1891 Rerum novarum



Lettre encyclique de Léon XIII

du 15 mai 1891


Rerum novarum


A TOUS NOS VENERABLES FRERES, LES PATRIARCHES, PRIMATS, ARCHEVEQUES ET EVEQUES DU MONDE CATHOLIQUE, EN GRACE ET COMMUNION AVEC LE SIEGE APOSTOLIQUE.


Vénérables Frères, Salut et Bénédiction apostolique.

1
La soif d'innovations (1) qui depuis longtemps s'est emparée des sociétés et les tient dans une agitation fiévreuse devait, tôt ou tard, passer des régions de la politique dans la sphère voisine de l'économie sociale. En effet, l'industrie s'est développée et ses méthodes se sont complètement renouvelées. Les rapports entre patrons et ouvriers se sont modifiés. La richesse a afflué entre les mains d'un petit nombre et la multitude a été laissée dans l'indigence. Les ouvriers ont conçu une opinion plus haute d'eux-mêmes et ont contracté entre eux une union plus intime. Tous ces faits, sans parler de la corruption des moeurs, ont eu pour résultat un redoutable conflit.

note 1 A.S.S. XXIII (1890-1891), pp. 641-670. Trad. française dans Actes de Léon XIII, B.P., t. III, pp. 18-71.


2 Partout, les esprits sont en suspens et dans une anxieuse attente, ce qui seul suffit à prouver combien de graves intérêts sont ici engagés. Cette situation préoccupe à la fois le génie des savants, la prudence des sages, les délibérations des réunions populaires, la perspicacité des législateurs et les conseils des gouvernants. En ce moment, il n'est pas de question qui tourmente davantage l'esprit humain.

C'est pourquoi, Vénérables Frères, ce que, pour le bien de l'Eglise et le salut commun des hommes, Nous avons fait ailleurs par Nos Lettres sur la Souveraineté politique (2), la Liberté humaine (3), la Constitution chrétienne des Etats (4), et sur d'autres sujets analogues, afin de réfuter selon qu'il Nous semblait opportun les opinions erronées et fallacieuses, Nous jugeons devoir le réitérer aujourd'hui et pour les mêmes motifs en vous entretenant de la Condition des ouvriers. Ce sujet, Nous l'avons, suivant l'occasion, effleuré plusieurs fois. Mais la conscience de Notre charge apostolique Nous fait un devoir de le traiter dans cette encyclique plus explicitement et avec plus d'ampleur, afin de mettre en évidence les principes d'une solution conforme à la vérité et à l'équité.

note 2 Léon XIII, Lettre encyclique Diuturnum illud, 29 juin 1881, AAS XIV (1881-1882), pp. 3-14, CH pp. 448-463.
note 3 Léon XIII Lettre encyclique Libertas praestantissimum, 20 juin 1888, AAS XX (1888), pp. 593-613, CH pp. 37-65.
note 4 Léon XIII, Lettre encyclique lmmortale Dei, 1er novembre 1885, AAS XVIII (1885), pp. 161-180, CH pp. 465-489.

3 Le problème n'est pas aisé à résoudre, ni exempt de péril. Il est difficile, en effet, de préciser avec justesse les droits et les devoirs qui règlent les relations des riches et des prolétaires, des capitalistes et des travailleurs. D'autre part, le problème n'est pas sans danger, parce que trop souvent d'habiles agitateurs cherchent à en dénaturer le sens et en profitent pour exciter les multitudes et fomenter les troubles.

Quoi qu'il en soit, Nous sommes persuadé, et tout le monde en convient, qu'il faut, par des mesures promptes et efficaces, venir en aide aux hommes des classes inférieures, attendu qu'ils sont pour la plupart dans une situation d'infortune et de misère imméritées.

