De veritate FR 1504

ARTICLE 4: La délectation morose qui se situe dans la raison inférieure, par consentement à la délectation sans consentement à l’acte, est-elle un péché mortel?

1504


Objections:
Il semble que non.
1. En effet selon saint Augustin, dans son Enchiridion, c. 71, se frapper la poitrine et réciter l’Oraison dominicale sont des remèdes indiqués contre le péché véniel; or le consentement à la délectation sans consentement à l’acte extérieur est du nombre de ces péchés auxquels on remédie par ce geste et par cette oraison, puisque saint Augustin au livre XII, 12 De la Trinité écrit ceci: "Évidemment, lorsque l’âme se complaît seulement en pensée aux choses défendues, décidée, il est vrai, à ne pas les commettre, mais se plaisant à retenir et à retourner des images qu’elle eût dû rejeter dès la première atteinte, il ne faut pas nier qu’il y ait là un péché; ce péché toutefois est moindre que si l’on décidait de le commettre également en acte. Aussi doit-on demander pardon de telles pensées, se frapper la poitrine, dire ‘Pardonnez nous nos offenses etc." Donc un tel consentement à la délectation n’est pas un péché mortel.
2. Le consentement au péché véniel est véniel, tout comme le consentement au péché mortel est mortel. Mais la délectation est un péché véniel; y consentir est donc aussi véniel.
3. Il y a deux choses dans l’acte de la fornication pour lesquelles il peut être jugé mauvais, d’une part un excès de délectation où s’engloutit la raison et d’autre part l’inconvénient qui en résulte, à savoir l’incertitude de la filiation et autres nuisances qui s’ensuivraient si les rapports sexuels n’étaient pas réglés par la loi du mariage. Or on ne peut pas dire que ce soit pour le premier motif que la fornication serait un péché, car cette véhémence de délectation se trouve dans l’acte conjugal qui n’est pas un péché; la fornication n’est donc un péché mortel qu’à raison de la nuisance résultant de l’acte. Dès lors celui qui consent à la seule délectation de la fornication, sans consentir à l’acte n’aborde pas la fornication par ce qui fait d’elle un péché mortel; il semble donc qu’il ne pèche pas mortellement.
4. L’homicide n’est pas un péché moindre que la fornication. Or celui qui pense à un homicide, qui se complaît à cette pensée et qui consent à cette complaisance, ne pèche pas mortellement; autrement tous ceux qui prennent plaisir à écouter des récits de guerre et qui consentiraient à ce plaisir, pécheraient mortellement, ce qui ne paraît pas soutenable. Donc consentir à la délectation en matière de fornication n’est pas non plus pécher mortellement.
5. Comme il y a une distance infinie entre péché mortel et péché véniel, distance qui se mesure sur celle qui sépare leur châtiment respectif, un péché véniel ne peut devenir péché mortel; mais la délectation qui s’en tient à la seule pensée est vénielle avant le consentement; elle ne peut donc devenir mortelle quand il advient qu’on y consente.
6. Le péché mortel consiste essentiellement à se détourner de Dieu, ce qui n’est pas le fait de la raison inférieure, mais de la raison supérieure, tout autant que la conversion, car les contraires tiennent au même sujet. Il ne peut donc y avoir de péché mortel dans la raison inférieure et donc le consentement à la délectation que saint Augustin (De la Trinité XII 12) attribue à la rai son inférieure, ne sera pas un péché mortel.
7. Au livre II, 14 Sur la Genèse, contre les Manichéens saint Augustin écrit: "Que notre convoitise se soit émue, c’est ce que symbolise la femme qui a été séduite; mais parfois la raison symbolisée par le mari refrène et réprime la convoitise, fût-elle mise en branle et alors nous ne tombons pas dans le péché." Il ressort de là, semble-t-il, que dans le couple spirituel qui nous est intérieur, si la femme pèche et non le mari, il n’y a pas de péché. Or lorsqu’il y a consentement à la délectation et non à l’acte, alors c’est la femme qui pèche et non le mari, selon la doctrine de saint Augustin au livre XII, 12 De la Trinité. Donc le consentement à la délectation n’est pas un péché mortel.
8. Selon le Philosophe au livre X, 8 des Éthiques la délectation est bonne ou mauvaise suivant l’acte qui la provoque; or l’acte extérieur de fornication qui consiste en gestes corporels n’est pas le même que cet acte intérieur qu’est la pensée; dès lors la délectation provenant de l’acte intérieur n’est pas la même que celle qui provient de l’acte extérieur. Or l’acte intérieur, à la différence de l’acte extérieur, n’est pas péché mortel selon son genre, donc pas davantage la délectation intérieure n’est du genre péché mortel et il semble bien que le consentement à une telle délectation n’est pas péché mortel.
9. Seul est péché mortel, semble-t-il, ce qui est prohibé par la loi divine, d’après la définition que saint Augustin donne du péché, à savoir "ce qui est dit, ou fait, ou convoité contrairement à la loi de Dieu". Or on ne trouve pas dans la loi divine que le consentement à la délectation soit prohibé. Donc ce n’est pas un mortel.
10. Le jugement est le même, sans doute, qu’il s’agisse du consentement interprétatif ou du consentement explicite.
Or le consentement interprétatif ne paraît pas être un péché mortel. En effet, pour qu’un péché soit rapporté à telle puissance, il faut que cette puissance agisse; or dans le consentement interprétatif on ne trouve pas un acte de la raison, celle qui, dit-on, consent mais seulement une négligence dans la répression des mouvements illicites. Le consentement interprétatif à la délectation n’est donc pas un péché mortel et il en va de même pour le consentement explicite.
11. Ce qui fait qu’un péché est mortel, on l’a dit c’est qu’il va contre un précepte divin; sinon, manquerait le mépris de Dieu par la transgression de son précepte et l’âme qui pécherait ainsi ne se détournerait pas de Dieu. Mais la notion de précepte divin échappe à la considération de la raison inférieure; en effet cela est de la compétence de la raison supérieure qui prend conseil des raisons éternelles. Donc le péché mortel est impossible dans la raison inférieure et le consentement dont nous parlons n’est pas mortel.
12. Des deux faces du péché, aversion et conversion, l’aversion fait suite à la conversion, car le fait même de se tourner vers l’un des contraires c’est se détourner de l’autre. Mais consentir à la délectation sans consentir à l’acte ce n’est pas une conversion totale au bien changeant, la conversion trouvant dans l’acte son achèvement. Par conséquent il n’y a pas là aversion totale et dès lors il n’y a pas non plus péché mortel.
13. Comme le dit la Glose (Origène, Hom. sur Jér. I, 1) sur le début de Jérémie, "Dieu est plus enclin à la miséricorde qu’au châtiment. " Mais si quelqu’un se complaisait dans la méditation des préceptes divins et consentait à cette complaisance, sans toute fois se proposer d’observer effectivement ces préceptes divins, il ne mériterait pas la récompense; il ne mérite donc pas non plus d’être châtié s’il consent à la délectation du péché, du moment qu’il ne se résout pas à commettre le péché par action. Ainsi, apparemment, il ne pèche pas mortellement.
14. La partie inférieure de la raison est comparée à la femme. Or celle-ci n’est pas maîtresse d’elle-même car "elle ne dispose pas de son corps" selon l’Apôtre I Co. 7, 4). Donc la partie inférieure de la raison n’est pas non plus maîtresse d’elle-même et ainsi ne peut pécher.



