De veritate FR 1502

ARTICLE 2: La raison supérieure et raison inférieure sont-elles deux puissances différentes?

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Objections:
Il semble que oui. En effet, selon saint Augustin au XII° livre De la Trinité, 4 l’image de la Trinité se trouve dans la partie supérieure de la raison et non dans la partie inférieure; mais l’image de Dieu tient en trois puissances donc la raison inférieure n’appartient pas à la même puissance, ou aux mêmes puissances auxquelles appartient la raison supérieure. Il apparaît donc que ces puissances sont différentes.
2. Puisque la partie est relative au tout, elle entre dans un genre donné aux mêmes conditions que le tout. Or on admet que l’âme n’est qu’un tout potentiel et donc ses différentes parties sont autant de puissances différentes. Dès lors puisque saint Augustin voit dans la raison supérieure et la raison inférieure des portions différentes de la raison, il s’agit de puissances différentes.
3. Tout ce qui est éternel est nécessaire et tout ce qui est changeant et temporel est contingent, comme l’explique le Philosophe au livre IX de la Métaphysique. Mais cette partie de l’âme qu’il nomme "scientifique" au livre VI, 1 des Éthiques traite du nécessaire tandis que la partie ratiocinante et opinative traite de choses contingentes; puis donc que pour saint Augustin la raison supérieure s’applique à l’éternel alors que l’inférieure pourvoit aux choses temporelles et caduques, il semble que la partie opinative s’identifie à la raison inférieure et la partie scientifique à la raison supérieure et comme ces deux parties de l’âme, au dire du Philosophe au même endroit, sont des puissances différentes, il en va de même de la raison supérieure et de la raison inférieure.
4. A ce même endroit, le Philosophe déclare que face à des objets génériquement différents doivent être définies d’autres puissances de l’âme, vu que toute puissance de l’âme, quel que soit son mode de détermination, y est définie à rai son de quelque similitude; ainsi une diversité générique des objets témoigne pour une diversité de puissances. Mais l’éternel et le corruptible sont tout à fait autres du point de vue générique, puisque corruptible et incorruptible, d’après Métaphysique X, 10 ne se rencontrent pas même génériquement; donc la raison supérieure qui a pour objet les choses éternelles et la raison inférieure qui s’affaire aux choses caduques sont deux puissances différentes.
5. En outre, les puissances se distinguent d’après leurs actes et ceux-ci selon leurs objets; mais en fait d’objet, autre est le vrai à contempler, autre le bien à accomplir; donc aussi, en fait de puissance, autre est la raison supérieure qui con temple le vrai et autre la raison inférieure qui réalise le bien.
6. Ce qui en soi-même manque d’unité en manque beau coup plus s’il est conjoint à autre chose. Or la raison supérieure ne consiste pas en une puissance unique mais en plu sieurs, puisqu’elle porte l’image qui repose en trois puissances. On ne dira donc pas non plus que raison supérieure et raison inférieure ne font qu’une seule puissance.
7. La raison est plus simple que le sens; or dans la partie sensitive on ne voit pas qu’une même puissance exerce des fonctions différentes; encore moins cela peut-il se vérifier dans la partie intellective. Mais raison supérieure et raison inférieure, au dire de saint Augustin, au XII° livre De la Trinité présentent un dédoublement de fonctions. Il s’agit donc de puissances différentes.
8. Toutes les fois que les choses qu’on attribue à l’âme ne peuvent se ramener à un principe unique, il faut en conséquence situer dans l’âme des principes différents; ainsi, eu égard au "recevoir" et au "retenir" l’imagination se distingue du sens. Mais l’éternel et le corruptible ne peuvent se ramener aux mêmes principes, car il est prouvé en Métaphysique XII, 4 que les principes immédiats des corruptibles et des incorruptibles ne sont pas les mêmes; on ne doit donc pas les attribuer à la même puissance et ainsi raison supérieure et raison inférieure sont des puissances différentes.
9. Au livre XII De la Trinité, saint Augustin voit dans les trois qui concoururent au péché de l’homme, à savoir l’homme, la femme et le serpent, la représentation des trois qui sont en nous, la raison supérieure, la raison inférieure et la sensualité. Mais comme la sensualité est une autre puissance que la raison inférieure, celle-ci également en est une autre que la raison supérieure.
