la vraie religion.



Solutions:

1. Par là on répond au premier argument.
2. Quant au deuxième argument, il faut dire que l’égalité dans les choses divines comporte quelquefois une relation qui marque la distinction personnelle, comme lorsque nous disons que le Père et le Fils sont égaux; en cela, dans le nom d'"égalité" est pensée une distinction réelle. Quelquefois, cependant, dans le nom d"égalité" n’est pas pensée une distinction réelle, mais seulement de raison, comme lorsque nous disons que la sagesse et la bonté divines sont égales; il n’est donc pas obligatoire que l’égalité comporte une distinction personnelle; telle est l’égalité que comporte le nom de "vérité", puisque la vérité est l’égalité de l’intellect et de l’essence.
3. Quant au troisième argument il faut dire que, quoique la vérité soit conçue par l’intellect, par le nom de vérité n’est pas exprimée la raison de conception, comme elle l’est par le nom de Verbe; aussi le cas n’est pas semblable.





ARTICLE 8: Toute vérité autre que la vérité première vient-elle de la vérité première?

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Objections:

Il semble que non.
1. En effet, que celui-ci fornique est vrai; or, ceci ne vient pas de la vérité première; donc, toute vérité ne vient pas de la vérité première.
2. Mais on a répondu que la vérité du signe ou de l’intellection selon laquelle cela est dit vrai vient de Dieu, et non selon que cela est référé à la chose. — On a répliqué que, en dehors de la vérité première, il y a non seulement la vérité du signe ou de l’intellection, mais aussi la vérité de la chose; si donc ce vrai ne vient pas de Dieu selon qu'il est référé à la chose, cette vérité de la chose ne viendra pas de Dieu, et ainsi est maintenue la pro position que toute vérité autre que la vérité première ne vient pas de Dieu.
3. En outre, de "celui-ci fornique" suit bien "que celui-ci fornique est vrai", pour que la vérité du dit, laquelle exprime la vérité de la chose, descende de la vérité de la proposition donc, la vérité de la proposition susdite consiste dans la composition de cet acte avec ce sujet; or, la vérité du dit ne dépendrait pas de la composition d’un tel acte avec un sujet, à moins de penser qu’il s’agit de la composition d’un acte existant sous une déformation; donc, la vérité de la chose concerne non seulement l’essence même de l’acte mais aussi sa déformation; or, l’acte considéré sous sa déformation ne vient de Dieu en aucune manière; donc, toute la vérité de la chose ne vient pas de Dieu.
4. En outre, saint Anselme dit qu’une chose est dite vraie selon qu’elle est comme elle doit être, et parmi les modes sur lesquels on peut dire que la chose doit être, il en pose un selon lequel on dit que la chose doit être parce qu’elle arrive avec la permission de Dieu; or, la permission de Dieu s’étend aussi à la déformation de l’acte; donc, la vérité d’une chose concerne aussi cette déformation; or, cette déformation ne vient de Dieu en aucune manière; donc, toute vérité ne vient pas de Dieu.
5. Mais on a répondu que, comme la déformation, ou la privation, est dite être un étant, non pas absolument mais relativement, elle est aussi dite avoir sa vérité, non pas absolument mais relativement, et une telle vérité relative ne vient pas de Dieu. — On a répliqué que le vrai ajoute à l’étant un ordonnancement à l’intellect; or, la déformation, ou la privation, quoiqu’en soi elle ne soit pas un étant absolument, est appréhendée absolument par l’intellect; donc, quoiqu’elle n’ait pas d’entité absolument, elle a une vérité absolument. — En outre, tout relatif se laisse réduire à de l’absolu; par exemple, le fait qu’un Éthiopien ait les dents blanches se réduit à ceci que les dents d’un Éthiopien sont blanches absolument; si donc quelque vérité relative ne vient pas de Dieu, toute vérité, prise absolument, ne viendra pas de Dieu, ce qui est absurde.
6. En outre, ce qui n’est pas cause de la cause n’est pas cause de l’effet; ainsi Dieu n’est pas cause de la déformation qu’est le péché parce qu’il n’est pas cause du défaut dans le libre arbitre d’où provient la déformation qu’est le péché; or, comme l’être est la cause de la vérité des propositions affirmatives, le non-être l’est des propositions négatives; donc, puisque Dieu n’est pas cause de ce qu’est le non-être, comme dit saint Augustin dans le livre des LXXXIII Questions, il reste que Dieu n’est pas cause des propositions négatives; ainsi, toute vérité n’est pas de Dieu.
7. En outre, saint Augustin dit dans le livre des Soliloques: "Est vrai ce qui se tient tel qu’il est vu"; or, du mal se tient tel qu’il est vu; donc du mal est vrai; or, aucun mal ne vient de Dieu; donc, toute chose vraie ne vient pas de Dieu.
8. Mais on a répondu que le mal n’est pas vu par l’espèce du mal mais par l’espèce du bien. — On a répliqué que l’espèce du bien ne fait jamais apparaître que le bien; si donc le mal n’était vu que par l’espèce du bien, le mal n'apparaîtrait jamais que bon, ce qui est faux.