Cependant:
1. Nul n’est damné sinon à cause du péché mortel; or on sera damné pour avoir consenti à la délectation, ce qui fait dire à saint Augustin, au livre XII, 12 De la Trinité: "L’homme tout entier sera condamné, à moins que ces péchés de simple pensée qu’il ne veut pas commettre en action, mais auxquels toutefois il veut se complaire intérieurement, ne soient remis par la grâce du Médiateur." Consentir à la délectation est donc un péché mortel.
2. La délectation de telle opération et cette opération même se ramènent à un même genre, tout comme une oeuvre de vertu et la délectation qu’on y trouve relèvent de la même vertu. On lit en effet, au livre I, 9 des Éthiques que le propre du juste est de faire oeuvre de justice et de prendre plaisir dans les oeuvres justes. Mais l’acte de fornication en lui-même est par son genre péché mortel, donc aussi prendre plaisir à la pensée de la fornication; dès lors, consentir à ce plaisir sera péché mortel.
3. S’il ne pouvait y avoir de péché mortel dans la rai son inférieure les païens qui ne délibéraient sur leurs actes qu’eu égard aux raisons inférieures n’eussent pas péché mortellement en commettant la fornication ou choses semblables, ce qui est évidemment faux. C’est donc qu’il y a place pour le péché mortel dans la raison inférieure.



Réponse:
Se demander si la délectation morose est un péché mortel c’est poser le problème du consentement à la délectation. En effet la question de savoir si la délectation morose est un péché mortel ne peut se poser si cette délectation est qualifiée de morose à raison du temps qu’on y demeure; car il est certain que la longueur de temps, sans autre considération, n’étant pas circonstance infiniment aggravante, ne peut donner à un acte raison de péché mortel Ce qui est en question c’est si une délectation qui se prolonge parce que la rai son y consent est un péché mortel. A ce sujet les opinions sont partagées.
Certains ont prétendu qu’il n’y avait pas là péché mortel mais péché véniel. Or cette opinion semble contraire aux affirmations de saint Augustin lorsqu’il menace de la damnation quiconque aurait émis un tel consentement, comme il ressort de ses paroles citées plus haut. Cette opinion s’oppose aussi à celle qui est devenue quasiment commune chez les modernes et de plus elle semble périlleuse pour les âmes puisqu’en consentant à une telle délectation on s’expose à tom ber très facilement dans le péché. Il paraît donc préférable de se ranger à une autre opinion qui fait de ce consentement un péché mortel et voici comment on peut en reconnaître la vérité.
Il faut savoir en effet que si l’acte extérieur de fornication comporte une délectation, il y a aussi une certaine délectation qui vient de l’acte d’y penser. Mais la pensée donne lieu à une double délectation, l’une attachée au fait même de la pensée, l’autre attachée à l’objet pensé lui-même. Car nous nous délectons parfois dans la pensée, à raison précisément de la pensée, parce qu’elle nous procure une certaine connaissance actuelle de choses qui ne laissent pas de nous déplaire; ainsi il arrive à un honnête homme qui réfléchit sur les péchés pour en discuter et s’en entretenir, de prendre plaisir à la vérité de sa pensée. Mais lorsque c’est la réalité dont on traite qui par elle-même touche et sollicite l’affectivité, alors la délectation vient des objets de pensée. Entre ces deux cas de pensée, à propos de certains actes, la différence est manifeste et la distinction évidente; mais quand la pensée s’applique aux péchés de la chair cette distinction nous apparaît moins, parce que la corruption du concupiscible fait que les pensées de cette sorte suscitent immédiatement dans cette puissance un mouvement provoqué par les objets mêmes de la convoitise. Cela étant, la première délectation, celle qui naît de la pensée en tant précisément que pensée, n’a rien de commun en son genre avec la délectation issue de l’acte extérieur. Par conséquent une telle délectation, quelque déshonnêtes que soient les choses pensées, ou bien n’a rien de peccamineux, n’étant qu’une délectation louable puisqu’on prend plaisir à connaître la vérité, ou bien s’il s’y trouve quelque excès elle restera dans la ligne des péchés de curiosité. En revanche, l’autre délectation, certes provoquée par la pensée, mais à raison de la chose pensée, tombe dans le même genre que la délectation provoquée par l’acte extérieur. On lit en effet au livre XII, 7 de la Métaphysique que la délectation par elle-même réside dans l’acte, mais que l’espérance et le souvenir sont délectables à raison de l’acte. Il est donc bien certain que cette sorte de délectation est désordonnée selon son genre du même désordre dont est désordonnée la délectation externe; dès lors, dans le cas où la délectation externe serait celle d’un péché mortel, alors la délectation interne, considérée en elle-même et sans plus, constituerait aussi un péché mortel selon son genre. Or toutes les fois que la raison, par son approbation, se laisse dominer par le péché mortel, alors il y a péché mortel, car elle perd la rectitude de la justice lorsqu’elle s’assujettit à l’iniquité par son approbation; or elle s’assujettit à cette délectation perverse lorsqu’elle y consent. Et le consentement est le premier pas dans l’assujettissement d’où, parfois, il s’ensuit que pour se procurer une délectation plus complète la raison choisit l’acte désordonné lui-même et elle avance d’autant plus dans le péché qu’elle se porte à un plus grand nombre de désordres pour la délectation qu’elle y poursuit. Cependant la racine première de tout ce processus restera ce consentement par lequel on a admis la délectation et c’est donc là que commence le péché mortel.
En conclusion, nous concédons sans réserve que le consentement à la délectation, en matière de fornication ou d’autre cas mortel, est un péché mortel Il s’ensuit également que tous les actes que, pour avoir consenti à cette sorte de délectation, on pose en vue de l’accroître et de l’entretenir, par exemple les attouchements déshonnêtes, les baisers lascifs ou choses de ce genre, tout cela est péché mortel.



