De veritate FR 208

ARTICLE 8: Dieu connaît-il les non-étants?

208

On se demande, huitièmement, si Dieu connaît les non-étants et les choses qui ni n’existent, ni n’existeront, ni n’ont existé.



Objection:
Il semble que non.
1° Comme le dit saint Denis au ch. I des Noms divins il n’y a de connaissances que des existants. Or, ce qui ni n’existe, ni n’existera, ni n’a existé n’est d’aucune manière un existant. La connaissance de Dieu ne peut donc porter sur lui.
2° Toute connaissance se fait par assimilation du connaissant au connu. Or, l’intellect divin ne peut être assimilé au non-étant. Il ne peut donc connaître le non-étant.
3° Dieu connaît les choses au moyen des idées. Or, il n’y a pas d'idée au non-étant. Dieu ne connaît donc pas le non-etant.
4° Tout ce que Dieu connaît est dans son Verbe. Or, au dire de saint Anselme dans le Monologion, "de ce ci n’a pas existé, n’existe pas et n’existera pas il n’y a pas de verbe." Dieu ne connaît donc pas ce genre de choses.
5° Dieu ne connaît que le vrai. Or, le vrai et l’étant sont convertibles. Dieu ne connaît donc pas les choses qui ne sont pas.



En sens contraire:
"Il appelle les choses qui ne sont pas comme celles qui sont " (
Rm 4,17). Or, il n’appellerait pas les non-étants s’il ne les connaissait pas. Il connaît donc les non-étants.



Réponse:
Dieu connaît les choses créées à la manière dont l’artisan connaît les produits de l’art, laquelle connaissance est la cause des produits de l’art. Le rapport de cette connaissance aux choses connues est donc l’inverse de celui qu’entretient notre connaissance. En effet, notre connaissance, du fait qu’elle est reçue des choses, est par nature postérieure aux choses alors que la connaissance que le Créateur a des créatures et celle que l’artisan a des produits de l’art précèdent par nature les choses connues. Or, la suppression de ce qui est antérieur entraîne celle de ce qui est postérieur, mais non l’inverse. De là vient que notre connaissance des choses de la nature ne peut exister si les choses elles-mêmes ne préexistent, tandis que pour l’intellect de Dieu ou de l’artisan la connaissance de la chose est indifférente à l’existence ou la non-existence de la chose.
Il faut cependant savoir que l’artisan a une double connaissance de l’oeuvre susceptible d’être réalisée: une connaissance spéculative et une connaissance pratique. Il en a une connaissance spéculative ou théorique lorsqu’il connaît les raisons formelles de l’oeuvre sans les appliquer à l’opération au moyen de l’intention. Mais il en a une connaissance pratique, au sens propre, lorsque, au moyen de l’intention, il étend les raisons formelles de l’oeuvre à cette fin qu’est l’opération. C’est en ce sens que la médecine est divisée en médecine théorique et médecine pratique, comme le dit Avicenne. Il est donc évident, d’après cela, que la connaissance pratique de l’artisan suit sa connaissance spéculative, puisque la connaissance devient pratique lorsqu’on étend la connaissance spéculative à la réalisation d’un ouvrage. Or, si l’on supprime ce qui est postérieur, ce qui est antérieur demeure. Il est donc clair qu’il peut y avoir chez l’artisan connaissance d’un produit de l’art que tantôt il décide de réaliser mais que tantôt il ne décide jamais de réaliser, comme lorsqu’il élabore la forme d’un objet qu’il n’a pas l’intention de réaliser. Toutefois, cet objet qu’il ne prend pas la décision de réaliser, l’artisan ne le voit pas toujours comme existant dans sa puissance. -car parfois il élabore un objet tel que les forces lui manquent pour le réaliser -mais il le considère dans sa fin à lui, c’est-à-dire qu’il voit que cet objet lui permettrait de parvenir à telle fin En effet, d’après le Philosophe aux livres VI et VII de l’Éthique, les fins sont dans l’ordre du faire comme les principes dans l’ordre spéculatif'si bien que, de même que les conclusions sont connues dans les principes, de même les produits de l’art le sont dans les fins.
Il est donc clair que Dieu peut avoir connaissance de certains non-étants. Il a une connaissance pour ainsi dire pratique de certains d’entre eux, à savoir de ceux qui ont existé, existent ou existeront et qui procèdent de sa science selon qu’il l’a décidé. Il a, en revanche, une connaissance pour ainsi dire spéculative de ceux qui n’ont jamais existé, n’existent pas et n’existeront pas, c’est-à-dire de ceux qu’il a décidé de ne jamais réaliser. On peut dire qu’il les voit dans sa puissance, puisqu’il n’est rien qu’il ne puisse, mais on dit avec plus d’à propos qu’il les voit dans sa bonté qui est la fin de toutes les choses qui sont faites par lui Il voit, en effet, qu’il y a beaucoup d’autres manières pour sa propre bonté d’être communiquée, en plus de celle dont elle est communiquée aux existants passés, présents et à venir, car toutes les choses créées ne peuvent égaler sa bonté, si grand qu’apparaisse leur degré de participation à cette bonté.
. Solutions:
1° Les choses qui n’ont pas existé, n’existent pas et n’existeront pas existent de quelque manière dans la puissance de Dieu comme dans un principe actif ou bien dans sa bonté comme dans une cause finale.
2° La connaissance qui est reçue des choses connues consiste dans l’assimilation passive par laquelle le connaissant est assimilé aux choses connues existant antérieurement. Mais la connaissance qui est cause des choses connues consiste dans l’assimilation active par laquelle le connaissant s’assimile le connu. Puis donc que Dieu peut s’assimiler ce que ne lui est pas encore assimilé, il peut aussi avoir connaissance du non-étant.
3° Si, comme le voudrait plutôt l’usage, l’idée est la forme de la connaissance pratique, il n’y a d’idée que des choses qui ont existé, existent ou existeront. Mais, si l’idée est la forme aussi de la connaissance spéculative, rien n’empêche qu’il y ait une idée des autres choses, celles qui n’ont pas existé, n’existent pas et n’existeront pas.
4° Le Verbe désigne "la puissance opérative du Père", celle par laquelle il fait toutes choses. Voilà pourquoi le Verbe n’a pas plus d’extension que l’opération divine. Aussi est-il dit dans le Psautier: "Il a parlé et cela fut fait." En effet, bien que le Verbe connaisse aussi les autres choses, il n’en est pas le Verbe.
5° Les choses qui n’ont pas existé, n’existent pas et n’existeront pas ont une vérité dans la mesure où elles ont un être, c’est-à-dire en tant qu’elles existent dans leur principe actif ou final. Et c’est ainsi qu’elles sont aussi connues de Dieu.





