De veritate FR 1304

ARTICLE 4: L’enseignement est-il un acte de la vie active ou de la vie contemplative ?

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Objections:
Il semble que ce soit un acte de la vie contemplative.
1." La vie active cesse en effet avec le corps", comme le dit Grégoire dans son Commentaire sur Ezéchiel. Mais l’enseignement ne cesse pas avec le corps car même les anges qui n’ont pas de corps enseignent, comme on l’a dit. Donc il semble que l’enseignement appartienne à la vie contemplative.
2. En outre, comme le dit Grégoire dans son Commentaire sur Ézéchiel: "On mène d’abord la vie active afin d’en venir ensuite à la vie contemplative", Mais l’enseignement suit la contemplation et ne la précède pas. Donc l’enseignement n’appartient pas à la vie active.
3. En outre, comme Grégoire le dit au même endroit: "La vie active, absorbée par ce qu’elle fait, a un champ de vision moins étendu." Mais celui qui enseigne doit avoir nécessaire ment des vues plus étendues que celui qui ne fait que contempler. Donc l’enseignement relève davantage de la vie contemplative que de la vie active.
4. En outre, c’est par un même principe qu’une chose est par faite en elle-même et qu’elle donne à d’autres une perfection semblable à la sienne. Ainsi est-ce par la même chaleur que le feu est chaud et qu’il réchauffe. Mais que quelqu’un soit en lui-même parfait dans la considération des choses divines, cela relève de la vie contemplative. Donc l’enseignement, qui est la communication de cette même perfection à un autre, relève, lui aussi, de la vie contemplative.
5. En outre, la vie active s’occupe de choses temporelles, mais l’enseignement s’occupe principalement de réalités éternelles, car l’enseignement de ces choses constitue ce qu’il y a de plus excellent et de plus parfait. Donc l’enseignement n’appartient pas à la vie active, mais à la vie contemplative.



Cependant:
1. Grégoire dit dans la même homélie: "La vie active consiste à donner du pain à celui qui a faim, à enseigner la parole de sagesse à celui qui l’ignore ".
2. En outre, les oeuvres de miséricorde appartiennent à la vie active. Or l’enseignement est compté parmi les aumônes spi rituelles. Donc l’enseignement appartient à la vie active.



Réponse:
Il faut répondre que la vie contemplative et la vie active se distinguent l’une de l’autre par leur fin et par leur matière. La matière de la vie active, en effet, ce sont les choses temporelles dont s’occupe l’activité humaine, mais la matière de la vie contemplative, ce sont les raisons intelligibles des choses sur lesquelles le contemplatif fixe son regard. Cette diversité de matières provient de la diversité des fins, comme cela se passe partout ailleurs où la matière est déterminée par l’exigence de la fin car la fin de la vie contemplative -dans la mesure où nous parlons main tenant de la vie contemplative -c’est en effet la vision de la vérité, je veux dire de la vérité incréée, selon le mode dont est capable celui qui contemple: mais la vérité incréée ne peut être saisie qu’imparfaitement en cette vie, et elle ne sera vue parfaitement que dans la vie future. C’est pourquoi Grégoire dit encore que " la vie contemplative commence ici-bas et qu’elle parviendra à sa perfection dans la patrie céleste." La fin de la vie active, en revanche, c’est l’action par laquelle on tend à être utile à son prochain.
Cependant, dans l’acte d’enseigner, nous trouvons un double objet, et nous en découvrons le signe dans le fait que l’acte d’enseigner se construit avec un double accusatif. Le premier objet, c’est la chose même qui est enseignée, et le second, c’est celui à qui la science est communiquée. Dès lors, si l’on considère le premier objet, l’acte d’enseigner relève de la vie contemplative, mais si l’on considère le second, il appartient à la vie active. Or, du point de vue de la fin, l’enseignement se trouve appartenir seule ment à la vie active car son objet ultime, celui en lequel il atteint la fin qu’il poursuit, relève de la vie active. Par conséquent, l’enseignement appartient davantage à la vie active qu’à la vie contemplative, comme il ressort de ce que l’on vient de dire.


