De veritate FR 203

ARTICLE 3: Dieu connaît-il les choses autres que lui?

203

Objections:
Il semble que non.

1° Le connu est la perfection du connaissant. Or, rien d’autre que Dieu lui-même ne peut être la perfection de Dieu, sinon il y aurait quelque chose de plus noble que Dieu. Rien d’autre que Dieu ne peut donc être connu par Dieu.
2° (Réponse: Une chose ou une créature, en tant qu’elle est connue de Dieu, ne fait qu’un avec lui.) En sens contraire: Une créature ne fait qu’un avec Dieu qu’en tant qu’elle est en lui. Si donc Dieu ne connaît la créature qu’en tant qu’elle ne fait qu’un avec lui, il ne connaîtra la créature qu’en tant qu’elle est en lui. Par conséquent, il ne la connaîtra pas dans sa nature propre.
3° Si l’intellect divin connaît la créature, il la connaît soit par son essence soit par quelque chose d’autre qui lui est extérieur. S’il la connaissait par un médium extérieur et différent de lui, il s’ensuivrait, du fait que tout médium par lequel on connaît est la perfection du connaissant (le médium est, en effet, la forme du connaissant en tant que connaissant, comme on le voit pour l’espèce de la pierre dans la pupille), que quelque chose d’extérieur Dieu serait sa perfection, ce qui est absurde. Mais s’il connaît la créature au moyen de son essence, il s’ensuivra, du fait que son essence est autre chose que la créature, qu’il connaîtra l’une partir de l’autre. Or tout intellect qui connaît une chose partir d’une autre est un intellect discursif et raisonneur Il y a donc un discours dans l’intellect divin et, dans ce cas, celui-ci sera imparfait ce qui est absurde.
4° Le médium par lequel une chose est connue doit être proportionné à ce qui est connu par lui Or, l’essence divine n’est pas proportionnée à la créature puisqu’elle la dépasse à l'infini et qu’il n’y a pas de proportion entre le fini et l’infini. Dieu ne peut donc pas connaître la créature en connaissant son essence.
5° Au livre XI de la Métaphysique, le Philosophe prouve que Dieu se connaît seulement lui-même Or, " seulement " signifie la même chose que "pas avec un autre." Dieu ne connaît donc pas d’autres choses que lui.
6° Si Dieu connaît d’autres choses que lui, alors qu’il se connaît déjà lui-même, il se connaîtra donc lui-même et connaîtra les autres choses soit par la même raison formelle soit par des raisons formelles différentes. Si c’est par la même raison formelle, il s’ensuit, puisqu’il se connaît lui-même par son essence, qu’il connaîtra aussi les autres choses par leur essence, ce qui est impossible Si c’est par des raisons formelles différentes, on en arrivera, puisque la connaissance du connaissant dépend de la raison formelle par laquelle il connaît à trouver de la multiplicité et de la diversité dans la connaissance de Dieu, ce qui répugne à la simplicité divine. Dieu ne connaît donc d’aucune manière la créature.
7° La distance entre la créature et Dieu est plus grande que celle entre la personne du Père et la nature de la déité. Or, ce n’est pas par la même raison formelle que Dieu connaît qu’il est Dieu et qu’il est Père. En effet, dans la proposition "Il connaît qu’il est Père" est incluse la notion de Père qui n’est pas incluse dans la proposition "Il connaît qu’il est Dieu." A bien plus forte raison, si Dieu connaît la créature, ce sera par des raisons formelles différentes qu’il se connaîtra lui-même et qu’il connaîtra la créature, ce qui est absurde, comme on l’a prouvé.
8° Les principes de l’être et du connaître sont les mêmes. Or, comme le dit saint Augustin ce n’est pas par le même principe que le Père est Père et qu’il est Dieu. Ce n’est donc pas par le même principe que le Père connaît qu’il est Père et connaît qu’il est Dieu. A bien plus forte raison n’est-ce pas par le même principe qu’il se connaît et qu’il connaît la créature, s’il est vrai qu’il connaît la créature.
9° La connaissance est l’assimilation du connaissant à la chose connue Or, la ressemblance entre Dieu et la créature est très réduite puisque la distance entre eux est très grande Dieu a donc une connaissance très réduite ou nulle des créatures.
10° Tout ce que Dieu connaît, il le voit. Or, comme le dit saint Augustin dans le Livre des 83 questions. Dieu ne voit rien en dehors de lui. Il ne connaît donc rien en dehors de lui.
11° Le rapport de la créature à Dieu est identique à celui du point à la ligne. Aussi Trismégiste a-t-il dit que "Dieu est une sphère intelligible dont le centre est partout et la circonférence nulle part", le centre désignant, comme l’explique Alain, la créature. Or, la ligne ne perd rien de sa quantité si on lui retire un point. Dieu ne perd donc rien non plus de sa perfection si on lui soustrait la connaissance de la créature. Or, tout ce qui est en Dieu appartient à sa perfection puisque rien n’est en lui de façon accidentelle. Dieu n’a donc pas connaissance des créatures.
12° Tout ce que Dieu connaît, il le connaît de toute éternité parce que sa science ne varie pas. Or, tout ce qu’il connaît est de l’étant puisqu’il n’y a de connaissance que de l’étant. Tout ce que Dieu connaît a donc existé de toute éternité. Or, aucune créature n’a existé de toute éternité. Dieu ne connaît donc aucune créature.
