De veritate FR 212

ARTICLE 12: Dieu connaît-il les futurs contingents?

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Objections:

Il semble que non.
1° Seul le vrai peut être connu, comme il est dit au livre I des Seconds Analytiques. Or, comme il est dit dans le Périherménéias il n’y a pas de vérité déterminée dans les contingents singuliers et futurs. Dieu n’a donc pas science des futurs singuliers et contingents.
2° Ce qui entraîne une impossibilité est impossible. Or, la connaissance par Dieu d’un singulier futur et contingent entraîne une impossibilité, savoir que la science de Dieu se trompe. Il est donc impossible que Dieu connaisse le singulier futur contingent. Preuve de la mineure. Supposons que Dieu connaisse un futur contingent singulier, par exemple que Socrate est assis. Dans ce cas, ou bien il est possible que Socrate ne soit pas assis, ou bien ce n’est pas possible. Si ce n’est pas possible, alors il est impossible que Socrate ne soit pas assis et donc il est nécessaire qu’il soit assis. Or, on avait supposé que c’était contingent. Si, en revanche, il est possible que Socrate ne soit pas assis, le fait qu’effectivement il ne le soit pas ne doit entraîner aucune impossibilité. Or, cela entraîne que la science de Dieu se trompe. Il ne sera donc pas impossible que la science de Dieu se trompe.
3° (Réponse: Le contingent, en tant qu’il est en Dieu, est nécessaire.) En sens contraire: Ce qui est contingent en soi n’est nécessaire par rapport à Dieu que dans la mesure où il est en lui. Or, dans la mesure où il est en Dieu, il n’en est pas distinct. Si donc le contingent n’est su de Dieu que dans la mesure où il est nécessaire, il ne sera pas su de lui en tant qu’il existe dans sa nature propre, c’est-à-dire en tant qu’il est distinct de Dieu.
4° D’après le Philosophe au livre I des Premiers Analytiques la conclusion résultant d’une majeure nécessaire et d’une mineure simplement attributive est nécessaire Or, la proposition "Il est nécessaire que tout ce qui est connu de Dieu existe" est vraie. En effet, si ce dont Dieu sait l’existence n’existait pas, sa science serait fausse. Si donc Dieu sait qu’une chose existe, il est nécessaire qu’elle existe. Or, aucun contingent n’existe nécessairement. Donc, aucun contingent n’est su de Dieu.
5° (Réponse: Lorsqu’on dit qu’"il est nécessaire que tout ce qui est su de Dieu existe", la nécessité impliquée n’est pas du côté de la créature mais seulement du cité de Dieu qui sait.) En sens contraire: Lorsqu’on dit qu’" il est nécessaire que tout ce qui est su de Dieu existe", la nécessité est attribuée au sujet de la proposition. Or, le sujet de la proposition est "ce qui est su de Dieu" et non pas Dieu lui-même qui sait. La nécessité impliquée est donc seulement du c6té de la chose sue.
6° Plus une connaissance est certaine en nous, moins elle peut porter sur les choses contingentes. En effet, la science ne porte que sur les choses nécessaires, car elle est plus certaine que l’opinion qui, elle, peut porter sur les choses contingentes Or, la science de Dieu est très certaine. Elle ne peut donc porter que sur les choses nécessaires.
7° Dans toute proposition conditionnelle vraie, si l’antécédent est nécessaire absolument, le conséquent le sera aussi Or, la proposition conditionnelle "Si quelque chose est su de Dieu, cela sera" est vraie. Puis donc que l’antécédent "cela est su de Dieu" est nécessaire absolument, le conséquent sera lui aussi nécessaire absolument. Il est donc nécessaire absolument que tout ce qui est su de Dieu existe. Voici comment on prouvait que la proposition "cela est su de Dieu" est nécessaire absolument: Cette proposition porte sur le passé; or, toute proposition portant sur le passé, si elle est vraie, est nécessaire, car ce qui a été ne peut pas ne pas avoir été. Elle est donc nécessaire absolument. En outre, tout ce qui est éternel est nécessaire Or, tout ce que Dieu a su, il l’a su de toute éternité. Il est donc nécessaire absolument qu’il l’ait su.
8° Chaque chose entretient avec le vrai le même rapport qu’avec l’être. Or, les futurs contingents n’ont pas d’être. Ils n’ont donc pas non plus de vérité. Il ne peut donc y avoir de science à leur sujet.
9° D’après le Philosophe au livre IV de la Métaphysique, celui qui ne pense pas quelque chose de déterminé, ne pense rien. Or le futur contingent, surtout s’il est également ouvert à l’existence et à la non-existence, n’est d’aucune manière déterminé ni en lui-même, ni en sa cause Il ne peut donc d’aucune manière y avoir science à son sujet.
