De veritate FR 205

ARTICLE 5: Dieu connaît-il les singuliers?

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Objections:
Il semble que non.

1° Notre intellect ne connaît pas les singuliers parce qu’il est séparé de la matière. Or, l’intellect divin est bien davantage séparé de la matière que le nôtre. Il ne connaît donc pas les singuliers.
2° (Réponse: Ce n’est pas seulement parce qu’il est immatériel que notre intellect ne connaît pas les singuliers mais parce qu’il abstrait des choses sa connaissance.) En sens contraire: Notre intellect ne reçoit rien des choses que par l’intermédiaire du sens ou de l’imagination. Le sens et l’imagination reçoivent donc des choses avant l’intellect et pourtant les singuliers sont connus par le sens et l’imagination. Il n’y a donc aucune raison pour que l’intellect ne connaisse pas les singuliers du fait qu’il reçoit des choses sa connaissance.
3° (Réponse: L’intellect reçoit des choses une forme totalement dépouillée ce qui n’est pas le cas du sens et de l’imagination.) En sens contraire: Ce n’est pas en raison de son point de départ que le dépouillement de la forme reçue dans l’intellect est la raison pour laquelle l’intellect ne connaît pas les singuliers. Bien au contraire, il devrait plutôt, de ce point de vue, les connaître, car toute sa ressemblance avec la chose lui vient de ce qu’il reçoit de la chose. Il reste donc que le dépouillement de la forme n’empêche la connaissance des singuliers que par son point d’arrivée qui est le caractère dépouillé que la forme a dans l’intellect. Or, ce caractère dépouillé de la forme est dû uniquement au fait que l’intellect est exempt de matière. Donc, la seule raison pour laquelle notre intellect ne connaît pas les singuliers est qu’il est séparé de la matière. On obtient donc ce qu’on cherchait: Dieu ne connaît pas les singuliers.
4° Si Dieu connaît les singuliers, il faut qu’il les connaisse tous, car la même raison vaut pour un seul et pour tous Or, Dieu ne les connaît pas tous. Il n’en connaît donc aucun. Preuve de la mineure: Comme le dit saint Augustin dans l’Enchiridion, "il y a beaucoup de choses" -les choses sans valeur -"qu’il est meilleur de ne pas savoir que de savoir." Or, beaucoup, parmi les singuliers, sont sans valeur. Puis donc qu’il faut attribuer Dieu tout ce qui est meilleur il semble que Dieu ne connaisse pas tous les singuliers.
5° Toute connaissance se fait par l’assimilation du connaissant au connu Or, il n’y a aucune ressemblance entre les singuliers et Dieu, car les singuliers sont sujets au changement, matériels, et ont beaucoup d’autres caractères de ce type dont il y a en Dieu l’exact contraire. Dieu ne connaît donc pas les singuliers.
6° Tout ce que Dieu connaît, il le connaît parfaitement. Or, on n’obtient la connaissance parfaite d’une chose que lorsqu’elle est connue de la manière dont elle est. Or Dieu ne connaît pas le singulier de la manière dont il est, puisque le singulier existe de façon matérielle alors que Dieu connaît de façon immatérielle. Il semble donc que Dieu ne puisse connaître parfaitement le singulier. Par conséquent, il ne le connaît d’aucune manière.
7° (Réponse: La connaissance parfaite requiert que le connaissant connaisse la chose de la manière dont elle est, mais il s’agit de la manière d’être du connu non de celle du connaissant.) En sens contraire: La connaissance se fait par l’application du connu au connaissant. Il est donc nécessaire que le mode du connu et celui du connaissant soient identiques. La distinction susdite apparaît donc nulle.
8° D’après le Philosophe, si quelqu’un veut trouver une chose, il faut qu’il en ait déjà quelque connaissance, et celle que procure une forme générale est insuffisante moins que cette forme soit déterminée par quelque chose. Par exemple, quelqu’un ne pourrait pas rechercher de façon appropriée un esclave perdu s’il n’avait déjà quelque connaissance de lui, sinon, quand bien même il le retrouverait, il ne le reconnaîtrait pas. Il ne suffirait pas qu’il sache que cet esclave est un homme, car cela ne permettrait pas de le distinguer des autres, mais il faut qu’il en ait quelque connaissance par les traits qui lui sont propres. Si donc Dieu doit connaître quelque singulier, il faut que la forme commune par laquelle il connaît, c’est-à-dire son essence, soit déterminée par quelque chose. Puis donc qu’il n’y a rien en lui qui puisse le déterminer, il semble que Dieu ne connaisse pas les singuliers.