Solutions:

Comme dit saint Augustin dans l’Enchiridion, l’Oraison dominicale et autres pratiques analogues ne valent pas seulement pour effacer les péchés véniels; elles valent aussi pour la rémission des péchés mortels, encore que leur efficacité pour effacer ceux-ci ne soit pas aussi assurée qu’elle l’est pour effacer les péchés véniels.
2. Cette délectation procurée par la pensée de la fornication, du point de vue de la chose pensée, est mortelle selon son genre mais accidentellement ce n’est qu’un péché véniel, a savoir dans la mesure ou elle prévient le consentement délibère qui donne au péché mortel son parfait accomplissement Sans ce consentement, le corps fût-il souillé par violence, il n’y aurait pas de péché mortel car le corps ne peut être affecte par la souillure du péché sans le consentement de l’esprit, selon les expressions de sainte Lucie. C’est pourquoi, lorsque survient le consentement, le susdit accident disparaît et le péché devient mortel, comme il arriverait aussi chez la victime d’un viol si elle consentait.
3 De quelque côte qu’il vienne tout le désordre de la fornication rejaillit sur la délectation qui en résulte; c’est pourquoi pèche mortellement quiconque approuve une délectation de cette sorte.
4. Si l’on se complaisait dans la pensée de l’homicide à raison même de la chose pensée ce ne pourrait être que par attrait pour l’homicide et ainsi, on pécherait mortellement. Mais si l’on se complaît à une telle pensée pour l’information qu’on y trouverait sur les choses considérées ou pour quel que autre raison analogue, ce ne sera pas toujours un péché mortel, mais cela relèvera d’un genre peccamineux autre que celui de l’homicide, par exemple de la curiosité ou quelque chose de semblable.
5. Ce n’est jamais identiquement la même délectation qui était vénielle et qui sera mortelle; mais l’acte de consentement qui intervient constituera le péché mortel.
6. Il est vrai que la conversion à Dieu est essentiellement le fait de la seule raison supérieure. Toutefois, d’une certaine manière, la raison inférieure s’associe à cette conversion dans la mesure où elle se règle sur la raison supérieure, de même que l’irascible et le concupiscible sont dits de quelque façon participer à la raison dans la mesure où celle-ci les régit; en ce sens, même l’aversion peut dans le péché mortel relever de la raison inférieure.
7. Saint Augustin écrivant Contre les Manichéens, II, 14 ne s’exprime pas de la même façon que dans son ouvrage Sur la Trinité lorsqu’il s’explique sur ces trois personnages. Au livre XII, 12 De la Trinité il assimile le serpent à la sensualité, la femme à la raison inférieure et le mari à la raison supérieure, tandis que dans le Contre les Manichéens, II, 14 le serpent représente le sens, la femme la convoitise ou sensualité, le mari la raison. Dès lors, on le voit, l’argument ne conclut pas.
8. Prendre plaisir à l’acte intérieur c’est-à-dire à la pensée, c’est une autre sorte de délectation que de prendre plaisir à l’acte extérieur et c’est se délecter de la pensée pour la pensée même. Mais la délectation que comporte la pensée en raison de l’acte auquel on pense se ramène au même genre car nul ne se délecte en rien qu’il n’y soit attaché et ne le con sidère comme convenable. Dès lors, consentir à la délectation intérieure c’est approuver la délectation externe et vouloir en jouir ne fût-ce qu’en y pensant.
9. Le consentement à la délectation est prohibé par ce précepte. Tu ne convoiteras pas etc.; car ce n’est pas sans raison qu’il y a dans la Loi des préceptes différents touchant l’acte extérieur et l’acte intérieur. Quand bien même, d’ail leurs, l’interdiction ne serait fondée sur aucun précepte spécial, du moment que la fornication est interdite, est égale ment interdit tout ce qui en découle ou s’y ramène.
10. Tant que la raison ne se rend pas compte de la délectation et de sa nuisance, même si elle pas d’un consentement interprétatif. Mais une fois qu’elle s’est rendu compte de la délectation qui surgit et du tort qui s’ensuit, vu que l’on s’aperçoit qu’à moins d’une résistance expresse cette sorte de délectation incline entièrement au péché et précipite dans l’abîme, on voit que la raison consent. Alors le péché est rattaché à la raison par l’acte de celle-ci, vu qu’agir et, quand on doit agir, ne pas agir se ramènent au genre de l’acte, selon que le péché d’omission se ramène au péché d’action.
11. La portée du précepte divin s’étend jusqu’à la rai son inférieure dans la mesure où celle-ci relève du gouverne ment de la raison supérieure, comme on l’a dit précédemment.
12. La conversion par laquelle délibérément on se tourne vers quelque chose de mauvais suffit à constituer un péché mortel, encore qu’après cet accomplissement quelque autre complément puisse être ajouté.
13. Selon saint Denis au chapitre IV des Noms divins "le bien procède d’une seule cause, totale et parfaite, le mal d’une multiplicité de défaillances partielles" et ainsi pour qu’une chose soit bonne et méritoire elle doit satisfaire à des exigences plus nombreuses que pour être mauvaise et déméritoire, encore que Dieu incline davantage à récompenser le bien qu’à punir le mal; c’est pourquoi consentir à la délectation sans consentir à l’action ne suffit pas pour mériter mais suffit dans le mal pour démériter.
14. Sans doute juridiquement la femme ne doit rien vouloir à l’encontre des justes dispositions prises par le mari, mais en fait parfois elle peut vouloir et veut le contraire. Il en va ainsi de la raison inférieure.
Les arguments en sens contraire nous les concédons sauf le dernier dont la conclusion est fausse; il procède en effet comme si les païens ne pouvaient pécher selon la raison supérieure, ce qui est faux. Il n’est personne qui ne soit persuadé qu’il existe quelque chose en quoi consiste la fin de la vie humaine; si l’on accepte de délibérer à partir de là, cela relève de la raison supérieure.