Le dernier siècle a détruit, sans rien leur substituer, les corporations anciennes qui étaient pour eux une protection. Les sentiments religieux du passé ont disparu des lois et des institutions publiques et ainsi, peu à peu, les travailleurs isolés et sans défense se sont vu, avec le temps, livrer à la merci de maîtres inhumains et à la cupidité d'une concurrence effrénée. Une usure dévorante est venue accroître encore le mal. Condamnée à plusieurs reprises par le jugement de l'Eglise, elle n'a cessé d'être pratiquée sous une autre forme par des hommes avides de gain et d'une insatiable cupidité. À tout cela, il faut ajouter la concentration entre les mains de quelques-uns de l'industrie et du commerce devenus le partage d'un petit nombre d'hommes opulents et de ploutocrates qui imposent ainsi un joug presque servile à l'infinie multitude des prolétaires.

4 Les socialistes, pour guérir ce mal, poussent à la haine jalouse des pauvres contre les riches. Ils prétendent que toute propriété de biens privés doit être supprimée, que les biens d'un chacun doivent être communs à tous, et que leur administration doit revenir aux municipalités ou à l'Etat. Moyennant ce transfert des propriétés et cette égale répartition entre les citoyens des richesses et de leurs avantages, ils se flattent de porter un remède efficace aux maux présents.

Mais pareille théorie, loin d'être capable de mettre fin au conflit, ferait tort à la classe ouvrière elle-même, si elle était mise en pratique. D'ailleurs, elle est souverainement injuste en ce qu'elle viole les droits légitimes des propriétaires, qu'elle dénature les fonctions de l'Etat et tend à bouleverser de fond en comble l'édifice social. De fait, comme il est facile de le comprendre, la raison intrinsèque du travail entrepris par quiconque exerce un métier, le but immédiat visé par le travailleur, c'est d'acquérir un bien qu'il possédera en propre et comme lui appartenant.

Car s'il met à la disposition d'autrui ses forces et son énergie, ce n'est évidemment que pour obtenir de quoi pourvoir à son entretien et aux besoins de la vie. Il attend de son travail le droit strict et rigoureux, non seulement de recevoir son salaire, mais encore d'en user comme bon lui semblera.

5 Si donc, en réduisant ses dépenses, il est arrivé à faire quelques épargnes et si, pour s'en assurer la conservation, il les a par exemple réalisées dans un champ, ce champ n'est assurément que du salaire transformé. Le fonds acquis ainsi sera la propriété de l'ouvrier, au même titre que la rémunération même de son travail. Or, il est évident qu'en cela consiste précisément le droit de propriété mobilière et immobilière.

Ainsi, cette conversion de la propriété privée en propriété collective, préconisée par le socialisme, n'aurait d'autre effet que de rendre la situation des ouvriers plus précaire, en leur retirant la libre disposition de leur salaire et en leur enlevant, par le fait même, tout espoir et toute possibilité d'agrandir leur patrimoine et d'améliorer leur situation.

Mais, et ceci paraît plus grave encore, le remède proposé est en opposition flagrante avec h justice, car la propriété privée et personnelle est pour l'homme de droit naturel.

Il y a en effet, sous ce rapport, une très grande différence entre l'homme et les animaux sans raison. Ceux-ci ne se gouvernent pas eux-mêmes; ils sont dirigés et gouvernés par la nature, moyennant un double instinct qui, d'une part, tient leur activité constamment en éveil et en développe les forces, de l'autre, provoque tout à la fois et circonscrit chacun de leurs mouvements. Un premier instinct les porte à la conservation et à la défense de leur vie propre, un second à la propagation de l'espèce. Les animaux obtiennent aisément ce double résultat par l'usage des choses présentes, mises à leur portée. Ils seraient d'ailleurs incapables de tendre au-delà, puisqu'ils ne sont mus que par les sens et par chaque objet particulier que les sens perçoivent. Bien autre est la nature humaine. En l'homme d'abord se trouvent en leur perfection les facultés de l'animal. Dès lors, il lui revient, comme à l'animal, de jouir des objets matériels. Mais ces facultés, même possédées dans leur plénitude, bien loin de constituer toute la nature humaine, lui sont bien inférieures et sont faites pour lui obéir et lui être assujetties. Ce qui excelle en nous, qui nous fait hommes et nous distingue essentiellement de la bête, c'est l'esprit ou la raison. En vertu de cette prérogative, il faut reconnaître à l'homme, non seulement la faculté générale d'user des choses extérieures à la façon des animaux, mais en plus le droit stable et perpétuel de les posséder, tant celles qui se consomment par l'usage que celles qui demeurent après nous avoir servi.