10° Hugues de Saint-Victor dit dans son livre Sur les Sacrements que "Dieu ne connaît rien en dehors de soi, lui qui a toutes les choses en lui-même." Or, seul ce qui est hors de Dieu est contingent, car en Dieu il n’y a pas de potentialité. Dieu ne connaît donc d’aucune manière le futur contingent.
11° Un médium nécessaire ne permet pas de connaître quelque chose de contingent, car, si le médium est nécessaire, la conclusion le sera aussi. Or, Dieu connaît toutes choses par ce médium qu’est son essence. Puis donc que ce médium est nécessaire, il semble qu’il ne puisse pas connaître quelque chose de contingent.
. En sens contraire:
1° Il est dit dans le Psautier: "Celui qui a formé le coeur de chacun d’eux connaît toutes leurs oeuvres " Or, les oeuvres des hommes sont contingentes puisqu’elles dépendent du libre-arbitre. Dieu connaît donc les futurs contingents.
2° Tout ce qui est nécessaire est su de Dieu. Or, comme le dit Boèce au livre V de la Consolation de la philosophie, tout ce qui est contingent est nécessaire en tant que référé à la connaissance divine. Tout ce qui est contingent est donc su de Dieu.
3° Au livre VI de la Trinité, Au dit que Dieu connaît de façon immuable les êtres muables. Or, une chose est contingente du fait qu’elle est muable, car on appelle contingent ce qui peut être et ne pas être. Dieu sait donc les choses contingentes de façon immuable.
4° Dieu connaît les choses dans la mesure où il est leur cause. Or, Dieu n’est pas la cause seulement des choses nécessaires mais aussi des choses contingentes. Il connaît donc aussi bien les choses nécessaires que les contingentes.
5° Dieu connaît les choses parce qu’il y a en lui le modèle de toute chose. Or, le modèle divin des choses contingentes et muables peut être immuable, tout comme le modèle des choses matérielles est immatériel et celui des choses composées simple. De même donc que Dieu connaît les choses composées et matérielles bien qu’il soit lui-même immatériel et simple, de même, il semble qu’il connaisse les choses contingentes bien que la contingence n’ait pas de place en lui.
6° Savoir consiste à connaître la cause d’une chose. Or Dieu sait la cause de toutes les choses contingentes. Il se sait en effet lui-même qui est la cause de toutes choses. Il sait donc les choses contingentes.
. Réponse:
Il y a eu sur cette question différentes erreurs. Certains, en effet, prétendant juger la science divine selon le mode de notre science, ont affirmé que Dieu ne connaît pas les futurs contingents. Mais cela est impossible, car, dans ce cas, Dieu n’exercerait pas de providence sur les choses humaines qui se produisent de façon contingente. Voilà pourquoi d’autres ont prétendu que Dieu possède la science de tous les futurs, mais que toutes choses se produisent par nécessité, faute de quoi la science de Dieu se tromperait à leur sujet. Mais cela aussi est impossible, car ce serait la fin du libre-arbitre et il ne serait plus nécessaire de demander conseil. Il serait même injuste de distribuer peines ou récompenses en fonction des mérites puisque tout se ferait par nécessité. Il faut donc dire que Dieu connaît tous les futurs mais que cela n’empêche pas que certains se produisent de façon contingente.
Pour y voir clair dans cette question, il faut savoir qu’il y a en nous certaines puissances et certains habitus cognitifs dans lesquels il ne peut jamais y avoir de fausseté, comme, par exemple, le sens, la science et l’intellect des principes. Mais il y en a certains dans lesquels il peut y avoir du faux, comme, par exemple, l’imagination, l’opinion et l’estimation. Or, la fausseté se produit dans une connaissance parce que la réalité n’est pas telle qu’elle est appréhendée. Si donc une puissance cognitive est telle qu’il n’y a jamais en elle de fausseté, il faut que son objet ne s’écarte jamais de ce que le connaissant appréhende de lui. Or, le nécessaire ne peut être empêché d’être, même avant qu’il ne se produise, parce que ses causes sont immuablement ordonnées à le produire. Par conséquent, les choses nécessaires, même lorsqu’elles sont futures, peuvent être connues par ces habitus qui sont toujours vrais. Nous connaissons, par exemple, une éclipse future ou le lever du soleil par une science vraie. Par contre, le contingent peut être empêché avant d’être produit à l’existence, car, à ce moment là, il n’existe que dans ses causes auxquelles il peut arriver d’être empêchées d’atteindre leur effet. Mais, après que le contingent a déjà été produit à l’existence, il ne peut plus être empêché. Voilà pourquoi le contingent, en tant qu’il existe dans le présent, peut faire l’objet du jugement d’une puissance ou d’un habitus dans lequel on ne trouve jamais de fausseté Par exemple, le sens juge que Socrate est assis lorsqu’il est assis. Il ressort de cela que le contingent, en tant qu’il est futur, ne peut être connu par aucune connaissance dans laquelle la fausseté ne puisse s’introduire. Puis donc qu’aucune fausseté ne s’introduit ni ne peut s’introduire dans la connaissance divine, il serait impossible que Dieu possède la science des futurs contingents s’il les connaissait en tant qu’ils sont futurs.