10. Une même puissance ne peut en même temps pécher et ne pas pécher. Or il arrive que la raison inférieure pèche sans que pèche la raison supérieure, ce qui ressort clairement de saint Augustin au livre XII De la Trinité Par conséquent la raison inférieure et la raison supérieure ne font pas une seule puissance.
11. Autant de perfections autant de perfectibles, tout acte propre requérant la puissance appropriée. Mais ce qui perfectionne les puissances ce sont les habitus de l’âme; donc autant d’habitus divers autant de puissances diverses. Or selon saint Augustin la raison supérieure se consacre à la sagesse et la raison inférieure à la science; ce sont là des habitus différents et donc raison supérieure et raison inférieure sont des puissances différentes.
12. Chaque puissance se perfectionne par son acte mais la diversité de certains actes entraîne ou manifeste une diversité de puissances. Donc partout où l’on observe des actes différents il faut conclure à une diversité des puissances. Or raison supérieure et raison inférieure ont des actes différents puisque, pour parler comme saint Augustin elles se dédoublent par leurs fonctions. Ce sont donc des puissances différentes.
13. Il y a plus de différence entre raison supérieure et raison inférieure qu’entre intellect agent et intellect possible, l’acte de ceux-ci s’appliquant au même objet intelligible, ce qui n’est pas le cas de la raison supérieure et de la raison inférieure dont les actes visent des objets différents, comme on l’a dit Puis donc que l’intellect agent et l’intellect possible sont des puissances différentes, c’est vrai aussi de la raison supérieure et de la raison inférieure.
14. Tout ce qui dérive de quelque chose s’en différencie, car rien n’est cause de soi-même. Or, au dire d’Augustin, au livre XII De la Trinité la raison inférieure est tirée de la raison supérieure; elle ne se confond donc pas avec elle.
15. Rien n’est mû proprement par soi-même, comme il est démontré au livre VII des Physiques. Or la raison supérieure meut la raison inférieure par mode de direction et de gouvernement. Ce sont donc deux puissances différentes.



Cependant: des puissances différentes dans l’âme sont des choses différentes; or saint Augustin, au livre XII De la Trinité dit que la raison supérieure et la raison inférieure ne sont pas des réalités différentes: "Quand nous dissertons de la nature de l’âme humaine nous parlons d’une réalité unique; le double aspect que je viens d’évoquer ne correspond qu’à un dédoublement de fonctions." Il ne s’agit donc pas de puissances différentes.
2. Une puissance peut s’étendre à d’autant plus d’objets qu’elle est plus dégagée de la matière. Or la raison est plus immatérielle que le sens. Mais une même puissance sensitive, comme la vue, permet de distinguer les êtres éternels, c’est-à-dire incorruptibles ou perpétuels, entendez les corps célestes, aussi bien que les réalités corruptibles, telles les choses d’ici-bas; la même puissance de raison est donc aussi celle qui contemple l’éternel et qui administre le temporel.



Réponse:
Pour éclairer ce problème il faut au préalable savoir comment se distinguent les puissances de l’âme et quelle différence il y a entre raison supérieure et raison inférieure. Ces deux points acquis, on pourra en élucider un troisième, celui qui nous occupe présentement, à savoir: la raison supérieure et la raison inférieure font-elles une seule puissance ou plusieurs.
Il faut donc savoir que la distinction des diverses puissances se prend des actes et des objets. Au dire de certains cela devrait s’entendre en ce sens que la diversité des actes et des objets soit signe mais non pas cause de la diversité des puissances. Selon d’autres, c’est dans les puissances passives, mais non dans les puissances actives, que la diversité des objets serait cause de la diversité des puissances. Toutefois une réflexion attentive révèle que dans les deux sortes de puissances actes et objets sont non seulement signes, mais de quelque façon causes de diversité. En effet, tout ce qui n’existe qu’en rapport avec une fin se trouve conditionné selon la fin à laquelle il est référé: la scie, par exemple, est conçue de telle et telle manière, du point de vue de la matière et du point de vue de la forme, pour convenir à sa fin qui est de couper. Or toute puissance de l’âme, qu’elle soit active ou passive, se rapporte à son acte comme à sa fin, comme il ressort du livre IX, 8 de la Métaphysique. Par suite, chaque puissance a sa manière d’être et sa spécificité, en fonction des possibilités d’adaptation à tel acte. C’est pourquoi les puissances se sont diversifiées à proportion que la diversité des actes exigeait des principes divers en vue de les émettre. D’autre part l’objet étant pour l’acte comme un terme et les actes étant spécifiés par leur terme, selon le livre V, 1 des Physiques il faut que les actes se distinguent aussi selon les objets et par conséquent la diversité des objets entraîne celle des puissances.