6 Une considération plus profonde de la nature humaine va faire ressortir mieux encore cette vérité. L'homme embrasse par son intelligence une infinité d'objets; aux choses présentes, il ajoute et rattache les choses futures; il est le maître de ses actions. Aussi, sous la direction de la loi éternelle et sous le gouvernement universel de la Providence divine, est-il en quelque sorte à lui-même, et sa loi, et sa providence. C'est pourquoi il a le droit de choisir les choses qu'il estime les plus aptes à pourvoir, non seulement au présent, mais encore au futur. Il doit donc avoir sous sa domination, non seulement les produits de la terre, mais encore la terre elle-même qu'il voit appelée à être, par sa fécondité, la pourvoyeuse de son avenir. Les nécessités de l'homme ont pour ainsi dire de perpétuels retours: satisfaites aujourd'hui, elles renaissent demain avec de nouvelles exigences. Il a donc fallu, pour qu'il pût y faire droit en tout temps, que la nature naît à sa disposition un élément stable et permanent, capable de lui en fournir perpétuellement les moyens. Or, cette perpétuité de ressources ne pouvait être fournie que par la terre avec ses richesses inépuisables.

7 Et qu'on n'en appelle pas à la providence de l'Etat, car l'Etat est postérieur à l'homme. Avant qu'il pût se former, l'homme déjà avait reçu de la nature le droit de vivre et de protéger son existence.

Qu'on n'oppose pas non plus à la légitimité de la propriété privée le fait que Dieu a donné la terre au genre humain tout entier pour qu'il l'utilise et en jouisse. Si l'on dit que Dieu l'a donnée en commun aux hommes, cela signifie non pas qu'ils doivent la posséder confusément, mais que Dieu n'a assigné de part à aucun homme en particulier.

Il a abandonné la délimitation des propriétés à la sagesse des hommes et aux institutions des peuples. Au reste, quoique divisée en propriétés privées, la terre ne laisse pas de servir à la commune utilité de tous, attendu qu'il n'est personne parmi les mortels qui ne se nourrisse du produit des champs. Qui en manque y supplée par le travail. C'est pourquoi l'on peut affirmer en toute vérité que le travail est le moyen universel de pourvoir aux besoins de la vie, soit qu'on l'exerce sur sa propre terre ou dans quelque métier dont la rémunération se tire seulement des produits de la terre et s'échange avec eux.

8 De tout cela, il ressort une fois de plus que la propriété privée est pleinement conforme à la nature. La terre, sans doute, fournit à l'homme avec abondance les choses nécessaires à la conservation de sa vie et, plus encore, à son perfectionnement, mais elle ne le pourrait d'elle-même sans la culture et les soins de l'homme.

Or, celui-ci, consacrant son génie et ses forces à l'utilisation de ces biens de la nature, s'attribue par le fait même cette part de la nature matérielle qu'il a cultivée et où il a laissé comme une certaine empreinte de sa personne, si bien qu'en toute justice il en devient le propriétaire et qu'il n'est permis d'aucune manière de violer son droit.

La force de ces raisonnements est d'une évidence telle qu'il est permis de s'étonner que certains tenants d'opinions surannées puissent encore y contredire, en accordant sans doute il l'individu l'usage du sol et les fruits des champs, mais en lui refusant le droit de posséder en qualité de propriétaire ce sol où il a bâti, cette portion de terre qu'il a cultivée. Ils ne voient donc pas qu'ils dépouillent par là cet homme du fruit de son labeur. Ce champ travaillé par la main du cultivateur a changé complètement d'aspect: il était sauvage, le voilà défriché; d'infécond, il est devenu fertile. Ce qui l'a rendu meilleur est inhérent au sol et se confond tellement avec lui, qu'il serait en grande partie impossible de l'en séparer. Or, la justice tolérerait-elle qu'un étranger vînt alors s'attribuer et utiliser cette terre arrosée des sueurs de celui qui l'a cultivée? De même que l'effet suit la cause, ainsi est-il juste que le fruit du travail soit au travailleur.

