De veritate FR 1602

ARTICLE 2: La syndérèse peut-elle pécher?

1602



Objections:

1. Il semble que oui, car dans la glose de Jérôme sur Ézéchiel 1, 9 on lit: "Parfois nous la voyons se précipiter dans l’abîme." Or dans le domaine pratique cela ne peut s’entendre que du péché. Donc la syndérèse peut pécher.
2. A proprement parler, ce n’est ni l’habitus ni la puissance mais bien l’homme qui pèche car ce sont les individus qui sont les auteurs de leurs actes. On dit toutefois que pèche quelque habitus ou puissance en ce sens que l’homme est induit à pécher par l’acte de l’habitus et de la puissance. Or l’homme est quelquefois induit à pécher par un acte de la syndérèse comme l’atteste (
Jn 16,2): "L’heure vient où qui conque vous tuera croira rendre hommage à Dieu". Ainsi certains étaient incités à tuer les Apôtres en vertu de ce juge ment selon lequel ils estimaient devoir rendre hommage à Dieu, jugement qui relève certainement de la syndérèse. Donc celle-ci pèche.
3. Il est écrit: "Les fils de Memphis t’ont souillée jusqu’au sommet de la tête " (Jr 2,16). Ce sommet représente la partie supérieure de l’âme, selon la glose sur Ps 7, 17: "Son iniquité retombe sur sa tête. " Ainsi cela concerne la syndérèse, le plus haut sommet de l’âme. Donc par le péché les démons souillent la syndérèse.
4. Selon le Philosophe la puissance rationnelle est puissance des contraires. Comme la syndérèse est une puissance rationnelle elle est puissance des contraires; elle peut donc faire le bien et pécher.
5. Les contraires se rencontrent naturellement autour d’une seule et même chose Vertu et péché étant des contraires, s’il y a dans la syndérèse qui incline au bien un acte vertueux, il y aura aussi un acte peccamineux.
6. La syndérèse est en matière pratique ce qu’est en matière spéculative l’intelligence des premiers principes. Mais toute opération de la raison spéculative a sa source dans les premiers principes; donc toute opération de la raison pratique part de la syndérèse et si l’on attribue à la syndérèse l’oeuvre de la raison pratique quand elle est vertueuse on la lui attribuera également quand elle est peccamineuse.
7. La peine répond à une coulpe. Mais chez les damnés c’est l’âme tout entière qui subira la peine, y compris la syndérèse; c’est donc que la syndérèse pèche aussi.



Cependant:
Le bien peut être plus pur que le mal car il existe un bien sans mélange alors que le mal n’est jamais tel qu’il ne s’y mêle quelque bien. Or quelque chose en nous, à savoir la concupiscence, incite toujours au mal il faut donc qu’il y ait quelque chose en nous qui incite toujours au bien; on ne voit pour cela que la syndérèse; donc celle-ci ne pèche jamais.
2. Ce qui est présent par nature est toujours présent. Or il est naturel à la syndérèse de réclamer contre le mal: elle ne consent donc jamais au mal et donc ne pèche pas.



Réponse:
Il faut dire que la nature en tous ses ouvrages a l’intention du bien et veut la conservation de tout ce qui se fait par opération naturelle; c’est pourquoi dans tous ses ouvrages les principes sont toujours permanents et immuables et main tiennent leur rectitude. " Il est nécessaire que les principes demeurent éternellement" lit-on au livre I, 6 des Physiques. Rien de stable, en effet, rien de certain n’existerait dans ce qui procède des principes si ceux-ci n’étaient eux-mêmes fermement établis. De là vient que toutes choses changeantes renvoient à quelque immuable premier; de là vient aussi que toute connaissance spéculative dérive d’un type de connaissance absolument certain qui échappe à tout risque d’erreur, à savoir la connaissance des premiers principes universels, à la lumière desquels toute autre connaissance peut être con trôlée, en vertu desquels toute vérité est reconnue et toute erreur rejetée et dans lesquels nulle erreur ne pourrait surgir sans que disparaisse toute certitude dans toutes les connaissances ultérieures.
Dès lors si l’on veut qu’il y ait quelque rectitude dans le domaine de l’agir humain, il doit y avoir nécessairement un certain principe permanent qui soit d’une rectitude inébranlable, par rapport à quoi toutes les actions humaines puis sent être examinées de telle sorte que pareil principe permanent résiste à tout mal et dise oui à tout bien. Telle est la syndérèse qui a pour office de protester contre le mal et d’inciter au bien. Par conséquent nous tenons qu’en elle il ne peut y avoir de péché.