Mais il y a deux façons de considérer la diversité des actes: d’une part selon leur entité physique, d’autre part selon leurs différentes formalités. Selon l’entité physique, comme la couleur ou la saveur; selon une diversité formelle de l’objet, comme le bien ou le vrai. Or, puisque les puissances qui sont les actes d’organes déterminés ne peuvent dépasser le domaine de leurs organes — et il n’est pas possible qu’un seul et même organe corporel se prête à la connaissance de toutes les natures — il faut absolument que les puissances liées à des organes s’appliquent déterminément à certaines natures, en fait aux natures corporelles, car une opération qui s’exerce par un organe corporel ne peut aller au-delà d’une nature corporelle. Cependant comme il se trouve dans le monde des corps quelque chose qui est commun à tous les corps et quelque chose qui varie selon les différents corps, il se peut qu’une puissance liée au corps s’adapte à tous les corps selon ce qu’il y a en eux de commun. Ainsi d’une part l’imagination, pour autant que tous les corps se retrouvent unis du point de vue de la quantité et de la figure et de ce qui s’ensuit — ce pour quoi l’imagination embrasse non seulement les êtres naturels mais aussi les êtres mathématiques —; ainsi d’autre part le sens commun pour autant que dans tous les corps naturels (les seuls auxquels il s’étende) se trouve une force qui est active et source de changement En revanche, certaines puissances s’attacheront à ce qui introduit la diversité entre les corps, selon leur façon d’être modifiés, ainsi la vue est attachée à la couleur, l’ouïe au son et ainsi de suite. Donc du fait que la partie sensitive de l’âme use pour agir d’un organe corporel, elle en porte une double conséquence: d’abord qu’on ne peut lui attribuer aucune puissance concernant un objet commun à tous les êtres car ce serait pour elle transcender le domaine des corps; mais en revanche que l’on peut trouver en elle plusieurs puissances correspondant à des objets de nature différente, parce que l’organe est conditionné de manière à s’adapter à cette nature-ci ou à celle-là.
Quant à cette partie de l’âme qui dans ses opérations n’use pas d’organe corporel, elle reste indéterminée et d’une certaine manière infinie, dans la mesure où elle est immatérielle; sa compétence s’étend donc à l’objet commun à tous les êtres. Voilà pourquoi on dit que l’objet de l’intelligence est le "quelque chose" qui se rencontre en tout genre d’être et aussi pourquoi le Philosophe déclare: "L’intellect est ce par quoi on est capable de tout faire et capable de tout devenir. Il n’est donc pas possible dans la partie intellective, de fonder une distinction de puissances sur une différence de nature entre les objets, mais seulement sur une distinction formelle de l’objet, dans la mesure précisément où l’acte de l’âme peut se porter parfois sur une seule et même réalité sous des points de vue divers. C’est ainsi que dans la partie intellective le bien et le vrai fondent la différence de l’intelligence et de la volonté; l’intelligence en effet se porte au vrai intelligible comme à une forme puisque l’intelligence doit être informée de ce qui est objet d’intellection, tandis que la volonté se porte au bien comme à une fin, ce qui fait dire au Philosophe, Métaphysique livre VI que le vrai est dans l’esprit et le bien dans les choses, la forme étant intrinsèque et la fin extrinsèque. Mais fin et forme ne perfectionnent pas au même titre et ainsi le bien et la forme n’ont pas même rai son d’objet. Pareillement pour l’intellect, on distingue l’intellect agent et l’intellect possible car quelque chose n’est pas objet au même titre selon que ce quelque chose est en acte et selon qu’il est en puissance ou selon qu’il agit et pâtit. En effet, quand l’intelligible en acte est l’objet de l’intellect possible, il agit pour ainsi dire sur lui, le faisant passer de puissance à acte; tandis que l’intelligible en puissance est l’objet de l’intellect agent en tant que par l’intellect agent il devient intelligible en acte. Voilà donc comment peuvent se distinguer les puissances dans la partie intellective
Voici comment se distinguent raison supérieure et rai son inférieure. Il y a des natures qui sont au-dessus et des natures qui sont au-dessous de l’âme rationnelle. Comme toute saisie intellectuelle se fait à la hauteur de l’intellect qui saisit, l’intellection des choses supérieures à l’âme se fait dans l’âme rationnelle à un niveau inférieur à celui des choses mêmes; au contraire, s’il s’agit de choses inférieures à l’âme, leur intellection par celle-ci se place dans l’âme à un niveau supérieur à celui des choses mêmes, vu qu’elles ont dans l’âme une condition supérieure à leur être propre. Ainsi face aux unes et aux autres, l’âme est dans une position différente d’où résultent diverses fonctions. Eu égard en effet aux natures supérieures, qu’il s’agisse de contempler sans plus leur vérité et leur nature ou qu’il s’agisse de leur emprunter une règle et comme un modèle pour agir, on parle de raison supérieure. Qu’elle se tourne au contraire vers les réalités inférieures, soit pour les considérer spéculativement, soit pour les mettre en ordre pratiquement, on l’appelle raison inférieure. Mais les deux niveaux de nature, le supérieur et l’inférieur, sont appréhendés par l’âme humaine sous la commune raison d’intelligible, le niveau supérieur parce qu’il est essentiellement immatériel, le niveau inférieur dans la mesure où l’activité de l’âme le dépouille de sa matérialité Dès lors il est évident que la raison supérieure et l’inférieure ne désignent pas des puissances différentes mais une seule et même puissance qui se prête diversement à des situations diverses.