9 C'est donc avec raison que l'universalité du genre humain, sans s'émouvoir des opinions contraires d'un petit groupe, reconnaît, en considérant attentivement la nature, que dans ses lois réside le premier fondement de la répartition des biens et des propriétés privées. C'est avec raison que la coutume de tous les siècles a sanctionné une situation si conforme à la nature de l'homme et à la vie calme et paisible des sociétés. De leur côté, les lois civiles qui tirent leur valeur, quand elles sont justes, de la loi naturelle, confirment ce même droit et le protègent par la force. - Enfin, l'autorité des lois divines vient y apposer son sceau en défendant, sous une peine très grave, jusqu'au désir même du bien d'autrui. Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain, ni sa maison, ni son champ, ni sa servante, ni son boeuf, ni son âne, ni rien de ce qui est à lui (5).

note 5
Dt 5,21.


Cependant, ces droits qui sont innés à chaque homme pris isolément apparaissent plus rigoureux encore quand on les considère dans leurs relations et leur connexité avec les devoirs de la vie domestique. Nul doute que, dans le choix d'un genre de vie, il ne soit loisible à chacun, ou de suivre le conseil de Jésus-Christ sur la virginité, ou de contracter mariage. Aucune loi humaine ne saurait enlever d'aucune façon le droit naturel et primordial de tout homme au mariage, ni écarter la fin principale pour laquelle il a été établi par Dieu dès l'origine: Croissez et multipliez-vous (6) Voilà donc constituée la famille, c'est-à-dire la société domestique, société très petite sans doute, mais réelle et antérieure à toute société civile à laquelle, dès lors, il faudra de toute nécessité attribuer certains droits et certains devoirs absolument indépendants de l'Etat.

note 6 Gn 1,28

10 Ce droit de propriété que Nous avons, au nom même de la nature, revendiqué pour l'individu, doit être maintenant transféré à l'homme, chef de famille. Bien plus, en passant dans la société domestique, il y acquiert d'autant plus de force que la personne humaine y reçoit plus d'extension. La nature impose au père de famille le devoir sacré de nourrir et d'entretenir ses enfants. De plus, comme les enfants reflètent la physionomie de leur père et sont une sorte de prolongement de sa personne, la nature lui inspire de se préoccuper de leur avenir et de leur créer un patrimoine qui les aide à se défendre honnêtement dans les vicissitudes de la vie, contre les surprises de la mauvaise fortune. Or, il ne pourra leur créer ce patrimoine sans posséder des biens productifs qu'il puisse leur transmettre par voie d'héritage.

Aussi bien que la société civile, la famille, comme Nous l'avons dit plus haut, est une société proprement dite, avec son autorité propre qui est l'autorité paternelle. C'est pourquoi, toujours sans doute dans la sphère que lui détermine sa fin immédiate, elle jouit, pour le choix et l'usage de tout ce qu'exigent sa conservation et l'exercice d'une juste indépendance, de droits au moins égaux à ceux de la société civile. Au moins égaux, disons-Nous, car la société domestique a sur la société civile une priorité logique et une priorité réelle, auxquelles participent nécessairement ses droits et ses devoirs. Si les citoyens, si les familles entrant dans la société humaine y trouvaient, au lieu d'un soutien, un obstacle, au lieu d'une protection, une diminution de leurs droits, la société serait plutôt à rejeter qu'à rechercher.

C'est une erreur grave et funeste de vouloir que le pouvoir civil pénètre à sa guise jusque dans le sanctuaire de la famille. Assurément, s'il arrive qu'une famille se trouve dans une situation matérielle critique et que, privée de ressources, elle ne puisse d'aucune manière en sortir par elle-même, il est juste que, dans de telles extrémités, le pouvoir public vienne à son secours, car chaque famille est un membre de la société. De même, si un foyer domestique est quelque part le théâtre de graves violations des droits mutuels, il faut que le pouvoir public y rétablisse le droit de chacun. Ce n'est point là empiéter sur les droits des citoyens, mais leur assurer une défense et une protection réclamées par la justice. Là toutefois doivent s'arrêter ceux qui détiennent les pouvoirs publics' la nature leur interdit de dépasser ces limites.