ARTICLE 5: Y a-t-il place pour le péché véniel dans la raison supérieure?

1505


Objections:
1. Et il semble que non car le propre de la raison supérieure est de s’attacher aux raisons éternelles il ne peut donc y avoir en elle de péché que si elle se détourne des raisons éternelles; mais se détourner des raisons éternelles c’est le péché mortel. Il n’y a donc pas de place, dans la raison supérieure, pour le péché véniel.
2. Par le mépris, un péché véniel devient mortel. Or il ne semble pas que l’on puisse sans mépris décider que ceci est mal, doit être puni par Dieu et néanmoins consentir à le commettre; il semble donc que toutes les fois qu’après délibération de la raison supérieure on consent à l’acte, celui-ci fût-il un péché véniel, il y a péché mortel.
3. II y a dans l’âme une part qui ne peut admettre que le péché véniel, c’est la sensualité; une autre où il y a place pour le péché véniel et le péché mortel, c’est la raison inférieure. Il semble donc qu’il y ait quelque part dans l’âme exclusivement réservée au péché mortel; il ne s’agit pas de la syndérèse puisqu’il n’y a en elle aucun péché; cela revient donc à la raison supérieure.
4. Ni dans l’ange, ni dans l’homme en l’état d’innocence, il ne pouvait y avoir de péché véniel pour cette raison que le péché véniel naît de la corruption de la chair, corruption qui alors n pas. Comme la raison supérieure est inaccessible à la corruption de la chair il n’y a donc pas de place en elle pour le péché véniel.



Cependant:
1. Consentir à l’acte peccamineux n’est pas plus grave que l’acte même du péché. Or à la rai son supérieure appartient le consentement à l’acte du péché véniel; donc aussi le péché véniel.
2. Un mouvement soudain contre la foi est un péché véniel qui ne se trouve que dans la raison supérieure. Il y a donc place en elle pour le péché véniel.



Réponse:
Dans la partie supérieure de la raison il y a place pour le péché véniel et pour le péché mortel; cependant il est une certaine matière au sujet de laquelle dans la raison supérieure il ne peut y avoir de péché que mortel. Voici pourquoi. La raison supérieure exerce son activité directement à propos d’une matière déterminée, c’est-à-dire à propos des raisons éternelles, et indirectement à propos d’une certaine matière, à savoir les choses temporelles dont elle juge selon les raisons éternelles. Or, touchant sa matière propre, à savoir les raisons éternelles, son activité prend deux formes différentes, soudaine et délibérée. Mais comme le péché mortel ne s’accomplit qu’après un acte de délibération, il y aura place dans la raison supérieure pour le péché véniel s’il s’agit d’un mouvement soudain, et pour le péché mortel quand l’acte est délibéré, comme on le voit bien dans le péché contre la foi. En revanche, touchant la matière des choses temporelles, son acte est toujours délibéré puisqu’elle ne s’y porte que par référence aux raisons éternelles. C’est pourquoi, à propos de cette matière-là s’il s’agit d’un péché de genre mortel, l’acte de la raison supérieure sera toujours péché mortel; s’il s’agit au contraire d’un péché de genre véniel, le péché sera véniel, comme on le voit bien dans le consentement à une parole oiseuse.