9° (Réponse: L’espèce par laquelle Dieu connaît est commune de telle manière qu’elle est pourtant propre chaque chose.) En sens contraire: Le propre et le commun s’opposent. Il est donc impossible qu’une même chose soit forme commune et propre.
10° Ce n’est pas par la lumière, qui est le médium dans la vision que la connaissance de la vue est déterminée par rapport un certain objet coloré, mais c’est par l’objet, c’est-à-dire la chose colorée elle-même, qu’elle est déterminée. Or, dans la connaissance par laquelle Dieu connaît les choses, son essence se comporte comme le médium de la connaissance et comme une certaine lumière par laquelle toutes choses sont connues, ainsi que le dit aussi saint Denis au ch. VII des Noms divins. La connaissance divine n’est donc d’aucune manière déterminée par rapport un singulier et, par conséquent, Dieu ne connaît pas les singuliers.
11° La science étant une qualité, elle est une forme dont la variation modifie le sujet. Or, la science change lorsque ses objets varient, car, si je sais que tu es assis, je perds ma science lorsque tu te lèves Donc, celui qui sait change lorsque varient les objets sus. Or, Dieu ne peut d’aucune manière changer. Les sin qui sont sujets variation, ne peuvent donc être sus de lui.
12° Nul ne peut connaître le singulier sans connaître ce qui le fait tel. Or, ce qui fait le singulier en tant que tel, c’est la matière. Or, Dieu ne connaît pas la matière. Il ne connaît donc pas non plus les singuliers. Preuve de la mineure: Comme le disent Boèce et le Commentateur au livre II de la Métaphysique, il y a certaines choses qui nous sont difficiles à connaître à cause de notre imperfection. C’est le cas des choses qui sont très évidentes en leur nature comme les substances immatérielles. Mais il y a d’autres choses qui ne sont pas connues à cause de leur propre imperfection. C’est le cas des choses qui ont très peu d’être, comme le mouvement, le temps, le vide... Or la matière première a très peu d’être. Dieu ne connaît donc pas la matière puisqu’elle est de soi inconnaissable.
13° (Réponse: Inconnaissable pour notre intellect, la matière est cependant connaissable pour l’intellect divin.) En sens contraire Notre intellect connaît une chose au moyen d’une similitude reçue de cette chose, tandis que l’intellect divin la connaît au moyen d’une similitude qui est cause de la chose. Or, il faut une plus grande ressemblance entre la similitude qui est cause d’une chose et cette chose elle-même qu’entre une autre similitude et cette même chose. Puis donc que l’imperfection de la matière est la cause pour laquelle il ne peut y avoir dans notre intellect un degré de ressemblance suffisant pour qu’il connaisse la matière, elle sera à bien plus forte raison la cause pour laquelle il n’y a pas dans l'intellect divin de similitude de la matière qui permette de la connaître.
14° D’après Algazel, la raison pour laquelle Dieu se connaît lui-même est qu’on trouve en lui les trois éléments requis pour la connaissance intellectuelle: une substance intelligente qui soit séparée de la matière, un intelligible séparé de la matière et l’union des deux On en déduit qu’une chose n’est intelligée que dans la mesure où elle est séparée de la matière. Or, le singulier en tant que tel n’est pas séparable de la matière. Il ne peut donc être intelligé.
15° La connaissance est intermédiaire entre le connaissant et l’objet et plus la connaissance sort du connaissant, plus elle est imparfaite. Or, chaque fois que la connaissance se porte vers quelque chose qui est en dehors du connaissant, elle sort vers quelque chose d’autre. Puis donc que la connaissance de Dieu est la plus parfaite, il ne semble pas qu’elle porte sur les singuliers, lesquels sont en dehors de lui.
16° Tout comme il dépend essentiellement de la puissance cognitive, l’acte de la connaissance dépend essentiellement de l’objet connaissable. Or, il est absurde de poser que l’acte de la connaissance divine, qui est l’essence de Dieu dépend essentiellement de quelque chose d’extérieur à Dieu Il est donc absurde de prétendre que Dieu connaît les singuliers, lesquels sont en dehors de lui.
17° Comme le dit Boèce au livre V de la Consolation rien n’est connu que selon le mode qu’il a dans le connaissant. Or, les choses existent en Dieu de façon immatérielle et donc sans entrer en composition avec la matière et ses conditions. Dieu ne connaît donc pas les choses qui dépendent de la matière, comme le sont les singuliers.