L'autorité paternelle ne saurait être abolie ni absorbée par l'Etat, car elle a sa source là où la vie humaine prend la sienne. "Les fils sont quelque chose de leur père." Ils sont en quelque sorte une extension de sa personne. Pour parler exactement, ce n'est pas immédiatement par eux-mêmes qu'ils s'agrègent et s'incorporent à la société civile, mais par l'intermédiaire de la société familiale dans laquelle ils sont nés. De ce que "les fils sont naturellement quelque chose de leur père, ils doivent rester sous la tutelle des parents jusqu'à ce qu'ils aient acquis l'usage du libre arbitre." (7) Ainsi, en substituant à la providence paternelle la providence de l'Etat, les socialistes vont contre la justice naturelle et brisent les liens de la famille.

note 7 Saint Thomas, Sum. Theol.
II-II 10,12.

11 Mais on ne voit que trop les funestes conséquences de leur système: ce serait la confusion et le bouleversement de toutes les classes de la société, l'asservissement tyrannique et odieux des citoyens. La porte serait grande ouverte à l'envie réciproque, aux manoeuvres diffamatoires, à la discorde. Le talent et l'esprit d'initiative personnels étant privés de leurs stimulants, la richesse, par une conséquence nécessaire, serait tarie dans sa source même. Enfin le mythe tant caressé de l'égalité ne serait pas autre chose, en fait, qu'un nivellement absolu de tous les hommes dans une commune misère et dans une commune médiocrité.

De tout ce que Nous venons de dire, il résulte que la théorie socialiste de la propriété collective est absolument à répudier comme préjudiciable à ceux-là mêmes qu'on veut secourir, contraire aux droits naturels des individus, comme dénaturant les fonctions de l'Etat et troublant la tranquillité publique. Que ceci soit donc bien établi: le premier principe sur lequel doit se baser le relèvement des classes inférieures est l'inviolabilité de la propriété privée.

A l'aide de ces données, Nous allons montrer où l'on peut trouver le remède que l'on cherche. C'est avec assurance que Nous abordons ce sujet, et dans toute la plénitude de Notre droit. La question qui s'agite est d'une nature telle, qu'à moins de faire appel à la religion et à l'Eglise, il est impossible de lui trouver jamais une solution. Or, comme c'est à Nous principalement qu'ont été confiées la sauvegarde de la religion et la dispensation de ce qui est du domaine de l'Eglise, Nous taire serait aux yeux de tous négliger Notre devoir.

12 Assurément, une question de cette gravité demande encore à d'autres agents leur part d'activité et d'efforts. Nous voulons parler des chefs d'Etat, des patrons et des riches, des ouvriers eux-mêmes dont le sort est ici en jeu. Mais ce que Nous affirmons sans hésitation, c'est l'inanité de leur action en dehors de celle de l'Eglise. C'est l'Eglise, en effet, qui puise dans l'Evangile des doctrines capables, soit de mettre fin au conflit, soit au moins de l'adoucir en lui enlevant tout ce qu'il a d'âpreté et d'aigreur; l'Eglise, qui ne se contente pas d'éclairer l'esprit de ses enseignements, mais s'efforce encore de régler en conséquence la vie et les moeurs de chacun; l'Eglise qui, par une foule d'institutions éminemment bienfaisantes, tend à améliorer le sort des classes pauvres; l'Eglise qui veut et désire ardemment que toutes les classes mettent en commun leurs lumières et leurs forces, pour donner à la question ouvrir la meilleure solution possible; l'Eglise enfin qui estime que les lois et l'autorité publique doivent, avec mesure et avec sagesse sans doute, apporter à cette solution leur part de concours.

Le premier principe à mettre en avant, c'est que l'homme doit accepter cette nécessité de sa nature qui rend impossible, dans la société civile, l'élévation de tous au même niveau. Sans doute, c'est là ce que poursuivent les socialistes. Mais contre la nature, tous les efforts sont vains. C'est elle, en effet, qui a disposé parmi les hommes des différences aussi multiples que profondes; différences d'intelligence, de talent, de santé, de force; différences nécessaires d'où naît spontanément l'inégalité des conditions. Cette inégalité d'ailleurs tourne au profit de tous, de la société comme des individus. La vie sociale requiert dans son organisation des aptitudes variées et des fonctions diverses, et le meilleur stimulant à assumer ces fonctions est, pour les hommes, la différence de leurs conditions respectives.