13° Tout ce qui est parfait par quelque chose d’autre a en soi une puissance passive par rapport à cette chose car la perfection est comme la forme de ce qui est parfait. Or, Dieu n’a pas en lui de puissance passive. Celle-ci est, en effet, principe de changement, lequel est étranger à Dieu. Dieu n’est donc pas parfait par quelque chose d’autre que lui. Or la perfection du connaissant dépend du connaissable, car la perfection du connaissant réside en ce qu’il connaît en acte, c’est-à-dire le connaissable. Dieu ne connaît donc pas autre chose que soi.
14° Comme il est dit au livre IV de la Métaphysique "ce qui meut est par nature antérieur a ce qui est mû." Or, de même que le sensible meut le sens, ainsi qu’il est dit au même endroit, de même l’intelligible meut l’intellect. Donc, si Dieu intelligeait quelque chose d’autre que lui, il s’ensuivrait que quelque chose lui serait antérieur, ce qui est absurde.
15° Tout ce qui est connu produit un certain plaisir dans le connaissant. Aussi est-il dit au début de la Métaphysique, selon la version de certains livres, que "tous les hommes ont par nature le désir de savoir et le signe en est le plaisir des sens." Si donc Dieu connaissait quelque chose d’autre que lui-même, cette autre chose serait cause de plaisir en lui, ce qui est absurde.
16° Une chose n’est connue que dans la mesure où elle est un étant. Or, la créature a davantage de non-être que d’être, comme il ressort de ce que dit Ambroise et de nombreuses paroles des saints Pères. La créature est donc pour Dieu davantage inconnue que connue.
17° Une chose n’est saisie que pour autant qu’elle a raison de vrai, tout comme elle n’est désirée que pour autant qu’elle a raison de bien. Or, les créatures visibles sont comparées dans Ecriture au mensonge, ainsi qu’il ressort de Si 24, 2: "Celui qui prête attention aux visions mensongères est comme celui qui saisit le vent et poursuit le feu." Les créatures sont donc pour Dieu avantage inconnues que connues.
18° (Réponse: La créature n’est appelée un non-être que par rapport à Dieu.) En sens contraire: La créature n’est connue de Dieu qu’en tant qu’elle est en rapport avec lui. Si, par conséquent, la créature, en tant qu’elle est en rapport avec Dieu, est mensonge, non-être et donc inconnaissable, elle ne pourra en aucune manière être connue de Dieu.
19° Rien n’est dans l’intellect qui ne soit d’abord dans le sens Or, il n’y a pas à poser en Dieu de connaissance sensible, puisque celle-ci est matérielle. Dieu n’intellige donc pas les choses créées puisqu’elles ne sont pas d’abord dans le sens.
20° Les choses sont surtout connues par leurs causes et tout spécialement par les causes qui constituent leur être. Or, parmi les quatre causes, la cause efficiente et la fin sont les causes du devenir de la chose tandis que la forme et la matière sont les causes de son être puisqu’elles entrent dans sa constitution. Or, Dieu est seulement cause efficiente et cause finale des choses. Ce qu’il connaît des créatures est donc très réduit.

En sens contraire:
1° He 4, 13: "Toutes choses sont nues et à découvert à ses yeux ".
2° Dès que l’un des termes d’une relation est connu, l’autre l’est aussi. Or, le principe et ce qui dépend du principe sont des termes relatifs. Puis donc que Dieu est le principe des choses par son essence, en connaissant son essence, il connaît les créatures.
3° Dieu est tout-puissant. Pour la même raison il doit donc être dit omniscient. Il connaît donc non seulement les choses dont on peut jouir mais aussi celles dont on se sert.
4° Anaxagore a posé que l’intellect "est sans mélange afin de connaître toutes choses" et le Philosophe l’en félicite au livre III De l’âme. Or, l’intellect divin est au plus haut degré sans mélange et pur. Il connaît donc toutes choses au plus haut degré, pas seulement lui-même mais aussi les autres.
5° Plus une substance est simple, plus nombreuses sont les formes qu’elle comprend. Or Dieu est une substance absolument simple. Il comprend donc les formes de toutes les choses. Il connaît donc toutes les choses et pas seulement lui-même.
6° D’après le Philosophe, "la cause d’une perfection la possède elle-même davantage que son effet." Or Dieu est pour tous ceux qui connaissent la cause de la connaissance des créatures. Il est, en effet, "la lumière qui illumine tout homme venant en ce monde" (
Jn 1,9). Il connaît donc lui-même au plus haut degré les créatures.
7° Comme saint Augustin le prouve au livre De la Trinité, rien n’est aimé s’il n’est connu. Or, Dieu "aime toutes les choses qui ont " (Sg 11,25). Il connaît donc aussi toute chose.
8° Il est dit dans le Psautier: "Celui qui a formé l’oeil ne voit-il pas?" et on attend une réponse positive. Donc, Dieu qui a tout fait considère et connaît tout.
9° Il est dit ailleurs dans le Psautier: "Celui qui a formé le coeur le chacun d’eux, qui connaît toutes leurs oeuvres." Or, il s’agit de Dieu, lequel forme les coeurs. Il connaît donc les oeuvres des hommes et, par conséquent, connaît d’autres choses que lui.
10° On obtient la même conclusion à partir de ce qui est dit ailleurs dans le Psautier: "Lui qui a fait les cieux avec intelligence." Dieu connaît donc par l’intelligence les cieux qu’il a créés.
11° Dès que la cause, surtout la cause formelle, est connue, l’effet st connu Or, Dieu est la cause formelle exemplaire des créatures. Puis donc qu’il se connaît lui-même, il connaîtra aussi es créatures.