RÉPONSE AUX OBJECTIONS
1° A la première objection, on doit répondre que la vie active, du fait qu’elle s’exerce avec peine et qu’elle vient en aide aux infirmités du prochain, cesse avec le corps, et c’est dans ce sens que Grégoire dit, dans le même passage, que " la vie active est pénible parce qu’elle s’épuise au travail", ce qui ne se produira pas dans la vie future. Il y a néanmoins une activité hiérarchique chez les esprits célestes, comme le dit saint Denis, et cette activité s’exerce selon un mode différent de celui dont relève la vie active que nous menons maintenant en cette vie. C’est pourquoi l’enseignement qui sera donné dans l’au-delà est aussi très différent de celui qui est donné ici-bas.
2° A la seconde objection, on doit répondre que Grégoire dit dans le même passage: "De même que la bonne manière de vivre consiste à tendre de la vie active à la vie contemplative, ainsi est-ce la plupart du temps avec utilité que l’esprit est renvoyé de la vie contemplative à la vie active, de telle sorte que, l’esprit ayant été embrasé par la vie contemplative, la vie active puisse être menée avec une plus parfaite ténacité." Nous devons savoir cependant que la vie active précède la vie contemplative pour ce qui est des actes dont l’objet ne coïncide en aucune manière avec celui de la vie contemplative; mais, quand il s’agit d’actes qui reçoivent leur objet de la vie contemplative, il est nécessaire que la vie active suive la vie contemplative.
3. A la troisième objection, on doit répondre que l’acte de voir est, pour celui qui enseigne, le principe de l’enseignement, mais que l’enseignement lui-même consiste davantage dans la communication de la science des choses vues que dans l’acte qui les fait voir. C’est pourquoi l’acte de voir, chez celui qui enseigne, relève davantage de la contemplation que de l’action.
4° A la quatrième objection, on doit répondre que cet argument prouve que la vie contemplative est le principe de l’enseignement, comme la chaleur est le principe du réchauffement mais n’est pas le réchauffement lui-même. Or il est acquis que la vie contemplative est le principe de la vie active en tant qu’elle la dirige comme, inversement, la vie active dispose à la vie contemplative.
5° La solution de la cinquième objection ressort de ce qui a été dit précédemment puisque, en ce qui concerne son premier objet, l’enseignement rejoint la vie contemplative, comme on l’a dit.



QUESTION 15: RAISON SUPÉRIEURE ET RAISON INFÉRIEURE


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(Traduction par le Père Jean Tonneau O.P., 1991)



ARTICLE 1: Intellect et raison sont-ils dans l’homme des puissances distinctes?mmm

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La question a pour thème la raison supérieure et la raison inférieure