Objections en sens contraire:

1. Par contre, sur (
1Co 12,3) (" Personne ne peut dire... "), Ambroise dit: "Tout vrai, de quoi qu’il soit dit, vient de l’Esprit saint".
2. En outre, toute bonté créée vient d’une bonté première incréée, qui est Dieu; donc, pour la même raison, toute autre vérité vient de la première vérité, qui est Dieu.
3. En outre, la raison de vérité s’accomplit dans un intellect; or, tout intellect vient de Dieu; donc, toute vérité vient de Dieu.
4. En outre, saint Augustin dit dans le livre des Soliloques: "Le vrai est ce qui est "; or, tout être vient de Dieu; donc, toute vérité aussi.
5. En outre, de même que le vrai est convertible avec l’étant, l’un l’est aussi, et inversement; or, toute unité vient de l’unité première, comme dit saint Augustin dans le livre De la vraie religion; donc, toute vérité aussi vient de la vérité première.



Réponse:

Voici ce qu’il faut dire. Dans les choses créées, la vérité se trouve dans les choses et dans l’intellect, comme il est apparu ci-dessus. Elle se trouve dans l’intellect selon qu’il est adéquat aux choses dont il a la connaissance, et dans les choses selon qu’elles imitent l’intellect divin, qui est leur mesure comme l’art est la mesure de tous les artefacts et, d’une autre façon, selon qu’elles sont de nature à provoquer une appréhension vraie d’elles-mêmes dans l’intellect humain, qui est mesuré par les choses, comme il est dit au livre X de la Métaphysique. Une chose existant hors de l’âme imite par sa forme l’art de l’intellect divin et, par cette même (forme), elle est de nature à provoquer une appréhension vraie dans l’intellect humain; par cette forme aussi, chaque chose a l’être; c’est pourquoi la vérité des choses existantes inclut dans sa raison leur entité et surajoute le rapport d’adéquation à l’intellect humain ou divin; par contre, les négations ou privations existant hors de l’âme n’ont aucune forme par laquelle elles imiteraient le modèle de l’art divin ou susciteraient une connaissance d’elles-mêmes dans l’intellect humain; mais leur adéquation à l’intellect relève de l’intellect qui appréhende leurs raisons. Ainsi, il est évident que, lorsqu’une pierre et la cécité sont dites vraies, la vérité ne se tient de la même façon envers les deux; car la vérité qui est dite de la pierre inclut dans sa raison l’entité de la pierre et surajoute le rapport à l’intellect, rapport qui a aussi sa cause du côté de la chose même, puisque celle-ci a quelque chose selon quoi elle peut être référée à l’intellect. Par contre, la vérité qui est dite de la cécité n’inclut pas en elle la privation même qu’est la cécité, mais seulement le rapport de la cécité à l’intellect; ce rapport n’a pas quelque chose du côté de la cécité même sur quoi il reposerait, puisque la cécité n’est pas égalée à l’intellect en vertu de quelque chose qu’elle aurait en elle. Il est donc évident que la vérité trouvée dans les choses créées ne peut rien comprendre d’autre que l’entité de la chose et l’adéquation de la chose à l’intellect, ainsi que l’égalisation de l’intellect soit aux choses soit aux privations des choses; cela vient entièrement de Dieu, parce que la forme même de la chose, par laquelle elle est adéquate, vient de Dieu, ainsi que le vrai lui-même en tant que bien de l’intellect, comme il est dit au livre VI de l’Ethique: en effet, le bien de chaque chose consiste dans l’opération parfaite de la chose même; or il n’est d’opération parfaite de l’intellect que selon qu’il connaît le vrai; donc, c’est en cela que consiste son bien en tant que tel. C’est pourquoi, puisque tout bien et toute forme viennent de Dieu, il faut dire que dans l’absolu toute vérité vient de Dieu.