ARTICLE 9: Dieu connaît-il les infinis?

209
Objections:

Il semble que non.
1° Comme le dit saint Augustin au livre XII de la Cité de Dieu, " tout ce qui est su est limité par la compréhension de celui qui sait". Or, ce qui est infini ne peut être limité. Ce qui est infini n’est donc pas su de Dieu.
2° (Réponse: Dieu sait les infinis d’une science de simple connaissance et non d’une science de vision) En sens contraire: Toute science parfaite comprend et, par conséquent, limite ce qu’elle sait. Or, tout comme la science de vision, la science de simple connaissance en Dieu est parfaite. Donc, pas plus que la science de vision, la science de simple connaissance ne peut porter sur les infinis.
3° Tout ce que Dieu connaît, il le connaît par l’intellect. Or, la connaissance de l’intellect est appelée vision. Donc, tout ce que Dieu connaît, il le sait dune science de vision. Si donc il ne sait pas les infinis par la science de vision, il ne les sait d’aucune manière.
4° Les raisons formelles de toutes les choses qui sont connues par Dieu sont en Dieu et y sont en acte. Si donc les infinis sont sus de Dieu, il y aura en lui une infinité de raisons formelles en acte, ce qui semble impossible.
5° Tout ce que Dieu sait, il le connaît parfaitement. Or, une chose n’est parfaitement connue que si la connaissance du connaissant pénètre jusqu’à l’intime de la chose. Donc, tout ce que Dieu connaît, il le pénètre de quelque manière de part en part. Or, l’infini ne peut d’aucune manière être franchi ni par le fini ni par l’infini. Dieu ne connaît donc d’aucune manière les infinis.
6° Quiconque regarde une chose, la limite par son regard. Or, tout ce que Dieu connaît, il le regarde. Ce qui est infini ne peut donc être connu par lui.
7° Si la science de Dieu porte sur les infinis, elle sera, elle aussi, infinie. Mais cela ne se peut, car tout infini est imparfait, comme il est démontré au livre III de la Physique. La science de Dieu ne porte donc d’aucune manière sur les infinis.
8° Ce qui répugne la définition de l’infini ne peut d’aucune manière être attribué l’infini. Or, être connu répugne la définition de l’infini, car "l’infini est ce dont on peut toujours saisir davantage, quelle que soit la quantité déjà saisie", comme il est dit au livre III de la Physique. Or, ce qui est connu doit être saisi par le connaissant et ce dont quelque chose reste en dehors du connaissant n’est pas pleinement connu. Il est donc clair qu’il répugne à la définition de l’infini d’être pleinement connu par quelqu’un. Puis donc que Dieu connaît pleinement tout ce qu’il connaît, il ne connaît donc pas les infinis.
9° La science de Dieu est la mesure de la chose sue. Or, l’infini ne peut avoir de mesure. L’infini ne tombe donc pas sous la science de Dieu.
10° Le fait de mesurer n’est rien d’autre que le fait de s’assurer de la quantité de ce qui est mesuré. Si donc Dieu connaissait l’infini et, par conséquent, connaissait sa quantité, il le mesurerait, ce qui est impossible puisque l’infini en tant qu’infini est immense, c’est-à-dire non mesurable. Dieu ne connaît donc pas l’infini.
. En sens contraire:
1° Comme le dit saint Augustin au livre XII de la Cité de Dieu, "bien que les nombres infinis n’aient pas de nombre, ils ne sont pas incompréhensibles pour celui dont la science est sans nombre."
2° Comme Dieu ne fait rien qu’il ne connaisse, il peut savoir tout ce qu’il peut faire. Or, Dieu peut faire les infinis. Il peut donc savoir les infinis.
3° Pour intelliger quelque chose, il faut l’immatérialité du côté du connaissant et du connu ainsi que l’union des deux. Or, l’intellect divin est infiniment plus immatériel qu’un intellect créé. Il est donc infiniment plus capable de connaissance intellectuelle. Or, l’intellect créé peut connaître les infinis en puissance. L’intellect divin peut donc connaître les infinis en acte.
4° Dieu sait toutes les choses qui sont, ont été ou seront. Or, si monde durait infiniment, jamais le cycle de la génération ne finirait et il y aurait ainsi une infinité de singuliers. Or, cela serait possible à Dieu Il n’est donc pas impossible qu’il connaisse les infinis.
5° Comme le dit le Commentateur au livre XI de la Métaphysique, "tous les rapports et toutes les formes qui sont en puissance dans la matière prime sont en acte dans le premier moteur." A cela s’accorde aussi l’affirmation de saint Augustin selon laquelle les raisons séminales des choses sont dans la matière prime tandis que les raisons causales sont en Dieu Or, il y a une infinité de formes en puissance dans la matière prime parce que la puissance passive de celle-ci est infinie Il y a donc aussi dans le premier moteur, c’est-à-dire Dieu, des infinis en acte. Or, Dieu connaît tout ce qui, en lui, est en acte. Il connaît donc les infinis.
6° saint Augustin, disputant au livre XV de la Cité de Dieu contre les Académiciens qui niaient qu’il y eût quelque chose de vrai, montre que non seulement il existe un grand nombre de choses vraies, mais qu’il y en a même une infinité, en vertu d’une sorte de réduplication de l’intellect par rapport à lui même ou même d’une réduplication de la proposition Par exemple, si je dis quelque chose de vrai, il est vrai que je dis vrai et il est vrai que je dis que je dis vrai et ainsi à l’infini. Or Dieu connaît toutes les choses vraies. Il connaît donc des infinis.
7° Tout ce qui est en Dieu, est Dieu. La science de Dieu est donc Dieu lui-même. Or, Dieu est infini puisqu’il n’est compris d’aucune manière. Sa science est donc, elle aussi, infinie. Il possède donc la science des infinis.