Solutions:

1. La raison supérieure pèche en ce qu’elle se détourne des raisons éternelles, non seulement en allant à leur encontre mais aussi en passant à côté, ce qui constitue le péché véniel.
2. Tout mépris ne fait pas un péché mortel mais bien le mépris de Dieu, le seul mépris qui nous fasse nous détourner de Dieu. Or on aura beau délibérer avant d’y consentir, le péché véniel n’implique pas mépris de Dieu, sauf peut-être si l’on s’imagine que le péché en question va contre un précepte divin. L’argument ne vaut donc pas.
3. Ce qui fait que dans la sensualité il ne peut y avoir que du péché véniel, c’est son imperfection; mais la raison, puissance parfaite, admet le péché selon toutes ses variétés, car son acte peut atteindre sa plénitude en quelque genre que ce soit; par conséquent il sera véniel dans le genre véniel et mortel dans le genre mortel.
4. Bien que la raison supérieure ne soit pas en contact immédiat avec la chair, cependant la corruption de la chair l’atteint dans la mesure où les puissances supérieures reçoivent des puissances inférieures.



QUESTION 16: LA SYNDÉRÈSE


1600

(Traduction par le Père Jean Tonneau O.P., 1991)

ARTICLE 1: Est-ce une puissance ou un habitus?

1601


La discussion porte sur la syndérèse.



Objections:
1. Apparemment ce serait une puissance. En effet, tout ce qui se range sous une même division relève du même genre; or selon la glose de Jérôme sur Ézéchiel 1, 9 la syndérèse se situe dans une même division, à côté de la partie rationnelle, du concupiscible et de l’irascible; comme ce sont là des puissances, la syndérèse sera donc une puissance.
2. On a dit, il est vrai, que la syndérèse ne désigne pas une puissance tout court, mais une puissance-avec-habitus
Mais non ! Le sujet plus un accident n’entre pas en division contre le sujet pris absolument. Ainsi ne serait pas correcte une division qui opposerait, parmi les animaux, d’un côté l’homme et de l’autre l’homme blanc. Puis donc que l’habitus et la puissance sont ente eux comme l’accident et son sujet, on ne peut, semble-t-il, diviser correctement ce qu’on entend par puissance tout court (par exemple la partie rationnelle, le concupiscible et l’irascible) contre ce qu’on appelle une puissance-avec-habitus.
3. Il arrive qu’une même puissance possède plusieurs habitus; si donc un habitus permettait de distinguer une puissance d’une autre, autant il y a d’habitus dans les puissances, autant devrait comporter de membres la grande division où les parties de l’âme se distinguent les unes des autres.
4. Une seule et même chose ne peut régler et être réglée. Mais la puissance est réglée par l’habitus; donc puissance et habitus ne peuvent identiquement coïncider au point qu’un seul vocable désignerait à la fois l’une et l’autre.
5. Ce n’est pas dans un habitus, c’est uniquement dans une puissance que quelque chose peut s’inscrire. Or ne dit-on pas que les principes universels du droit sont inscrits dans la syndérèse ? Celle-ci désigne donc une puissance sans plus.
6. Si de deux choses on peut n’en faire qu’une, il faut que l’une des deux soit modifiée. Or cet habitus naturel que l’on désigne sous le nom de syndérèse ne peut changer car ce qui est naturel demeure nécessairement; pas davantage les puissances de l’âme ne se transforment. Il semble donc que de l’habitus et de la puissance on ne peut constituer une unité telle qu’un vocable unique puisse désigner les deux.
7. La sensualité est l’opposé de la syndérèse car elle incline toujours au mal alors que la syndérèse incline toujours au bien. Or la sensualité est une puissance tout court, sans habitus; donc la syndérèse aussi désigne une puissance sans plus.
8. La notion désignée par le nom est la définition, lisons-nous au livre IV, 7 de la Métaphysique Donc ce qui ne possède pas cette sorte d’unité que requiert la définition ne peut être désigné sous un nom unique. Mais il est prouvé au livre VII, 4 de la Métaphysique qu’il n’existe pas de définition pour un agrégat de sujet et d’accident, comme si l’on dit homme blanc; il en va de même pour un agrégat de puissance et d’habitus et donc il n’est pas possible qu’un seul nom désigne une puissance-avec-habitus.
9. La raison supérieure désigne une puissance sans plus, mais on admet que la syndérèse s’identifie avec la raison supérieure en effet saint Augustin dans son traité Du libre arbitre, II, 10 évoque la judiciaire naturelle, ce que nous appelons syndérèse, où il y a "certaines règles et lumières de vertus qui sont vraies et immuables." D’autre part, c’est à la raison supérieure, selon saint Augustin au livre XII, 7 De la Trinité qu’il appartient de s’attacher aux raisons immuables. La syndérèse est donc une puissance tout court.
10. Pour Aristote, tout ce qu’il y a dans l’âme est puissance, ou habitus, ou passion Si donc la division aristotélicienne est adéquate, il n’y a rien dans l’âme qui soit en même temps puissance et habitus.
11. Les contraires ne peuvent coïncider; or il y a en nous la concupiscence innée qui incline toujours au mal; il ne peut donc y avoir en nous un habitus qui inclinerait toujours au bien, telle la syndérèse, et donc celle-ci n’est ni un habitus ni une puissance-avec-habitus, mais bien une puissance à part et complète"
12 Puissance et habitus suffisent pour agir, si donc la syndérèse était une puissance avec un habitus inné, comme elle incline au bien, l’homme trouverait dans la pure nature tout ce qu’il lui faut pour agir bien, ce qui rappelle l’hérésie pélagienne.
13. Admettons que la syndérèse soit une puissance-avec-habitus. Ce ne sera pas une puissance passive mais une puissance active, puisqu’elle possède une certaine opération d’autre part, tandis qu’une puissance passive se fonde sur la matière, de même une puissance active se fonde sur la forme. Or il y a une double forme dans l’âme humaine une forme supérieure, par où elle s’apparente aux anges, en tant qu’elle est esprit; l’autre, inférieure, selon laquelle, en tant qu’âme, elle assure la vie du corps. Il faut donc que la syndérèse se fonde soit sur la forme supérieure soit sur la forme inférieure dans le premier cas, c’est la raison supérieure, dans le second la raison inférieure. Mais raison supérieure et raison inférieure, cela désigne une puissance tout court; telle est donc la syndérèse.
14. Si la syndérèse est le nom d’une puissance-avec-habitus, il ne peut s’agir que d’un habitus inné car, s’il s’agissait d’un habitus acquis ou infus, c’est qu’il serait possible d’en être privé. Or la syndérèse ne désigne pas un habitus inné. Donc elle désigne une puissance sans plus. Preuve de la mineure: tout habitus qui suppose un acte chronologique ment antérieur n’est pas un habitus inné; or la syndérèse est dans ce cas puisqu’il lui appartient de réprouver le mal et d’inciter au bien, ce qui n’est possible qu’une fois le bien et le mal actuellement connus. Donc la syndérèse suppose une activité antérieure dans le temps.
15. Le rôle de la syndérèse, apparemment, consiste dans un jugement, c’est pourquoi on l’appelle la judiciaire naturelle. Mais le libre arbitre tire son nom d’une manière de juger. La syndérèse s’identifie donc au libre arbitre et, comme lui, elle est une puissance à part et complète.
16. Supposons que la syndérèse soit une puissance-avec-habitus, comme une combinaison des deux. Il ne saurait s’agir d’une composition logique, comme celle de l’espèce composée du genre et de la différence spécifique, car la puissance n’est pas avec l’habitus dans le même rapport que le genre avec la différence; dans ce cas en effet, chaque habitus surajouté à une puissance constituerait une puissance spéciale. Il s’agira donc de composition naturelle, où le composé est autre chose que les composants, comme il est démontré au livre VII, 17 de la Métaphysique et alors la syndérèse ne sera ni une puissance, ni un habitus, mais quelque chose de différent, ce qui est impossible. Reste donc qu’elle soit une puissance à part et complète.