Objections:
Il semble que oui. On lit en effet dans l’ouvrage intitulé De l’esprit et de l’âme (Ouvrage pseudo-augustinien dû probablement à un cistercien, peut-être.): "Si l’on veut monter de l’inférieur au supérieur, on rencontre en premier lieu le sens, ensuite l’imagination, puis la raison, puis l’intellect, puis l’intelligence et tout en haut la sagesse, c’est-à-dire Dieu même." Or l’imagination et le sens sont des puissances différentes; donc aussi la rai son et l’intellect.
2. Selon saint Grégoire (Homélies sur l’Évangile, II, hom. 29) l’homme a quelque chose de commun avec toute créature; ainsi, en disant toute créature on désigne l’homme. Mais ce qu’il y a de commun entre l’homme et les plantes est une certaine puissance de l’âme, dite végétative, distincte de la raison, qui est la puissance caractéristique de l’homme comme tel. Il en va de même touchant ce qu’il a de commun avec les animaux, à savoir le sens. Donc, par le même raisonnement, ce que l’homme a de commun avec les anges qui lui sont supérieurs, je veux dire l’intellect, se différencie de la raison, laquelle, selon Boèce, au cinquième livre De la consolation V, prose 5 appartient en propre au genre humain.
3. Comme les perceptions des sens propres aboutissent à un sens commun appelé à en juger, de même aussi le dis cours de la raison aboutit à l’intellect pour qu’un jugement soit porté sur les données recueillies par la raison; l’homme en effet juge de ces apports lorsque par voie d’analyse on par vient aux principes qui sont objet de l’intellect. C’est pour quoi l’art du jugement est qualifié d’analytique Donc, puis que le sens commun est une autre puissance que le sens propre, il en va de même de l’intellect et de la raison.
4. D’ailleurs, saisir et juger sont des actes qui postulent des puissances différentes. C’est manifeste dans le cas du sens propre qui saisit et du sens commun qui juge. Mais dans L'esprit et l’âme on lit ceci: "Tout ce que le sens perçoit, l’imagination le représente, la pensée lui donne forme, le génie le scrute, la raison le juge, la mémoire le garde, l’intelligence le saisit "; raison et intelligence sont donc des puissances distinctes.
5. Entre ce qui est absolument simple et l’acte complexe il y a le même rapport qu’entre ce qui est absolument complexe et l’acte simple. Mais l’intellect divin, étant absolument simple, ne présente dans son acte aucune sorte de complexité mais une absolue simplicité. Par conséquent notre raison, étant complexe dans la mesure où elle confère, n’a pas un acte simple, alors qu’est simple l’acte de l’intellect. Effectivement le livre III De L’âme parle de " l’intellection des indivisibles." Donc intellect et raison ne font pas une puissance unique.
6. Selon le Philosophe au livre III De l’âme, 3 et le Commentateur au même endroit, l’âme rationnelle se connaît elle-même moyennant une certaine similitude; d’autre part, selon saint Augustin au neuvième livre De la Trinite I, IX, 3, la partie spirituelle de l’âme, là où se trouve l’image de Dieu, se connaît elle-même, et immédiatement par elle-même. Donc la raison ne se confond pas avec cette partie spirituelle où l’on reconnaît l’intellect.
7. Les puissances se distinguent d’après leurs actes et ceux-ci d’après leurs objets; or les objets de la raison et ceux de l’intellect diffèrent du tout au tout. On lit en effet ceci dans L'esprit et l’âme, 11: "Par le sens, l’âme perçoit les corps, par l’imagination la représentation des corps, par la raison la nature des corps, par l’intellect l’esprit créé, par l’intelligence l’esprit incréé. " Or rien ne diffère plus de la nature corporelle que l’esprit créé; donc intellect et raison sont des puissances différentes.
8. Au cinquième livre De la consolation, V, 4, Boèce écrit: "L’homme lui-même est considéré différemment soit par le sens, soit par l’imagination ou par la raison ou par l’intelligence. Le sens montre la figure posée dans son support maté riel, l’imagination la montre à part, dégagée de la matière cette figure encore est dépassée par la raison qui d’un point de vue universel prend en considération la nature spécifique elle-même, présente dans les êtres singuliers; quant à l’intelligence, c’est une vision supérieure en ce qu’elle échappe au cercle de l’univers et, d’un pur regard spirituel, contemple cette même forme dans sa simplicité. " De même donc que l’imagination est une puissance autre que le sens, vu que l’imagination considère la forme abstraction faite de la matière et que le sens la perçoit comme posée dans la matière, de même l’intelligence considérant la forme à l’état pur n’est pas la même puissance que la raison, celle-ci considérant la forme universelle en tant que présente dans les individus.
De plus Boèce dit au livre IV De la consolation IV, 6: Ce qu’est l’intellection par rapport au discours rationnel, ce qui est absolument par rapport à ce qui est engendré, l’éternité au temps, le centre à la circonférence, telle est la suite mobile du destin par rapport â la ferme simplicité de la Providence. " Mais il est avéré que la Providence diffère essentiellement du destin, le cercle du centre, le temps de l’éternité et la génération de l’être même. Donc la raison diffère aussi de l’intellect.
9. Comme dit Boèce au cinquième livre De la consolation, V, 5: "la raison appartient au genre humain comme l’intelligence est le propre de la divinité "; mais le divin et l’humain ne peuvent partager en commun la même sorte de puissance. Ils ne constituent donc pas une puissance unique.
10. L’ordre des puissances suit l’ordre des actes; mais l’acte de saisir quelque chose absolument, en quoi l’on voit le fait de l’intelligence, est antérieur à l’acte de conférer qui appartient à la raison; donc l’intellect est antérieur à la rai son; il s’ensuit, rien ne pouvant être antérieur à soi-même, qu’intellect et raison ne sont pas la même puissance.
11. On peut considérer la réalité d’une chose absolument et la considérer en tel sujet concret et aucune de ces deux considérations ne manque à l’âme humaine. Il faut donc qu’il y ait dans l’âme humaine deux puissances, l’une pour con naître l’entité absolument, et c’est l’intellect, l’autre pour la connaître dans cet autre sujet, ce qui semble relever de la rai son. Même conclusion que précédemment.
12. On lit dans le livre De l’esprit et de l’âme, 11: "La raison est la vue qui permet à l’esprit de discerner le bien du mal, de choisir la vertu et d’aimer Dieu", toutes choses qui semblent relever de l’affectivité. Mais celle-ci est une autre puissance que l’intellect. La raison aussi est donc une autre puissance que l’intellect.
13. La partie rationnelle se distingue par opposition à l’irascible et à la concupiscible. Comme celles-ci relèvent de l’appétitivité il en va de même de la raison. Même conclu sion que précédemment’
14. Au troisième livre De l’âme III, 8, Aristote place la volonté dans la partie rationnelle. Or la volonté se distingue de l’intellect. Même conclusion que précédemment.