Solutions:

1. "Se précipiter dans l’abîme" n’est pas le fait de la syndérèse au plan de l’universel. C’est précisément dans l’application du principe universel à tel cas particulier que peut survenir une erreur, soit par vice de l’argumentation soit par admission de quelque fausseté. C’est pourquoi le texte ne dit pas sans plus que la syndérèse mais bien que la conscience se précipite, la conscience qui applique aux opérations particulières le jugement universel de la syndérèse.
2. Lorsqu’un syllogisme aboutit à une conclusion fausse à partir de deux prémisses dont l’une est vraie et l’autre fausse, la fausseté de la conclusion n’est pas imputable à la pré misse vraie mais bien à la fausse. Par conséquent, lorsque les meurtriers des Apôtres pensaient rendre hommage à Dieu, le vice de ce jugement ne provenait pas du jugement universel de syndérèse, à savoir qu’il faut rendre hommage à Dieu, mais du jugement faux de la raison supérieure qui voyait dans le meurtre des Apôtres une oeuvre agréable à Dieu. Il n’est donc pas possible d’admettre qu’ils étaient incités à pécher par le fait de la syndérèse.
3. Comme le sommet de la tête est le point le plus élevé du corps, on dit que le sommet de l’âme est la partie la plus haute de celle-ci; et comme il y a plusieurs façons de distinguer les parties de l’âme, on en conçoit le sommet diversement. En distinguant la partie intellective et la partie sensitive, la première tout entière peut être appelée le sommet de l’âme. Si l’on pousse la distinction dans la partie intellective, entre la raison supérieure et la raison inférieure, c’est de la raison supérieure qu’on fera le sommet de l’âme. En distinguant encore la raison en jugement naturel et délibération rationnelle, on appellera sommet le jugement naturel. Ainsi donc, que l’âme soit souillée jusqu’au sommet cela doit s’entendre en ce sens que le sommet désigne non pas la syndérèse mais la raison supérieure.
4. De soi la puissance rationnelle est puissance des contraires mais parfois elle est ramenée à un terme unique grâce à un habitus, surtout si celui-ci est complet Or Par syndérèse on n’entend pas une puissance rationnelle sans plus mais une puissance complétée par un habitus très assuré.
5. L’acte de la syndérèse ne consiste pas précisément dans l’acte vertueux mais il le précède, comme l’ordre naturel est présupposé aux vertus gratuites et acquises.
6. Comme dans le domaine spéculatif un argument faux, bien qu’il prenne son origine dans les principes, ne tient pas néanmoins sa fausseté des premiers principes mais d’une mauvaise utilisation des principes, il en va de même aussi dans l’ordre pratique et par conséquent le raisonnement ne tient pas.
7. Au livre XII, 12 de son ouvrage sur la Trinité, saint Augustin montre la faiblesse de cet argument. Il dit que l’homme tout entier est condamné pour le péché de la seule raison inférieure et cela parce que l’une et l’autre raison appartiennent à une même personne qui seule pèche à proprement parler. Ainsi la peine s’adresse à la personne et non à la Puissance, sauf pour autant que la puissance appartient à la Personne; en effet pour le péché qu’un homme a commis en n’y engageant qu’une partie de son être c’est la personne de l’homme qui mérite d’être châtiée, eu égard à tout ce qui fait corps avec elle. Il en va de même, d’ailleurs, devant les juridictions séculières; pour l’homicide que l’homme commet de sa main, la main n’est pas seule punie.





ARTICLE 3: La syndérèse peut-elle s’éteindre chez certains?