En sens contraire:
1° Il est dit en (
1Co 13,12): "Alors je connaîtrai comme je suis connu." Or, l’Apôtre qui parlait était un certain singulier. Les singuliers sont donc connus de Dieu.
2° Les choses sont connues de Dieu dans la mesure où il est leur cause, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit Or, Dieu est la cause des singuliers. Il connaît donc les singuliers.
3° Il est impossible de connaître la nature d’un instrument si l’on ne connaît pas ce à quoi l’instrument est ordonné. Or, les sens sont des puissances ordonnées comme des instruments à la connaissance des singuliers. Si donc Dieu ne connaissait pas les singuliers, il ignorerait aussi la nature du sens et, par conséquent, il ignorerait aussi la nature de l’intellect humain qui a pour objet les formes existant dans l’imagination. Ce qui est absurde.
4° La puissance et la sagesse de Dieu sont égales. Tout ce qui est soumis à sa puissance est donc soumis à sa science. Or, sa puissance s’étend à la production des singuliers. Sa science s’étend donc, elle aussi, à la connaissance de ces mêmes singuliers.
5° Comme on l’a dit plus haut Dieu a des choses une connaissance propre et distincte. Or ce ne serait pas le cas s’il ne connaissait pas ce par quoi les choses se distinguent entre elles. Il connaît donc les propriétés singulières de chaque chose par lesquelles l’une se distingue de l’autre. Il connaît donc les singuliers dans leur singularité.