Réponse:
Il faut accorder sans hésitation que Dieu non seulement se connaît lui-même mais qu’il connaît aussi toutes les autres choses. On peut le prouver de la façon suivante: Tout ce qui tend naturellement vers autre chose doit tenir cela de quelque chose qui le dirige vers cette fin sinon c’est par hasard qu’il y tendrait Or, nous découvrons dans les choses de la nature un appétit naturel par lequel chaque chose tend vers sa fin. Il faut donc poser au-dessus de toutes les choses de la nature un intellect qui a ordonné les choses de la nature à leurs fins et qui a mis en elles une inclination ou un appétit naturel. Or une chose ne peut être ordonnée à une fin que si elle-même est connue en même temps que la fin à laquelle elle doit être ordonnée. Il est donc nécessaire qu’il y ait dans l’intellect divin, qui est à l’origine les natures des choses et de l’ordre naturel dans les choses, la connaissance des choses de la nature. C’est la preuve que, d’après Maimonide, le Psalmiste suggère lorsqu’il dit: "Lui qui formé l’oeil, ne considère-t-il pas ?" Cela revient à dire: "Lui qui a fait l’oeil ainsi proportionné à sa fin, qui est son acte, c’est-à-dire la vision, ne considère-t-il pas la nature de l’oeil ?"
Mais il faut aller plus loin et voir de quelle manière Dieu connaît les créatures. Il faut donc savoir ceci: Puisque tout agent agit en tant qu’il est en acte il est nécessaire que ce qui est produit par un agent soit de quelque manière dans cet agent. De là vient que tout agent produit quelque chose de semblable à lui. Or, tout ce qui est dans autre chose y est selon le mode de ce qui reçoit. Si donc le principe actif est matériel, son effet est en lui de manière pour ainsi dire matérielle parce qu’il est comme dans une sorte de puissance matérielle. Mais si le principe actif est immatériel, son effet, lui aussi, sera en lui de façon immatérielle. Or, on a dit plus haut qu’une chose était connue d’une autre dans la mesure où elle était reçue en celle-ci d’une façon immatérielle. De là vient que les principes actifs matériels ne connaissent pas leurs effets, puisque leurs effets ne sont pas en eux en tant qu’ils sont connaissables. En revanche, les effets des principes actifs immatériels sont en eux en tant qu’ils sont connaissables, puisqu’ils y sont de façon immatérielle. Tout principe actif immatériel connaît donc son effet. C’est la raison pour laquelle il est dit au livre Des causes que "l’intelligence connaît ce qui est sous elle dans la mesure où elle en est la cause." Puis donc que Dieu est principe actif immatériel des choses, il s’ensuit qu’il y a en lui connaissance des choses.



Solutions:
1° Le connu n’est pas la perfection du connaissant par la chose même qui est connue -celle-ci est, en effet, hors du connaissant -mais par la similitude de cette chose par laquelle celle-ci est connue, car la perfection est dans ce qui est parfait et ce n’est as la pierre mais la similitude de la pierre qui est dans l’âme. Mais la similitude de la chose intelligée est dans l’intellect de deux manières: 1. elle y est tant comme autre chose que le connaissant lui-même; 2. tantôt elle y est comme l’essence même du connaissant, comme, par exemple, lorsque notre intellect en se connaissant lui-même connaît les autres intellects dans la mesure où il est lui-même leur similitude. En revanche, la similitude de la pierre existant dans l’intellect n’est pas l’essence même de l’intellect. Bien au contraire, elle est reçue en lui pour ainsi dire comme une forme dans la matière Or, cette forme qui est autre chose que l’intellect, tantôt se rapporte à la chose dont elle est la similitude comme sa cause, ainsi qu’on le voit pour intellect pratique dont la forme est la cause de la chose produite, mais tantôt elle en est l’effet, ainsi qu’on le voit pour notre intellect spéculatif qui reçoit des choses sa connaissance. Chaque fois, donc, que l’intellect connaît une chose au moyen d’une similitude qui n’est pas l’essence du connaissant, il est parfait par quelque chose d’autre que lui. Mais si cette similitude est cause de cette chose, l’intellect sera parfait seulement par la similitude et aucune manière par la chose dont elle est la similitude Par exemple, ce n’est pas la maison qui est la perfection de l’art mais c'est plutôt l’inverse. En revanche, si cette similitude est l’effet de la chose, la chose, elle aussi, sera de quelque manière la perfection de l’intellect. Elle le sera à titre d’agent tandis que sa similitude le sera à titre de forme. Par contre, lorsque la similitude de la chose connue est l’essence même du connaissant, l’intellect n’est pas parfait par quelque chose d’autre que lui, sauf peut-être du point de vue de l’agent dans le cas où son essence est produite par un autre. Puis donc que l’intellect divin n’a pas une science causée par les choses, que la similitude de la chose par laquelle il connaît les choses n’est pas autre chose que son essence et que son essence n’est pas causée par un autre, le fait que Dieu connaisse les autres choses n’entraîne d’aucune manière que son intellect soit parfait par autre chose.
2° Dieu ne connaît pas les choses seulement en tant qu’elles sont en lui, si l’expression "en tant que" se rapporte à la connaissance du côté de l’objet connu. En effet, Dieu connaît dans les choses non seulement l’être qu’elles ont en lui-même en tant qu’elles ne font qu’un avec lui mais aussi l’être qu’elles ont hors de lui en tant qu’elles sont différentes de lui. Mais si l’expression "en tant que" détermine la connaissance du côté du connaissant, alors il est vrai que Dieu ne connaît les choses qu’en tant qu’elles sont en lui-même. Il les connaît, en effet, à partir de la similitude de la chose qui, existant en lui, s’identifie à lui-même.