1603



Objections:
1. Il le semble bien. Sur ce verset du Psaume "Ils sont corrompus, ils font des actions abominables", une glose (Glose du Lombard ou glose interlinéaire sur
Ps 52,2) signale "Corrompus, c’est-à-dire privés de toute lumière de raison". Puisque la lumière de la syndérèse est la lumière de raison, c’est donc que la syndérèse s’éteint chez certains.
2. Il arrive aux hérétiques de n’avoir aucun remords de leur défaillance en matière de foi, défaillance qui est bien un péché. Il semble donc que chez eux soit éteinte la syndérèse qui a pour fonction de protester contre le péché.
3. D'après Aristote au livre VII, 8 des Ethiques par l’habitus vicieux on est corrompu jusqu’aux principes de l’agir. Mais les principes de l’agir relèvent de la syndérèse. C’est donc que la syndérèse est éteinte en quiconque a l’habitus de quelque vice.
4. Il est écrit au livre des (Pr 18,3): "Il se moque, l’impie, parvenu au fond de l’abîme du péché." Or dans ce cas, selon la glose de Jérôme sur (Ez 1,9), "la syndérèse perd sa place". Donc la syndérèse s’éteint chez certains.
5. Chez les bienheureux, toute inclination au mal dis paraît; donc, à l’inverse, chez les damnés, toute inclination au bien disparaît Chez eux, donc, s’éteint la syndérèse, puisqu’elle incline au bien.



Cependant:
Expliquant (Is 66,24): "Leur ver ne mourra pas l’exposé de saint Augustin (La Cité de Dieu XXI c. 9) évoque le ver de la conscience, c’est-à-dire le remords de la conscience. Mais ce remords tient au fait que la syndérèse proteste contre le mal. C’est donc qu’elle n’est pas éteinte.
2. Parmi les péchés, au plus profond du gouffre, il y a le désespoir, qui est le péché contre le Saint-Esprit. Mais même chez les désespérés la syndérèse n’est pas éteinte comme le montre Jérôme dans la glose sur Éz 1, 9 lorsqu’il dit de la syndérèse que " même chez Caïn elle n’est pas éteinte", alors qu’il est constant qu’il fut désespéré au dire de (Gn 4,13) " Mon crime est trop grand pour que je puisse en mériter le pardon. " Même conclusion que précédemment.

Réponse:
Il faut dire que l’extinction de la syndérèse peut s’entendre de deux façons: ou bien de la lumière même de l’habitus et en ce sens il est impossible que s’éteigne la syndérèse comme il est impossible que l’âme humaine soit privée de la lumière de l’intellect agent qui nous fait connaître les premiers principes en matières spéculatives et pratiques; cette lumière en effet tient à la nature même de l’âme qui lui doit d’être une âme intellectuelle et elle est évoquée par le (Ps 4,7): "La lumière de ta face, Seigneur, est empreinte sur nous " et cette lumière assurément nous montre les biens puisque le Psalmiste répond à la question qu’il avait posée: "Beaucoup disent: qui nous fera connaître les biens ? " Ou encore, l’extinction s’entend de l’acte et cela de deux façons: d’une part si l’on veut dire que l’acte de la syndérèse s’éteint en tant qu’il est totalement intercepté, comme il arrive chez ceux qui n’ont pas l’usage du libre arbitre ni aucun usage de raison et cela à cause de l’empêchement provenant d’une lésion des organes corporels qui fournissent à notre raison ce dont elle a besoin; et d’autre part du fait que l’activité de la syndérèse dévie à contresens et dans ce cas il est impossible que disparaisse le jugement de syndérèse de portée universelle mais touchant telle chose à faire en particulier, il s’éteint toutes les fois qu’il y a péché d’élection, la violence de la concupiscence ou de quelque autre passion absorbant tellement la rai son qu’au moment du choix l’application du jugement universel de syndérèse à l’acte particulier ne se fait pas. Or ce n’est pas là, pour la syndérèse, une extinction pure et simple, mais seulement en un sens particulier. Bref, à parler pure ment et simplement nous concédons que la syndérèse ne s’éteint jamais.



Solutions:

1. Il faut dire que certains pécheurs passent pour être privés de toute lumière de raison eu égard à l’acte du choix où la raison erre parce qu’elle est absorbée par quelque passion ou ravalée par quelque habitus, en sorte qu’elle ne suit pas pour l’élection le jugement de syndérèse.
2. Si chez les hérétiques la conscience ne réclame pas contre leur infidélité c’est que par suite d’une erreur de leur rai son supérieure, il se trouve que le jugement de syndérèse ne s’applique pas à tel cas particulier; au plan universel le juge ment de syndérèse subsiste en eux car ils jugent qu’il est mal de ne pas croire ce que Dieu a révélé; mais ils se trompent en ceci, dans leur raison supérieure, qu’ils ne croient pas que telle vérité soit révélée par Dieu.
3. Celui qui a quelque habitus vicieux est certes cor rompu touchant les principes de l’agir, non pas dans l’universel mais dans le particulier pratique à savoir dans la mesure où la raison est rabaissée par l’habitus vicieux en sorte que le jugement universel ne trouve pas son application à l’agir particulier dans le choix. C’est aussi de cette façon que l’impie fréquentant les bas-fonds du péché est dit mépriser.
4. Ce qui précède éclaire la quatrième solution.
5. Le mal étant étranger à la nature, rien n’empêche que l’inclination au mal soit supprimée chez les bienheureux. Mais le bien et l’inclination au bien tiennent à la nature même et, tant que subsiste la nature, l’inclination au bien ne peut disparaître, même chez les damnés.



