F de Sales, Entretiens 25

25

RECUEIL DES QUESTIONS

QUI ONT ÉTÉ FAITES A NOTRE BIENHEUREUX PÈRE EN NOTRE MONASTÈRE DE LYON 1

La première fois qu'il arriva, il nous entretint environ une heure et demie de la tranquillité d'esprit, avec ressentiment 2 de dévotion, et nous dit plusieurs fois qu'il ne fallait jamais se mettre en peine de rien, ni perdre la paix du coeur pour chose qui nous pût arriver; que pour lui, il choisirait plutôt d'être logé au coin d'une chambre, avec repos, que d'être dans 3 la Cour parmi le tracas des honneurs et richesses; et pour cela il témoigna de désirer d'être logé dans la chambre de monsieur Brun, notre confesseur. Nous lui dîmes plusieurs fois qu'il en recevrait beaucoup d'incommodités; il dit toujours que non, et qu'il serait mieux qu'il ne méritait, et de plus, qu'il serait proche de ses chères Filles. Et comme nous persistions à lui dire qu'il en serait incommodé, il nous dit: « Je suis trop bien, ne vous mettez pas en peine, conservez la paix du coeur. » Et nous dit avec une façon si pleine d'humilité et

1. Ce Recueil est composé de divers entretiens, faits, soit à la Communauté en général, soit en particulier à la Supérieure ou à quelque autre Religieuse. C'est ce qui explique que les questions soient formulées tantôt au singulier, tantôt au pluriel, et que les réponses du Saint s'adressent tour à tour ou à une seule personne ou à plu- sieurs.

2. sentiment - 3. à

de douceur: « Je vois bien que vous avez envie de vous défaire de moi ; mais, je vous prie, permettez que je loge là, et ne vous mettez nullement en peine que je ne sois pas bien; car en vérité, je couche à Nessy dans une chambre qui est dix fois plus froide que celle-là. »

Et comme il continuait toujours à nous parler de la tranquillité d’esprit, nous lui dîmes : « Monseigneur, nous vous supplions très humblement de nous en faire un Entretien, et comme il se faut comporter en la déposition des Supérieures. » — « Je le veux bien, » dit-il, « mais il faut attendre que notre Mère y soit. » Il s’étendit fort à parler du dénûment qu’il faut avoir en ces changements-là : « Bien des larmes, » dit-il, « qui se jettent en ce temps-là, ne proviennent que d’amour-propre, de flatterie et de la crainte que l’on a qu’on ne pense que l’on n’est pas de bon naturel et que l’on n’aime pas assez; et tout cela ne sont que des petites dissimulations, où il y peut avoir du mensonge aussi bien qu’en nos paroles. Les filles sont grandement sujettes à telles imperfections, surtout quand elles reconnaissent que les Supérieures sont tendres et qu’elles prennent plaisir qu’on leur témoigne ces petites affections. De mille larmes que l’on jette en ces occasions-là, il y en a bien peu de véritables, et cela se fait fort souvent par imitation ; enfin cela sent la fille. Il est très vrai que ces pleurs et larmes sont fort suspectes. Il faut avoir un amour solide qui ne dépende point de ces tendretés ; le vrai amour aime autant loin que 4 près et ne

4. de loin que de

s’attache pas à ce qui est d’humain; enfin la grâce ne produit point tout cela. Que les filles regardent leurs Supérieures, tandis qu’elles les ont, comme tenant la place de Dieu, sans s’amuser à tant d’inclinations humaines qui ne sont rien moins que la vraie vertu. Si bien il est dit que sainte Thérèse pleurait beaucoup à la mort de quelque serviteur de Dieu, elle ne doit pas être imitée en cela, car il faut seulement imiter les vertus des Saints. »

Nous lui demandâmes s’il n’avait point quelque prétention 5 afin que l’esprit de douceur et de simplicité qui se pratique parmi nous y fût conservé et qu’il y eût quelque liaison entre nos Maisons; que plusieurs personnes avaient pensé qu’une Générale servirait grandement à cela. Il répondit avec une fermeté d’esprit extraordinaire: « Ma fille, cette pensée ne fut jamais qu’humaine; j’ai passé deux jours et deux nuits à y penser, parce que notre Mère m’avait écrit qu’on lui en avait parlé, mais je ne vois aucune apparence à cela. » Et nous lui dîmes : « Quelle est donc votre intention, Monseigneur? » — « C’est qu’on laisse tout à la Providence divine. » Il nous a dit cette parole plusieurs fois, et nous a fait connaître apertement 6 qu’il n’avait autre dessein. Nous savons qu’il a traité de cette affaire avec les Révérends Pères Jésuites, qui ont été de même sentiment; de quoi il témoigna d’être fort aise, disant que les affaires de Dieu se font toujours avec difficulté. Il nous dit encore ensuite : s Le