Mais une chose est connue comme future lorsqu’il y a entre la connaissance du connaissant et l’occurrence de la chose un rapport de passé à futur. Or, on ne peut trouver un tel rapport entre la connaissance divine et une chose contingente quelle qu’elle soit. Mais le rapport de la connaissance divine à une chose quelle qu’elle soit est toujours comme un rapport de présent à présent On peut le comprendre de la façon suivante. Si quelqu’un voyait plusieurs personnes passer l’une après l’autre par un même chemin et cela pendant un certain temps, en chacune des parties de ce temps, il verrait comme présents quelques-uns des passants, si bien que, dans la totalité du temps de sa vision, il verrait comme présents tous les passants. Cependant il ne les verrait pas tous ensemble en même temps comme présents, car le temps de sa vision n’est pas tout entier en même temps. Mais, si sa vision pouvait exister toute entière en même temps, il les verrait tous présents en même temps, bien qu’ils ne passent pas tous comme présents en même temps. Puis donc que la vision de la science divine est mesurée par l’éternité qui est toute entière en même temps et qui cependant inclut la totalité du temps et n’est absente à aucune partie du temps il s’ensuit que Dieu voit tout ce qui se passe dans le temps non comme futur mais comme présent. En effet, ce qui est vu de Dieu est certes futur pour une autre chose à laquelle il succède dans le temps, mais pour la vision divine elle-même, qui n’est pas dans le temps mais hors du temps, il n’est pas futur mais présent. Nous voyons donc le futur comme futur parce qu’il est futur pour notre vision puisque notre vision est mesurée par le temps, mais pour la vision divine, qui est hors du temps, il n’est pas futur. C’est ainsi que le défilé des passants est vu différemment par celui qui est dans le défilé des passants et qui ne voit que ce qui est devant lui et par celui qui est en dehors du défilé des passants et qui voit tous les passants en même temps.
De même donc que notre vue ne se trompe jamais en voyant les choses contingentes lorsqu’elles sont présentes, et que cela ne les empêche pas de se produire de façon contingente, de même Dieu voit infailliblement toutes les choses contingentes, celles qui pour nous sont présentes, passées et futures. Pour lui, en effet, elles ne sont pas futures mais il voit qu’elles existent quand elles existent. Cela n’exclut donc pas qu’elles se produisent de façon contingente. La difficulté vient ici de ce que nous ne pouvons décrire la connaissance divine que sur le mode de notre connaissance, c’est-à-dire en co-signifiant les différences des temps Si, en effet, on décrivait la science de Dieu telle qu’elle est, on devrait dire que " Dieu sait que telle chose existe" plutôt que "Dieu sait qu’elle existera", car pour lui les choses ne sont jamais futures mais toujours présentes. C’est aussi pour cela que, comme le dit Boèce au livre V de la Consolation, sa connaissance du futur "est appelée plus proprement providence que prévoyance, car il le voit dans le miroir de l’éternité, de loin, comme s’il se situait à distance." On peut cependant aussi l’appeler prévoyance à cause du rapport de ce qui est su par Dieu aux autres choses pour lesquelles il est futur.
. Solutions:
1° Bien que le contingent ne soit pas déterminé aussi longtemps qu’il est encore futur, cependant, dès qu’il est produit dans la réalité, il possède une vérité déterminée et c’est ainsi que le regard de la connaissance divine se porte sur lui.
2° Comme on l’a dit, le contingent est référé à la connaissance divine en tant qu’il est posé exister dans la réalité. Or, dès qu’il existe, il ne peut pas ne pas exister quand il existe, car, comme il est dit au livre I du Péri herménéias "il est nécessaire que ce qui existe existe quand il existe." Mais il ne s’ensuit pas qu’il soit nécessaire purement et simplement, ni que la science de Dieu se trompe. En effet, ma vue ne se trompe pas lorsque je vois que Socrate est assis, bien que ce soit contingent.
3° On dit que le contingent est nécessaire dans la mesure où il est su de Dieu parce que Dieu le sait en tant qu’il est déjà présent. Mais, en tant qu’il est futur, il n’en reçoit aucune nécessité qui permettrait de dire qu’il advient nécessairement. Il n’y a, en effet, d’événement que pour ce qui est futur, car ce qui existe déjà ne peut advenir ultérieurement. Mais il est vrai que cet événement s’est produit et cela est nécessaire.