QUESTION 17: LA CONSCIENCE (De conscientia)


1700
(Traduction par le Père Jean Tonneau O.P., 1991)

ARTICLE 1: La conscience est-elle une puissance, un habitus ou un acte?

1701


La question traite de la conscience morale.



Objections:

[A] Il semble que ce soit une puissance:
1. Dans la glose sur Ezéchiel 1, 92, Jérôme, après avoir mentionné la syndérèse, continue: "Cette conscience, nous la voyons s’effondrer par fois", où il semble identifier la conscience à la syndérèse. Or celle-ci est une sorte de puissance; donc aussi la conscience.
2. De plus, le péché ne peut résider que dans une puissance de l’âme; or la conscience contracte la souillure du péché: "Leur coeur et leur conscience est souillée" (
Tt 1,15). La conscience est donc une puissance.
3. On a dit que la souillure ne réside pas dans la conscience comme dans son sujet. Mais si ! Quand une même et unique réalité peut être tantôt souillée et tantôt pure, c’est qu’elle est sujette à être souillée. Or tout ce qui passe de l’état de souillure à l’état de pureté, sans changer d’identité, est tan tôt pur, tantôt souillé; donc tout ce qui passe de l’état de souillure à l’état de pureté ou inversement est sujet de souillure ou de pureté. Or la conscience passe de la souillure à la pureté: "Le sang du Christ purifiera notre conscience des oeuvres mortes en vue du culte à rendre au Dieu vivant " (He 9,14). La conscience est donc une puissance.
4. D’après ce qu’on dit, la conscience serait un verdict de la raison Mais ce jugement est affaire de libre arbitre, lui empruntant même son nom. D’où il apparaît que libre arbitre et conscience s’identifient et comme le libre arbitre est une puissance, il en va de même de la conscience.
5. Selon S. Basile la conscience est la judiciaire naturelle; or cette judiciaire n’est autre que la syndérèse et donc la conscience se confond avec la syndérèse. Mais celle-ci est une sorte de puissance; donc aussi la conscience.
6. Le péché ne peut se trouver que dans la volonté ou la raison; or il se trouve dans la conscience. Donc la conscience est raison ou volonté; mais celles-ci sont des puissances, donc aussi la conscience.
7. De l’habitus ou de l’acte on ne dit pas qu’ils savent, mais on le dit de la conscience: "Ta conscience sait que bien des fois tu as maudit les autres " (Eccle. 7, 23). Donc la conscience n’est ni un habitus ni un acte et donc c’est une puissance.
8. Selon Origène "la conscience est un esprit correcteur et un pédagogue qui accompagne l’âme, faisant qu’elle s’éloigne du mal et s’attache au bien. " Mais le nom d’esprit désigne une puissance sinon même l’essence de l’âme. Donc la conscience désigne une puissance de l’âme.
9. La conscience est un acte, un habitus ou une puissance; or ce n’est pas un acte car l’acte n’est pas permanent et n’existe pas même dans le dormeur à qui pourtant, dit-on, la conscience ne fait pas défaut. Pas davantage la conscience n’est un habitus. C’est donc une puissance.