3° Dieu connaît les créatures parce qu’elles sont en lui. Or, l’effet existant dans une cause efficiente quelle qu’elle soit n’est pas autre chose que cette cause, s’il s’agit de ce qui est cause par soi. Ainsi, par exemple, la maison dans l’art n’est pas autre chose que l’art lui-même. C’est que l’effet est dans le principe agent parce que celui-ci rend l’effet semblable à lui et cela en vertu de ce même par quoi il agit. Si donc un principe agent agit par sa forme seulement, son effet est en lui pour autant qu’il possède cette forme et il ne sera pas en lui distinct de sa forme. Pareillement, puisque Dieu agit par son essence, son effet en lui ne sera pas distinct de son essence, mais ils ne feront absolument qu’un. Voilà pourquoi ce par quoi Dieu connaît son effet n’est pas autre chose que son essence.
Cependant, le fait que Dieu connaisse son effet en connaissant son essence n’entraîne pas l’existence d’un discours dans son intellect En effet, on dit qu’un intellect passe discursivement d’une chose à une autre seulement lorsqu’il appréhende l’une et l’autre par des actes différents. Par exemple, l’intellect humain appréhende la cause et l’effet par des actes différents; aussi dit-on, lorsqu’il connaît l’effet par la cause, qu’il passe discursivement de la cause à l’effet. Mais lorsque ce n’est pas par des actes différents que la puissance cognitive se porte vers le médium de la connaissance et vers la chose connue, il n’y a pas de discours dans la connaissance. Par exemple, lorsque la vue connaît une pierre au moyen de l’espèce de cette pierre existant en elle, ou lorsqu’elle connaît la chose qui est réfléchie dans le miroir au moyen du miroir, on ne dit pas qu’elle discourt, car c’est pour elle la même chose de se porter vers la similitude de la chose et vers la chose qui est connue au moyen de cette similitude. Or, Dieu connaît ses effets par son essence à la manière dont la chose elle-même est connue au moyen de sa similitude. Voilà pourquoi c’est par une seule connaissance qu’il se connaît lui même et qu’il connaît les autres choses, comme l’affirme aussi saint Denis au ch. VII des Noms divins, lorsqu’il dit: "Dieu n’a donc pas une connaissance propre de lui-même et une autre connaissance, commune celle-là, qui comprendrait tous les existants." Il n’y a donc aucun discours dans son intellect.
4° Il y a deux manières pour une chose d’être dite proportionnée une autre.
Premièrement, parce qu’on envisage un rapport direct entre les deux choses, comme lorsque nous disons que quatre est proportionné à deux parce qu’il entretient avec deux un rapport de double.
Elle l’est, deuxièmement, par manière de proportionnalité, comme lorsque nous disons que six et huit sont proportionnés parce que, de même que six est le double de trois, de même huit est le double de quatre.
La proportionnalité est, en effet, une similitude de rapport. Et comme dans tout rapport direct la relation entre les termes qui sont dits en rapport vient de que l’un dépasse l’autre selon une mesure déterminée, il est impossible que l’infini soit proportionné au fini par manière de rapport direct. Par contre, pour les choses qui sont dites proportionnées selon un rapport de proportionnalité, on ne considère pas leur relation mutuelle mais seulement la similitude de la relation entre deux termes et deux autres. Dans ce cas, rien n'empêche que l’infini soit proportionné au fini, car de même qu’un être fini est égal à un autre être fini, de même un infini est égal à un autre infini. C’est de cette manière qu’il faut que le médium soit proportionné à ce qui est connu par lui: le rapport du médium au fait de démontrer quelque chose est identique au rapport de ce qui est connu par lui au fait d’être démontré. Rien n'empêche donc que l’essence divine soit le médium par lequel la créature est connue.
5° Il y a deux manières pour une chose d’être intelligée.
Premièrement, en elle-même, lorsque la puissance de celui qui voit est informée par la chose intelligée ou connue elle-même.
Deuxièmement, une chose est vue en autre chose et, dès que celle-ci est connue, la première l’est aussi. Donc, Dieu ne connaît en lui-même que lui-même et il ne connaît pas les autres choses en elles-mêmes mais en connaissant sa propre essence. C’est pour cela que le Philosophe a dit que Dieu ne connaissait que lui-même L’affirmation de saint Denis au ch. VII des Noms divins selon laquelle "Dieu connaît les existants non pas d’une science dont ils seraient l’objet, mais d’une science dont il est lui-même l’objet" s'y accorde bien.
6° Si l’on envisage la raison formelle de la connaissance du côté du connaissant, alors Dieu se connaît lui-même et connaît les autres choses par la même raison formelle, car le connaissant, l’acte de connaissance et le médium de la connaissance s’identifient. Mais, si on l’envisage du côté de la chose connue, alors ce n’est pas par la même raison formelle que Dieu se connaît lui-même et connaît les autres choses. En effet, son rapport au médium par lequel il connaît n’est pas le même que celui des autres choses, car lui-même s’identifie par essence à ce médium tandis que les autres choses ne s’y identifient que par ressemblance. Voilà pourquoi il se connaît lui-même par essence alors qu’il connaît les autres choses par similitude. Toutefois, c’est la même chose qui est son essence et la similitude des autres choses.
7° Du côté du connaissant, la connaissance par laquelle Dieu connaît qu’il est Dieu est absolument la même que celle par laquelle il connaît qu’il est Père, mais, du côté du connu, le principe de la connaissance n’est pas le même. En effet, il connaît qu’il est Dieu par sa déité et qu’il est Père par sa paternité. Or, du point de vue de notre manière de connaître celle-ci n’est pas la même chose que la déité, bien qu’elles ne fassent qu’un en réalité.