Cependant:
Saint Augustin au livre XV De la Trinité, 1 écrit ceci: "Nous en venons à l’image de Dieu, c’est-à-dire l’homme, précisément ce par quoi l’homme dépasse les autres animaux, à savoir la raison, l’intelligence, ou toute autre chose qu’au sujet de l’âme rationnelle ou intellectuelle on peut désigner comme appartenant à cette réalité que nous appelons mens ou esprit." N'est-ce pas tenir raison et intelligence pour la même chose?
2. Dans son Commentaire littéral sur la Genèse livre III (et c’est repris par une Glose sur (
Ep 4,23): "Renouvelez-vous dans l’esprit de votre intelligence", saint Augustin écrit "Comprenons que l’homme est fait à l’image de Dieu en ce par quoi il l’emporte sur les animaux dénués de raison, c’est-à-dire précisément la raison, ou l’esprit, ou l’intelligence ou tout autre vocable qu’on trouvera plus approprié." Il semble donc que pour lui raison et intelligence sont des mots différents pour désigner la même puissance.
3. Au livre XIV De la Trinité saint Augustin écrit "L’image de cette nature qu’aucune nature ne dépasse en bonté, s’il faut la chercher et la trouver en nous, ce sera là où notre nature elle aussi atteint le comble de sa bonté mais l’image de Dieu en nous est dans la partie supérieure de la raison, comme il ressort des livres XII et XV De la Trinité. Donc il n’est aucune autre puissance dans l’homme qui soit préférable à la raison. Mais si l’intelligence ou l’intellect était différent de la raison il surpasserait celle-ci, comme en témoignent les textes de Boèce et de L ‘esprit et l’âme qu’on a présentés en premier Donc l’intellect, dans l’homme, n’est pas une puissance autre que la raison.
4. Une puissance peut s’étendre à des objets d’autant plus nombreux qu’elle est plus dégagée de la matière; ainsi cette force matérielle qu’est le sens commun collationne les sensibles propres en les distinguant les uns des autres, mais il les perçoit aussi absolument, sinon il ne pourrait pas les discerner, selon la démonstration du livre II De l’âme, 27 Combien plus fortement la raison, faculté plus immatérielle, pourra donc non seulement collationner, mais encore saisir absolument, ce qui convient à l’intellect. Dès lors il ne semble pas qu’intellect et raison soient des puissances différentes.
5. On lit dans L'esprit et l’âme, 11: "L’esprit ouvert à l’universel, orné de la similitude de toutes choses, ce qu’on appelle l’âme, comporte de naissance une spéciale autorité et une noblesse naturelle. " Mais ce qui désigne l’âme tout entière ne doit pas être séparé de l’une ou l’autre puissance de l’âme. Donc l’esprit ne doit pas être séparé de cette puissance de l’âme qu’est la raison, ni par conséquent de l’intellect, qu’on semble identifier à l’esprit.
6. Il se trouve dans l’activité de l’âme humaine une double composition, dont l’une unit ou sépare le prédicat et le sujet en vue de former des propositions et l’autre relie les principes aux conclusions par voie d’inférence. Or c’est une seule et même puissance de l’âme humaine, dans la première sorte de composition, qui saisit les éléments simples que sont le sujet et le prédicat avec leurs quiddités propres et qui les compose en vue de former une proposition. Les deux rôles, en effet, sont attribués à l’intellect possible par le traité De l’âme au livre III. Pareillement il y aura donc une seule puissance pour saisir les principes comme tels, ce qui est le fait de l’intellect et pour traiter des principes en rapport avec la conclusion, ce qui est le fait de la raison.
7. D’après l’ouvrage sur L'esprit et l’âme, 13: "l’âme est un esprit d’intelligence ou de rationalité", ce qui donne à penser que la raison s’identifie à l’intelligence.
8. Au livre XII De la Trinité, 8 saint Augustin écrit: "Dès que nous rencontrons (dans l’âme) quelque chose qui ne nous soit pas commun avec les animaux, c’est cela qui relève de la raison. " Mais c’est cela justement, au dire d’Aristote De l’âme qui relève de l’intellect. Raison et intellect sont donc la même chose.
9. Une différence touchant les conditions accidentelles des objets ne prouve pas une diversité de puissances. En effet, tout ce qui est coloré, que ce soit un homme ou une pierre, est perçu par une seule et même puissance car il est accidentel au sensible comme tel d’être un homme ou une pierre. Mais les objets que le livre De l’esprit et de l’âme, 11 attribue respectivement à l’intellect et à la raison, à savoir l’esprit créé et la nature corporelle, ne diffèrent pas mais convergent du point de vue formel de la cognoscibilité. En effet, si l’esprit incorporel créé est intelligible, c’est parce qu’il est immatériel; pareillement les natures corporelles ne sont objet d’intellection que dans la mesure où elles sont abstraites de la matière; ainsi, en tant que connus, ces deux sortes d’objet ont en commun la même raison de connaissable, c’est-à-dire celle d’immatérialité. Bref, raison et intellect ne sont pas des puissances différentes.
10. Pour comparer entre elles diverses choses toute puissance doit avoir de chacune une connaissance indépendante; c’est pourquoi le Philosophe au livre II De l’âme, 27 veut qu’il y ait en nous une puissance pour connaître le blanc et le doux, vu que nous distinguons l’un de l’autre. Mais s’il est vrai que discerner entre divers objets ne va pas sans les comparer l’un à l’autre, pareillement mettre en rapport ne va pas non plus sans comparer l’un à l’autre. Donc, à la puissance qui établit des rapports, c’est-à-dire la raison, il appartient aussi de saisir, ce qui relève de l’intellect.
11. Comme agir est plus noble que pâtir, de même il est plus noble de mettre en rapport que d’y être mis. Mais c’est au même titre que quelque chose est susceptible d’être saisi et d’être mis en rapport. C’est donc la même chose qui fait l’âme intelligente et capable d’établir des rapports. Donc raison et intellect s’identifient.
12. En outre, un seul et même habitus ne peut se trou ver dans des puissances différentes. Or un même habitus peut nous qualifier pour l’établissement des rapports et pour la simple saisie des choses, telle la foi qui, en tant qu’adhésion à la vérité première, nous fait saisir quelque chose absolu ment et d’autre part établit des rapports en tant que, par une sorte de cheminement, elle contemple cette vérité dans le miroir des créatures. Ainsi c’est la même puissance qui établit des rapports et qui saisit quelque chose absolument.