13 Pour ce qui regarde le travail en particulier, même dans l'état d'innocence, l'homme n'était nullement destiné à vivre dans l'oisiveté. Mais ce que la volonté eût embrassé librement comme un exercice agréable est devenu, après le péché, une nécessité imposée comme une expiation et accompagnée de souffrance. La terre est maudite à cause de toi. C'est par un travail pénible que tu en tireras ta nourriture tous les jours de ta vie (8).

note 8
Gn 3,17.


De même, toutes les autres calamités qui ont fondu sur l'homme n'auront pas ici-bas de fin ni de trêve, parce que les funestes conséquences du péché sont dures à supporter, amères, pénibles, et qu'elles se font sentir à l'homme, sans qu'il puisse y échapper, jusqu'à la fin de sa vie. Oui, la douleur et la souffrance sont l'apanage de l'humanité, et les hommes auront beau tout essayer, tout tenter pour les bannir, ils n'y réussiront jamais, quelques ressources, qu'ils déploient et quelques forces qu'ils mettent en jeu. S'il en est qui s'en attribuent le pouvoir, s'il en est qui promettent au pauvre une vie exempte de souffrances et de peines, tout adonnée au repos et à de perpétuelles jouissances, ceux-là certainement trompent le peuple et le bercent d'illusions d'où sortiront un jour des maux plus grands que ceux du présent. Il vaut mieux voir les choses telles qu'elles sont et, comme Nous l'avons dit, chercher ailleurs un remède capable de soulager nos maux.

14 L'erreur capitale, dans la question présente, c'est de croire que les deux classes sont ennemies-nées l'une de l'autre, comme si la nature avait armé les riches et les pauvres pour qu'ils se combattent mutuellement dans un duel obstiné. C'est là une affirmation à ce point déraisonnable et fausse que la vérité se trouve dans une doctrine absolument opposée.

Dans le corps humain, les membres malgré leur diversité s'adaptent merveilleusement l'un à l'autre, de façon à former un tout exactement proportionné et que l'on pourrait appeler symétrique. Ainsi, dans la société, les deux classes sont destinées par la nature à s'unir harmonieusement dans un parfait équilibre. Elles ont un impérieux besoin l'une de l'autre: il ne peut y avoir de capital sans travail, ni de travail sans capital. La concorde engendre l'ordre et la beauté. Au contraire, d'un conflit perpétuel il ne peut résulter que la confusion des luttes sauvages. Or, pour dirimer ce conflit et couper le mal dans sa racine, les institutions chrétiennes ont à leur disposition des moyens admirables et variés.

Et d'abord tout l'ensemble des vérités religieuses, dont l'Eglise est la gardienne et l'interprète, est de nature à rapprocher et à réconcilier les riches et les pauvres, en rappelant aux deux classes leurs devoirs mutuels et, avant tous les autres, ceux qui dérivent de la justice.

15 Parmi ces devoirs, voici ceux qui regardent le pauvre et l'ouvrier. Il doit fournir intégralement et fidèlement tout le travail auquel il s'est engagé par contrat libre et conforme à l'équité. Il ne doit point léser son patron, ni dans ses biens, ni dans sa personne. Ses revendications mêmes doivent être exemptes de violences et ne jamais revêtir la forme de séditions. Il doit fuir les hommes pervers qui, dans des discours mensongers, lui suggèrent des espérances exagérées et lui font de grandes promesses qui n'aboutissent qu'à de stériles regrets et à la ruine des fortunes.