8° Ce qui est principe d’être est aussi, du côté de la chose connue, principe de connaissance, car c’est par ses principes que la chose connaissable. Mais ce par quoi la chose est connue est, du côté du connaissant, la similitude de la chose ou de ses principes. Or, cette similitude n’est pas principe d’être pour la chose elle-même, sauf peut-être dans la connaissance pratique.
9° La ressemblance de deux choses entre elles peut être considérée deux manières. Premièrement, du point de vue de la communauté de nature. Une telle ressemblance n’est pas requise entre le connaissant et le connu. Bien au contraire, nous voyons parfois que plus une telle ressemblance est réduite, plus la connaissance est profonde. Par exemple, la similitude qui est dans l'intellect ressemble moins à la pierre que celle qui est dans le sens puisqu’elle est davantage éloignée de la matière et pourtant l'intellect connaît de manière plus profonde que le sens. Deuxièmement, elle peut être considérée du point de vue de la représentation et c’est une telle ressemblance qui est requise entre le connaissant et le connu. Donc, bien que la ressemblance de la créature à Dieu soit très réduite du point de vue de la communauté de nature, il y a cependant une très grande ressemblance du fait que l’essence divine représente la créature de la façon la plus expressive Voilà pourquoi la manière dont l'intellect divin connaît la chose est la meilleure.
10° Lorsqu’on dit que Dieu ne voit rien hors de lui-même, il faut l'entendre de ce en quoi il voit et non de ce qu’il voit. En effet, ce en quoi Dieu voit toutes choses est en lui-même.
11° Bien qu’une ligne ne perde rien de sa quantité si on ne lui retire un point en acte, la substance de la ligne périra si on retire à la ligne la propriété d’avoir un point pour terme. Il en va de même aussi pour Dieu. Dieu ne perd rien dans l’hypothèse où sa créature n’existe pas mais sa perfection périt si on lui supprime le pouvoir de produire la créature. Or, Dieu ne connaît pas les choses seulement en tant qu’elles sont en acte, mais aussi en tant qu'elles sont dans sa puissance.
12° Bien qu’il n’y ait de connaissance que de l’étant, il n’est pas nécessaire que ce qui est connu soit, au moment où il est connu, un étant existant dans sa nature propre. De même, en effet, que nous connaissons des choses distantes par l’espace, de même nous connaissons des choses distantes par le temps, comme on le voit pour les choses passées. Il n’y a donc pas d’inconvénient à admettre que Dieu a une connaissance éternelle des choses non-éternelles.
13° Le nom de "perfection", s’il est pris au sens strict, ne peut être attribué à Dieu, car seul ce qui est fait peut être parfait Mais, en Dieu, le nom de "perfection" est pris plutôt en un sens négatif que positif: il est dit parfait parce qu’il ne lui manque rien du tout et non parce qu’il y a en lui quelque chose qui serait en puissance par rapport à la perfection et qui serait parfait par quelque chose qui serait son acte. Il n’y a donc pas en Dieu de puissance passive.
14° L’intelligible et le sensible ne meuvent le sens ou l’intellect que dans la mesure où la connaissance sensible ou intellectuelle est reçue des choses. Or, ce n’est pas le cas pour la connaissance divine. L’argument n’est donc pas valable.
15° D’après le Philosophe aux livres VII et X de l’Ethique, le plaisir de l’intellect résulte d’une opération qui lui convient. Aussi y est-il dit que Dieu "se réjouit d’une opération unique et simple." Un intelligible est donc cause de plaisir pour l’intellect dans la mesure où il est cause de son opération c’est-à-dire où il produit dans l’intellect sa similitude par laquelle est informée l’opération de l’intellect. Il est donc clair que la chose qui est intelligée n’est cause de plaisir dans l’intellect que lorsque la connaissance de l’intellect est reçue des choses. Or, ce n’est pas le cas pour l’intellect divin.
16° L’être au sens absolu s’entend du seul être divin Il en va de même pour le bien et c’est la raison pour laquelle il est dit en Mt 19, 17: "Personne n’est bon que Dieu seul." Donc, plus une créature s’approche de Dieu, plus elle a d’être, tandis que plus elle s’en éloigne, plus elle a de non-être. Et comme la créature ne s’approche de Dieu que dans la mesure où elle a part à un être fini mais qu’elle reste à une distance infinie, on dit qu’elle possède plus de non-être que d’être. Cependant, cet être qu’elle possède, puisqu’il vient de Dieu, est connu de Dieu.
17° Il faut répondre de manière semblable. En effet, la créature visible n’a de vérité que pour autant qu’elle s’approche de la vérité première, tandis que, comme le dit aussi Avicenne elle est affectée de fausseté pour autant qu’elle s’en éloigne.
18° Il y a deux manières pour une chose de se rapporter à Dieu. Soit en vertu d’un rapport de commensuration et, dans ce cas, la créature par rapport à Dieu se manifeste comme un néant; Soit en vertu d’une conversion vers Dieu dont elle a reçu l’être et, de cette manière seulement, elle a un être par lequel elle est en rapport avec Dieu et, par conséquent, elle est aussi connaissable par Dieu.
19° Cette affirmation s’applique à notre intellect qui reçoit des choses sa science. La chose, en effet, passe graduellement de sa matérialité à l’immatérialité de l’intellect par l’intermédiaire de l’immatérialité du sens Voilà pourquoi il est nécessaire que ce qui est dans notre intellect ait d’abord été dans le sens. Mais cela n’a pas de raison d’être pour l’intellect divin.