Réponse:
Il faut répondre ceci: pour tirer au clair ce problème, voyons en quoi diffèrent intellect et raison. Sachons donc, avec saint Augustin au troisième livre De la Trinité, III, 4 que de même qu’il y a un certain ordre entre les substances corporelles, en vertu de quoi les unes sont dites supérieures aux autres et les gouvernent, de même il y a un certain ordre entre les substances spirituelles. Or entre les corps apparaît cette différence que les corps inférieurs atteignent la perfection de leur être par un mouvement à savoir par génération, altération et augment, comme il est manifeste entre la pierre, les plantes et les animaux. Au contraire les corps supérieurs possèdent la perfection de leur être, selon la substance, le pouvoir, la quantité et la figure, sans aucun mouvement et dès leur origine, comme le montrent évidemment le soleil, la lune et les étoiles
Cependant la perfection d’une nature spirituelle consiste dans la connaissance de la vérité. Dès lors, il y a certaines substances spirituelles supérieures qui sans aucun mouvement ni cheminement ont tout de suite connaissance de la vérité dans une saisie première et subite ou simple; c’est le cas des anges et c’est pourquoi l’on dit qu’ils ont un intellect déiforme. En revanche il en est de moins élevées qui ne peu vent parvenir à une connaissance parfaite de la vérité que moyennant une sorte de mouvement qui les fait cheminer d’un point à un autre, de façon qu’à partir de ce qu’elles connaissent elles parviennent à la connaissance de ce qu’elles ignorent. Tel est proprement le cas des âmes humaines et de là vient justement que les anges sont dits substances spirituel les et les âmes substances rationnelles.
Car l’intellect semble bien désigner une connaissance simple et absolue. Ne dit-on pas en effet de quelqu’un qu’il " intellige " parce qu’il lit en quelque sorte la vérité à l’intérieur de l’essence même de la chose ? Au contraire la raison désigne une sorte de mouvement discursif par quoi l’âme humaine s’applique ou parvient à passer d’une connaissance à l’autre, ce qui fait dire à Isaac dans son livre sur les Définitions que raisonner c’est courir de la cause au causé. Cependant, comme dit saint Augustin dans son Commentaire littéral sur la Genèse, livre VIII, 21 tout mouvement procède de l’immobile et la fin du mouvement est le repos, comme il est expliqué au livre V des Physique, 9. Ainsi le mouvement se réfère au repos comme à son principe et comme à son terme. Pareillement la raison est à l’intellect ce que le mouvement est au repos et la génération à l’existence, comme il ressort manifestement de l’argument de Boèce cité plus haut la raison se réfère à l’intellect comme à son principe et comme à son terme. A son principe, parce que l’esprit humain ne pourrait transiter d’un point à un autre si son cheminement ne débutait par l’appréhension simple d’une vérité, appréhension qui est le fait de l’intelligence des principes. (A son terme) car pareillement le discours rationnel non plus n’aboutirait à rien de certain si les données qu’il découvre n’étaient contrôlées eu égard aux principes premiers dans lesquels les résout la raison. De sorte que l’intellect se trouve au principe de la raison selon la voie d’invention et au terme dans celle du jugement. Partant, encore que la connaissance chez l’âme humaine se fasse proprement par voie rationnelle, elle ne laisse pas toutefois de participer quelque peu à cette belle simplicité de connaissance qui se trouve chez les substances supérieures. De là vient encore que nous pouvons leur reconnaître une puissance d’intellection. Cela correspond à la distribution faite par saint Denis, au chapitre VII, 3 des Noms divins lorsqu’il dit de la Sagesse qu’elle "conjoint toujours la fin de ce qui précède aux débuts de ce qui suit." C’est dire qu’une nature inférieure entre en contact, par ce qu’elle a de plus élevé, avec ce qu’il y a de plus humble dans la nature supérieure.