Quant aux riches et aux patrons, ils ne doivent point traiter l'ouvrier en esclave; il est juste qu'ils respectent en lui la dignité de l'homme, relevée encore par celle du chrétien. Le travail du corps, au témoignage commun de la raison et de la philosophie chrétienne, loin d'être un sujet de honte, fait honneur à l'homme, parce qu'il lui fournit un noble moyen de sustenter sa vie. Ce qui est honteux et inhumain, c'est d'user de l'homme comme d'un vil instrument de lucre, de ne restituer qu'en proportion de la vigueur de ses bras. Le christianisme, en outre, prescrit qu'il soit tenu compte des intérêts spirituels de l'ouvrier et du bien de son âme. Aux patrons, il revient de veiller à ce que l'ouvrier ait un temps suffisant à consacrer à la piété; qu'il ne soit point livré à la séduction et aux sollicitations corruptrices; que rien ne vienne affaiblir en lui l'esprit de famille, ni les habitudes d'économie. Il est encore défendu aux patrons d'imposer à leurs subordonnés un travail au-dessus de leurs forces ou en désaccord avec leur âge ou leur sexe.

16 Mais, parmi les devoirs principaux du patron, il faut mettre au premier rang celui de donner à chacun le salaire qui convient. Assurément, pour fixer la juste mesure du salaire, il y a de nombreux points de vue à considérer. Mais d'une manière générale, que le riche et le patron se souviennent qu'exploiter la pauvreté et la misère, et spéculer sur l'indigence sont choses que réprouvent également les lois divines et humaines. Ce serait un crime à crier vengeance au ciel, que de frustrer quelqu'un du prix de ses labeurs. Voilà que le salaire que vous avez dérobé par fraude à vos ouvriers crie contre vous, et que leur clameur est montée jusqu'aux oreilles du Dieu des armées. (9)

note 9
Jc 5,4.


Enfin, les riches doivent s'interdire religieusement tout acte violent, toute fraude, toute manoeuvre usuraire qui serait de nature à porter atteinte à l'épargne du pauvre, d'autant plus que celui-ci est moins apte à se défendre, et que son avoir est plus sacré parce que plus modique.

L'obéissance à ces lois, Nous le demandons, ne suffirait-elle pas à elle seule pour faire cesser tout antagonisme et en supprimer les causes? L'Eglise, toutefois, instruite et dirigée par Jésus-Christ, porte ses vues encore plus haut. Elle propose un ensemble de préceptes plus complet, parce qu'elle ambitionne de resserrer l'union des deux classes jusqu'à les unir l'une à l'autre par les liens d'une véritable amitié.

17 Nul ne saurait avoir une intelligence vraie de la vie mortelle, ni l'estimer à sa juste valeur, s'il ne s'élève jusqu'à la considération de cette autre vie qui est immortelle. Celle-ci supprimée, toute espèce et toute vraie notion de bien disparaît. Bien plus, l'univers entier devient un impénétrable mystère. Quand nous aurons quitté cette vie, alors seulement nous commencerons à vivre. Cette vérité qui nous est enseignée par la nature elle-même est un dogme chrétien. Sur lui repose, comme sur son premier fondement, tout l'ensemble de la religion. Non, Dieu ne nous a point faits pour ces choses fragiles et caduques, mais pour les choses célestes et éternelles. Il nous a donné cette terre, non point comme une demeure fixe, mais comme un lieu d'exil.

Que vous abondiez en richesses et en tout ce qui est réputé biens de la fortune, ou que vous en soyez privé, cela n'importe nullement à l'éternelle béatitude. Ce qui importe, c'est l'usage que vous en faites. Malgré la plénitude de la rédemption qu'il nous apporte, Jésus-Christ n'a point supprimé les afflictions qui forment presque toute la trame de la vie mortelle; il en a fait des stimulants de la vertu et des sources de mérite, en sorte qu'il n'est point d'homme qui puisse prétendre aux récompenses s'il ne marche sur les traces sanglantes de Jésus-Christ. Si nous souffrons avec lui, nous régnerons avec lui (10).

D'ailleurs, en choisissant de plein gré la croix et les tourments, il en a singulièrement adouci la force et l'amertume. Afin de nous rendre la souffrance encore plus supportable, à l'exemple il a ajouté sa grâce et la promesse d'une récompense sans fin: Car le moment si court et si léger des afflictions que nous souffrons en cette vie produit en nous le poids éternel d'une gloire souveraine et incomparable (11).