20° Il est vrai, comme le dit Avicenne qu’un agent naturel n’est cause que du devenir. Le signe en est qu’une fois qu’il est détruit l’être de la chose ne cesse pas mais seulement son devenir. Cependant, l’agent divin qui communique l’être aux choses est pour toute chose cause de l’être, bien qu’il n’entre pas dans la constitution des choses. Il est toutefois la similitude des principes essentiels qui entrent dans la constitution de la chose. Voilà pourquoi il connaît non seulement le devenir de la chose mais aussi son être et ses principes essentiels.


ARTICLE 4: Dieu a-t-il une connaissance certaine et déterminée des choses?

204
. On se demande, quatrièmement, si Dieu a une connaissance propre et déterminée des choses. Il semble que non.

Objections:
1° Comme le dit Boèce, "une chose est universelle lorsqu’elle est intelligée et singulière lorsque elle est sentie." Or, il n’y a pas en Dieu de connaissance sensible, mais seulement la connaissance intellectuelle. Dieu n’a donc qu’une connaissance universelle des choses.
2° Si Dieu connaît les créatures, il les connaît soit au moyen d’un seul principe, soit au moyen de plusieurs. Si c’est au moyen de plusieurs, sa science en est rendue multiple, même du côté du connaissant, car ce par quoi on connaît est dans le connaissant. Si, en revanche, c’est au moyen d’un seul principe, étant donné qu’on ne peut avoir au moyen d’un seul principe la connaissance distincte et propre de plusieurs choses, il semble que Dieu n’ait pas une connaissance propre des choses.
3° De même que Dieu est cause des choses parce qu’il leur communique l’être, de même le feu est cause des corps chauds parce qu’il leur communique la chaleur. Or, si le feu se connaissait lui-même, en connaissant sa chaleur il ne connaîtrait les autres choses que dans la mesure où elles sont chaudes. Donc, en connaissant son essence, Dieu ne connaît les autres choses que dans la mesure où elles sont des étants. Or, ce n’est pas là avoir une connaissance propre des choses mais une connaissance universelle au plus haut degré. Dieu n’a donc pas une connaissance propre des choses.
4° On ne peut avoir la connaissance propre d’une chose qu’au moyen d’une espèce qui ne contienne rien de plus ou de moins que ce qu’il y a dans la chose. En effet, de même que la couleur verte serait imparfaitement connue au moyen d’une espèce inférieure à elle, comme le noir, de même elle le serait aussi au moyen d’une espèce supérieure comme le blanc en qui se réalise le plus parfaitement la nature de la couleur, si bien que, comme il est dit au livre X de la Métaphysique, la blancheur est la mesure de toutes les couleurs Or autant l’essence divine surpasse la créature, autant la créature est imparfaite par rapport à Dieu. Puis donc que l’essence divine ne peut d’aucune manière être connue de façon propre et complète au moyen de la créature, la créature ne pourra pas non plus être connue de façon propre au moyen de l’essence divine. Or, Dieu ne connaît la créature que par son essence. Il n’a donc pas des créatures une connaissance propre.
5° Tout médium qui produit la connaissance propre d’une chose peut être utilisé comme moyen terme dans la démonstration dont cette chose est la conclusion. Or, l’essence divine ne joue pas ce rôle par rapport à la créature, sinon les créatures existeraient depuis qu’existe l’essence divine. Donc, Dieu, en connaissant les créatures au moyen de son essence, n’a pas une connaissance propre des choses.
6° Si Dieu connaît la créature, il la connaît soit dans sa nature propre, soit dans une idée. Si c’est dans sa propre nature, alors la nature propre de la créature est le médium par lequel Dieu connaît la créature. Or le médium de connaissance est la perfection du connaissant. La nature de la créature sera donc la perfection de l’intellect divin, ce qui est absurde. Mais s’il connaît la créature dans une idée, l’idée étant plus éloignée de la chose que les principes essentiels ou accidentels de celle-ci, Dieu aura de la chose une connaissance moindre que celle qui s’obtient au moyen de ses principes essentiels ou accidentels. Or, toute connaissance propre d’une chose s’obtient soit au moyen de ses principes essentiels, soit au moyen de ses principes accidentels, car, ainsi qu’il est dit au livre I De l’âme, même "les accidents contribuent pour une grande part à la connaissance de ce qu’est une chose." Dieu n’a donc pas une connaissance propre des choses.
7° On ne peut obtenir par un médium universel la connaissance propre de quelque chose de particulier. Par exemple, on ne peut obtenir au moyen de l’animalité une connaissance propre de l’homme. Or, l’essence divine est un médium universel au plus haut degré; car elle se rapporte de façon commune à toutes les choses à connaître. Dieu ne peut donc avoir une connaissance propre des créatures.
8° La connaissance dépend du médium de la connaissance. Une connaissance propre ne s’obtiendra donc que par un médium propre. Or, l’essence divine ne peut pas être le médium propre pour connaître telle créature déterminée, car, si elle était le médium propre pour connaître celle-ci, elle ne le serait plus pour cette autre. Ce qui, en effet, appartient à cette chose-ci et à cette chose-là est commun à l’une et l’autre et n’est donc propre ni à l’une ni à l’autre. Donc, Dieu, qui connaît les créatures au moyen de son essence, n’a pas d’elles une connaissance propre.