4° La proposition "Tout ce qui est su de Dieu est nécessairement" a deux sens, car elle peut concerner soit la forme propositionnelle, soit le sujet de la proposition Si elle concerne la forme propositionnelle, alors la proposition est composée et vraie et elle signifie: cette proposition "Tout ce qui est su de Dieu existe" est nécessaire, car il est impossible que Dieu sache qu’une chose existe et que celle-ci n’existe pas. Si elle concerne le sujet de la proposition, alors cette proposition est divisée et fausse et elle signifie: ce qui est su de Dieu existe nécessairement. En effet, les choses qui sont sues de Dieu ne se produisent pas pour autant de façon nécessaire, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Et si l’on objecte que cette distinction ne vaut que pour les formes qui peuvent se succéder l’une à l’autre dans un sujet, comme, par exemple, la blancheur et la noirceur, mais qu’il est impossible que quelque chose soit su de Dieu et par la suite ignoré de lui et que par conséquent cette distinction n’est pas valable ici il faut répondre que, bien que la science de Dieu soit invariable et d’un mode toujours identique, la propriété selon laquelle la chose est référée à la connaissance de Dieu n’entretient pas toujours la même relation à cette connaissance. La chose, en effet, est référée à la connaissance de Dieu en tant qu’elle existe présentement. Or, la présentialité n’appartient pas toujours à la chose. On peut donc considérer la chose avec ou sans cette propriété et, par conséquent, on peut la considérer selon qu’elle est référée à la connaissance de Dieu ou bien d’une autre manière. La distinction susdite est donc valable de ce point de vue.
5° Si cette proposition concerne le sujet, il est vrai qu’on introduit la nécessité dans ce qui est su par Dieu mais, si elle concerne la forme propositionnelle, on n’introduit pas la nécessité dans la chose elle-même mais dans le rapport de la science à son objet.
6° Pas plus que notre science, la science de Dieu ne peut porter sur les futurs contingents et encore moins si Dieu les connaissait comme futurs. Mais il les connaît comme présents pour lui et comme futurs pour les autres L’argument n’est donc pas valable.
7° Les opinions divergent sur ce point. Certains prétendent que l’antécédent: "Ceci est su de Dieu" est contingent parce que, bien qu’il soit passé, il implique un rapport au futur et n’est donc pas nécessaire. Par exemple, lorsqu’on dit "Ceci allait se produire", ce passé n’est pas nécessaire parce que ce qui allait se produire peut ne pas être destiné à se produire, car, comme il est dit au livre II De la Génération: "Celui qui allait marcher ne marchera pas." Mais ce raisonnement ne vaut rien, car, lorsqu’on dit: "Ceci va se produire" ou "Ceci allait se produire", on signifie le rapport qui existe entre les causes de cette chose et sa production. Or, bien que les causes qui sont ordonnées à un effet puissent être empêchées, de sorte que l’effet ne résulte pas d’elles, on ne peut empêcher qu’elles aient été à un moment donné ordonnées à cet effet. Aussi, bien que ce qui allait se produire puisse ne pas se produire, jamais cependant il ne peut ne pas avoir été destiné à se produire.
Pour cette raison, d’autres prétendent que cet antécédent est contingent parce qu’il est composé de nécessaire et de contingent. En effet, la science de Dieu est nécessaire mais ce qui est su par Dieu est contingent et l’un et l’autre sont inclus dans cet antécédent. Les propositions "Socrate est un homme blanc" ou "Socrate est un animal et il court" sont, elles aussi, contingentes en ce sens. Mais cela non plus ne vaut rien, car la vérité de la proposition ne varie pas du point de vue de la nécessité et de la contingence en fonction de ce qui entre matériellement dans la phrase mais seulement en fonction de la composition principale sur laquelle est fondée la vérité de la proposition. Il y a donc le même caractère de nécessité ou de contingence dans l’une et l’autre des propositions suivantes: "Je pense que l’homme est un animal" et "Je pense que Socrate court." Voilà pourquoi, étant donné que l’acte principal signifié dans l’antécédent " Dieu sait que Socrate court " est nécessaire, si grande que soit la contingence de ce qui entre matériellement dans cet antécédent, cela n’empêche pas que cet antécédent soit nécessaire.