Solutions:

1. Comme on l’a dit dans la Question Sur l’esprit (De veritate q. X, a. 3), l’image de la Trinité dans l’âme s’observe au niveau des puissances comme à un stade inchoatif, mais elle trouve son achèvement dans les actes des puissances. Dans cette perspective on dit que l’image appartient à la raison supérieure et non à la raison inférieure.
2. La partie d’une puissance ne signifie pas toujours une puissance distincte, mais la partie d’une puissance s’entend parfois d’une partie des objets selon lesquels s’observe la division d’une quantité virtuelle Par exemple, si quelqu’un est de force à porter cent livres on attribuera une partie de cette puissance-là à celui qui n’en peut porter que cinquante et pour tant, spécifiquement parlant, c’est la même puissance. Pareillement, on appelle portions de la raison la portion supérieure ou la portion inférieure de la raison dans la mesure où elles portent sur une part des objets qui relèvent de la raison comme on l’entend communément.
3. Partie scientifique et partie calculatrice ou opinative ne se confondent pas avec raison supérieure et raison inférieure. En effet, même à propos des natures inférieures qui sont du ressort de la raison inférieure on peut arriver à des vues nécessaires qui relèvent de la partie scientifique; sinon, physique et mathématiques ne seraient pas des sciences. Pareillement, la raison supérieure elle-même s’occupe de quelque façon des actes humains qui dépendent du libre arbitre et par là-même sont contingents; sinon, le péché commis dans ce domaine ne serait pas attribué à la raison supérieure. Celle-ci n’est donc pas tout à fait séparée de la partie raisonnante ou opinative. Mais la partie scientifique et la raisonnante sont bien des puissances différentes, car leur distinction tient à la raison même d’intelligible. Comme en effet l’acte d’une puissance donnée ne va pas au-delà de la force de son objet, toute opération qui ne peut se ranger sous la même raison d’objet doit nécessairement relever d’une autre puissance ayant une autre raison d’objet. Mais l’objet de l’intellect est le "quelque chose", comme il est dit au III° livre De l’âme et par conséquent l’intellect étend son action aussi loin que peut s’étendre la portée de " ce qu’est le quelque chose ". Or par là ce sont précisément les premiers principes qui d’emblée deviennent connus cela acquis, en poursuivant le raisonne ment, on parvient à la connaissance des conclusions. Aristote appelle scientifique ce pouvoir qui est à même de conclure résolutoirement la quiddité. Mais il y a des réalités qui ne permettent pas qu’une telle résolution aboutisse à la quiddité et cela à cause de leur indétermination ontologique; c’est le cas des réalités contingentes en tant que contingentes. Alors elles ne sont pas connues dans leur quiddité, ce qui était l’objet propre de l’intellect, mais autrement, par une sorte de conjecture dans les domaines où l’on ne peut atteindre à une pleine certitude. Il s’ensuit qu’une autre puissance est nécessaire et comme cette puissance ne peut reconduire la recherche rationnelle jusqu’au terme, où elle se reposerait, mais s’en tient à cette espèce de mouvement qu’est la recherche même, sans apporter sur les objets de cette recherche autre chose qu’une opinion, on s’explique que cette puissance soit appelée raisonnante et opinative puisque son opération trouve là son terme. Mais la distinction entre raison supérieure et raison inférieure tient à la réalité physique des objets; elle ne fait donc pas des puissances distinctes comme le scientifique et l’opinatif.