9° saint Denis dit au ch. VII des Noms divins que Dieu connaît "les choses matérielles sur un mode immatériel et les choses multiples sur le mode de l’unité." ou encore les choses distinctes de façon indistincte. Or, la nature de la connaissance divine dépend de la manière dont Dieu connaît les choses. Dieu a donc une connaissance indistincte des choses et, par conséquent, il ne connaît pas en propre ceci ou cela.



En sens contraire:
1° Nul ne peut opérer un discernement entre des choses dont il n’a pas une connaissance propre. Or, Dieu connaît les créatures de telle manière qu’il opère entre elles un discernement. En effet, il connaît que celle-ci n’est pas celle-là, sinon il ne donnerait pas à chacun selon sa capacité, ni ne rendrait à chacun selon son oeuvre, en jugeant avec justice des actes des hommes. Dieu a donc une connaissance propre des choses.
2° Il ne faut rien attribuer d’imparfait à Dieu Or, la connaissance par laquelle on connaît quelque chose en général et non en particulier est imparfaite puisqu’il lui manque quelque chose. La connaissance divine ne porte donc pas sur les choses seulement en général mais aussi en particulier.
3° Dieu, "qui est le plus heureux, serait le moins sage" s’il ne connaissait pas au sujet des choses ce que nous en connaissons. Même le Philosophe, au livre I De l'âme et au livre III de la Métaphysique que tient que ce serait une incongruité.



Réponse:
Du fait même que Dieu ordonne les choses à leur fin, on peut prouver qu’il a une connaissance propre des choses. En effet, une chose ne peut être ordonnée à sa propre fin par une connaissance que si sa nature propre, par laquelle elle entretient un rapport déterminé à cette fin, est connue Mais il faut considérer comment cela est possible, de la manière suivante.
La connaissance de la cause ne permet de connaître l’effet que parce que celui-ci dépend de la cause. Si donc il y a une cause universelle dont l’action n’est déterminée à un effet que moyennant une cause particulière la connaissance de cette cause générale ne permettra pas d’obtenir la connaissance propre de l’effet, mais celui-ci ne sera connu qu’en général. L’action du soleil, par exemple, est déterminée à produire telle plante moyennant la vertu germinative qui est dans la terre ou dans la semence. Si donc le soleil se connaissait lui-même, il n’aurait pas de cette plante une connaissance propre mais seulement générale, à moins qu’il ne connût en outre sa cause propre. Voilà pourquoi l’obtention de la connaissance propre et parfaite d’un effet exige que toutes les connaissances de ses causes générales et propres soient rassemblées dans le connaissant. C’est ce que dit le Philosophe au début de la Physique: "On dit que nous connaissons une chose lorsque nous en connaissons les causes premières et les principes premiers jusqu’à ses éléments.", c’est-à-dire, comme l’explique le Commentateur, jusqu’à ses causes prochaines.
Or, nous affirmons que quelque chose est dans la connaissance divine lorsque Dieu lui-même en est la cause par son essence. Dans ce cas, en effet, la chose est en Dieu de telle manière qu’elle peut être connue Puis donc que Dieu est la cause de toutes les causes propres et générales, il connaît par son essence toutes les causes propres et communes, car il n’y a rien dans la chose, par quoi soit déterminée sa nature commune, dont Dieu ne soit la cause Voilà pourquoi, la même raison qui nous fait dire que Dieu connaît la nature commune des choses, nous fait aussi dire qu’il connaît la nature propre de chaque chose et ses causes propres. C’est la raison que donne saint Denis lorsqu’il dit au ch. VII des Noms divins: "S’il est vrai que Dieu a donné l’être à tous les existants par une seule cause, il connaîtra toutes choses par cette même cause", et plus bas: "La cause de toutes choses, se connaissant elle-même, est quelque part à ne rien faire si elle ignore les choses qui proviennent d’elle et dont elle est la cause." Etre à ne rien faire signifie ne pas être la cause de quelque chose qui existe dans la réalité, ce qui serait le cas si Dieu ignorait quelque chose de ce qui existe dans la réalité.
Il ressort donc de ce qu’on a dit que tous les exemples utilisés pour manifester que Dieu connaît par lui-même toute chose sont imparfaits. Ainsi l’exemple du point, dont on prétend que, s’il se connaissait, il connaîtrait les lignes et celui de la lumière qui, en se connaissant, connaîtrait les couleurs En effet, tout ce qui est dans la ligne ne peut se ramener au point comme à sa cause, ni tout ce qui est dans la couleur à la lumière. Aussi le point, en se connaissant lui-même, ne connaîtrait la ligne qu’en général, de même la lumière pour la couleur. Mais il en va autrement de la connaissance divine, comme il ressort de ce qu’on a dit.



Solutions:
1° Cette proposition de Boèce doit s'entendre de notre intellect et non de l’intellect divin qui, comme on le dira plus bas peut connaître le singulier. Cependant, sans connaître le singulier, notre intellect a une connaissance propre des choses, car il les connaît par les raisons propres de leur espèce. Donc, quand bien même l’intellect divin ne connaîtrait pas, lui non plus, le singulier, il pourrait néanmoins avoir une connaissance propre des choses.
2° Dieu connaît toute chose par un seul principe qui est la raison formelle de plusieurs choses, à savoir son essence qui est la similitude de toute chose. Et, comme son essence est la raison propre de chaque chose, il a de chaque chose une connaissance propre. Quant à savoir comment un seul principe peut être la raison propre et commune de plusieurs choses, on peut le considérer de la façon suivante.