Voilà pourquoi d’autres accordent purement et simplement que l’antécédent est nécessaire mais ils prétendent qu’il n’est pas nécessaire que le conséquent d’un antécédent nécessaire absolument soit nécessaire absolument, sauf lorsque l’antécédent est la cause prochaine du conséquent En effet, s’il en est la cause éloignée, la nécessité de l’effet peut être empêchée par la contingence de la cause prochaine. Par exemple, bien que le soleil soit une cause nécessaire, la floraison de l'arbre, qui est son effet, est contingente parce que sa cause prochaine, c’est-à-dire la puissance germinative de la plante, est variable. Mais cette solution non plus ne semble pas suffisante, car, si d’un antécédent nécessaire découle un conséquent nécessaire, ce n’est pas à cause de la nature de la cause et de l’effet mais plutôt à cause du rapport du conséquent à l’antécédent, du fait que le contraire du conséquent n’est d’aucune manière compatible avec l’antécédent, ce qui serait le cas si d’un antécédent nécessaire découlait un conséquent contingent. Il est donc nécessaire que cela se vérifie dans toute proposition conditionnelle, si elle est vraie -que l’antécédent soit l’effet, la cause prochaine ou la cause éloignée -et si cela ne se vérifiait pas dans une conditionnelle, celle-ci ne serait vraie d’aucune manière. Aussi la proposition conditionnelle "Si le soleil se meut, l’arbre fleurira" est-elle fausse.
Il faut donc proposer une autre solution et affirmer que l’antécédent en question est nécessaire purement et simplement et que le conséquent est nécessaire absolument selon la manière dont il découle de l’antécédent. Il en va, en effet, autrement de ce qui est attribué à la chose en raison d’elle-même et de ce qui lui est attribué en tant qu’elle est connue. En effet, ce qui est attribué à la chose en raison d’elle-même lui appartient selon son mode propre tandis que ce qui lui est attribué ou découle d’elle en tant qu’elle est connue dépend du mode du connaissant. Si donc, dans l’antécédent, est signifié quelque chose qui relève de la connaissance, il faut comprendre le conséquent en fonction du mode du connaissant et non en fonction du mode de la chose connue. Si, par exemple, je dis "Si j’intellige une chose, celle-ci est immatérielle", il n’est pas nécessaire que ce qui est intelligé soit immatériel sinon en tant qu’il est intelligé. Pareillement, lorsque je dis "Si Dieu sait quelque chose, cela sera", le conséquent doit s’entendre non en fonction de la disposition de la chose en elle-même mais en fonction du mode du connaissant. Or, bien que la chose en elle-même soit encore à venir, elle est cependant présente selon le mode du connaissant. Voilà pourquoi il vaudrait mieux dire " Si Dieu connaît quelque chose, cela est que "cela sera." Il faut donc porter le même jugement sur la proposition "Si Dieu sait quelque chose, cela sera" et sur la proposition "Si je vois Socrate courir, Socrate court" l’un et l’autre sont nécessaires quand ils sont.
8° Certes, tant qu’il est futur, le contingent n’a pas d’être, mais, à partir du moment où il est présent, il possède être et vérité et c’est ainsi qu’il est objet de la Vision divine. Cependant, Dieu connaît aussi le rapport d’une chose à une autre et connaît par là qu’une chose est future par rapport à une autre. Par conséquent, il n’y a pas d’inconvénient à admettre que Dieu sait qu’une chose est future, alors qu’en fait elle ne sera pas Il sait, en effet, que certaines causes sont inclinées à produire un certain effet qui, en fait, ne sera pas produit. Nous ne parlons pas maintenant de la connaissance du futur en tant qu’il est vu par Dieu dans ses causes mais en tant qu’il est connu en lui-même. Dans ce cas, en effet, il est connu comme présent.
9° En tant qu’il est su de Dieu, un futur contingent est présent et donc déterminé l’un des membres de l’alternative, même si, tant qu’il est encore futur, il est ouvert aux deux membres de l’alternative.
10° Dieu ne connaît rien en dehors de lui si l’expression "en dehors" se rapporte ce par quoi il connaît, mais, si elle se rapporte ce qui est connu, alors Dieu connaît quelque chose en dehors de lui. On en a parlé plus haut.
11° Il y a deux médiums de la connaissance. L’un est le moyen terme de la démonstration et celui-ci doit être proportionné la conclusion, de sorte qu’une fois posé, la conclusion le soit aussi Dieu n’est pas par rapport aux choses contingentes un médium de connaissance de ce type. L’autre médium de connaissance est celui qui est la similitude de la chose connue et l’essence divine est un médium de ce type. Cependant, il n’est pas adéquat quoi que ce soit, bien qu’il soit propre aux singuliers comme on l’a dit plus haut.


ARTICLE 13: La science de Dieu est-elle sujette à variation?

213

Objections:

Il semble que oui.
1° La science est l’assimilation du connaissant à la chose sue Or, la science de Dieu est parfaite. Dieu s’assimilera donc parfaitement aux choses sues. Or, les choses sues par Dieu sont sujettes à variation. La science de Dieu est donc sujette à variation.