[B] Que ce ne soit pas un habitus, en voici la démonstration.
1. Aucun habitus de la raison ne porte sur le singulier or la conscience porte sur des actes singuliers. Donc la conscience n’est pas un habitus de la raison, ni non plus un habitus de quelque autre puissance, puisque la conscience relève de la raison.
2. Il n’y a d’habitus dans la raison que spéculatifs et opératifs. Or la conscience n’est pas un habitus spéculatif vu qu’elle a rapport à l’opération. Elle n’est pas davantage un habitus-opératif puisqu’elle n’est ni l’art ni la prudence, les seuls que le Philosophe au livre VI des Ethiques situe dans la partie opérative. Donc la conscience n’est pas un habitus. Qu’elle ne soit pas un art, c’est évident. Qu’elle ne soit pas la prudence, en voici la preuve. La prudence est la droite rai son des actions à faire, lit-on au livre VI des Éthiques mais elle ne considère pas les actions dans leur singularité, d’autant que celles-ci étant infinies on ne peut en faire le compte. De plus, il en résulterait qu’à parler formellement l’accroissement de la prudence serait en rapport avec un plus grand nombre d’actions singulières, ce qui ne semble pas exact. Au contraire la conscience regarde les opérations singulières; elle diffère donc de la prudence.
3. On a dit que la conscience est un certain habitus en vue d’appliquer le jugement universel de raison à l’opération particulière. Mais non ! Là où un seul habitus suffit on n’en exige pas deux. Or quiconque possède un habitus universel peut l’appliquer aux cas singuliers sans faire intervenir autre chose qu’une puissance sensitive; ainsi, à partir de l’habitus qui fait savoir que toutes les mules sont stériles, on pourra savoir que telle mule en particulier est stérile dès que, par perception sensible on y aura reconnu une mule. Donc l’appli cation d’un jugement universel à un acte particulier ne requiert aucun habitus et l’on rejoint la conclusion énoncée auparavant.
4. Tout habitus est ou naturel, ou infus ou acquis. Or la conscience n’est pas un habitus naturel car cette sorte d’habitus est identique chez tous alors que la conscience n’est pas la même chez tous. Ce n’est pas davantage un habitus infus puisqu’un tel habitus est toujours droit alors que la conscience parfois ne l’est pas. Ce n’est pas non plus un habitus acquis, car alors les enfants en seraient dépourvus et même l’adulte qui n’aurait pas acquis cet habitus moyennant une multitude d’actions. Donc la conscience n’est pas un habitus ce qui revient à la conclusion précédente.
5. Selon le Philosophe (Éthiques à Nic. II, 1), il faut de nombreux actes pour acquérir l’habitus. Or on a conscience à partir d’un acte uni que. Donc la conscience n’est pas un habitus.
6. La conscience est une peine chez les damnés, comme on le lit dans la Glose sur 2 Co 1, 12. Or l’habitus n’est pas une peine mais plutôt un accomplissement pour celui qui l’a. Donc la conscience n’est pas un habitus.



[C] Toutefois, en sens contraire, la conscience semble être un habitus.
1. En effet saint Jean Damascène (De fide orth. IV, 22) voit dans la conscience "la loi de notre intelligence"; or la loi de l’intelligence c’est l’habitus des principes universels du droit. Donc la conscience est un habitus.
2. Sur (Rm 2,14) " Quand les païens qui n’ont pas de loi etc." la glose du Lombart dit " Bien que les païens n’aient pas la loi écrite, ils ont néanmoins la loi naturelle que chacun comprend et qui donne à chacun la connaissance intime de ce qui est bien et de ce qui est mal "; dès lors, il semble que par la loi naturelle chacun est conscient, ce qui ne peut se faire que par la conscience. Donc la conscience est la loi naturelle et on arrive à la même conclusion.
3. La science est l’habitus de la conclusion Or la conscience est une sorte de science; c’est donc un habitus.
4. La répétition des actes engendre l’habitus; mais c’est fréquemment que l’on agit selon sa conscience; de tels actes engendrent donc un habitus que l’on peut nommer conscience.
5. A propos de (1Tm 1,5): "Le précepte a pour but de faire régner la charité qui naît d’un coeur pur, d’une bonne conscience et d’une foi sans feinte", une glose commente d’une bonne conscience, c’est-à-dire de l’espérance ". L’espérance étant un habitus, la conscience en est donc un aussi.
6. Ce qui est mis en nous à l’instigation de Dieu se pré sente comme un habitus infus. Or, selon saint Jean Damascène au livre De fide orthodoxa IV, c. 22, comme la concupiscence tient à l’instigation du démon, la conscience tient à l’instigation de Dieu. C’est donc un habitus infus.
7. Au livre II, 5 des Éthiques, Aristote ramène tout ce qu’il y a dans l’âme à la puissance, à l’habitus et à la passion. Or la conscience n’est pas une passion, car les passions ne nous font ni mériter ni démériter, elles ne nous rendent dignes "ni de louange ni de blâme", au dire même du Philosophe. Par ailleurs la conscience n’est pas une puissance car la puissance ne peut être déposée comme la conscience. Donc la conscience est un habitus.