Réponse:
On s’est trompé de multiples manières sur ce point. En effet, certains, comme le Commentateur au livre XI de la Métaphysique, ont nié purement et simplement que Dieu connaisse les singuliers, sauf peut-être en général. Ils voulaient réduire la nature de l’intellect divin à la mesure du nôtre. Mais cette erreur peut être détruite au moyen de l’argument par lequel le Philosophe attaque Empédocle au livre I De l’âme et au livre III de la Métaphysique. Si, en effet, comme l’impliquaient les affirmations d’Empédocle, Dieu ignorait la haine alors que les autres êtres la connaissaient, il s’ensuivrait que "Dieu serait le plus insensé alors qu’il est le plus heureux" et, partant, le plus sage. Il en irait donc de même si l’on admettait que Dieu ignore les singuliers que nous tous nous connaissons.
Voilà pourquoi d’autres, comme Avicenne et ses partisans ont affirmé que Dieu connaît chacun des singuliers mais comme de façon générale, en connaissant toutes les causes universelles à partir desquelles le singulier est produit. Par exemple, si un astrologue connaissait tous les mouvements du ciel et toutes les distances entre les corps célestes, il connaîtrait chaque éclipse qui se produira d’ici cent ans. Cependant, il ne la connaîtrait pas en tant qu’elle est un singulier, c’est-à-dire de manière à connaître son existence ou sa non-existence actuelle, comme la connaît un paysan au moment où il la voit. De cette manière, ils posent que Dieu connaît les singuliers non parce qu’il verrait leur nature singulière mais par la connaissance de leurs causes universelles. Mais cette position non plus ne peut tenir, car des causes universelles ne proviennent que des formes universelles, à moins qu’il y ait quelque chose pour individuer ces formes. Or, un singulier n’est pas constitué par le regroupement de formes universelles, aussi nombreuses soient-elles, car le regroupement de ces formes peut encore être pensé comme existant dans plusieurs choses. Voilà pourquoi, si quelqu’un connaissait une éclipse de la manière susdite c’est-à-dire par les causes universelles, il ne connaîtrait rien de singulier mais seulement un universel, car à une cause universelle correspond un effet universel et à une cause particulière un effet particulier. Par conséquent, l’absurdité déjà mentionnée subsisterait: Dieu ignorerait les singuliers.
Voilà pourquoi il faut accorder purement et simplement que Dieu connaît tous les singuliers, non seulement dans leurs causes universelles mais aussi chacun selon sa nature propre et singulière. Pour le voir clairement, il faut savoir que la science que Dieu a des choses est comparable à la science d’un artisan parce qu’elle est la cause de toutes choses comme l’art est la cause de tous les produits de l’art. Or, si l’artisan connaît le produit de l’art au moyen de la forme de l’art qu’il a auprès de lui, c’est parce qu’il l’a produit Or, l’artisan ne produit que la forme, car c’est la nature qui a préparé la matière aux productions de l’art. Voilà pourquoi l’artisan, au moyen de son art, ne connaît ses produits que du point de vue de la forme. Or, toute forme étant de soi universelle l’architecte, au moyen de son art, connaît certes la maison en général mais non pas cette maison-ci ou celle-là, sauf dans la mesure où il en prend connaissance par ses sens. Par contre, si la forme de l’art produisait la matière comme elle produit aussi la forme, l’artisan connaîtrait grâce à elle le produit de l’art, à la fois quant à la forme et quant à la matière. Par conséquent, la matière étant principe d’individuation, il le connaîtrait non seulement selon sa nature universelle mais aussi en tant qu’il est un certain singulier. Puis donc que l’art divin produit non seulement la forme mais aussi la matière, il y a dans cet art divin non seulement la similitude de la forme mais aussi celle de la matière et c’est la raison pour laquelle Dieu connaît les choses à la fois quant à leur forme et quant à leur matière. Il connaît donc non seulement les choses universelles mais aussi les singulières.
Mais il reste alors un problème. Puisque tout ce qui est en quelque chose y est selon le mode de ce en quoi il est et qu'ainsi la similitude de la chose n’est en Dieu que de façon immatérielle, d’où vient que notre intellect, du fait même qu’il reçoit les formes des choses de façon immatérielle, ne connaît pas les singuliers, alors que Dieu les connaît ? La raison en apparaît manifestement si on considère le rapport différent que la similitude de la chose dans notre intellect et la similitude de la chose dans l’intellect divin entretiennent avec la chose En effet, la similitude de la chose dans notre intellect est reçue de la chose en tant c la chose agit sur notre intellect en agissant d’abord sur le sens Or, la matière, à cause de la faiblesse de son être -elle est seulement un étant en puissance -, ne peut être principe d’action et c’est pourquoi la chose qui agit sur notre me agit seulement par sa forme Par conséquent, la similitude de la chose qui s’imprime dans notre sens et qui, graduellement dépouillée de la matière parvient jusqu’à l’intellect est seulement la similitude de la forme. En revanche, la similitude des choses qui est dans l’intellect divin est productrice des choses. Or, une chose ne tient que de Dieu l’être dont elle participe, que celui-ci soit fort ou faible, et la similitude d’une chose quelle qu’elle soit existe en Dieu dans la mesure où cette chose reçoit de Dieu participation à l’être. La similitude immatérielle qui est en Dieu est donc similitude non seulement de la forme mais encore de la matière. Et comme, pour qu’une chose soit connue, il est requis que sa similitude soit dans le connaissant, mais non qu’elle y soit selon le mode qu’elle a dans la chose si notre intellect ne connaît pas les singuliers, dont la connaissance dépend de la matière, c’est parce qu’il n’y a pas en lui la similitude de la matière, et non parce que la similitude est en lui de façon immatérielle. En revanche, l’intellect divin qui possède, bien que de façon immatérielle, la similitude de la matière peut connaître les singuliers.