4. Les objets du pouvoir scientifique et ceux du pouvoir rationnel diffèrent quant au genre, précisément selon le genre d’objets connaissables, puisque chacun est connu selon une raison générique différente. Mais entre les choses éternelles et les choses temporelles il y a une différence de genre physique et non selon la raison d’objet connaissable; or c’est selon celle-ci qu’il faut envisager la correspondance entre puissance et objet.
5. Le vrai à contempler, le bien à faire relèvent de puissances différentes qui sont l’intelligence et la volonté. Mais ce n’est pas par là que se distinguent raison supérieure et rai son inférieure, puisque l’une et l’autre raison peut être aussi bien spéculative et active, encore que par rapport à des objets différents, comme on l’a montré
6. Rien n’empêche qu’un contenant aux multiples contenus ne fasse qu’un avec un autre contenant aux multiples contenus, si les multiples contenus, ici et là, sont les mêmes. Ainsi ce tas et cet amas de pierres sont une seule et même chose De cette façon raison supérieure et inférieure ne font qu’une seule puissance même si chacune contient de quelque manière plusieurs puissances, chacune contenant les mêmes. Quant à dire qu’il y a plusieurs puissances dans la raison supérieure, ce n’est pas pour diviser la puissance rationnelle elle-même en plusieurs puissances; on l’entend en ce sens que la volonté est contenue sous l’intellect, non que les deux ne fassent qu’une seule puissance, mais parce que la volonté est mise en mouvement à partir d’une représentation intellectuelle.
7. Même dans la partie sensitive il y a certaine puissance qui est unique tout en ayant des fonctions diverses. Telle est l’imagination qui a pour fonction de conserver les données reçues des sens et en retour de les représenter à l’intellect. D’ailleurs, du fait qu’une force peut s’étendre à d’autant plus d’objets qu’elle est plus immatérielle, rien n’empêcherait qu’il y eût dans la partie intellective une seule et même puissance revêtue de fonctions diverses, alors qu’il n’y en aurait pas dans la partie sensitive.
8. Bien que l’éternel et le temporel ne se ramènent pas aux mêmes principes prochains, la connaissance de l’éternel et du temporel revient à un même principe, vu que l’intellect appréhende l’un et l’autre sous la raison unique d’immatérialité.
9. L’homme et la femme étant unis charnellement par le mariage, ce couple appartient à la nature humaine, contrairement au serpent. De même la raison inférieure, représentée par la femme, participe de la nature de la raison supérieure mais non la sensualité, représentée par le serpent. C’est ce que dit saint Augustin au livre XII De la Trinité.
10. Pécher étant une sorte d’acte, ce n’est donc pas à proprement parler le fait de la raison, qu’elle soit supérieure ou inférieure, mais le fait de l’homme selon celle-ci ou celle-là. Et si une puissance s’ouvre à des perspectives diverses rien n’empêche qu’il y ait péché sous un certain rapport et non sous un autre. Ainsi lorsque plusieurs dispositions habitent une puissance il arrive que l’on pèche en agissant selon l’une et non en agissant selon l’autre, tel le sujet, à la fois grammairien et géomètre, qui énonce des vérités sur les droites en commettant un solécisme.
11. Quand une perfection comble le perfectible selon toute la capacité de celui-ci, il n’est pas possible qu’un même perfectible possède plusieurs perfections du même ordre; c’est pourquoi il ne se peut qu’une matière soit à la fois perfectionnée par deux formes substantielles, car une matière uni que n’est capable que d’un seul être substantiel. Il en va différemment des formes accidentelles qui ne perfectionnent pas leurs sujets selon toute leur possibilité, d’où vient qu’un perfectible unique peut être doté de plusieurs accidents et donc aussi qu’il se peut que plusieurs habitus siègent dans la même puissance, les habitus étant des perfections accidentelles des puissances; en effet ils s’ajoutent après coup à la définition complète de la puissance.