Et c’est bien cette différence entre les anges et les âmes qu’expose saint Denis au chapitre VII des Noms divins lorsqu’il écrit: "C’est d’elle — à savoir de la divine Sagesse — que les puissances intellectuelles des esprits angéliques tiennent leurs simples et heureuses intellections car elles ne tirent pas leur divine connaissance par le rassemblement de pièces distinctes, par des sensations ou par un flux de paroles, mais c’est de façon simple et invariable qu’elles saisissent les divins intelligibles. " Plus loin, au sujet des âmes, il continue: "Les âmes aussi, c’est à cause de la divine Sagesse qu’elles ont la rationalité sans doute tournoient-elles de façon discursive et circulaire autour de la réalité des êtres, leur caractère dis cursif et variable les situant au-dessous des esprits unitifs mais grâce à leur reploiement du multiple à l’un on leur attribue la dignité d’intellects égaux aux anges, dans la mesure de ce qui est propre et possible à des âmes. " Il parle ainsi parce que ce qui convient à une nature supérieure ne peut se retrouver à la perfection dans une nature inférieure mais selon quelque mince participation. Ainsi dans une nature sensitive il y a, non pas une raison, mais une certaine participation de la raison, dans la mesure où les animaux sans raison font preuve d’une sorte de sagacité naturelle, comme il est expliqué au début de la Métaphysique I, 1. Or de ce qui est ainsi participé on n’a pas une pleine jouissance comme de ce qui est parfaitement maîtrisé par son détenteur, au sens où le livre I, 2 de la Métaphysique dit que la Sagesse est l’apanage des dieux et non des hommes. De là vient que nulle puissance spéciale n’est députée à cette façon de posséder, pas plus que les animaux ne sont censés avoir une sorte de raison, bien qu’ils montrent quelque chose de la prudence, mais ce quel que chose en eux relève d’une certaine estimation naturelle. Pareillement, il n’y a pas non plus en l’homme une faculté spéciale lui donnant simplement et absolument, de manière non discursive, connaissance de la vérité; si une telle approche de la vérité existe en lui, c’est selon un habitus naturel qu’on appelle l’intelligence des principes. Il n’y a donc pas en l’homme une sorte de puissance distincte de la raison, puissance qui s’appellerait l’intellect; c’est la raison elle-même qu’on appelle intellect, eu égard à cet élément participé en elle de la simplicité de l’intelligence et où elle trouve le principe et la fin de son activité propre. Et de même encore le livre sur l’esprit et l’âme, I, 2, attribue à la raison l’acte propre de l’intellect tandis que ce qui définit en propre la raison est présenté comme l’activité de la raison; c’est lorsqu’il dit " La raison est le regard de l’esprit contemplant le vrai en lui-même absolument; quant au raisonnement, c’est la rai son en recherche."
Mais admettons qu’en vue d’une saisie simple et absolue de la vérité qui est en nous, nous soyons en possession d’une puissance spéciale, propre et sans restriction; il reste que cette puissance ne serait jamais que la raison. C’est évident et voici pourquoi. Selon Avicenne au livre VI de ses Naturalia une diversité dans les actes signale une diversité de puissances dans le cas seulement où les actes ne peuvent se rapporter à un seul et même principe; par exemple, dans le domaine corporel, recevoir et conserver ne se rapportent pas au même principe mais au sec s’il s’agit de conserver et à l’humide s’il s’agit de recevoir; c’est pourquoi l’imagination qui conserve les formes corporelles dans un organe corporel est une autre puissance que le sens qui reçoit les dites formes par un organe corporel. Or l’acte de raison qui consiste à circuler et celui de l’intellect qui est simple saisie de la vérité sont entre eux comme la génération et l’existence, comme le mouvement et le repos. Mais mouvement et repos relèvent d’un seul et même principe en tout domaine dans lequel ils vont de pair, car la nature qui tient un être en repos dans son lieu est cela même qui le meut vers ce lieu, ce qui est en repos étant à ce qui est en mouvement comme le par fait à l’imparfait. C’est pourquoi la puissance qui va et vient et la puissance qui appréhende la vérité ne sont pas différentes mais n’en font qu’une, laquelle considérée dans sa perfection connaît absolument la vérité, mais dans la mesure où elle est imparfaite a besoin de courir çà et là. Ainsi la raison à proprement parler ne peut d’aucune manière constituer en nous une autre puissance que l’intellect. Mais il arrive par fois qu’on appelle raison la cogitative elle-même, puissance de la partie sensitive de l’âme, parce qu’elle établit des rapports entre formes individuelles comme fait la raison propre ment dite entre les formes universelles, selon le commentaire d’Averroès sur le troisième livre De l’âme (6 et 20). La raison, en ce sens-là, a un organe déterminé, la cellule médiane du cerveau et bien entendu cette raison ne s’identifie pas à l’intellect, mais ce n’est pas elle qui nous occupe pour l’instant.