Réponse:
Comme le dit saint Augustin au livre XII de la Cité de Dieu certains, qui veulent juger de l’intellect divin selon le mode de notre intellect ont prétendu que Dieu ne peut, pas plus que nous, connaître les infinis. Et, comme ils posaient que Dieu connaît les singuliers et, en même temps, que le monde est éternel, la conséquence en était l’existence d’un retour cyclique dans les différents ages de réalités numériquement identiques, ce qui est totalement absurde. Il faut donc affirmer que Dieu connaît les infinis, ainsi qu'on peut le montrer à partir de ce qu’on a déjà établi plus haut Dieu, en effet, connaît non seulement les choses qui ont été, sont ou seront, mais aussi toutes celles qui peuvent participer de sa bonté. Or, ces dernières sont en nombre infini puisque sa bonté est infinie Il reste donc que Dieu connaît les infinis. Mais il faut considérer de quelle manière cela se fait.
Il faut donc savoir que l’extension de la connaissance à un plus ou moins grand nombre d’objets dépend de la puissance de son médium. Par exemple, la similitude qui est reçue dans la vue est déterminée par rapport aux propriétés particulières de la chose. Elle n’est donc capable de conduire qu’à la connaissance d’une seule chose. Par contre, la similitude de la chose reçue dans l’intellect est dégagée des propriétés particulières. Etant plus élevée, elle peut donc conduire à la connaissance d’un plus grand nombre de choses. Et, comme une forme universelle unique peut par nature être participée par une infinité de singuliers, de là vient que l’intellect connaît de quelque manière les infinis. Mais, comme la similitude qui est dans l’intellect ne conduit pas à la connaissance du singulier du point de vue de ce qui distingue les singuliers entre eux mais seulement du point de vue de leur nature commune, de là vient que notre intellect, au moyen de l’espèce qu’il a en lui, ne connaît les infinis qu’en puissance. En revanche, le médium par lequel Dieu connaît, savoir son essence, est la similitude des choses en nombre infini qui peuvent l’imiter, et pas seulement du point de vue de ce qui leur est commun mais aussi du point de vue de ce par quoi elles se distinguent entre elles, ainsi qu’il ressort de ce qui précède La science divine a donc la puissance de connaître les infinis. Mais il nous faut maintenant considérer comment Dieu connaît les infinis en acte.
Rien n’empêche que quelque chose soit infini d’une certaine manière et fini d’une autre, comme, par exemple, s’il y avait un corps, infini certes en longueur, mais fini en largeur. C’est pareillement possible chez les formes. Supposons, par exemple, qu’un corps infini soit blanc. La quantité extensive de la blancheur -qui la quantifie par accident -sera infinie, mais sa quantité par soi, c’est-à-dire sa quantité intensive, serait néanmoins finie. Il en va de même pour n’importe quelle autre forme d’un corps infini, car toute forme reçue dans une matière est limitée en fonction du mode d’être de ce qui la reçoit et n’a donc pas une intensité infinie Or, de même qu’il répugne à être connu, l’infini répugne aussi à être franchi, car l’infini ne peut être ni connu ni franchi. Néanmoins, si quelque chose se déplaçait sur un infini mais non dans le sens de son infinité, l’infini pourrait être franchi. Par exemple, ce qui est infini en longueur et fini en largeur peut être franchi dans le sens de la largeur mais non dans celui de la longueur. De la même manière, si quelque infini est connu dans le sens de son infinité, il ne peut d’aucune manière être connu parfaitement mais, s’il n’est pas connu en ce sens là, il pourra alors être connu parfaitement. En effet, étant donné que, d’après le Philosophe au livre I de la Physique, " la notion d’infini a rapport à la quantité " et que la quantité implique par définition un ordre des parties il s’ensuit que l’infini est connu dans le sens de son infinité lorsqu’il est saisi partie après partie Si donc notre intellect devait connaître de cette manière un corps blanc infini, il ne pourrait d’aucune manière le connaître parfaitement, ni lui, ni sa blancheur. Mais, s’il connaît la nature de la blancheur ou de la corporéité qui se trouvent dans le corps infini, il connaîtra alors parfaitement l’infini en toutes ses parties mais non dans le sens de son infinité. Il est ainsi possible que notre intellect, de quelque manière, connaisse parfaitement un infini continu. Par contre, il ne peut d’aucune manière connaître les infinis dans l’ordre de la quantité discrète parce qu’il ne peut pas par une seule espèce connaître une multiplicité. Delà vient que, si notre intellect doit considérer un ensemble numérique, il faut qu’il connaisse un élément après l’autre. Il connaît par conséquent la quantité discrète dans le sens de son infinité. Si donc il connaissait un ensemble numérique infini en acte, il s’ensuivrait qu’il connaîtrait l’infini dans le sens de son infinité, ce qui est impossible.