2° Toute science qui peut se tromper est sujette à variation. Or, la science de Dieu peut se tromper. Elle porte, en effet, sur le contingent qui peut ne pas être et, si effectivement il n’est pas, la science de Dieu se trompe. Elle est donc sujette à variation.
3° Notre science, qui se réalise par réception à partir des choses, dépend du mode du connaissant. Donc la science de Dieu, qui se réalise par le fait que Dieu confère quelque chose aux choses, dépend du mode de la chose sue. Or, les choses sues par Dieu sont sujettes à variation. La science de Dieu est donc, elle aussi, sujette à variation.
4° Si l’un des termes d’une relation est supprimé, l’autre l’est aussi Donc la variation de l’un entraîne aussi celle de l’autre. Or, les choses sues de Dieu sont sujettes à variation. Sa science est donc, elle aussi, sujette à variation.
5° Toute science susceptible d’accroissement ou de diminution peut varier. Or, la science de Dieu est susceptible d’accroissement et de diminution. Elle peut donc varier. Preuve de la mineure: La science de tout connaissant qui sait tantôt plus tantôt moins de choses varie. Donc, le connaissant qui peut savoir plus ou moins de choses qu’il n’en sait possède une science sujette à variation. Or, Dieu peut savoir plus de choses qu’il n’en sait. En effet, il sait que certaines choses sont ou ont été ou seront parce qu’il va les faire. Or, il pourrait faire plus de choses qu’il n’en fera jamais. Par conséquent, il pourrait savoir plus de choses qu’il n’en sait. Pour la même raison, il peut savoir moins de choses qu’il n’en sait, car il peut renoncer à une des choses qu’il allait faire. La science de Dieu est donc susceptible d’accroissement et de diminution.
6° (Réponse: Même s’il y avait davantage ou moins de choses à relever de la science divine, celle-ci ne varierait pas. En sens contraire: Les choses connaissables relèvent de la science divine tout comme les possibles relèvent de la puissance divine. Or, si Dieu pouvait faire davantage de choses qu’il n’a pu en faire, sa puissance augmenterait et elle diminuerait s’il pouvait en faire moins. Donc, pour la même raison, si Dieu connaissait plus de choses qu’il n’en a d’abord connu, sa science augmenterait.
7° A un moment donné, Dieu a su que le Christ allait naître. Maintenant il ne sait pas qu’il va naître mais il sait qu’il est déjà né. Dieu sait donc quelque chose qu’il ne savait pas auparavant et il a su quelque chose qu’il ne sait plus maintenant. Par conséquent, sa science varie.
8° Tout comme elle requiert un objet, la science requiert aussi un mode. Or, si le mode selon lequel Dieu sait variait, sa science serait sujette variation. Donc, pour la même raison, puisque les choses qui peuvent être sues par lui varient, sa science sera sujette à variation.
9° On dit qu’il y a en Dieu une certaine science d’approbation par laquelle il connaît seulement les bons. Or, Dieu peut approuver ceux qu’il n’a pas approuvés. Il peut donc savoir ce que d’abord il ne savait pas. Il semble donc que sa science soit sujette variation.
10° De même que la science de Dieu est Dieu lui-même, de même aussi la puissance de Dieu est Dieu lui-même. Or, nous disons que les choses sont produites l’existence de manière changeante par la puissance de Dieu. Donc, pour la même raison, les choses sont connues de manière changeante par la science divine sans aucun préjudice pour la perfection divine.
11° Toute science qui passe d’une chose une autre est sujette variation. Or, tel est le cas de la science de Dieu puisque Dieu connaît les choses par son essence. Elle est donc sujette à variation.
. En sens contraire:
1° "En lui, il n’y a pas de changement..." (
Jc 1,17).
2° Toutes les choses mues se rattachent à un premier principe immobile. Or, la cause première de tous les choses sujettes à variation est la science divine, tout comme la cause des produits de l’art est l’art La science de Dieu est donc invariable.
3° Comme il est dit au livre III De l’âme, "le mouvement est l’acte d’un être imparfait." Or, il n’y a aucune imperfection dans la science divine. Elle est donc invariable.



Réponse:
La science étant intermédiaire entre le connaissant et le connu une variation peut se produire en elle de deux manières: I. premièrement, du côté du connaissant et, II. secondement, du côté du connu.
I. Du coté du connaissant, on peut considérer trois choses dans la science: 1° la science elle-même, 2° son acte et 3° son mode et, de ces trois points de vue, une variation peut se produire dans la science du côté du connaissant.