Solutions:

1. Quant au premier argument, il faut dire que, lorsque l’on argumente ainsi "Tout vrai vient de Dieu, celui-ci fornique est vrai, donc... etc.", inter vient un sophisme par l’accident; car, comme il a pu apparaître ci-dessus’, lorsque nous disons "que celui-ci fornique est vrai", nous ne le disons pas comme si le défaut même qui est impliqué dans l’acte de fornication était inclus dans la raison de vérité: le vrai prédique seulement son adéquation à l’intellect; aussi ne doit-on pas conclure "que celui-ci fornique vient de Dieu", mais que sa vérité vient de Dieu.
2. Quant au deuxième argument, il faut dire que les déformations et les autres défauts n’ont pas la vérité comme les autres choses, ainsi qu’il est apparu plus haut; et c’est pourquoi, quoique la vérité des défauts vienne de Dieu, on ne peut en conclure que la déformation vienne de Dieu.
3. Quant au troisième argument, il faut dire que, selon le Philosophe au livre VI de la Métaphysique, la vérité ne consiste pas dans la composition qui est dans les choses mais dans la composition que fait l’âme; et c’est pourquoi la vérité ne consiste pas en ce que cet acte avec sa déformation est inhérent au sujet — car cela relève de la raison de bien ou de mal —, mais en ce que l’acte ainsi inhérent au sujet est adéquat à l’appréhension de l’âme.
4. Quant au quatrième argument, il faut dire que le bien, le dû, le correct et toutes les choses de cette sorte se tiennent envers la permission divine d’une autre façon qu’envers les autres signes de sa volonté. Car dans les autres signes, on se réfère à la fois à ce qui tombe sous l’acte de volonté et à l’acte même de volonté; par exemple, lorsque Dieu prescrit d’honorer ses parents, et l’honneur même rendu aux parents est un certain bien, et le fait même de prescrire est bien. Par contre, dans la permission, on se réfère seulement à l’acte de celui qui permet et non à ce qui tombe sous la permission; aussi est-il correct que Dieu permette que des déformations interviennent; il ne s’ensuit cependant pas que la déformation même ait quelque rectitude.
5. Quant au cinquième argument, il faut dire que la vérité dite relativement, qui correspond aux négations et aux défauts, se réduit à la vérité dite absolument qui est dans l’intellect et qui vient de Dieu; et c’est pourquoi la vérité des défauts vient de Dieu, quoique les défauts eux-mêmes ne viennent pas de Dieu.
6. Quant au sixième argument, il faut dire que le non-être n’est pas cause de la vérité des propositions négatives comme s’il les faisait dans l’intellect, mais c’est l’âme même qui fait cela en se conformant au non-étant qui est hors de l’âme; aussi le non-être existant hors de l’âme n’est pas la cause efficiente de la vérité dans l’âme, mais la cause pour ainsi dire exemplaire; or, l’objection procédait à partir de la cause efficiente.
7. Quant au septième argument, il faut dire que, quoique le mal ne vienne pas de Dieu, qu’il soit vu tel qu’il est vient assurément de Dieu; aussi la vérité par laquelle il est vrai que le mal est vient de Dieu.
8. Quant au huitième argument, il faut dire que, quoique le mal n’agisse dans l’âme que par l’espèce du bien, cependant, parce qu’il est un bien défectueux, l’âme saisit en elle-même la raison de défaut et en cela conçoit la raison de mal, et ainsi le mal est vu comme mal.





ARTICLE 9: La vérité est-elle dans le sens?

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Objections:

Il semble que non.
1. Saint Anselme dit en effet que "la vérité est la rectitude perceptible par la seule pensée"; or, le sens n’est pas de la nature de la pensée; donc, la vérité n’est pas dans le sens.
2. En outre, saint Augustin prouve dans le livre des LXXXIII Questions que la vérité n’est pas connue par les sens corporels, et ses raisons ont été exposées plus haut; donc, la vérité n’est pas dans le sens.