Mais l’intellect divin, lui, connaît toutes choses au moyen d’une seule espèce. Sa connaissance atteint donc toutes choses en même temps et d’un seul regard. Par conséquent, il ne connaît pas un ensemble numérique selon l’ordre de ses parties et il peut donc connaître un ensemble numérique infini, mais non dans le sens de son infinité. En effet, s’il devait le connaître dans le sens de son infinité, c’est-à-dire partie après partie, il n’arriverait jamais à la fin, si bien qu’il ne le connaîtrait pas parfaitement. J’accorde donc purement et simplement que Dieu connaît en acte les infinis absolument Mais ces infinis ne s’égalent pas à son intellect comme lui-même, lorsqu’il se connaît, s’égale à son intellect. En effet, l’essence dans les infinis créés est finie du point de vue intensif, comme, par exemple, la blancheur dans un corps infini, tandis que l’essence de Dieu est infinie à tout point de vue. Pour cette raison, tous les infinis sont finis pour Dieu et sont compréhensibles par lui.
. Solutions:
1° On dit que ce qui est su est limité par celui qui sait, en ce sens qu’il ne dépasse pas l’intellect de celui qui sait en laissant hors de celui-ci quelque chose de lui-même. De cette manière, en effet, il se comporte à l’égard de l’intellect de celui qui sait comme quelque chose de fini. Et il n’y a pas d’inconvénient à ce que cela se produise pour l’infini quand il n’est pas su dans le sens de son infinité.
2° La science de simple connaissance et la science de vision n’impliquent aucune différence du côté de celui qui sait mais seulement du côté de la chose sue. On parle de science de vision en Dieu par ressemblance avec la vision corporelle, qui voit les choses placées hors d’elle. Par la science de vision Dieu n’est donc dit savoir que les choses qui sont hors de lui, qu’elles soient présentes, passées ou à venir. Mais la science de simple connaissance, comme on l’a prouvé plus haut concerne les choses qui n’existent pas, n’ont pas existé et n’existeront pas. Dieu ne connaît pas d’une manière différente ces choses-ci et celles-là. Si donc Dieu ne voit pas les infinis, ce n’est pas à cause de la science de vision mais parce que les objets à voir n’existent pas. Mais si on posait l’existence d’infinis en acte ou successifs, nul doute que Dieu les connaîtrait d’une science de vision.
3° La vue, à proprement parler, est un certain sens corporel, de sorte que, si on transfère le nom de vision à la connaissance immatérielle, ce ne sera que par métaphore. Or, dans les expressions métaphoriques, la raison de vérité diffère selon les différentes ressemblances que l’on trouve dans les choses. Rien n’empêche donc qu’on appelle vision tantôt toute connaissance divine et tantôt la seule connaissance qui porte sur les choses passées, présentes ou à venir.
4° Dieu est lui-même par son essence la similitude de toutes les choses et la similitude propre de chacune Si, donc, on dit qu’il y a en Dieu plusieurs raisons formelles des choses, c’est uniquement en fonction des rapports qu’il entretient avec les différentes créatures, rapports qui ne sont que des relations de raison. Or, comme le dit Avicenne dans sa Métaphysique il n’y a pas d’inconvénient à multiplier à l’infini les relations de raison.
5° Le franchissement implique mouvement d’un terme à un autre. Etant donné que Dieu connaît sans discourir mais par un regard unique et simple toutes les parties de l’infini, qu’il soit continu ou discontinu, il connaît parfaitement l’infini mais pourtant ne franchit pas l’infini en le connaissant.
6° Même réponse qu’au premier argument.
7° Cet argument est valable pour l’infini au sens privatif, qui ne se rencontre que dans le domaine de la quantité. En effet, tout ce qui se dit en un sens privatif est imparfait. Mais cet argument n’est pas valable pour l’infini au sens négatif, celui qui s’applique à Dieu. C’est en effet une perfection que de n’être limité par rien.
8° Cet argument prouve que l’infini ne peut être connu dans le sens de son infinité, car, quelle que soit la partie de sa quantité que tu prennes, si grande soit-elle, et quelle que soit la mesure, il restera toujours quelque chose à en prendre. Mais Dieu ne connaît pas l’infini de telle manière qu’il passe d’une partie à une autre.
9° Ce qui est infini en quantité possède, comme on l’a dit, un être fini et c’est pour cela que la science divine peut être la mesure de l'infini.
10° Le fait de mesurer consiste par définition à s’assurer de la quantité déterminée d’une chose. Or, Dieu ne connaît pas l’infini de manière à savoir sa quantité déterminée puisque celui-ci n’en a pas. Etre connu par Dieu n’est donc pas contradictoire avec l’idée d’infini.