Solutions:
1° Notre intellect, outre le fait qu’il est séparé de la matière, reçoit des choses sa connaissance. C’est pour cela que, d’une part, il ne reçoit pas de façon matérielle et que, d’autre part, il ne peut être la similitude de la matière. Telle est la raison pour laquelle il ne connaît pas les singuliers. Mais il en va autrement de l’intellect divin, comme il ressort de ce qu’on a dit.
2° Les sens et l’imagination sont des puissances liées aux organes corporels. Voilà pourquoi les similitudes des choses sont reçues en elles de façon matérielle, c’est-à-dire avec les conditions matérielles bien que sans la matière. C’est la raison pour laquelle elles connaissent les singuliers. Mais il en va autrement de l’intellect, de sorte que l’argument n’est pas valable.
3° C’est le point d’arrivée du processus de dépouillement qui explique que la forme soit reçue de façon immatérielle, mais cela ne suffit pas pour que le singulier ne soit pas connu. Par contre, le point de départ de ce processus explique que la similitude de la matière ne soit pas reçue dans l’intellect mais seulement celle de la forme. L’argument n’est donc pas valable.
4° De soi, toute connaissance entre dans la catégorie des choses bonnes, mais il arrive que, par accident, la connaissance de certaines choses sans valeur soit mauvaise, soit parce qu’elle est l’occasion d’un acte honteux (c’est la raison pour laquelle certaines sciences sont interdites) soit parce qu’on est détourné par certaines sciences de choses meilleures et, dans ce cas, ce qui est bon en soi devient mauvais pour telle personne. Mais cela ne peut se produire en Dieu.
5° La connaissance ne requiert pas une similitude de conformité dans la nature mais seulement une similitude de représentation, comme la statue en or d’un certain homme nous conduit à nous souvenir de lui. Or, l’argument procède comme si la connaissance requérait une similitude de conformité.
6° La perfection de la connaissance consiste à connaître que la chose est de la manière dont elle est, et non en ce que le mode de la chose connue soit dans le connaissant, comme on l’a souvent au plus haut.
7° L’application du connu au connaissant qui produit la connaissance ne doit pas s’entendre comme une identité mais comme une certaine représentation. Il n’est donc pas nécessaire que le connaissant et le connu aient le même mode.
8° Cet argument serait valable si la similitude par laquelle Dieu connaît était commune de telle manière qu’elle ne soit pas propre à chacun. Mais on a montré plus haut le contraire.
9° Une même chose ne peut être du même point de vue commune et propre. Mais on a expliqué plus haut comment l’essence divine au moyen de laquelle Dieu connaît toute chose était une similitude commune à toute chose et cependant propre à chacune.
10° Il y a deux médiums dans la vision corporelle. Il y a le médium sub quo, qui est la lumière et par ce médium la vue n’est pas déterminée par rapport à un objet déterminé. Il y a aussi le médium quo, à savoir la similitude de la chose connue, et par ce médium la vue est déterminée par rapport à un objet spécial. Or, dans la connaissance par laquelle Dieu connaît les choses, l’essence divine tient lieu de l’un et l’autre médium et c’est pourquoi elle peut procurer la connaissance propre de chaque chose.
11° La science divine ne varie d’aucune manière lorsque varient ses objets En effet, s’il se trouve que notre science varie lorsque varient ses objets, c’est qu’elle connaît par des concepts différents le choses présentes, passées ou futures. De là vient que, lorsque Socrate n’est plus assis, la connaissance que l’on avait du fait qu’il était assis, devient fausse Mais Dieu voit d’un même regard les choses comme présentes, passées ou futures. La même vérité demeure donc dans son intellect quelle que soit la variation des choses.
12° Les choses qui ont un être imparfait sont imparfaitement connaissables par notre intellect parce que leur agir est imparfait. Il n’en va pas ainsi pour l’intellect divin qui, comme on l’a dit, ne reçoit pas des choses sa science.
13° Dans l’intellect divin, qui est cause de la matière, il peut y avoir une similitude de la matière, qui, pour ainsi dire, met sur elle son empreinte. Mais, dans notre intellect, il ne peut y avoir de similitude qui suffise à faire connaître la matière, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.
14° Bien que le singulier en tant que tel ne puisse être séparé de la matière, il peut cependant être connu au moyen d’une similitude séparée de la matière qui soit la similitude de la matière. Dans ce cas, en effet, même si elle est séparée de la matière du point de vue de l’être, elle ne l’est pas du point de vue de la représentation.
15° L’acte de connaissance de Dieu n’est pas quelque chose de différent de son essence. En effet, en lui l’intellect et l’intelliger s’identifient, du fait que son action est son essence. Donc, le fait qu’il connaît quelque chose en dehors de lui ne permet pas de dire que sa connaissance sort de lui ou s’écoule hors de lui. D’ailleurs, d’aucune action d’une puissance cognitive on ne peut dire qu’elle sort, comme c’est le cas pour les actes des puissances d’ordre physique qui passent de l’agent dans le patient. En effet, la connaissance ne désigne pas un écoulement du connaissant dans le connu (alors que c’est le cas pour les actions dans l’ordre physique), mais désigne plutôt l’existence du connu dans le connaissant.
16° L’acte de la connaissance divine ne dépend aucunement de l’objet connu. En effet, la relation qu’il implique n’implique pas la dépendance de la connaissance par rapport à l’objet connu mais p1ut à l’inverse, la dépendance de l’objet connu par rapport à la connaissance tout comme, à l’inverse, la relation qu’implique le terme de science désigne la dépendance de notre science par rapport à son objet. En outre, l’acte de la connaissance n’entretient pas le même rapport avec son objet qu’avec la puissance cognitive. Il est, en effet, substantifié dans son être par la puissance cognitive et non par l’objet, car l’acte est dans la puissance même mais non dans l’objet.
17° Une chose est connue de la manière dont elle est représentée dans le connaissant et non de la manière dont elle existe dans le connaissant. En effet, la similitude existant dans la puissance cognitive n’est pas principe de la connaissance de la chose en fonction de l’être qu’elle a dans la puissance cognitive, mais en fonction de la relation qu’elle entretient avec la chose connue. De là vient qu’une chose est connue non en fonction de la manière dont sa similitude possède l’être dans le connaissant, mais en fonction de la manière dont la similitude existant dans l’intellect représente la chose. Voilà pourquoi, la similitude de l’intellect divin, bien qu’elle possède un être immatériel, est aussi le principe de la connaissance des réalités matérielles et partant singulières, parce qu’elle est la similitude de la matière.