Cependant:

Par contre, saint Augustin dit dans le livre De la vraie religion que "la vérité est ce par quoi se montre ce qui est"; or, ce qui est se montre non seulement à l’intellect mais aussi au sens; donc, la vérité est non seulement dans l’intellect, mais aussi dans le sens.



Réponse:

Voici ce qu’il faut dire. La vérité est dans l’intellect et dans le sens, mais pas de la même façon. Elle est dans l’intellect en tant que consécutive à l’acte de l’intellect et en tant que connue par l’intellect; elle est en effet consécutive à l’opération de l’intellect selon que le jugement de l’intellect porte sur la chose, selon ce qu’elle est; or, elle est connue par l’intellect selon que l’intellect se réfléchit sur son acte, non seulement selon qu'il connaît son acte mais selon qu'il connaît la proportion de l’acte à la chose; (cette proportion) ne peut être connue qu’une fois connue la nature de l’acte même, laquelle ne peut être connue que selon que la nature du principe actif est connue. Ce principe est l’intellect même, car il est dans sa nature de se conformer aux choses; ainsi, l’intellect connaît la vérités, il se réfléchit sur lui-même.
D’autre part, la vérité est dans le sens en tant que consécutive à son acte, à savoir quand le jugement du sens porte sur la chose selon ce qu’elle est, mais elle n’est pas dans le sens en tant que connue par le sens; en effet, quoique le sens juge véridiquement des choses, il ne connaît pas la vérité par laquelle il juge véridiquement; bien que le sens connaisse qu’il sent, il ne connaît pas sa nature et, en conséquence, il ne connaît ni la nature de son acte, ni la proportion (de cet acte) aux choses, et ainsi il ne connaît pas non plus sa vérité.
La raison en est que les plus parfaits parmi les étants, comme les substances intellectuelles, retournent à leur propre essence en un retour complet; en effet, en ce qu’elles connaissent quelque chose posé en dehors d’elles-mêmes, elles procèdent d’une certaine manière en dehors d’elles-mêmes; mais, en tant qu’elles connaissent qu’elles connaissent, elles commencent déjà à retourner vers elles-mêmes, parce que l’acte de cognition est intermédiaire entre le connaissant et le connu. Ce retour est complet lorsqu’elles connaissent leurs essences propres; c’est pourquoi il est dit dans le livre Des causes: "tout qui connaît sa propre essence retourne à sa propre essence en un retour complet". Le sens, par contre, qui parmi les autres choses est le plus proche de la substance intellectuelle, commence certes à retourner à sa propre essence, parce que non seulement il connaît le sensible, mais il connaît aussi qu’il sent; mais son retour n’est pas complet parce que le sens ne connaît pas sa propre essence. Avicenne en attribue la raison à ce que le sens ne connaît rien sinon par un organe corporel, et il n’est pas possible qu’un organe corporel serve d’intermédiaire entre une puissance sensitive et elle-même. Les puissances insensibles, par contre, ne retournent en aucune manière à elles-mêmes, parce qu'elles ne connaissent pas qu’elles agissent; par exemple, le feu ne connaît pas qu’il chauffe.
Par là apparaissent les solutions aux objections.





ARTICLE 10: Une chose est-elle fausse?

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Objections:

Il semble que non.
1. Saint Augustin dit en effet dans le livre des Soliloques: "Le vrai est ce qui est"; donc le faux est ce qui n’est pas; or ce qui n’est pas n’est pas une chose; donc aucune chose n’est fausse.
2. On a dit que le vrai est une différence de l’étant; et ainsi, le faux, comme le vrai, est ce qui est. — On a répliqué qu’aucune différence divisante n’est convertible avec ce dont elle est une différence; or le vrai est convertible avec l’étant, comme on l’a dit plus haut donc le vrai n’est pas une différence qui divise l’étant telle qu’une chose puisse être dite fausse.
3. En outre, "la vérité est l’adéquation de la chose et de l’intellect"; or toute chose est adéquate à l’intellect divin car rien ne peut être en soi autrement que l’intellect divin ne le connaît; donc toute chose est vraie; donc aucune chose n’est fausse.
4. En outre, toute chose tire sa vérité de sa propre forme; en effet, un homme est dit vrai du fait qu’il a la vraie forme de l’homme or il n’est aucune chose qui n’ait quelque forme, parce que tout être est par une forme; donc toute chose est vraie; donc aucune chose n’est fausse.
5. En outre, le bien est au mal ce que le vrai est au faux; or, parce que le mal se trouve dans les choses, le mal ne se substantifie que dans le bien, comme disent saint Denis et saint Augustin; donc, si la fausseté se trouve dans les choses, la fausseté ne se substantifiera que dans le vrai. Ceci ne paraît pas être possible parce qu’alors le vrai et le faux seraient le même, ce qui est impossible, de même que l’homme et le blanc sont le même du fait que la blancheur se substantifie dans l’homme.
6. En outre, saint Augustin argumente ainsi dans le livre des Soliloques: si une chose est nommée fausse, cela vient soit de ce qui est semblable, soit de ce qui est dissemblable. "Si cela vient de ce qui est dissemblable, il n’y a rien qui ne puisse être dit faux, car il n’y a rien qui ne soit dissemblable à quelque chose; si cela vient de ce qui est semblable, toutes les choses qui sont vraies parce qu’elles sont semblables résistent à l’argument". Donc, la fausseté ne peut en aucune façon se trouver dans les choses.

Objections en sens contraire:

1. Par contre, saint Augustin définit ainsi le faux: "Est faux ce qui est adapté à la similitude de quelque chose" et qui ne s’étend pas à ce avec quoi il montre une similitude; or toute créature montre une similitude avec Dieu; donc, puisque sur le mode de l’identité aucune créature ne s’étend à Dieu même, il apparaît que toute créature est fausse.
2. En outre, saint Augustin dit dans le livre De la vraie religion: "Tout corps est un vrai corps et une fausse unité"; or on dit cela pour autant qu’il imite l’unité et n’est cependant pas une unité; puis donc que toute créature, quel que soit son degré de perfection, imite la perfection divine et n’en est pas moins infiniment distante, il apparaît que toute créature est fausse.
3. En outre, le bien, comme le vrai, est convertible avec l’étant; or que le bien soit convertible avec l’étant n’empêche pas qu’une chose se trouve être mauvaise; donc, que le vrai soit convertible avec l’étant n’empêchera pas non plus qu’une chose se trouve être fausse.
4. En outre, saint Anselme dit dans le livre De la vérité que la vérité d’une proposition est double, d’une part "parce qu’elle signifie ce qu’elle a reçu de signifier " (par exemple cette proposition "Socrate est assis" signifie que Socrate est assis, que Socrate soit assis ou qu’il ne soit pas assis); d’autre part, quand elle signifie ce "en vue de quoi elle a été faite", — elle a été f en vue de signifier l’être quand il est —, et c’est en quoi l’énoncé est proprement dit vrai. Donc, pour la même raison, toute chose sera dite vraie quand elle répond à ce en vue de quoi elle est et fausse quand elle n’y répond pas; or, toute chose qui manque sa fin ne répond pas à ce pour quoi elle est; puis donc que beaucoup de choses sont telles, il apparaît que beaucoup de choses sont fausses.



Réponse:

Voici ce qu’il faut dire. De même que la vérité consiste dans l’adéquation de la chose et de l’intellect, la fausseté consiste dans leur inégalité. La chose en effet se rapporte à l’intellect divin et à l’intellect humain, comme on l’a dit plus haut A l’intellect divin, elle se rapporte d’une part comme le mesuré à la mesure: cela concerne ce qui dans les choses se dit ou se trouve positivement, car toutes les choses de cette sorte proviennent de l’art de l’intellect divin. D’autre part, (elle s’y rapporte) comme le connu au connaissant; ainsi, même les négations et les manques sont adéquats à l’intellect divin, car Dieu connaît toutes les choses de cette sorte bien qu’il ne les cause pas. Il est donc clair qu’une chose, de quelque manière qu’elle se tienne, sous quelque forme, sous quelque privation ou manque qu’elle existe, est adéquate à l’intellect divin; il est ainsi clair que toute chose est vraie dans son rapport à l’intellect divin. C’est pourquoi saint Anselme dit dans le livre De la vérité: "la vérité est donc dans l’essence de toutes les choses qui sont, parce qu’elles sont ce qu’elles sont dans la vérité suprême ". Aussi, par son rapport à l’intellect divin, aucune chose ne peut être dite fausse.
Mais selon son rapport à l’intellect humain il y a quelquefois inégalité de la chose à l’intellect; cette inégalité est d’une certaine manière causée par la chose même. En effet, une chose provoque une connaissance de soi dans l’âme par ce qui apparaît d’elle-même extérieurement; c’est que notre cognition débute dans le sens, pour lequel les qualités sensibles sont un objet par soi; aussi est-il dit au livre I De l’âme que "les accidents contribuent pour une grande part à connaître l’essence". C’est pourquoi, quand, dans une chose, apparaissent des qualités sensibles manifestant une nature qui ne leur est pas sous-jacente, cette chose est dite fausse; aussi, le Philosophe dit au livre VI de la Métaphysique que sont dites fausses les choses qui " sont de nature à paraître soit telles qu’elles ne sont pas, soit ce qu’elles ne sont pas"; par exemple, est dit faux l’or dont apparaissent extérieurement la couleur de l’or et d’autres accidents de cette sorte, alors qu’intérieurement la nature de l’or ne leur est pas sous-jacente.
Et cependant, une chose n’est pas cause de la fausseté dans l’âme comme si elle causait nécessairement la fausseté, car la vérité et la fausseté existent avant tout dans le jugement de l’âme: l’âme en tant qu’elle juge des choses ne pâtit pas des choses mais bien plutôt agit d’une certaine manière; aussi, une chose n’est pas dite fausse parce qu’elle provoque toujours une appréhension fausse d’elle-même, mais parce qu’elle est de nature à la provoquer par ce qui apparaît d’elle-même.
Mais, on l’a dit le rapport de la chose à l’intellect divin lui est essentiel et selon ce rapport elle est dite vraie par soi, alors que le rapport à l’intellect humain lui est accidentel et selon ce rapport elle n’est pas dite vraie dans l’absolu mais, pour ainsi dire, relativement et en puissance. Aussi, à parler absolument, toute chose est vraie et aucune chose n’est fausse; mais relativement, à savoir dans leur ordonnancement à notre intellect, des choses sont dites fausses. C’est ainsi qu’il importe de répondre aux raisons de part et d’autre.



Solutions:

1. Quant au premier argument, il faut dire que la définition "le vrai est ce qui est 'n’exprime pas parfaitement la raison de vérité mais ne l’exprime que pour ainsi dire matériellement, à moins que "être" ne signifie l’affirmation de la proposition, de sorte qu’est dit être vrai ce qui est dit et pensé être tel qu’il est dans les choses; et de même est dit faux ce qui n’est pas, c’est-à-dire ce qui n’est pas tel qu’il est dit et pensé: ceci peut se trouver dans les choses.
2. Quant au deuxième argument, il faut dire que le vrai, à proprement parler, ne peut être une différence de l’étant, car l’étant n’a pas de différence, comme il est prouvé au livre III de la Métaphysique; mais d’une certaine façon, le vrai se tient envers l’étant à la manière d’une différence, tout comme le bien, dans la mesure où ils expriment quelque chose à propos de l’étant qui n’est pas exprimé par le nom d"étant" (ens) dans cette perspective, la notion d’étant est indéterminée à l’égard de la notion de vrai, et ainsi la notion de vrai se rapporte d’une certaine façon à la notion d’étant comme la différence au genre.
3. Quant au troisième argument, il faut dire que cette raison doit être concédée, car elle procède de la chose dans son ordonnancement à l’intellect divin.
4. Quant au quatrième argument, il faut dire que, quoique chaque chose ait une forme, toute chose n’a pas la forme dont des indices se présentent extérieurement par les qualités sensibles; selon ces indices, elle est dite fausse en tant qu’elle est par nature apte à provoquer une estimation fausse d’elle-même.
5. Quant au cinquième argument, il faut dire que, comme il apparaît de ce qu’on a dit 1, quelque chose existant hors de l’âme est dit faux, pour autant qu’il soit de nature à provoquer une fausse estimation de lui-même; or, ce qui n’est rien n’est pas de nature à provoquer une estimation de soi-même, parce qu’il ne met pas en mouvement la faculté cognitive; c’est pourquoi il faut que ce qui est dit faux soit un étant; aussi, puisque tout étant en tant que tel est vrai, il faut que la fausseté existant dans les choses soit fondée sur une vérité; c’est pourquoi, saint Augustin dit dans le livre des Soliloques: "le tragédien qui représente au théâtre des personnages autres que lui-même ne serait pas un faux Hector s’il n’était un vrai tragédien; semblablement, un cheval peint ne serait pas un faux cheval, s’il n’était pas une pure peinture". Il ne s’ensuit cependant pas que des contradictoires soient vrais, parce que l’affirmation et la négation selon lesquelles on dit le vrai et le faux ne se réfèrent pas à la même chose.
6. Quant au sixième argument, il faut dire qu’une chose est dite fausse en tant qu’elle est de nature à tromper; lorsque je dis "tromper", je signifie une certaine action qui induit un manque; or, rien n’est de nature à agir, sinon en tant qu’il est étant et tout manque est du non-étant; chaque chose, en tant qu’elle est étant, a la similitude du vrai et, en tant qu’elle n’est pas, s’éloigne de cette similitude; et c’est pourquoi, ce qui trompe, dis-je, a son origine dans la similitude quant à ce qu’il comporte d’action, et provient de la dissimilitude quant à ce qu’il comporte de manque, en quoi consiste formellement la raison de fausseté. C’est pourquoi saint Augustin dit dans le livre De la vraie religion que la fausseté naît de la dissimilitude.