Solutions:

1. Le livre intitulé De l’esprit et de l’âme n’est pas authentique et l’on ne pense pas qu’il soit de saint Augustin. Si toutefois on souhaite défendre son opinion, disons que l’auteur n’entend pas y distinguer les puissances de l’âme mais montrer par quels degrés l’âme progresse dans la connaissance, comment par le sens elle connaît les formes dans la matière par l’imagination les formes accidentelles, certes dématérialisées mais avec les déterminations de la matière; par la rai son la forme essentielle elle-même des choses matérielles sans la matière individuelle; l’âme s’élève de là plus avant, jusqu’à avoir une certaine connaissance des esprits créés et alors on dit que l’âme possède l’intellect parce que de tels esprits con naissent par priorité les substances existant absolument sans matière; et de là encore plus haut elle finit par atteindre une sorte de connaissance de Dieu même; on dit ainsi qu’elle possède l’intelligence, c’est-à-dire proprement l’acte de l’intellect, puisque connaître Dieu est le propre de Dieu, son intellect étant son intelligence, c’est-à-dire son acte d’intellection.
2. Selon Boèce au V° livre De la consolation, 4: "la faculté supérieure (de connaissance contient la faculté inférieure, mais celle-ci d’aucune manière ne s’élève à celle-là." Par conséquent une nature supérieure a pleine autorité sur ce qui nature inférieure mais non pleine autorité sur ce qui lui est supérieur. C’est pourquoi la nature de l’âme rationnelle a des pouvoirs touchant le domaine de la nature sensitive ou végétative mais non sur ce qui relève de la nature intellectuelle, laquelle lui est supérieure.
3. Puisque le sens commun, au dire du Philosophe perçoit tous les sensibles il est nécessaire qu’il s’y applique selon une seule formalité commune, sinon son objet n’aurait pas d’unité essentielle et aucun des sens propres ne peut atteindre à cette formalité commune d’objet. Mais parvenir à une simple saisie, c’est pour la raison parvenir à son terme, comme il arrive par exemple quand une recherche rationnelle s’achève dans une conclusion scientifique. Il n’est donc pas nécessaire que l’intellect soit chez nous une autre puissance que la rai son comme le sens commun est distinct des sens propres.
4. L’acte de juger n’est pas une propriété de la raison qui permettrait de la distinguer de l’intellect, car celui-ci juge aussi que ceci est vrai et que cela est faux. Si l’on attribue le jugement à la raison et la saisie à l’intelligence, c’est pour autant que chez nous, assez communément, le jugement se fait par résolution aux principes, tandis que la simple saisie de la vérité se fait par l’intellect.
5. Ce qui à tous égards est simple est totalement exempt de complexité, mais les éléments simples subsistent dans les complexes et de là vient que dans le simple n’apparaît pas ce qui appartient au composé en tant que tel; ainsi la saveur obtenue par mélange n’apparaît pas dans le corps simple en revanche les corps mixtes retiennent, encore que d’une manière diminuée, ce qui appartient aux corps simples; ainsi le chaud et le froid, le léger et le grave se retrouvent dans les corps mixtes. Voilà pourquoi, dans l’intellect divin, qui est tout à fait simple, il n’y a pas trace de composition. Mais notre raison, bien qu’elle soit composée, du fait qu’il y a en elle quelque chose de la nature du simple, comme l’exemplaire dans sa copie, est habilitée soit en vue de quelque acte simple, soit en vue de quelque acte composé, ou bien selon qu’elle compose le prédicat avec le sujet, ou qu’elle compose les principes en vue d’une conclusion. Ainsi c’est la même puissance en nous qui connaît la simple quiddité des choses, qui forme les propositions et construit des raisonnements. Ce troisième point signale en propre la raison en tant que raison; les deux premiers engagent l’intellect en tant qu’intellect; le second existe chez les anges qui connaissent par une pluralité d’espèces; le premier est seul en Dieu qui dans la connaissance de sa propre essence comprend toutes choses, tant simples que complexes.