ARTICLE 10: Dieu peut-il faire des infinis?

210

Objections:

Il semble que oui.
1° Les raisons formelles existant dans l’esprit divin sont productrices des choses et l’une n’empêche pas l’autre d’agir. Puis donc que ces raisons sont en nombre infini dans l’esprit divin un nombre infini d’effets peut être obtenu à partir d’elles lorsque la puissance divine les met en oeuvre.
2° La puissance du Créateur dépasse à l’infini la puissance de la créature. Or, il est au pouvoir de la créature de produire des infinis successifs. Dieu peut donc produire des infinis simultanés.
3° Une puissance qui ne passe pas à l’acte est vaine, surtout si elle ne peut pas passer à l’acte. Or, la puissance de Dieu porte sur les infinis. Cette puissance serait donc vaine si Dieu ne pouvait produire en acte des infinis.
. En sens contraire:
1° Sénèque dit que "l’idée est le modèle des choses qui sont faites par la nature." Or, les infinis ne peuvent exister en vertu de la nature et, par conséquent, ils ne peuvent non plus, semble-t-il, être faits par elle, car ce qui ne peut exister ne peut être fait. Il n’y aura donc pas en Dieu d’idée des infinis. Or, Dieu ne peut rien faire que par une idée. Il ne peut donc pas faire d’infinis.
2° En disant que Dieu crée les choses, on n’introduit rien de nouveau du côté de celui qui crée mais seulement du côté de la créature. Il semble donc qu’il revienne au même d’affirmer que Dieu crée les choses et que les choses paraissent à l’être à partir de Dieu. Donc, pour la même raison, affirmer que Dieu peut créer les choses revient à affirmer que les choses peuvent paraître à l’être à partir de Dieu. Or, les choses infinies ne peuvent être produites, car il n’y a pas dans la créature de puissance par rapport à un acte infini. Dieu ne peut donc pas, lui non plus, produire des infinis en acte.