ARTICLE 6: L’intellect humain connaît-il les singuliers?

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Objections:
Il semble que oui.

1° L’intellect humain connaît en abstrayant la forme de la matière. Or, le fait d’abstraire une forme de la matière ne lui fait pas perdre sa particularité puisque, même dans les mathématiques, qui font abstraction de la matière, on considère des lignes particulières. L’immatérialité de notre intellect ne l’empêche donc pas de connaître les singuliers.
2° Les singuliers ne se distinguent pas sous l’aspect où ils partagent une nature commune, car, par leur participation à l’espèce, plusieurs hommes ne font qu’un seul homme. Si donc notre intellect ne connaissait que l’universel, il ne connaîtrait pas la distinction entre un singulier et un autre et, par conséquent, notre intellect ne dirigerait pas nos opérations, car, dans ce domaine, nous nous dirigeons au moyen d’un choix lequel présuppose la distinction entre une chose et l’autre.
3° (Réponse: Notre intellect connaît les singuliers en appliquant une forme universelle à quelque chose de particulier.) En sens contraire: Notre intellect ne peut appliquer une chose à une autre que s’il les connaît déjà toutes deux. La connaissance du singulier précède donc l’application de l’universel au singulier. Cette application ne peut donc pas être la cause pour laquelle notre intellect connaît le singulier.
4° D’après Boèce au livre V de la Consolation de la philosophie, "tout ce que peut une puissance inférieure, une puissance supérieure le peut aussi." Or, comme il le dit au même endroit, l’intellect est supérieur à l’imagination et l’imagination au sens. Puis donc que le sens connaît le singulier, notre intellect pourra, lui aussi, le connaître.



En sens contraire:
Boèce dit qu’"une chose est universelle lorsqu’elle est intelligée et singulière lorsqu’elle est sentie".

Réponse:
Toute action, quelle qu’elle soit, dépend de la nature de la forme active qui est principe de l’action. Par exemple, le réchauffement se mesure au degré de chaleur Or, la similitude du connu, par laquelle est informée la puissance cognitive, est le principe de la connaissance du point de vue de l’acte, comme la chaleur l’est du réchauffement. Voilà pourquoi toute connaissance dépend nécessairement du mode de la forme qui est dans le connaissant Puis donc que la similitude de la chose, qui est dans notre intellect, est reçue comme séparée de la matière et de toutes les conditions de la matière qui sont les principes de l’individuation il reste que, de soi, notre intellect ne connaît pas le singulier mais seulement l’universel. En effet, toute forme en tant que telle est universelle, sauf s’il s’agit d’une forme subsistante qui, du fait même qu’elle subsiste, est incommunicable.
Mais il se fait par accident que notre intellect connaît le singulier. En effet, comme le dit le Philosophe au livre III De l’âme, les phantasmes sont à l’intellect ce que les choses sensibles sont au sens par exemple ce que les couleurs, qui sont hors de l’âme, sont à la vue. De même, donc, que l’espèce qui est dans le sens est abstraite des choses elles-mêmes et que grâce à elle la connaissance du sens est en lien avec les choses sensibles elles-mêmes, de même notre intellect abstrait des phantasmes une espèce et, grâce à elle, sa connaissance est de quelque manière en lien avec les phantasmes.
Il y a cependant une différence: la similitude qui est dans le sens est abstraite de la chose comme de l’objet connaissable.
Aussi, grâce à elle, la chose elle-même est-elle connue directement par soi. Par contre, la similitude qui est dans l’intellect n’est pas abstraite du phantasme comme de l’objet connaissable mais comme du médium de la connaissance, à la manière dont notre sens reçoit la similitude de la chose qui est dans le miroir lorsqu’il se porte vers elle non comme vers une chose mais comme vers la similitude d’une chose. Notre intellect n’est donc pas porté directement, par l’espèce qu’il reçoit, à connaître le phantasme mais à connaître la chose dont c’est le phantasme Cependant, par une sorte de mouvement réflexe il fait aussi retour à la connaissance du phantasme lui-même, lorsqu’il considère la nature de son acte, celle de l’espèce qui lui procure la vision intellectuelle et celle de ce dont il a abstrait l’espèce, c’est-à-dire du phantasme. Pareillement, grâce à la similitude reçue du miroir et qui est dans la vue, la vue se porte directement vers la connaissance de la chose qui se reflète dans le miroir, mais par une sorte de retour elle se porte grâce à cette même similitude vers la similitude même qui est dans le miroir. Dans la mesure, donc, où notre intellect, grâce à la similitude qu’il tire du phantasme, fait réflexion sur le phantasme lui-même dont il a abstrait l’espèce -phantasme qui est la similitude d’une réalité particulière -, il a une certaine connaissance du singulier, en raison du lien que l’intellect entretient avec l’imagination.