12. Selon Avicenne au livre VI De naturalibus la diversité de l’acte tantôt signale et tantôt ne signale pas une diversité de puissances. En effet, la diversité des actes de l’âme peut se présenter de cinq manières. Il y a d’abord la différence entre l’intense et le faible, par exemple entre l’opinion et la croyance; puis entre le rapide et le lent, par exemple entre courir et se mouvoir; en troisième lieu, la différence entre possession et privation, comme entre le repos et le mouvement; quatrièmement, par rapport aux contraires pris dans un même genre, par exemple percevoir le blanc et percevoir le noir; cinquièmement, quand les actes diffèrent génériquement, comme l’acte de saisir et celui de mouvoir, ou encore percevoir le son et percevoir la couleur. Cela posé, une diversité du premier ou du second type n’implique pas une diversité de puissances, car alors il faudrait distinguer dans l’âme autant de puissances qu’il y a de degrés dans les actes quant à l’intensité ou la faiblesse, la rapidité ou la lenteur. Pas davantage une diversité du troisième ou du quatrième type, vu que la prise en considération des contraires appartient à une seule et même puissance. Seule donc la diversité du cinquième type dénote une diversité de puissances, étant admis que diffèrent génériquement les actes qui ne ramènent pas à la même raison d’objet; or dans cette perspective, d’après ce qui a été dit, la différence des actes de la raison supérieure et de la raison inférieure ne signale pas une diversité de puissance.
13. Il y a une plus grande différence entre l’intellect agent et l’intellect possible qu’entre la raison supérieure et la rai son inférieure, car les objets considérés par eux diffèrent formellement, encore que non matériellement; ils considèrent chacun une raison d’objet différente, même si l’une et l’autre raison peuvent se rencontrer dans la même réalité intelligible car une seule et même réalité peut être d’abord intelligible en puissance et ensuite intelligible en acte. Au contraire, la raison supérieure et la raison inférieure considèrent des objets matériellement divers mais non formellement puisque, comme on l’a dit, elles regardent des choses diverses par nature sous une seule et même raison d’objet. Or la diversité formelle est plus importante que la diversité matérielle et c’est pourquoi l’argument ne conclut pas.
14. On dit que la raison inférieure dérive de la raison supérieure compte tenu de ce que la raison inférieure prend en considération et qui se déduit de ce qui relève de la raison supérieure. Les raisons inférieures, en effet, se déduisent des raisons supérieures Donc rien n’empêche la raison supérieure et la raison inférieure de constituer une puissance uni que. Ne voyons-nous pas qu’il appartient à une même puissance de considérer les principes d’une science subalternante et ceux d’une science subalternée, bien que ceux-ci dérivent de ceux-là.
15. La raison supérieure meut la raison inférieure en ce sens que les raisons inférieures doivent se régler sur les raisons supérieures, tout de même qu’une science subalternée se règle sur la science subalternante.





ARTICLE 3: Y a-t-il place pour le péché dans la raison supérieure ou inférieure?

1503


Objections:
Il semble que non.
1. En effet, au livre III, 9 De l’âme, Aristote dit que l’intellect est toujours droit; puisque l’on a dit précédemment que la raison n’est pas une autre puissance que l’intellect, elle aussi est toujours droite et il n’y a pas place en elle pour le péché.
2. S’il y a place pour un défaut en ce qui est capable d’une perfection, il ne peut s’agir en cela que du défaut opposé à cette perfection, car c’est un seul et même sujet qui est apte à recevoir les contraires Mais au livre XII, 14 De la Trinité saint Augustin dit que les propriétés qui perfectionnent la raison supérieure et la raison inférieure sont respectivement la sagesse et la science. Il ne peut donc y avoir en elles d’autres péchés que la sottise et l’ignorance.
3. Saint Augustin dit encore que tout péché est dans la volonté. Comme la raison ne se confond pas avec la volonté il ne peut donc y avoir de péché dans la raison.
4. Rien ne peut recevoir son contraire puisque les contraires sont incompatibles. Or tout péché de l’homme est con traire à la raison puisque au dire de saint Denis c. IV, 32 des Noms divins le mal chez l’homme est de contrarier la raison. Donc dans la raison il ne peut y avoir de péché.
5. Le péché commis dans un certain domaine ne peut être imputé à une puissance qui n’a pas compétence en ce domaine. Or la raison supérieure a pour domaine les raisons éternelles et non les délectations charnelles. Donc en matière de délectations charnelles le péché ne doit pas être imputé à la raison supérieure alors pourtant que saint Augustin lui attribue le consentement à l’acte.