Cependant:
Si la syndérèse était une puissance ce devrait être une puissance rationnelle. Or les puissances rationnelles sont puissances des contraires; telle serait donc la syndérèse mais c’est évidemment faux puisque la syndérèse incite toujours au bien et jamais au mal.
2. Que la syndérèse soit une puissance, ou bien ce sera la même que la raison ou bien c’en sera une autre. Ce n’est pas la même, d’après la glose précitée de Jérôme sur Ezéchiel, qui l’introduit dans sa division concurremment avec la raison. On ne peut pas dire non plus que c’est une puissance différente de la raison, vu qu’une puissance spéciale requiert une activité spéciale, or il n’est aucun des actes attribués à la syndérèse qui ne puisse être accompli par la raison. C’est en effet la raison qui incite au bien et réprouve le mal. Donc la syndérèse n’est d’aucune manière une puissance.
3. Le foyer de convoitise incline toujours au mal, la syndérèse toujours au bien: les deux s’opposent donc directement. Or le foyer de convoitise est un habitus ou se comporte comme un habitus; en effet, le foyer de convoitise est précisément la concupiscence qui, selon saint Augustin est habituelle chez l’enfant et actuelle chez l’adulte. Donc la syndérèse aussi est un habitus.
4. Si la syndérèse est une puissance elle sera cognitive ou motrice. Il est constant que ce n’est pas une puissance cognitive sans plus puisque son activité consiste à inciter au bien et à réprouver le mal; donc si c’est une puissance ce sera une puissance motrice or cela manifestement est faux car les puissances motrices se divisent adéquatement en irascible, concupiscible et rationnelle, à quoi s’oppose la syndérèse, comme on l’a dit plus haut. Donc la syndérèse n’est d’aucune façon une puissance.
5. Comme la syndérèse dans la partie opérative de l’âme, l’intelligence des principes dans la partie spéculative échappe à toute erreur. Mais selon Aristote au livre VI, 5 des Éthiques l’intelligence des principes est un habitus. Donc aussi la syndérèse.