Cependant:

[D] il semble que la conscience soit un acte,
1. puisqu’on dit qu’elle accuse ou qu’elle excuse or nul ne peut être accusé ou excusé sans la considération actuelle de quelque chose. Il s’agit donc d’un acte.
2. Un savoir qui implique collation est un savoir en acte. Or telle est la conscience comme le suggère son nom qui dit science et ensemble. La conscience est donc un savoir en acte



Réponse:
Il faut dire que selon certains, on parle de conscience en un triple sens. Tantôt en effet on l’entend au sens de contenu de conscience, de même que la foi peut désigner l’objet de croyance; tantôt on l’entend de la puissance qui fait que nous avons conscience et tantôt encore d’un habitus. Certains, en outre, disent qu’on l’emploie parfois pour désigner un acte. Et le motif de cette diversité est, semble-t-il, le suivant. Il existe un acte de la conscience; or à propos de l’acte on considère l’objet, la puissance, l’habitus et l’acte lui-même; il se trouve donc que parfois un certain vocable convient pour porter cette quadruple signification. Ainsi le mot intellectus signifie par fois la réalité intellectuellement saisie et en ce sens on appelle intellectus les conceptions signifiées par les noms; le même mot parfois désigne l’intelligence elle-même comme puissance, ou bien un certain habitus, voire encore un acte. Toutefois dans ces questions de vocabulaire, il faut suivre l’usage de la langue, car "l’usage du vocabulaire suit la loi du grand nombre", lisons-nous au II° livre des Topiques, 2. Or tel est, semble-t-il, l’usage de la langue que le mot conscience désigne la chose dont on a conscience, comme lorsqu’on dit: je te découvrirai ma conscience, entendez le contenu de ma conscience. Mais pour désigner une puissance ou un habitus, le nom de conscience, à parler strictement, ne convient pas il ne peut désigner qu’un acte et c’est seulement dans cette acception que s’harmonise tout ce qui est dit de la conscience
Il faut savoir en effet qu’il n’est pas dans l’usage de désigner du même nom l’acte et la puissance ou l’habitus sauf si cet acte est l’acte propre de cette puissance et de cet habitus comme l’acte de vision est proprement l’acte de la puissance de voir et l’acte de savoir celui de l’habitus de science dès lors la vue nomme parfois la puissance et parfois l’acte de voir et il en va de même pour le savoir. Si au contraire il y a un acte qui est en rapport avec plusieurs habitus ou puissances, ce n’est pas l’usage que le nom de cet acte serve pour désigner la puissance ou l’habitus; c’est évident pour le mot usage qui signifie l’acte de n’importe quel habitus. Effectivement, l’acte de n’importe quel habitus et puissance consiste dans une certaine application de ce dont il est l’acte voilà pourquoi ce nom d’usage désigne l’acte de telle façon qu’il ne peut d’aucune manière désigner l’habitus ou la puissance.
Il en va de même, semble-t-il, pour la conscience. Ce nom, en effet, désigne l’acte qui consiste à appliquer une connaissance à quelque chose, comme si l’acte de conscience était l’acte de "savoir ensemble". Or n’importe quelle espèce de savoir peut être appliquée à quelque chose, aussi le mot de conscience ne peut-il désigner aucun habitus en particulier ni aucune puissance, mais précisément l’acte qui consiste à appliquer tout habitus ou connaissance quelconque à tel acte déterminé.