6. Pour saint Augustin la raison supérieure est celle qui con temple les choses d’en haut et s’y attache, à savoir par l’amour. Mais cela ne donne lieu à aucun péché. Donc il n’y a pas de place pour le péché dans la raison supérieure.
7. Le plus fort n’est pas vaincu par le plus faible; or il ne se trouve rien en nous de plus fort que la raison et donc ni la concupiscence, ni la colère, ni rien de semblable ne peut la vaincre; dès lors il n’y a pas place en elle pour le péché.



Cependant:
Ce qui mérite c’est aussi ce qui démérite; comme le mérite se situe dans un acte de la rai son, il en va de même pour le démérite.
2. Au gré du Philosophe le péché provient non seule ment de la passion, mais aussi d’un choix; or le choix, suite d’une délibération, comme il est dit au livre III des Éthiques consiste dans un acte de la raison. Il y a donc place pour le péché dans la raison.
3. Nous nous dirigeons par la raison, aussi bien dans l’ordre spéculatif que dans l’ordre pratique. Or en matière spéculative il existe un péché touchant la raison, par exemple si quelqu’un raisonne en dépit de la logique. Il y aura donc aussi, en matière pratique, un péché dans la raison.



Réponse:
Selon saint Augustin au livre XII, 12 De la Trinité il y a péché tantôt dans la raison supérieure, tantôt dans la raison inférieure. Pour le comprendre il faut éclaircir deux préalables quel acte peut être imputé à la raison et ensuite quel acte à la raison supérieure et quel acte à la raison inférieure.
Sachons donc que s’il y a deux pouvoirs de connaissance, un pouvoir inférieur qui est le sensitif et un pouvoir supé rieur qui est l’intellectif ou le rationnel, il y a également deux pouvoirs d’appétition, d’une part l’inférieur qu’on nomme sensualité et qui se partage en irascible et concupiscible, et d’autre part le pouvoir supérieur nommé volonté. Ces deux sortes de pouvoirs d’appétition, dans leur rapport avec les pouvoirs de connaissance qui leur correspondent, se ressemblent à certains égards mais à d’autres ils diffèrent. Ils se ressemblent en ceci qu’aucun des deux appétits ne peut entrer en mouvement que moyennant une représentation préalable; l’appétible, en effet, ne peut mouvoir l’appétit, tant le supé rieur que l’inférieur, s’il n’est appréhendé soit par l’intellect, soit par l’imagination et le sens; c’est pourquoi l’appétit n’est pas seul à être qualifié de moteur, mais l’intellect, l’imagination et le sens le sont aussi. Mais ils diffèrent en ceci qu’il y a dans l’appétit inférieur comme une pente naturelle qui fait que cet appétit tend vers l’appétible par une sorte de nécessité de nature, tandis que l’appétit supérieur n’est pas déterminé dans tel ou tel sens parce qu’il est libre, à la différence de l’appétit inférieur. De là vient qu’on ne voit pas que le mouvement de l’appétit inférieur soit attribué au pouvoir d’appréhension, puisque la cause d’un tel mouvement ne vient pas de l’appréhension mais de la pente de l’appétit; au con traire on attribue le mouvement de l’appétit supérieur à la faculté d’appréhension qui lui correspond, à savoir la raison, puisque si l’appétit supérieur penche d’un côté ou de l’autre la cause en est un jugement de la raison. Par suite nous distinguons les pouvoirs moteurs en rationnel, irascible et concupiscible, vocables qui désignent dans la partie supérieure de l’âme ce qui relève de l’appréhension et dans la partie inférieure ce qui regarde l’appétit.
Ainsi donc il est clair qu’il y a deux motifs d’attribuer un acte à la raison. Premièrement parce qu’il émane d’elle immédiatement comme un acte tiré de la raison même, par exemple une délibération pratique ou une recherche scientifique. En second lieu parce que cet acte est de la raison moyen nant la volonté, mise en mouvement par un jugement de rai son. Or si l’on attribue à la raison un mouvement appétitif faisant suite à un jugement de raison, de même on attribue à la raison supérieure un mouvement appétitif faisant suite à une délibération de la raison supérieure; par exemple lorsqu’on délibère sur sa conduite en tablant sur le fait que telle chose est agréable à Dieu, ou prescrite par la loi divine, ou quelque chose de ce genre. Mais il s’agira de la raison inférieure si le mouvement appétitif fait suite à un jugement de raison inférieure, par exemple si l’on délibère sur sa conduite selon des motifs inférieurs, par exemple en considérant la turpitude de l’acte, la dignité de la raison, la désapprobation de l’entourage ou choses du même genre.