18 Ainsi, les fortunés de ce monde sont avertis que les richesses ne les mettent pas à couvert de la douleur, qu'elles ne sont d'aucune utilité pour la vie éternelle, mais plutôt un obstacle (12), qu'ils doivent trembler devant les menaces insolites que Jésus-Christ profère contre les riches (13); qu'enfin il viendra un jour où ils devront rendre à Dieu, leur juge, un compte très rigoureux de l'usage qu'ils auront fait de leur fortune.

note 10
2Tm 2,12.
note 11 2Co 4,17.
note 12 Mt 19,25-24.
note 13 Lc 6,24-25.


Sur l'usage des richesses, voici l'enseignement d'une excellence et d'une importance extrême que la philosophie a pu ébaucher, mais qu'il appartenait à l'Eglise de nous donner dans sa perfection et de faire passer de la théorie à la pratique. Le fondement de cette doctrine est dans la distinction entre la juste possession des richesses et leur usage légitime. La propriété privée, Nous l'avons vu plus haut, est pour l'homme de droit naturel. L'exercice de ce droit est chose non seulement permise, surtout à qui vit en société, mais encore absolument nécessaire. "Il est permis à l'homme de posséder en propre et c'est même nécessaire à la vie humaine." (14) Mais si l'on demande en quoi il faut faire consister l'usage des biens, l'Eglise répond sans hésitation: "Sous ce rapport, l'homme ne doit pas tenir les choses extérieures pour privées, mais pour communes, de telle sorte qu'il en fasse part facilement aux autres dans leurs nécessités. C'est pourquoi l'Apôtre a dit: "Ordonne aux riches de ce siècle... de donner facilement, de communiquer leurs richesses(15)"."(16)

note 14 Saint Thomas, Sum. theol., II-II 66,2
note 15 1Tm 6,18.
note 16 Saint Thomas, Sum. theol., II-II 65,2.

19 Nul assurément n'est tenu de soulager le prochain en prenant sur son nécessaire ou sur celui de sa famille, ni même de rien retrancher de ce que les convenances ou la bienséance imposent à sa personne: "Nul, en effet, ne doit vivre contrairement aux convenances." (17)

note 17 Saint Thomas, Sum. theol.,
II-II 32,6.


Mais dès qu'on a accordé ce qu'il faut à la nécessité, à la bienséance, c'est un devoir de verser le superflu dans le sein des pauvres. Ce qui reste, donnez-le en aumône (18). C'est un devoir, non pas de stricte justice, sauf les cas d'extrême nécessité, mais de charité chrétienne, un devoir par conséquent dont on ne peut poursuivre l'accomplissement par l'action de la loi.

note 18 Lc 11,41.

20 Mais au-dessus des jugements de l'homme et de ses lois, il y a la loi et le jugement de Jésus-Christ, notre Dieu, qui nous persuade de toutes manières de faire habituellement l'aumône. Il y a plus de bonheur à donner qu'à recevoir (19), dit-il. Le Seigneur tiendra pour faite ou refusée à lui-même l'aumône qu'on aura faite ou refusée aux pauvres. Chaque fois que vous avez fait l'aura ne à l'un des moindres de mes frères que vous voyez, c'est à moi que vous l'avez faite (20).

note 19
AA 20,35.
note 20 Mt 25,40.


Du reste, voici en quelques mots le résumé de cette doctrine. Quiconque a reçu de la divine Bonté une plus grande abondance, soit des biens extérieurs et du corps, soit des biens de l'âme, les a reçus dans le but de les faire servir à son propre perfectionnement et également, comme ministre de la Providence, au soulagement des autres. C'est pourquoi "quelqu'un a-t-il le talent de la parole, qu'il prenne garde de se taire; une surabondance de biens, qu'il ne laisse pas la miséricorde s'engourdir au fond de son cur; l'art de gouverner, qu'il s'applique avec soin à en partager avec son frère et l'exercice et les bienfaits." (21)

note 21 Saint Grégoire le Grand, In Evang., lib. I, hom. 9, n.7, PL LXXVI 1109.


1891 Rerum novarum