Solutions:
1° La matière dont on fait abstraction est double: il y a la matière intelligible et la matière sensible, comme il ressort du livre VII de la Métaphysique. J’appelle matière intelligible celle que l’on considère dans la nature du continu et matière sensible la matière physique L’une et l’autre peut être considérée de deux manières, savoir comme signée ou comme non signée. J’appelle signée la matière considérée avec la détermination que sont telles ou telles dimensions, et non-signée la matière considérée sans la détermination des dimensions Il faut donc savoir, d’après cela, que la matière signée est le principe de l’individuation. C’est d’elle que tout intellect fait abstraction lorsqu’on dit qu’il fait abstraction de l'ici et du maintenant L’intellect du physicien, quant à lui, ne fait pas abstraction de la matière sensible non signée: il considère, en effet, l’homme, la chair, les os, dont la définition inclut la matière sensible non signée Par contre, l’intellect du mathématicien fait totalement abstraction de la matière sensible mais non de la matière intelligible non-signée. Il est donc clair que c’est l’abstraction qui est commune à tout intellect qui rend la forme universelle.
2° D’après le Philosophe au livre III De l’âme, il n’y a pas que l’intellect qui en nous soit principe de mouvement, il y a aussi l’imagination grâce à laquelle le concept universel de l’intelligence est appliqué à une oeuvre particulière à réaliser. L’intellect est donc, pour ainsi dire, le principe éloigné du mouvement alors que la raison particulière et l’imagination en sont le principe prochain.
3° L’homme connaît déjà les singuliers par l’imagination et le sens. Voilà pourquoi il peut appliquer au particulier la connaissance universelle qui est dans l’intellect. En effet, à proprement parler, ce ne sont pas le sens ou l’intellect qui connaissent mais c’est l’homme qui connaît au moyen de l’un et l’autre, ainsi qu’il ressort du livre I De l’âme.
4° Ce que peut une puissance inférieure, une puissance supérieure le peut aussi. Cependant, elle ne le fait pas de la même manière mais de manière plus noble. L’intellect connaît donc la même chose que le sens mais de manière plus noble puisque immatériellement. Par conséquent, il ne s’ensuit as que, si le sens connaît le singulier, l’intellect le connaisse aussi.



ARTICLE 7: Dieu connaît-il l'existence ou la non-existance actuelle du singulier?

207


. On se demande, septièmement, si Dieu connaît l’existence ou la non-existence actuelle du singulier, à cause de la position d’Avicenne à laquelle on a fait allusion plus haut. Cela revient à se demander si Dieu connaît les énoncés, et surtout dans le domaine du singulier. Il semble que non.



Objections:
1° L’intellect divin est toujours dans le même état. Or, le singulier, selon qu’il existe ou non actuellement, est dans des états différents. L’intellect divin ne connaît donc pas l’existence ou la non-existence actuelle du singulier.
2° Parmi les puissances de l’âme, celles qui, comme l’imagination, sont indifférentes à la présence ou à l’absence de la chose ne connaissent pas si la chose existe ou n’existe pas actuellement. Seules le connaissent les puissances qui, comme le sens, ne portent pas sur les choses absentes comme sur les présentes. Or, l’intellect divin se comporte de la même manière à l’égard des choses présentes et des absentes. Il ne connaît donc pas l’existence ou la non-existence actuelle des choses, mais connaît leur nature dans l’absolu.
3° D’après le Philosophe au livre VI de la Métaphysique, la composition impliquée dans l’affirmation selon laquelle une chose existe ou n’existe pas n’est pas dans les choses mais seulement dans notre intellect Or, il ne peut y avoir de composition dans l’intellect divin. Dieu ne connaît donc pas l’existence ou la non-existence de la chose.
4° Commentant le verset de
Jn 1,3: "Ce qui a été fait était vie en lui " saint Augustin dit que les choses créées sont en Dieu comme le coffre est dans l’esprit de l’artisan. Or, la similitude du coffre que l’artisan a dans l’esprit ne lui permet pas de savoir si le coffre existe ou non. Donc, Dieu, lui non plus, ne connaît pas l’existence ou la non-existence actuelle du singulier.
5° Plus une connaissance est noble, plus elle ressemble la connaissance divine Or, la connaissance de l’intellect qui comprend les définitions des choses est plus noble que la connaissance sensible, car l’intellect en définissant s’avance vers l’intérieur de la chose, tandis que le sens s’occupe de l’extérieur Puis donc que l’intellect, lorsqu’il définit, ne connaît pas si la chose existe ou non, mais connaît sa nature dans l’absolu alors que le sens, lui, le connaît, il semble qu’il faille tout spécialement attribuer Dieu cette manière de connaître qui consiste connaître la nature de la chose dans l’absolu sans savoir si la chose existe ou non.
6° Dieu connaît chaque chose au moyen de l’idée de la chose qui est en lui. Or, cette idée est indifférente l’existence ou la non-existence de la chose, sinon elle ne procurerait pas Dieu la connaissance des choses futures. Dieu ne connaît donc pas si une chose existe ou non.