Réponse:
L’infini se distingue de deux manières.
1° Il se distingue, premièrement, en fonction de la puissance et de l’acte On appelle infini en puissance celui qui consiste toujours dans la succession. C’est le cas, par exemple, dans la génération, le temps, la division du continu: en tout cela il y a une puissance par rapport à l’infini, car on prend toujours une partie après l’autre. En revanche, une ligne que nous supposerions sans limites est un exemple d’infini en acte.
2° On distingue, deuxièmement, l’infini par soi et l’infini par accident Voici le sens de cette distinction. La notion d’infini, comme on l’a dit relève de la quantité. Or, la quantité se dit d’abord de la quantité discrète et ensuite de la quantité continue Voilà pourquoi, pour voir de quelle manière il y a infini par soi et par accident, il faut considérer que la multiplicité est requise tantôt par soi mais tantôt seulement par accident. La multiplicité -c’est clair -est requise par soi dans les séries ordonnées de causes et d’effets où un élément dépend essentiellement de l’autre. Par exemple, l’âme met en mouvement la chaleur naturelle qui met en mouvement les nerfs et les muscles. Ceux-ci mettent en mouvement les mains qui mettent en mouvement le bâton lequel met en mouvement la pierre Dans cette série, n’importe lequel des éléments postérieurs dépend par soi de n’importe lequel des éléments antérieurs. Mais il y a multiplicité par accident lorsque tous les éléments contenus dans une série tiennent pour ainsi dire la place d’un seul et qu’il importe peu qu’il y en ait un, plusieurs, peu ou beaucoup. Supposons, par exemple, un constructeur qui bâtit une maison et qui, ce faisant, use successivement plusieurs scies La multiplicité des scies n’est requise pour la construction de la maison que par accident, du fait qu’une seule scie ne peut pas durer toujours, et le nombre de scies utilisées importe peu par rapport à la maison. Une scie ne dépend donc pas de l’autre comme c’était le cas lorsque la multiplicité était requise par soi. En fonction de cela donc, différentes opinions ont été émises sur l’infini.
Certains philosophes anciens ont admis un infini en acte non seulement par accident mais aussi par soi. Pour eux, l’infini appartenait nécessairement à ce qu’ils posaient comme principe, si bien qu’ils admettaient aussi une série causale infinie. Mais le Philosophe réprouve cette opinion au livre II de la Métaphysique et au livre III de la Physique. D’autres, sectateurs d’Aristote, ont accordé qu’il ne pouvait y avoir d’infini par soi ni en acte ni en puissance, puisqu il n'est pas possible que quelque chose dépende essentiellement d’une infinité de choses, car son être ne serait jamais constitué. Mais ils ont posé que l’infini par accident existait non seulement en puissance mais aussi en acte. C’est ainsi qu’Algazel, dans sa Métaphysique pose que les âmes humaines séparées des corps sont en nombre infini, conséquence du fait que, selon lui, le monde est éternel. Il n’y voit pas d’inconvénient puisqu’il n’y a pas de dépendance des âmes entre elles, si bien qu’on ne trouve dans la multiplicité des âmes qu’un infini par accident.
Mais d’autres ont posé qu’il ne peut y avoir d’infini en acte ni par soi ni par accident. Il ne peut y avoir qu’un infini en puissance, qui consiste dans la succession, comme l’enseigne le livre III de la Physique. C’est la position du Commentateur au livre II de la Métaphysique. Mais l'impossibilité pour l'infini d’exister en acte peut provenir de deux choses. L’existence en acte répugne à l’infini soit du fait même qu’il est infini soit pour quelque chose d’autre. Il est, par exemple, contradictoire qu’un triangle de plomb s’élève non parce qu’il est un triangle mais parce qu’il est en plomb.
Si donc, conformément à la deuxième opinion, l’infini peut par nature exister en acte ou même s’il ne le peut pas seulement à cause d’un empêchement qui vient d’autre chose que de l’idée d’infini, j’affirme que Dieu peut faire qu’une chose infinie existe en acte. Mais, si l’existence en acte est contradictoire avec la notion d’infini, alors Dieu ne peut pas le faire, pas plus qu’il ne peut faire que l’homme soit un animal sans raison, car ce serait faire exister ensemble des choses contradictoires. Quant à savoir si oui ou non l’existence en acte est contradictoire avec la notion d’infini, comme il s’agit d’une question soulevée de façon incidente, j’en laisse pour l’instant la discussion pour un autre endroit. Mais il faut répondre aux arguments de l’une et l’autre partie.
. Solutions:
1° Les raisons formelles qui sont dans l’esprit divin ne se réalisent pas dans la création avec le mode d’être qu’elles ont en Dieu, mais avec le mode d’être compatible avec ce qu’est la créature Ainsi, bien que ces raisons soient immatérielles, les choses sont, partir d’elles, produites dans l’existence matérielle. Si donc, comme le dit le Philosophe au livre III de la Physique il entre dans la notion d’infini de ne pas exister en acte de façon simultanée mais d’exister de façon successive, alors les raisons en nombre infini qui sont dans l’esprit divin ne peuvent se réaliser toutes en même temps dans les créatures, mais seulement de façon successive. Cela n’entraîne donc pas l’existence d’infinis en acte.
2° La puissance d’une créature est dite ne pas pouvoir quelque chose de deux manières Ce peut être, premièrement, en raison d’un défaut de puissance et, dans ce cas, il est correct de déduire que Dieu peut ce que la créature ne peut pas. Ce peut être, deuxièmement, parce que ce dont on dit que c’est impossible à la créature contient en soi une certaine contradiction et cela, savoir que deux choses contradictoires existent en même temps, n’est pas plus possible à Dieu qu’à la créature. Ce serait le cas de l’existence de l’infini en acte si l’existence en acte était contradictoire avec la notion d’infini.
3° Est vain ce qui n’atteint pas la fin à laquelle il est ordonné, ainsi qu’il est dit au livre II de la Physique. On ne dit donc d’une puissance qu’elle est vaine parce qu’elle ne passe pas à l’acte que dans la mesure où son effet ou son acte, qui a une existence différente d’elle, sont la fin de cette puissance. Or, aucun effet de la puissance divine n’est la fin de celle-ci et son acte n’est pas différent d’elle. L’argument n’est donc pas valable.
. Solutions des arguments en sens contraire:
1° Bien que par nature l’infini ne puisse exister de façon simultanée, il peut cependant être produit, car l’être de l’infini ne consiste pas à exister de façon simultanée mais il ressemble aux choses qui sont en devenir, comme "le jour et le combat", ainsi qu’il est dit au livre III de la Physique. Il n’en résulte cependant pas que Dieu ne puisse faire que les choses qui se font en vertu de la nature. En effet, l’idée, d’après la définition susdite, relève de la connaissance pratique qui existe du fait qu’elle est déterminée à l’acte par la volonté divine.
Mais Dieu peut, par sa volonté, faire beaucoup d’autres choses que celles dont il a décidé l’existence présente, passée ou future.
2° Dans la création, il n’y a de nouveau que ce qui se trouve du côté de la créature. Toutefois, le terme de "création" n’implique pas seulement cela mais aussi ce qui est du côté de Dieu. Il signifie, en effet, l’action divine, qui est son essence et connote l’effet dans la créature, qui est de recevoir de Dieu l’être. Il ne s’ensuit donc pas qu’il y ait identité entre ces deux propositions: "Dieu peut créer quelque chose" et "Quelque chose peut être créé par Dieu." Sinon, avant que n’existe la créature, Dieu n’aurait rien pu créer si n’avait préexistée la puissance de la créature, ce qui revient à poser une matière éternelle Donc, le fait que la puissance de la créature ne soit pas ordonnée à ce qu’il y ait des infinis en acte n’exclut pas que Dieu puisse produire des infinis en acte.