Mais entre ces deux sortes de considérations il y a un ordre car selon le Philosophe au livre VII des Éthiques, la fin en matière pratique a valeur de principe; or si, dans les sciences spéculatives, le jugement de la raison ne trouve son parfait achèvement qu’une fois les conclusions référées aux premiers principes, de même en matière pratique ce jugement ne sera parfaitement achevé que par réduction à la fin ultime alors seulement la raison prononcera sa sentence sur ce qui est à faire, sentence qui signifie consentement à l’acte. De là vient que le consentement à l’acte s’attribue à la raison supérieure qui prend en considération la fin dernière, tandis que la délectation et la complaisance ou le consentement à la délectation sont attribués par saint Augustin à la raison inférieure. Quand donc on pèche par consentement à un acte mauvais il y a péché dans la raison supérieure; mais quand on pèche par la seule délectation avec quelque délibération, on dit que le péché est dans la raison inférieure puisque c’est elle qui s’occupe immédiatement de gouverner les choses de cet ordre inférieur. En ce sens on dit qu’il y a péché dans la raison supérieure ou inférieure pour autant qu’un mouvement de l’appétit est attribué à la raison; mais à considérer l’acte propre de celle-ci, on dit qu’il y a péché dans la raison supérieure ou inférieure quand l’une ou l’autre se laisse prendre dans ses propres inférences.



Solutions:

1. Selon Aristote au livre III, 4 De l’âme de même que le sens, à l’endroit de ses sensibles propres, ne se trompe jamais mais peut se laisser surprendre à l’égard des sensibles communs et par accident, de même l’intellect ne se trompe jamais, si ce n’est par accident, quant à son objet propre, la quiddité, ni à propos des principes premiers que l’on saisit dès que les termes en sont connus; mais il peut se tromper dans son mouvement discursif et dans l’application des principes communs aux conclusions particulières. Comme cela, il arrive que la raison perde sa rectitude et fasse place au péché.
2. De soi, à la sagesse et à la science s’opposent directe ment la sottise et l’ignorance mais aussi, d’une certaine manière indirecte, tous les autres péchés, dans la mesure où le péché corrompt la nécessaire direction de la sagesse et de la science sur la conduite. C’est la raison pour laquelle on dit que tout homme méchant est ignorant.
3. On ne dit pas que le péché est dans la volonté comme en son sujet mais comme dans sa cause, car il est requis que le péché soit volontaire. Quant au fait qu’on impute aussi à la raison ce qui est causé par la volonté, on en a donné la raison.
4. Dire que le péché de l’homme est ce qui contrarie la raison doit s’entendre de la raison droite, mais en celle-ci il ne peut y avoir de péché.
5. La raison supérieure se porte directement aux raisons éternelles, son objet propre. Mais de là elle se retourne en quelque sorte vers les choses temporelles et périssables dans la mesure où elle juge ce temporel à la lumière de ces raisons éternelles. Aussi lorsque dans un certain domaine son juge ment se pervertit, il y a là un péché qu’on impute à la raison supérieure.
6. Certes la raison supérieure est faite pour s’attacher aux causes éternelles mais elle ne s’y attache pas toujours et ainsi le péché en elle est possible.
7. Socrate usait du même argument lorsqu’il voulait démontrer qu’il n’arrive à personne de pécher sciemment, parce que la passion ne peut triompher de la science qui est plus forte. A quoi répond le Philosophe au livre VII, 3 des Éthiques en distinguant science de l’universel et science du particulier, science habituelle et science en acte et, touchant la science habituelle, le fait que l’habitus peut s’exercer libre ment ou être lié, comme en cas d’ébriété. Il arrive donc que l’on ait actuellement la science de l’universel mais qu’à propos du particulier, là où s’exécute l’acte, on n’ait en fait de science qu’un habitus lié par la concupiscence ou par quel que autre passion, en sorte que le jugement de raison, touchant l’opérable en sa singularité, ne peut se former en accord avec la science de l’universel. Il arrive ainsi que la raison fasse une erreur dans son choix et eu égard à cette erreur d’élection tout homme méchant est ignorant, quelque grande que soit sa science dans l’universel. De cette manière encore la raison est amenée à pécher en tant que liée par la concupiscence.






De veritate FR 1502