Or l’application d’une connaissance à un acte se fait de deux façons selon qu’on examine si l’acte existe ou a existé, ou bien si l’acte est correct ou non. Dans le premier cas, nous avons conscience d’un certain acte si nous avons connaissance que cet acte a été accompli ou non; c’est une façon courante de parler qui consiste à dire je n’ai pas conscience de ce fait, entendez: j’ignore ou j’ignorais que cela se fasse ou se fît et c’est ainsi qu’il faut interpréter le langage de (Gn 43,22): "Nous ne savons pas (littéralement: cela n’est pas dans nos consciences) qui a mis l’argent dans nos sacs", ou bien celui d’(Eccle 7, 23): "Ta conscience sait que toi-même as souvent maudit les autres"; par là on peut dire que la conscience témoigne de quelque chose: "Ma conscience me rend témoignage" (Rm 9,1).
Selon l’autre façon d’appliquer, lorsqu’on applique une connaissance à un acte pour vérifier s’il est correct, deux voies sont possibles ou bien l’habitus de science nous dirige en vue de faire ou de ne pas faire quelque chose, ou bien l’habitus de science nous permet de vérifier après coup si l’acte qui a été posé est correct ou non. Ce double processus que l’on distingue dans le domaine pratique correspond au double processus qui s’observe aussi dans le domaine spéculatif, à savoir la voie d’invention et la voie de jugement; en effet, la méthode qui consiste, à la lumière d’une connaissance, à tenir conseil pour ainsi dire, en examinant ce qu’il y a lieu de faire, cette méthode correspond à l’invention qui nous permet, à partir des principes, de découvrir les conclusions. Et la méthode qui consiste à examiner les choses une fois faites et à en vérifier la correction rappelle la voie du jugement, par résolution des conclusions aux principes.
Dans l’un et l’autre mode d’application, nous utilisons le nom de conscience. S’il s’agit d’appliquer la connaissance à un acte par mode de direction, on dit en ce sens que la conscience incite, ou induit, ou lie; s’il s’agit d’appliquer la con naissance à un acte à la façon dont on examine des choses déjà accomplies, alors on dit que la conscience accuse ou ronge si l’on découvre que le déroulement des faits, examiné à la lumière de la science, ne s’y conforme pas; ou bien on dit que la conscience approuve ou excuse si les faits se sont déroulés en conformité avec ce que l’on sait.
Mais il faut savoir que dans la première application, celle où l’on applique la connaissance à un acte pour savoir si cet acte a été commis, il y va d’une connaissance sensible appliquée à un acte singulier, soit la mémoire qui nous rappelle ce qui s’est passé, soit le sens qui nous fait percevoir l’acte singulier au moment où nous le posons. Alors que dans le second et le troisième type d’application quand nous délibérons sur ce qui est à faire ou que nous critiquons les actes déjà accomplis, ce sont des habitus opératifs de la raison que nous appliquons à l’acte, à savoir l’habitus de syndérèse et celui de sagesse, perfections de la raison supérieure, et l’habitus de science, perfection de la raison inférieure, ces habitus pouvant d’ailleurs s’appliquer tous ensemble ou séparément c’est en effet à leur lumière que nous examinons nos actes une fois faits et c’est par conformité avec eux que nous délibérons sur ce qui est à faire; toutefois l’examen ne porte pas seulement sur ce qui est fait mais aussi sur ce qui est à faire, tandis que la délibération ne concerne que ce qui est à faire