Solutions des objections en sens contraire:

1. Quant au premier argument en sens contraire, il faut dire que ce n’est pas par toute similitude que l’âme est de nature à être trompée, mais par une grande similitude dans laquelle la dissimilitude ne peut être facilement trouvée; c’est pourquoi, par une similitude plus ou moins grande l’âme est trompée selon sa plus ou moins grande perspicacité à trouver la dissimilitude; néanmoins, une chose ne doit pas être absolument énoncée fausse, du fait qu’elle induit n’importe qui en erreur mais du fait qu’elle est de nature à en tromper plus d’un, même sages. Quoique les créatures en elles-mêmes montrent une similitude avec Dieu, la plus grande dissimilitude est cependant sous-jacente, si bien qu’il faudrait un grand manque de sagesse pour que la pensée soit trompée par une telle similitude. Aussi, de ces similitude et dissimilitude des créatures envers Dieu il ne s’ensuit pas que toutes les créatures doivent être dites fausses.
2. Quant au deuxième argument en sens contraire, il faut dire que certains ont estimé que Dieu est un corps et, puisque Dieu est l’unité par laquelle toutes choses sont un, ils estimèrent par conséquent que le corps est l’unité même, à cause de sa similitude même à l’unité; selon cela, le corps est donc dit une fausse unité, en tant qu’il a induit certains en erreur ou a pu induire à ce qu’on le croie unité.
3. Quant au troisième argument en sens contraire, il faut dire que la perfection est double. La première perfection est la forme de chaque chose, par laquelle elle a l’être, si bien qu’aucune chose n’en est dépourvue tant qu’elle demeure; la seconde perfection est l’opération, qui est la fin de la chose ou ce par quoi on arrive à la fin, et de cette perfection une chose est quelquefois dépourvue. De la première perfection résulte la raison de vrai dans les choses, car du fait que la chose a une forme elle imite l’art de l’intellect divin et engendre une connaissance de soi dans l’âme; de la seconde perfection s’ensuit en elle la raison de bonté, qui provient de la fin. C’est pourquoi, absolument, le mal se trouve dans les choses, mais pas le faux.
4. Quant au quatrième argument en sens contraire, il faut dire que, selon le Philosophe au livre VI de l’Éthique, le vrai lui-même est le bien de l’intellect; en effet, l’opération de l’intellect est parfaite si sa conception est vraie, et, comme l’énoncé est le signe de l’intellection, sa vérité est sa propre fin. Comme il n’en est pas ainsi dans les autres choses, le cas n’est pas semblable.






De veritate FR 107