Réponse:
Il faut dire que sur cette question il se trouve des opinions différentes. Pour certains en effet, la syndérèse désigne une puissance sans plus, une puissance qui diffère de la raison et qui lui est supérieure. Pour d’autres la syndérèse est bien une puissance sans plus, mais c’est la même en réalité que la raison, vue sous un jour différent Il y a en effet le point de vue de la raison comme raison, c’est-à-dire en tant qu’elle procède par raisonnements et inférences et alors on parle de puissance rationnelle. Et il y a la raison comme nature, c’est-à-dire selon qu’elle a certaines connaissances naturelles et alors on l’appelle syndérèse. D’autres appellent syndérèse la puissance rationnelle elle-même revêtue d’un certain habitus naturel. Où se trouve la plus grande part de vérité, voici comment on peut le voir.
Comme le déclare saint Denis au ch. VII, 3 du traité des Noms divins " la divine Sagesse unit les terminaisons de ce qui pré cède aux commencements de ce qui suit "; les natures, en effet, se tiennent les unes par rapport aux autres dans le même ordre que des corps contigus dont l’inférieur par son sommet touche le supérieur à son niveau le plus bas. Dès lors une nature inférieure entre par son sommet en contact, selon une participation imparfaite, avec ce qui constitue le propre d’une nature supérieure. Or la nature de l’âme humaine est inférieure à la nature angélique si nous considérons le mode de connaissance naturel à l’une et à l’autre, car le mode de con naissance naturel et propre à la nature angélique est de con naître la vérité sans recherche ni cheminement tandis que le propre de l’âme humaine est de parvenir à la connaissance de la vérité par voie d’enquête et en passant d’une inférence a l’autre Des lors aussi l’âme humaine, par ce qui culmine en elle, entre en contact avec ce qui est le propre de la nature angélique, en ce sens que certaines choses lui sont connues d’emblée et sans recherche, encore que même à cet égard elle se trouve inférieure à l’ange, du fait que même là elle ne peut connaître la vente sans l’apport des sens.
Or on trouve une double connaissance dans la nature angélique une connaissance spéculative ou la réalité même des choses est vue simplement et absolument, et une connaissance pratique, non seulement selon les philosophes qui admettent les anges moteurs des sphères et la préexistence de toutes les formes naturelles dans les préconceptions angéliques, mais aussi selon les théologiens pour qui les anges servent Dieu dans les fonctions spirituelles qui ont donné lieu a leur distinction en ordres. Ainsi donc, pour autant que la nature humaine confine a la nature angélique, elle doit avoir de la vérité, en matière spéculative aussi bien que pratique, une connaissance qui ne vienne pas au terme d’une enquête, connaissance qui doit précisément être le principe de toute connaissance ultérieure, pratique ou spéculative, les principes devant nécessairement l’emporter en certitude et en stabilité. Voilà pourquoi il faut que cette connaissance se trouve naturellement dans l’homme, cette connaissance étant pour ainsi dire une pépinière pour toute connaissance ultérieure — d’ailleurs dans toutes les natures préexistent quelques semences naturelles aux opérations et effets qui s’ensuivent — , il faut aussi que cette connaissance soit habituelle de façon qu’elle soit toute prête aux applications nécessaires. De même donc que l’âme humaine possède une sorte d’habitus naturel qui lui fait connaître les principes des sciences spéculatives et que nous appelons l’intelligence des principes, de même il y a en elle un certain habitus naturel des premiers principes pratiques, c’est-à-dire des principes universels du droit naturel, habitus qui appartient à la syndérèse. Or nulle autre puissance que la raison ne présente cet habitus, à moins que nous ne fassions de l’intelligence une puissance distincte de la raison, mais nous avons dit le contraire précédemment.
Reste donc que ce vocable de syndérèse ou bien désigne sans plus un habitus naturel analogue à l’habitus des principes, ou bien désigne précisément la puissance, à savoir la rai son, revêtue d’un tel habitus. Quoi que l’on choisisse, il n’importe guère car ce qui est en balance c’est seulement une définition nominale. Qu’on appelle syndérèse la puissance rationnelle elle-même en tant qu’elle connaît naturellement, cela ne se peut sans quelque habitus car il ne convient à la raison de connaître naturellement qu’en vertu d’un certain habitus naturel comme on le voit clairement dans le cas de l’intelligence des principes



Solutions:

1. Pour pouvoir faire partie d’une même division il faut que les éléments s’en regroupent sous quelque raison commune, quelle que soit celle-ci, genre ou accident. Dans la division à quatre membres où la syndérèse s’oppose à trois puissances, si les membres de la division se distinguent, ce n’est pas sous la raison commune de puissance qu’ils se regroupent, mais sous celle de principe moteur. Il s’ensuit non pas que la syndérèse serait une puissance mais qu’elle est une sorte de principe de mouvement.
2. Lorsque l’accident procure au sujet quelque particularité qui ne lui convient pas naturellement, alors rien n’empêche dans une division d’opposer l’accident au sujet, ou bien le sujet revêtu de l’accident au sujet pris absolument, comme si je distinguais la superficie colorée de la surface prise absolument, d’autant que celle-ci est une réalité mathématique qui ne peut être dite colorée sans passer au genre des réalités physiques. De même aussi la raison désigne une connaissance selon le mode humain, mais par l’habitus naturel elle passe à la condition d’un autre genre, comme il ressort de ce qui a été dit Rien n’empêche donc soit que l’habitus soit lui-même divisé contre la puissance dans une division où serait divisé le "principe de mouvement", soit que se contre-divise la puissance prise absolument contre cette même puissance en tant que douée d’habitus.
3. Les autres habitus qui se trouvent dans la puissance rationnelle ont la même façon de mouvoir, la façon qui caractérise la raison en tant que raison. Voilà pourquoi ces habi tus ne peuvent pas se distinguer par l’opposition à la raison, comme fait l’habitus naturel par quoi on désigne la syndérèse.
4. On ne dit pas que syndérèse signifie la puissance et l’habitus comme si puissance et habitus étaient la même chose, mais parce que ce nom unique désigne la puissance avec l’habitus dont elle est pourvue.
5. Une chose écrite dans une autre, cela s’entend de deux manières d’une part comme dans un sujet et ainsi rien ne peut s’inscrire dans l’âme si ce n’est par rapport à une puissance; d’autre part comme dans un contenant et alors rien n’empêche que quelque chose s’inscrive, même dans un habitus. En ce sens nous disons que s’inscrivent dans la géométrie elle-même tout le détail qui relève de la géométrie.
6. Cet argument est efficace quand l’unité se fait par le mélange de deux composants. Mais ce n’est pas ainsi qu’habitus et puissance ne font qu’un; c’est à la façon de l’accident et du sujet.
7. Si la sensualité incline toujours au mal cela tient à la corruption de la concupiscence, corruption qui l’affecte à la façon d’un habitus; pareillement c’est à un certain habitus naturel que la syndérèse doit d’incliner toujours au bien.
8. L’homme blanc ne peut être défini, à proprement parler, d’une définition qui signifie une réalité essentiellement une, telle que la définition des substances. Mais on peut le définir d’une définition non essentielle, dans la mesure où l’unité de l’accident et du sujet est quelque chose de non essentiel; et cette unité suffit pour qu’on puisse lui donner un nom unique. C’est aussi pourquoi le Philosophe (Métaphysique VII, 4), à l’endroit allégué dit que l’on peut désigner d’un seul nom le sujet avec l’accident.
9. Par syndérèse on n’entend ni la raison supérieure ni la raison inférieure mais une réalité commune à l’une et à l’autre. En effet, précisément dans l’habitus des principes universels du droit, certains contenus relèvent des raisons éternelles, par exemple qu’il faut obéir à Dieu et d’autres relèvent des raisons inférieures, par exemple qu’il faut vivre en conformité avec la raison. Mais la syndérèse et la raison supérieure ont chacune leur manière de considérer les réalités immuables; car il y a une sorte d’immutabilité qui tient à la nature de l’immuable, c’est le cas des réalités divines et c’est ainsi, disons-nous, que la raison supérieure s’attache aux réalités immuables. Il y a aussi une immutabilité qui tient au caractère nécessaire d’une vérité, fût-ce dans le domaine des réalités soumises au changement. Par exemple cette vérité le tout est plus grand que la partie, est immuable même dans le domaine des choses changeantes. Or c’est de cette façon que nous disons de la syndérèse qu’elle s’attache à l’immuable.
10. Bien que tout ce qui est dans l’âme soit seulement habitus, ou seulement puissance, ou seulement passion néanmoins tout ce qui dans l’âme est nommé n’est pas l’une de ces choses seulement. En effet, des choses réellement distinctes peuvent être réunies par l’intellect et désignées sous un seul nom.
11. Cet habitus inné qui incline au mal appartient à la partie inférieure de l’âme, par où elle est unie au corps, tan dis que l’habitus qui incline naturellement au bien relève de la partie supérieure. Dès lors ces deux habitus contraires n’affectent pas le même sujet sous le même rapport.
12. L’habitus uni à la puissance suffit pour l’acte propre de cet habitus. Or l’acte de cet habitus naturel qu’on désigne sous le nom de syndérèse consiste en reproches contre le mal et en inclinations pour le bien; dès lors cet acte est naturellement au pouvoir de l’homme. Mais il ne s’ensuit pas que l’homme trouve dans ses ressources purement naturelles le pouvoir de réaliser un acte méritoire; c’est cela en effet que l’impiété pélagienne attribue au pouvoir de la seule nature.
13. Considérée comme puissance la syndérèse semble désigner une puissance passive plutôt qu’une puissance active. Mais ce n’est pas le fait d’exercer une opération qui distingue la puissance active de la puissance passive, car alors toutes les puissances de l’âme seraient actives puisque toutes, actives ou passives, ont une certaine opération. En réalité la distinction se découvre par comparaison de la puissance à son objet: si l’objet, par rapport à la puissance, est passif et subit le changement, alors ce sera une puissance active; si à l’inverse l’objet tient le rôle d’agent et de moteur, alors il s’agit d’une puissance passive. De là vient que toutes les puissances de l’âme végétative sont actives, puisque l’aliment est transformé par la puissance de l’âme, qu’il s’agisse de nutrition ou de croissance, voire de génération. Cependant toutes les puissances sensitives sont passives, vu qu’elles sont mues et actualisées par leur objet. Quant à l’intellect, il s’y trouve une puissance active et une puissance passive; en effet, par l’intellect l’intelligible en puissance devient l’intelligible en acte, ce qui est l’intellect agent, et ainsi l’intellect agent est une puissance active; mais encore, par l’intelligible en acte, l’intellect en puissance devient intellect en acte et ainsi l’intellect possible est une puissance passive. Or il est entendu que l’intellect possible, plutôt que l’intellect agent, est le sujet des habitus; aussi la puissance qui est précisément porteuse de l’habitus naturel semble bien être une puissance passive plutôt qu’active.
Toutefois même si l’on accordait qu’il s’agit d’une puissance active, la suite du raisonnement ne serait pas correcte car il n’y a pas deux formes dans l’âme mais une seule, à savoir son essence, vu qu’elle est esprit par son essence et forme du corps par son essence et non par quelque ajout. Dès lors, la raison supérieure et la raison inférieure ne reposent pas sur deux formes mais sur l’unique essence de l’âme. Il n’est pas vrai non plus que la raison inférieure se fonde sur l’essence de l’âme en tant que celle-ci est forme du corps; seules, en effet, se fondent de cette manière sur l’essence de l’âme les puissances liées à des organes, ce qui n’est pas le cas de la raison inférieure. Et même en admettant que cette puissance désignée sous le nom de syndérèse s’identifie à la raison supérieure et à la raison inférieure, rien n’empêche de désigner sous le nom de raison cette puissance prise absolument et de nommer syndérèse cette même puissance avec l’habitus qui en est inséparable.
14. La connaissance actuelle n’est pas pré exigée pour la puissance ou l’habitus de syndérèse, mais pour son acte. Par là, rien n’empêche que l’habitus de syndérèse soit inné.
15. Il y a deux sortes de jugement: un jugement sur l’universel — c’est celui qui relève de la syndérèse — et un jugement sur ce qui est à faire en particulier: celui-ci est le jugement d’élection et c’est lui qui appartient au libre arbitre. On n’a donc pas démontré qu’ils s’identifient.
16. La composition physique et naturelle se présente de bien des façons. Il y a en effet la composition du mixte à partir de ses éléments; c’est au sujet de cette sorte de composition que le Philosophe (Métaph. VII, 17) affirme que la forme du mixte et celle de ses éléments doivent être tout à fait distinctes. Il y a encore la composition de forme substantielle et de matière, d’où résulte en tiers la forme spécifique qui n’est pas tout à fait étrangère à la matière et à la forme, mais qui se tient par rap port à elles comme le tout par rapport aux parties. Il y a encore la composition du sujet et de l’accident où des deux composants ne résulte pas un tiers, et telle est la composition de la puissance et de l’habitus.






De veritate FR 1504