ARTICLE 11: La science est-elle attribuée à Dieu et à nous de façon équivoque?

211

Objections:

Il semble que oui.
1° Partout où il y a une communauté d’univocité ou d’analogie il y a une certaine ressemblance. Or, il ne peut y avoir aucune ressemblance entre la créature et Dieu Rien ne peut donc leur être commun par univocité ou par analogie. Si donc on attribue le terme de science à Dieu et à nous, ce sera seulement de façon équivoque. Preuve de la mineure: Il est dit en Isaïe 40, 18: "A qui avez-vous fait Dieu semblable ?" etc. c’est-à-dire: il ne peut ressembler à personne.
2° Partout où il y a ressemblance, il y a comparaison. Or, entre Dieu et la créature, il ne peut y avoir aucune comparaison puisque la créature est finie et Dieu infini. Il ne peut donc y avoir aucune ressemblance entre eux et nous retrouvons ainsi la même conclusion que précédemment.
3° Partout où il y a comparaison, il y a nécessairement une forme qui est possédée à des degrés divers ou bien à égalité par plusieurs. Or, cela ne peut se dire de Dieu et de la créature, car, dans ce cas, il y aurait quelque chose de plus simple que Dieu. Il n’y a donc pas de comparaison entre Dieu et la créature, ni non plus, par conséquent, de ressemblance ni de communauté, sinon fondée sur la seule équivocité.
4° La distance entre les choses qui n’ont aucune ressemblance est plus grande que celle entre les choses qui ont une ressemblance. Or, entre Dieu et la créature, il y a une distance infinie telle qu’il ne peut pas y en avoir de plus grande. Il n’y a donc aucune ressemblance entre eux et nous retrouvons la même conclusion que précédemment.
5° La distance entre la créature et Dieu est plus grande que celle entre l’étant crée et le non-étant, puisque l’étant crée ne dépasse le non-étant que par la quantité de son être laquelle n’est pas infinie. Or, rien ne peut être commun l’étant et au non-étant "sinon par équivoque" seulement, ainsi qu’il est dit au livre IV de la Métaphysique, " comme si ce que, nous, nous appelons ‘homme’, d’autres l’appelaient ‘non-homme'." Il ne peut donc rien y avoir non plus de commun à Dieu et à la créature, sinon par pure équivoque.
6° Dans tous les analogués ou bien l’un entre dans la définition de l’autre, comme, par exemple, la substance entre dans la définition de l’accident et l’acte dans la définition de la puissance ou bien quelque chose d’identique entre dans la définition de l’un et l’autre analogués, comme, par exemple, la santé de l’animal entre dans la définition du "sain" que l’on attribue à l’urine et à la nourriture, celle-ci conservant cette santé et celle-là en étant le signe. Or, le rapport entre la créature et Dieu n’est pas tel que l’un entre dans la définition de l’autre ni que quelque chose d’identique entre dans la définition de l’un et l’autre, en supposant même que Dieu ait une définition. Il semble donc qu’on ne puisse rien attribuer par analogie à Dieu et aux créatures. Il reste donc que tout ce qu’on leur attribue en commun leur est attribué de façon purement équivoque.
7° Il y a plus de différence entre la substance et l’accident qu’entre deux espèces de substance. Or, si le même nom est utilisé pour signifier la nature propre de deux espèces de substance, il leur est attribué de façon purement équivoque, comme le nom de "chien" lorsqu’il est donné à la constellation, à l’animal qui aboie et à l’animal marin. A bien plus forte raison si l’on utilise un seul nom pour la substance et pour l’accident. Or, notre science est un accident, tandis que la science divine est une substance. Le nom de "science" est donc attribué de façon purement équivoque à notre science et à la science divine.
8° Notre science n’est qu’une sorte d’image de la science divine. Or, le nom de la chose ne convient à l’image que de façon équivoque, si bien que, d’après le Philosophe au livre des Catégories, "animal" est attribué de façon équivoque à l’animal véritable et à l’animal en peinture Le nom de "science" est donc, lui aussi, attribué de façon purement équivoque à notre science et à celle de Dieu.
. En sens contraire:
1° Le Philosophe dit au livre V de la Métaphysique qu’est absolument parfait ce en quoi se trouvent les perfections de tous les genres c’est-à-dire Dieu, comme l’affirme le Commentateur au même endroit. Or, on ne dirait pas que les perfections des autres genres se trouvent en Dieu s’il n’y avait pas une ressemblance entre sa perfection et les perfections des autres genres. La créature a donc une certaine ressemblance avec Dieu. La science -ou quelqu’autre attribut -n’est donc pas attribuée à la créature et à Dieu de façon purement équivoque.
2° Il est dit en (
Gn 1,26): "Faisons l’homme à notre image et ressemblance." La créature a donc une certaine ressemblance avec Dieu et nous retrouvons la même conclusion que précédemment.
. Réponse:
Il est impossible de prétendre que quelque chose est attribué de façon univoque à la créature et à Dieu En effet, dans tous les univoques, la raison formelle signifiée par le nom est commune à ceux auxquels ce nom est attribué de façon univoque. Par conséquent, du point de vue de la raison formelle signifiée par ce nom, les univoques sont égaux en quelque chose, bien que, du point de vue de l’être, l’un puisse par nature être antérieur ou postérieur à l’autre. Par exemple, tous les nombres sont égaux pour ce qui est de la notion de nombre, bien que, du point de vue de la nature de la chose, l’un soit par nature antérieur à l’autre. Or, une créature, si grand que soit le degré auquel elle imite Dieu, ne peut cependant parvenir à ce que quelque chose lui appartienne par la même raison formelle par laquelle elle appartient à Dieu. En effet, les choses qui sont dans des sujets différents selon la même raison formelle leurs sont communes quant à la substance ou quiddité mais sont séparées quant à l’être. Or, tout ce qui est en Dieu est son propre être. En effet, de même qu’en Dieu l’essence s’identifie à l’être, de même en lui la science s’identifie au fait d’être connaissant. Puis donc que l’être qui est propre à une chose ne peut être communiqué à une autre, la créature ne peut pas plus parvenir à posséder quelque chose par la même raison formelle que Dieu qu’elle ne peut accéder au même être Ce serait d’ailleurs pareil chez nous s’il n’y avait pas en Socrate de différence entre "homme" et "être homme", il serait impossible d’attribuer de façon univoque "homme" à lui et à Platon, qui ont un être différent.
On ne peut cependant pas affirmer que tout ce qui est dit de Dieu et des créatures est prédiqué de façon tout à fait équivoque. En effet, s’il n’y avait pas une certaine communauté entre la créature et Dieu, l’essence divine ne serait pas la similitude des créatures et, par conséquent, Dieu, en connaissant son essence, ne connaîtrait pas les créatures. Pareillement, nous ne pourrions pas, nous non plus, parvenir à la connaissance de Dieu à partir des choses créées et il n’y aurait pas de raison d’attribuer à Dieu, parmi les noms adaptés aux créatures, celui-ci plutôt que celui-là, car dans les équivoques peu importe le nom qui est donné puisqu’il ne désigne aucune communauté réelle.