L’essence divine est la raison d’une chose parce que cette chose imite l’essence divine. Or, aucune chose n’imite pleinement l’essence divine. Dans ce cas, en effet, il ne pourrait y en avoir qu’une seule imitation et l’essence divine ne serait de cette manière la raison que d’une seule chose. Ainsi n’y a-t-il qu’une seule image du Père qui l’imite parfaitement, à savoir le Fils. Mais, comme la chose créée imite imparfaitement l’essence divine, il se trouve qu’il y a des choses différentes qui l’imitent de façon différente. Il n’y a cependant rien en chacune d’elles qui ne provienne de la similitude de l’essence divine. Voilà pourquoi ce qui est propre à chaque chose a dans l’essence divine quelque chose qu’il imite et c’est la raison pour laquelle l’essence divine est la similitude de la chose quant à ce qui lui est propre. Elle est par conséquent la raison propre de cette chose et, pour la même raison, elle est la raison propre de cette autre et de toutes les autres choses. Elle est donc la raison commune de toutes choses en ce sens que la réalité même que toutes les choses imitent est unique, mais elle est aussi la raison propre de cette chose-ci ou de celle-là en ce sens que les choses l’imitent de différentes manières.
L’essence divine procure donc la connaissance propre de chaque chose parce qu’elle est la raison propre de chacune.
3° Le feu n’est pas la cause des corps chauds pour tout ce qui se trouve en eux, comme on a dit que c’était le cas pour l’essence divine. Ce n’est donc pas pareil.
4° La blancheur est supérieure à la couleur verte du point de vue d’un des deux éléments qui entrent dans la nature de la couleur, à savoir la lumière, qui joue, pour ainsi dire, le rôle de forme dans la composition de la couleur. C’est de ce point de vue que la blancheur est la mesure des autres couleurs. Mais on trouve dans les couleurs quelque chose d’autre, qui joue, pour ainsi dire, en elles le rôle de matière. C’est l’extrémité du diaphane et, de ce point de vue, la blancheur n’est pas la mesure des couleurs. On voit donc clairement qu’il n’y a pas dans l’espèce de la blancheur tout ce que l’on trouve dans les autres couleurs. Voilà pourquoi l’espèce de la blancheur ne permet pas d’obtenir la connaissance propre de n’importe laquelle des autres couleurs. Mais il en va autrement pour l’essence divine. En outre, les autres choses sont dans l’essence divine comme dans une cause tandis que les autres couleurs ne sont pas dans la blancheur comme dans une cause. Ce n’est donc pas pareil.
5° La démonstration est une espèce d’argumentation qui se fait par une sorte de discours de l’intellect. L’intellect divin, qui n’est pas discursif, ne connaît donc pas ses effets au moyen de son essence par manière de démonstration, même s’il a par son essence une connaissance des choses plus certaine que celle que la démonstration procure à celui qui la fait. D’ailleurs, si quelqu’un comprenait l’essence divine, il connaîtrait par elle la nature des singuliers avec plus de certitude que la conclusion n’est connue par le moyen terme de la démonstration Cependant, le fait que l’essence divine soit éternelle n’entraîne pas que les effets de Dieu existent de toute éternité, car les effets ne sont pas dans l’essence de manière à exister toujours en eux-mêmes mais de manière à exister à un moment donné, celui que détermine la sagesse divine.
6° Dieu connaît les choses dans leur nature propre si cette détermination se réfère à l’objet de la connaissance. Mais, si nous parlons du sujet de la connaissance, Dieu connaît les choses en idée, c’est-à-dire au moyen de l’idée qui est la similitude de tout ce qui est dans la chose, à la fois des principes essentiels et des principes accidentels, bien que l’idée elle-même ne soit ni un accident de la chose, ni son essence. C’est aussi de cette manière que la similitude de la chose dans notre intellect n’est pour la chose elle-même ni un principe accidentel ni un principe essentiel, mais elle est la similitude soit de l’essence soit d’un accident.
7° L’essence divine est médium universel à titre de cause universelle. Or, une cause universelle et une forme universelle procurent de façon différente la connaissance des choses. En effet, dans la forme universelle l’effet est en puissance, pour ainsi dire, matérielle. Les différences, par exemple, sont dans le genre comme les formes sont dans la matière, ainsi que le dit Porphyre En revanche, les effets sont dans la cause en puissance active. Par exemple, la maison est en puissance active dans l’esprit de l’artisan. Or, comme chaque chose est connue selon qu’elle est en acte et non selon qu’elle est en puissance le fait que les différences spécifiant le genre soient en puissance dans le genre ne suffit pas pour que la forme du genre procure la connaissance propre de l’espèce. En revanche, le fait que les principes propres d’une chose soient dans une cause active suffit pour que cette cause procure la connaissance de cette chose. Voilà pourquoi la maison n’est pas connue au moyen des poutres et des pierres comme elle est connue par sa forme qui est dans l’esprit de l’artisan. Etant donné que les conditions propres de chaque chose sont en Dieu comme dans une cause active l’essence divine, bien qu’elle soit un médium universel, peut procurer la connaissance propre de chaque chose.
8° divine est un médium à la fois commun et propre, mais pas du même point de vue, ainsi qu’on l’a dit.
9° La proposition "Dieu connaît de façon indistincte les choses distinctes" est vraie, si l’expression "de façon indistincte détermine la connaissance du côté du connaissant -et c’est en ce sens que l’entend saint Denis -, car Dieu connaît par une seule connaissance toutes les choses distinctes. Mais, si cette expression détermine la connaissance du c6té du connu, alors la proposition est fausse, car Dieu connaît la distinction entre une chose et une autre et il connaît ce par quoi une chose se distingue d’une autre. Il a donc une connaissance propre de chaque chose.




De veritate FR 203