1° En effet, une variation s’y produit du côté de la science elle-même lorsqu’on acquiert pour la première fois la science d’une chose qu’on ignorait précédemment ou lorsqu’on perd la science de ce qu’on savait précédemment. C’est ce qui permet de parler de génération et de corruption ou d’accroissement et de diminution de la science elle-même Or, une telle variation ne peut se produire dans la science de Dieu étant donné que celle-ci, comme on l’a montré plus haut porte non seulement sur les étants mais aussi sur les non-étants. Or, il ne peut rien y avoir en dehors de l’étant ou du non-étant puisqu’il n’y pas de milieu entre l’affirmation et la négation'Certes, selon un certain mode, celui où la science est ordonnée à l’action que réalise la volonté, la science de Dieu porte seulement sur les choses qui existent dans le présent, le passé ou le futur. Cependant, si selon ce mode de savoir Dieu savait quelque chose qu’il ignorait précédemment, cela n’occasionnerait aucune variation dans sa science puisque sa science, quant à elle, porte également sur les étants et les non-étants. Mais, s’il devait y avoir pour cela quelque variation en Dieu ce serait du côté de la volonté qui détermine la science à quelque chose à quoi elle ne la déterminait pas précédemment.
Mais cela ne peut non plus occasionner une variation dans sa volonté. En effet, puisqu’il est de la nature de la volonté de produire librement son acte, elle peut, du point de vue de sa notion même, se diriger indifféremment vers l’un ou l’autre des opposés: vouloir ou bien ne pas vouloir faire ou ne pas faire. Cependant, il est impossible qu’elle ne veuille pas au moment où elle veut. De plus, dans la volonté divine, qui est immuable, il ne peut arriver que Dieu ait d’abord voulu quelque chose, puis ne veuille plus cette même chose au même moment, car, dans ce cas, sa volonté serait engagée dans le temps et non toute entière en même temps Si, donc, nous parlons de nécessité absolue, il n’est pas nécessaire que Dieu veuille ce qu’il veut et, par conséquent, absolument parlant, il est possible qu’il ne le veuille pas. Mais, si nous parlons de nécessité conditionnelle, il est nécessaire que Dieu veuille s’il veut ou s’il a voulu. Par conséquent, si l’on sous-entend cette condition: il veut ou il voulu, il n’est pas possible qu’il ne veuille pas. Or, comme le changement exige deux termes il concerne toujours le dernier en ordre au premier. La volonté de Dieu ne serait donc sujette au changement que s’il était possible qu’il ne veuille pas ce qu’il veut s’il l’avait voulu précédemment. Il est donc clair que le fait que, par ce type de science, Dieu puisse connaître plus ou moins de choses, n’introduit aucune variation dans sa science ou dans sa volonté. Pour lui, en effet, pouvoir connaître plus de choses c’est pouvoir déterminer sa science par sa volonté à faire plus de choses.
2° Du côté de l’acte, il se produit une variation dans la connaissance de trois manières.
Premièrement, lorsqu’on considère en acte ce qu’on ne considérait pas antérieurement, à la manière dont nous disons que celui qui passe de l’habitus à l’acte varie. Ce type de variation ne peut exister dans la science divine. En effet, Dieu n’est pas connaissant par un habitus mais seulement par un acte, car il n’y a pas en lui de potentialité du genre de celle qui est dans l’habitus.
Deuxièmement, une variation se produit dans l’acte de savoir lorsqu’on considère tantôt une chose tantôt une autre. Mais cela non plus ne peut se trouver dans la connaissance divine, car Dieu voit toute chose au moyen d’une seule espèce qui est son essence et c’est pourquoi il voit toute chose en même temps.
Troisièmement, une variation se produit lorsque, dans l’acte de connaître, on passe discursivement d’une chose à une autre. Cela non plus ne peut se produire en Dieu, puisque, comme le discours exige deux termes entre lesquels il se produit, on ne peut parler de discours dans la science du fait qu’on voit deux choses, si on les voit d’un seul regard. Or, c’est le cas dans la science divine parce que Dieu voit toute chose par une seule espèce.
3° Du côté de la manière de connaître, une variation se produit dans la science du fait que quelque chose est connu plus clairement et plus parfaitement maintenant qu’auparavant. Cela peut se produire pour deux raisons.
Premièrement, en raison de la différence du médium par lequel se réalise la connaissance. C’est ce qui se produit, par exemple, chez celui qui a d’abord connu quelque chose par un médium probable et gui, ensuite, connaît cette même chose par un médium nécessaire. Cela non plus ne peut se produire en Dieu, car son essence, qui est le médium de sa connaissance, est invariable.
Deuxièmement, cela peut se produire en raison de la puissance intellectuelle: un homme plus intelligent connaît plus profondément une chose, même lorsque le médium est le même. Cela non plus ne saurait se produire en Dieu, car la puissance par laquelle il connaît est son essence, laquelle est invariable. Il reste donc que, du côté du connaissant, la science de Dieu est totalement invariable.