Il faut donc affirmer que le nom de science n’est prédiqué de la science de Dieu et de la nôtre ni de façon tout à fait univoque, ni de façon purement équivoque mais par analogie, ce qui ne veut rien dire d’autre que selon un rapport. Or, il y a deux formes de communauté fondée sur un rapport et c’est en fonction de ces deux formes que l’on considère la communauté d’analogie. Il y a, en effet, une certaine communauté entre les termes qui ont entre eux un rapport du fait qu’ils ont une distance déterminée ou un autre rapport réciproque, comme, par exemple, deux par rapport à un du fait qu’il est son double. Parfois aussi on ne considère pas la communauté entre deux termes qui ont un rapport réciproque mais plutôt la communauté entre deux rapports. Il y a, par exemple, communauté entre six et quatre: de même que six est le double de trois, quatre est le double de deux. La première communauté est une communauté de rapport, la seconde de proportionnalité Donc, dans le premier type de communauté, quelque chose est attribué analogiquement aux deux termes dont l’un est en rapport avec l’autre. Par exemple, l’étant est attribué à la substance et à l’accident en raison du rapport que l’accident a avec la substance et "sain" est attribué à l’urine et à l’animal du fait que l’urine a un certain rapport avec la santé de l’animal. Mais parfois l’attribution analogique se fait selon le second type de communauté. Par exemple, le nom de "vue" est attribué à la vue corporelle et à l’intellect parce que l’intellect est dans l’esprit ce que la vue est dans l’oeil Puis donc que, dans l’attribution analogique du premier type, il y a nécessairement un rapport déterminé entre les termes qui ont quelque chose en commun par analogie, il est impossible d’attribuer quelque chose à Dieu et à la créature selon ce type d’analogie, car aucune créature ne possède un rapport à Dieu en fonction duquel la perfection divine puisse être déterminée. Mais, dans le second type d’analogie, on n’envisage aucun rapport déterminé entre les termes qui ont quelque chose en commun par analogie. C’est la raison pour laquelle rien n’empêche qu’un nom soit attribué analogiquement à Dieu et à la créature selon ce type d’analogie.
Cependant, cela se produit de deux manières. Tantôt, en effet, le nom en question implique en vertu de son signifié principal quelque chose en quoi ne peut être fondée une communauté entre Dieu et la créature, même de la manière susdite. C’est le cas pour tout ce qui est attribué à Dieu de façon symbolique, comme lorsqu’on dit que Dieu est un lion, un soleil ou quelque chose de ce genre. En effet, la matière, que l’on ne peut attribuer à Dieu, entre dans la définition de ces choses. Mais, tantôt, le nom attribué à Dieu et à la créature, n’implique rien en vertu de son signifié principal qui interdise de fonder le type de communauté dont on a parlé entre la créature et Dieu. C’est le cas de tous les attributs dont la définition n’inclut pas d’imperfection et qui ne dépendent pas quant à leur être de la matière: l’étant, le bien et les attributs de ce type.
. Solutions:
1° Comme le dit saint Denis au ch. IX des Noms divins, Dieu ne doit d’aucune manière être dit semblable aux créatures, mais les créatures peuvent de quelque manière être dites semblables à Dieu En effet, ce qui est fait à l’imitation d’une chose, s’il l’imite parfaitement, peut purement et simplement lui être dit semblable, mais l’inverse n’est pas vrai, car on ne dit pas qu’un est semblable à son image mais l’inverse. Mais, si l’imitation est imparfaite, ce qui imite peut être dit à la fois semblable et dissemblable à ce à l’imitation de quoi il est fait. Il lui est semblable dans la mesure où il le représente mais non semblable dans la mesure où il ne le représente qu’imparfaitement. Voilà pourquoi l’Ecriture sainte nie que Dieu soit de quelque manière semblable aux créatures, mais tantôt elle accorde, tantôt elle nie que les créatures sont semblables à Dieu. Elle l'accorde lorsqu’elle affirme que l’homme a été fait à la ressemblance de Dieu mais elle le nie lorsqu’elle dit dans le Psautier: "Dieu, qui sera semblable à toi ?"
2° Dans le premier livre des Topiques, le Philosophe pose deux types de ressemblance. L’un se rencontre dans les différents genres et se prend du rapport ou de la proportion: une chose est à une autre ce qu’une troisième est à une quatrième, comme le Philosophe le dit lui-même au même endroit. L’autre type de ressemblance se rencontre dans les choses qui appartiennent au même genre. C’est, par exemple, lorsqu’une même chose inhère dans des sujets différents. Or, le premier type de ressemblance n’exige pas une comparaison fondée sur un rapport déterminé mais seulement le second type. Il n’est donc pas nécessaire d’écarter de Dieu par rapport aux créatures le premier type de ressemblance.
3° Cette objection procède manifestement du second type de ressemblance, dont nous accordons qu’il ne peut exister entre les créatures et Dieu.
4° La ressemblance qui se fonde sur la participation de deux êtres à une seule chose ou sur le rapport déterminé qu’une chose entretient avec une autre -rapport qui permet à l’intellect de comprendre un terme à partir de l’autre -diminue la distance. Ce n’est pas le cas de la ressemblance fondée sur une communauté de rapports. En effet, cette ressemblance se rencontre pareillement entre des êtres très distants ou peu distants: la ressemblance de proportionnalité n’est pas plus grande entre deux et un et six et trois qu’entre deux et un et cent et cinquante. La distance infinie entre la créature et Dieu ne supprime donc pas cette ressemblance.
5° Même entre l’étant et le non-étant il y a une certaine communauté analogique, car le non-étant lui-même est appelé étant par analogie, comme il ressort du livre IV de la Métaphysique. La distance qui existe entre la créature et Dieu ne peut donc pas, elle non plus, empêcher la communauté d’analogie.
6° Cet argument est valable pour la communauté analogique qui se prend du rapport déterminé d’un terme à un autre. Dans ce cas, en effet, il est nécessaire, que l’un des termes entre dans la définition de l’autre, comme la substance entre dans la définition de l’accident, ou bien qu’une chose unique entre dans la définition des deux analogués du fait qu’il se disent tous les deux par rapport à cette chose unique, comme la substance entre dans la définition de la quantité et de la qualité.
7° Bien qu’il y ait une plus grande communauté entre deux espèces de substance qu’entre l’accident et la substance, il est cependant possible que le nom que l’on donne à ces espèces diverses ne tienne pas compte de ce qu’elles ont de commun. Dans ce cas, le nom sera purement équivoque. En revanche, le nom qui convient à la substance et l’accident peut être donné en considération de ce qu’ils ont en commun. Ce nom ne sera donc pas équivoque mais analogue.
8° Le nom d’"animal" n’est pas donné pour signifier la configuration extérieure, par rapport à laquelle la peinture imite l’animal véritable, mais pour signifier la nature interne par rapport à laquelle elle ne l’imite pas. Voilà pourquoi le nom d’"animal" est attribué de façon équivoque à l’animal véritable et à l’animal en peinture Par contre, le nom de "science" convient à la créature et au Créateur du point de vue de ce en quoi la créature imite le Créateur. Voilà pourquoi il n’est pas attribué à l’un et l’autre de façon tout à fait équivoque.



De veritate FR 208