Solutions des objections:

[A] Série de neuf réponses s’opposant aux neuf arguments de la série A.
1. Quand Jérôme mentionne "cette conscience qui s’écroule à nos yeux" il ne vise pas la syndérèse elle-même dont il fait une étincelle de la conscience; il vise plutôt la conscience dont il avait parlé plus haut. — On pourrait dire aussi, comme toute la vigueur de la conscience, dans l’examen ou dans la délibération, provient du jugement de syndérèse, de même que toute la vérité de la raison spéculative pro cède des premiers principes que Jérôme est censé désigner la syndérèse sous le nom de conscience, d’autant que celle-ci n’agit que par la vertu de celle-là et surtout au moment où il va évoquer une défaillance qui affecterait la syndérèse: en effet, c’est dans l’application au singulier qu’il y a défaillance et non au plan de l’universel; ainsi ce n’est pas en elle-même que défaille la syndérèse, mais pour ainsi dire dans la conscience et c’est pourquoi Jérôme a rapproché la conscience de la syndérèse, pour expliquer une défaillance de celle-ci.
2. La souillure n’est pas dans la conscience comme si elle y siégeait, mais comme le connu dans la connaissance autrement dit, avoir une conscience souillée c’est avoir conscience d’une souillure
3. Dire qu’une conscience souillée est purifiée de sa souillure signifie qu’un sujet qui d’abord avait conscience d’un péché se sait ensuite purifié de son péché, ayant dès lors une conscience pure. C’est donc la même conscience qui d’abord était souillée et qui ensuite est pure; non en ce sens que la conscience serait le sujet de la pureté et de l’impureté, mais en ce sens que la conscience examinante connaît l’une et l’autre: non certes que ce soit identiquement par le même acte que celui qui se savait d’abord impur ensuite se sait pur, mais parce que l’un et l’autre sont connus à partit des mêmes principes; ainsi dit-on que c’est la même considération si elle procède des mêmes principes.
4. Le jugement de conscience et celui de libre arbitre diffèrent pour une part et d’autre part se rejoignent Ils se rejoignent en ceci qu’ils portent tous deux sur tel acte singulier — le jugement convient à la conscience en voie d’examen — et en cela tous deux diffèrent du jugement de syndérèse. D’autre part jugement de conscience et jugement de libre arbitre diffèrent en ceci que le jugement de conscience relève de la pure connaissance, tandis que le jugement de libre arbitre qui n’est autre que le jugement d’élection consiste à appliquer une connaissance à un mouvement affectif. Ainsi s’explique que le jugement de libre arbitre soit parfois perverti et non le jugement de conscience; par exemple quelqu’un examine la conduite qu’il est sur le point d’adopter et, dans son jugement encore spéculatif à la lumière des principes il juge que c’est mal, par exemple, de forniquer avec telle personne mais dès qu’il entre dans les applications pratiques voici que de toutes parts surgissent quantité de circonstances affectant l’acte, notamment son caractère délectable et il s’ensuit une convoitise qui lie la raison, empêchant son verdict de déboucher sur l’élection. Alors il y a erreur d’élection et non de conscience, mais on agit contre sa conscience ou, comme on dit, en mauvaise conscience, dans la mesure où la conduite s’écarte du jugement de conscience. On le voit bien, conscience et libre arbitre ne s’identifient pas nécessairement.
5. Si l’on évoque la judiciaire naturelle à propos de conscience, c’est dans la mesure où examens et délibération de conscience dépendent totalement de la judiciaire naturelle, comme on l’a dit.
6. Le péché est dans la raison et la volonté en ce sens que ces facultés lui sont assujetties; mais ce n’est pas ainsi qu’il est dans la conscience, comme on l’a dit.
7. Dire que la conscience sait quelque chose est une façon de parler impropre revenant à attribuer le savoir à ce qui nous fait savoir.
8. Dans la mesure où l’esprit désigne la raison, on peut appeler esprit la conscience, entendez une suggestion de notre esprit.
9. La conscience n’est ni une puissance, ni un habitus mais un acte et bien que l’acte de la conscience s’interrompe et qu’il n’existe pas chez le dormeur, néanmoins l’acte lui-même subsiste dans sa racine, c’est-à-dire dans les habitus applicables à l’acte.



[B] Les arguments prouvant que la conscience n’est pas un habitus, nous les concédons.



[C] Réponse à sept arguments s’opposant à la série C: ce n’est pas un habitus.
1. Au premier argument avancé en sens contraire, à savoir que ce serait un habitus, on dira que la conscience est appelée loi de notre intelligence parce que c’est un jugement de raison déduit de la loi naturelle.
2. C’est bien par la loi naturelle que l’on prend conscience, si l’on veut dire que les pensées de quelqu’un s’inspirent des principes; mais c’est par la conscience, si l’on veut parler de sa pensée précisément comme acte de penser.
3. Il est vrai que la science est un habitus, mais faire application de la science à quelque chose est un acte, non un habitus.
4. L’habitus engendré par les actes ne diffère pas de l’habitus d’où les actes sont issus ou bien c’est un habitus de même nature, par exemple un habitus acquis de dilection engendré par des actes de charité infuse; ou bien c’est un accroissement de l’habitus préexistant: par exemple, chez celui qui a l’habitus acquis de tempérance, les actes de tempérance feront croître ce même habitus. Dès lors, puisque l’acte de conscience procède de la sagesse et de la science, il n’engendrera pas un habitus différent de ceux-là mais il les perfectionnera.
5. Dire de la conscience qu’elle est un espoir c’est en parler comme de son effet puisque la bonne conscience remplit l’homme de bonne espérance, comme l’explique la glose citée.
6. Même les habitus naturels sont en nous du fait que Dieu les y a mis. L’acte de la conscience étant issu de l’habitus naturel de syndérèse, on dit que la conscience est mise en nous par Dieu; on dit de même que toute connaissance de vérité est en nous de par Dieu qui a inscrit dans notre nature la connaissance des premiers principes.
7. Dans cette énumération le Philosophe rattache l’acte à l’habitus, puisqu’il avait montré que les habitus sont engendrés par les actes et qu’ils sont le principe d’actes semblables. Ainsi la conscience n’est ni une passion, ni une puissance, mais un acte et l’acte se rattache à l’habitus.



[D] Les arguments qui font de la conscience un acte, nous les concédons.






De veritate FR 1602