6. En un certain sens l’âme se connaît par elle-même, selon que connaître signifie garder par devers soi une certaine notion de soi-même; mais d’autre part l’âme se connaît moyennant l’espèce d’un intelligible, en ce sens que connaître implique pensée et discernement de soi. On voit que le Philosophe et saint Augustin parlent de la même chose; l’argument ne porte donc pas.
7. Pareille différence entre les objets ne permet pas de distinguer les puissances parce qu’il y va de différences accidentelles, on l’a montré dans la discussion. Mais si l’on pose que l’objet de la raison est la nature corporelle, c’est parce que la connaissance humaine a en propre cette particularité de commencer par le sens et l’image; c’est donc sur les natures de réalités sensibles que se fixe en premier le regard de notre intellect qu’on appelle précisément raison pour ce que la rai son est le propre du genre humain. De là ce regard s’élève ensuite à la connaissance de l’esprit créé ou incréé, ce qui lui convient plus dans la mesure où il participe quelque chose de la nature supérieure qu’eu égard à ce qui lui est propre et parfaitement convenable
8. Boèce prétend qu’intelligence et raison sont des puissances cognitives différentes, non toutefois dans le même sujet mais dans des êtres différents. Il attribue en effet la raison aux hommes et voilà pourquoi il dit qu’elle connaît les formes universelles dans les objets particuliers, car la connaissance humaine est proprement affaire de formes abstraites du sensible; mais il attribue l’intelligence aux substances supérieures qui d’emblée saisissent intuitivement des formes parfaitement immatérielles. C’est pourquoi il est d’avis que la raison n’accède jamais à ce qui est du ressort de l’intelligence, car la faiblesse de cette connaissance ne nous permet pas d’atteindre à la vision quidditative des substances immatérielles; mais cela se fera dans la patrie quand la gloire nous rendra déiformes
9. En tant que raison et intellect sont dans des sujets différents ils ne constituent pas une puissance unique, mais dans la présente étude on les considère en tant qu’ils sont tous deux dans l’homme.
10. Cet argument vaut pour des actes de puissances différentes. Mais il arrive qu’une même puissance ait des actes différents dont l’un ait priorité sur l’autre, par exemple l’acte de l’intellect possible est de saisir les quiddités et de former des propositions.
11. L’âme connaît l’un et l’autre mais par la même puissance. Il semble toutefois que la connaissance de la quiddité dans l’individu concret appartient en propre à l’âme humaine en tant qu’elle est rationnelle; connaître la quiddité absolument semble appartenir plutôt aux substances supérieures, comme il ressort du texte avancé plus haut
12. Si l’amour de Dieu et le choix des vertus sont attribués à la raison, ce n’est pas qu’ils dépendent d’elle immédiatement, mais pour autant que la volonté doit à un juge ment de la raison de s’attacher à Dieu comme à sa fin et à la vertu comme en rapport avec cette fin. C’est aussi de la même façon que l’élément rationnel se distingue de l’irascible et du concupiscible, car ce qui nous incite à agir c’est ou bien un jugement de raison ou bien une passion relevant du concupiscible ou de l’irascible. On dit encore que la volonté est "dans la raison" en ce sens qu’elle est dans la partie rationnelle de l’âme, comme on dit de la mémoire qu’elle est " dans le sensitif", non qu’elle se confonde avec cette puissance, mais parce qu’elle appartient à la partie sensitive de l’âme
13-14. On voit par là ce qu’il faut répondre à la treizième et à la quatorzième objection.






De veritate FR 1304