En sens contraire:
1° Plus une connaissance est parfaite, plus nombreuses sont les propriétés de la chose connue qu’elle saisit Or, la connaissance divine est la plus parfaite. Dieu connaît donc la chose sous tous ses aspects. Il connaît, par conséquent, son existence ou sa non-existence.
2° Comme il ressort de ce qu’on a dit. Dieu a une connaissance propre et distincte des choses. Or, il ne connaîtrait pas les choses de façon distincte s’il ne distinguait la chose qui existe de celle qui n’existe pas. Il sait donc qu’une chose existe ou n’existe pas.
. Réponse:
Le rapport de l’essence universelle d’une espèce donnée aux accidents par soi de cette espèce est aussi celui de l’essence d’un singulier à tous les accidents propres de ce singulier, c’est-à-dire tous les accidents qui se trouvent en lui, car, du fait qu’ils sont individués en lui, ils lui deviennent propres. Or, l’intellect qui connaît l’essence d’une espèce comprend par elle tous les accidents par soi de cette espèce. En effet, d’après le Philosophe, le principe de toute démonstration par laquelle on déduit les accidents propres d’un sujet est la quiddité Si donc on connaissait l’essence propre d’un singulier, on connaîtrait tous les accidents de ce singulier. Mais ce n’est pas possible pour notre intellect parce que la matière signée, dont notre intellect fait abstraction, appartient à l’essence du singulier et entrerait dans sa définition si le singulier en avait une. En revanche, l’intellect divin, qui saisit la matière, comprend non seulement l’essence universelle de l'espèce mais aussi l'essence singulière de chaque individu Voilà pourquoi il connaît tous les accidents, à la fois ceux qui sont communs à l’espèce ou au genre tout entiers et ceux qui sont propres à chaque singulier. L’un d’entre eux est le temps dans lequel se trouve tout singulier existant dans la réalité, et c’est selon la détermination du temps qu’on attribue ou non l’existence actuelle au singulier. Voilà pourquoi Dieu connaît l’existence ou la non-existence actuelle de chaque singulier et il connaît tous les autres énoncés que l’on peut former au sujet des choses universelles ou des individus.
Il y a cependant sur ce point une différence entre l’intellect divin et le nôtre. En effet, notre intellect forme des concepts différents pour connaître le sujet et l’accident, et pour connaître les différents accidents. Il passe donc discursivement de la connaissance de la substance à celle de l’accident. En outre, pour connaître qu’une chose inhère dans une autre, il compose une espèce avec une autre et les unit de quelque manière. Ainsi forme t-il en lui-même des énoncés. En revanche, l’intellect divin connaît toutes les substances et tous les accidents au moyen d’une seule chose: son essence. Il ne passe donc pas discursivement de la substance à l’accident, ni ne compose une chose avec une autre, mais, à la place de ce qui est dans notre intellect composition des espèces, il y a dans l’intellect divin une unité sous tout rapport Pour cette raison, il connaît de façon non complexe les choses complexes, comme il connaît "les choses multiples sur le mode de la simplicité et de l’unité, et les choses matérielles de façon immatérielle."
. Solutions:
1° L’intellect divin connaît par un seul et même principe tous les états sujets à variation dans une chose. Voilà pourquoi, alors qu’il demeure toujours dans le même état, il connaît tous les états des choses de quelque manière qu’elles changent.
2° La similitude qui est dans l’imagination n’est la similitude que de la chose elle-même. Elle n’est pas une similitude qui permet de connaître le temps dans lequel la chose est située Mais il en va différemment de l’intellect divin. Ce n’est donc pas pareil.
3° A la place de la composition qui est dans notre intellect, il y dans l’intellect divin l’unité. Mais la composition est une certaine imitation de l’unité. C’est pourquoi on l’appelle aussi union Par conséquent, il est clair que Dieu, sans faire de composition, connaît plus véritablement les énoncés que ne le fait l’intellect qui compose et divise.
4° Le coffre qui est dans l’esprit de l’artisan n’est pas la similitude de tout ce qui peut appartenir au coffre. C’est la raison pour laquelle il n’en va pas de même de la connaissance de l’artisan et de la connaissance divine.
5° Celui qui connaît une définition connaît en puissance les énoncés qui sont démontrés au moyen de cette définition. Or, dans l’intellect divin, il n’y a pas de différence entre être en acte et pouvoir. Donc, dès qu’il connaît les essences des choses, il comprend aussitôt tous les accidents qui en découlent.
6° L’idée qui est dans l’esprit divin est indifférente à l’état de la chose, parce qu’elle est la similitude de cette chose selon tous ses états. Voilà pourquoi elle permet de connaître la chose quel que soit l’état de celle-ci.



De veritate FR 205