II. Du côté de la chose connue, la science varie en fonction de sa vérité ou de sa fausseté. En effet, si la chose change alors que le jugement reste le même, le jugement, qui auparavant était vrai, sera faux Cela non plus ne peut exister en Dieu puisque le regard de la divine connaissance se porte vers la chose considérée dans sa présentialité, en tant qu’elle est déjà déterminée à une seule chose, et elle ne peut plus, par la suite, varier sur ce point. Si, en effet, la chose elle-même reçoit une autre détermination, celle-ci sera à son tour de la même manière objet de la vision divine Par conséquent, la science de Dieu n’est d’aucune manière variable.
. Solutions:
1° L’assimilation de la science à la chose sue ne se fait pas par une conformité de nature mais par représentation Il n’est donc pas nécessaire que la science des choses sujettes à variation soit elle-même sujette à variation.
2° Bien que ce qui est su de Dieu puisse, considéré en soi, être autrement, cependant il est l’objet de la connaissance divine en tant qu’il ne peut être autrement, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.
3° Toute science, qu’elle se réalise par réception à partir des choses ou par impression dans les choses, dépend du mode du connaissant, car l’un et l’autre type de science se réalise en tant que la similitude de la chose connue est dans le connaissant. Or, ce qui est en quelque chose y est selon le mode de ce en quoi il est.
4° Ce à quoi se réfère la science divine est invariable en tant qu’objet de la science divine. Cette science est donc, elle aussi, invariable du point de vue de la vérité qui pourrait varier à cause du changement de cette relation.
5° La proposition "Dieu peut savoir ce qu’il ne sait pas", appliquée même à la science de vision, peut s’entendre de deux manières.
Premièrement, au sens composé c’est-à-dire en supposant que Dieu ne savait pas ce qu’on dit qu’il peut savoir. En ce sens, cette proposition est fausse, car il est impossible que soit vrai en même temps que Dieu ait ignoré quelque chose et qu’il le sache par la suite.
Deuxièmement, elle peut s’entendre au sens divisé et, dans ce cas, aucune supposition ou condition n’est incluse dans la possibilité, si bien que, dans ce sens, elle est vraie, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Cependant, bien qu’on accorde en un certain sens que Dieu puisse savoir ce qu’il ignorait auparavant, on ne peut accorder, en quelque sens qu’on l’entende, que "Dieu peut savoir plus de choses qu’il n’en sait", car, l’expression "plus de choses" impliquant une comparaison avec ce qui existe déjà, cette proposition s’entend toujours au sens composé. Pour la même raison, on ne peut accorder d’aucune manière que la science de Dieu puisse croître ou diminuer.
6° Nous l’accordons.
7° Ainsi qu’on l’a dit précédemment, Dieu ne connaît pas les énoncés en composant et divisant Voilà pourquoi, de même que Dieu connaît les différentes choses de la même manière lorsqu’elles existent et lorsqu’elles n’existent pas, de même il connaît les différents énoncés de la même manière au moment où ils sont vrais et au moment où ils sont faux parce qu’il connaît que chacun est vrai au temps où il est vrai. Il sait, en effet, que l’énoncé "Socrate court" est vrai au moment où il est vrai, de même l’énoncé "Socrate va courir" et les autres énoncés de ce type Voilà pourquoi, même s’il n’est pas vrai maintenant que Socrate court mais qu’il a couru, Dieu connaît cependant l’un et l’autre, car il voit simultanément l’un et l’autre temps où l’un et l’autre énoncé est vrai. Mais s’il connaissait l’énoncé en le formant en lui-même, il ne le connaîtrait que lorsqu’il est vrai, comme c’est le cas pour nous, et, ainsi, sa science varierait.
8° La mode de la science est dans le connaissant lui-même alors que la chose sue n’est pas elle-même dans le connaissant avec son existence naturelle. Voilà pourquoi la variation du mode de la science rendrait la science variable mais non la variation des choses sues.
9° La réponse ressort de ce qu’on a dit.
10° L’acte de la puissance a son terme hors de l’agent, dans la chose telle qu’elle est dans sa nature propre où elle possède un être sujet à variation. Du côté de la chose produite, on accorde donc que la chose est produite à l’existence par un changement. Mais la science porte sur les choses en tant qu’elles sont de quelque manière dans le connaissant si bien que, quand le connaissant est invariable, les choses sont connues par lui de manière invariable.
11° Bien que Dieu connaisse les autres choses au moyen de son essence, il n’y a pas le passage d’une chose à une autre, car c’est d’un même regard qu’il voit son essence et les autres choses.




De veritate FR 212