5. but où tendent les désirs de quelqu’un — 6. ouvertement

bonheur d’un Ordre ne dépend nullement d’un chef, cela se voit tous les jours par expérience; et ceux qui en ont eu, et de si excellents, n’ont pas délaissé 7 de se relâcher. Tout dépend de la fidélité que l’on a de s’unir à Dieu par la fidélité à l’observance des Règles et Constitutions ; et on a beau rechercher 8 des moyens, rien ne maintiendra la compagnie que la fidélité d’une chacune 9 à garder ses Règles.» Et il dit encore qu’il n’avait rien à désirer, sinon que Dieu donnât à nos Monastères l’esprit d’union et d’humilité. Celui d’union se doit conserver par la parfaite observance, afin qu’elle persévère selon le bon plaisir de Dieu.

Nous lui demandâmes comme il se fallait comporter pour les affaires temporelles, vu que tout le monde nous portait à nous y affectionner et attacher; et que si nous voulions nous en déprendre, tous nous contrariaient en cela, et que l’on me mettait au-devant 10 les monastères bien bâtis et rentés, que le nôtre ne l’était pas : « Il est vrai, ma fille, que le monde craint la pauvreté, mais que faire à cela ? Il faut témoigner simplement que nous ne voulons point nous y attacher, ni perdre la tranquillité de l’esprit pour les biens de ce monde. » A ce propos on lui dit que le logis de notre Prince Cardinal avait été brûlé et qu’il avait perdu six mille écus de vaisselle d’argent; et je lui dis que c’était grand dommage, que cela nous ferait grand bien 11 pour bâtir notre église. Il me témoigna d’en être fâché, et me dit : « Mon Dieu, ma fille, n’ayez point ces désirs

7. laissé — 8. chercher — 9. chacune — 10. devant moi — 11. nous rendrait bien service

il y a peu de personnes qui sachent trouver la veine de la vraie pauvreté, laquelle consiste à ne

rien désirer, mais se contenter de ce peu que Dieu veut que nous ayons. Que nos Soeurs seraient bien heureuses si elles étaient pauvres et avaient besoin de quelque chose ! »

« Le soin des Supérieures, leur dévotion et leur esprit doit suppléer à tout ce qui n’est pas écrit. L’exclusion des malades est tout à fait contre mon esprit et sentiment: qui laissera gouverner la prudence humaine et naturelle gâtera la charité. » Il dit encore : « Si l’on venait un jour à faire difficulté de recevoir les infirmes en nos Maisons, je 12 retournerais et ferais tant de bruit par vos dortoirs, que je ferais savoir que l’on fait 13 contre mon intention. »

Nous lui dîmes si c’était son intention que les filles demandassent à leurs parents, quand ils sont riches et que les Maisons étaient incommodées 14 . Il nous dit que non, et qu’il aimait mieux que la Maison fût incommodée et eût besoin de quelque chose, que de permettre aux filles ces affections qui ne nourrissent que trop leur amour-propre; non pas même pour la sacristie, quoiqu’elle fût pauvre. Que s’ils donnaient, il fallait recevoir humblement, et ne rien demander, non pas même désirer, si ce n’est en quelque occasion rare et particulière; il est toujours mieux de se tenir en la pauvreté.

Nous lui dîmes si une Supérieure pourrait donner à une sienne parente qui serait à Sainte Claire, qui lui demanderait l’aumône. Il dit que oui,

12. j’y — 13. agit — 14. dans la gêne

tout de même qu’elle le permettrait à une Soeur. Et je lui dis que j’avais souvent du scrupule et remords de conscience de ce que je n’étais pas assez ferme pour les choses temporelles, craignant que les parents ne donnassent pas assez à leurs filles par ma faute et que la Maison ne fût pauvre. Il me dit: « Ne vous mettez pas en peine pour cela. Il se faut priver des biens, non pas par dédain ni mépris, mais par abnégation. »

Il me dit après : « Notre Mère désire que j’écrive sur les maximes du Fils de Dieu ; je les honore, je les révère et les respecte de tout mon coeur, mais je ne les pratique pas. Le Fils de Dieu a dit : Ne plaidez point; si je ne le fais, tout le monde est contre moi. Le Fils de Dieu a dit : Si on vous demande votre manteau, donnez encore votre robe Mt 5,40 Lc 6,29; si je le veux faire, on me dit que j’ai grand tort, que je ne me laisserai rien, que je suis déjà assez pauvre. Le Fils de Dieu n dit: Si on vous donne un soufflet, tendez l’autre joue Mt 5,39 Lc 6,29; le monde ne veut point cela, ni ne veut supporter la moindre injure. Le Fils de Dieu a dit: Soyez débonnaires Mt 5,4; et l’on veut que je me fâche; si je ne le fais, on l’attribue à bêtise. »

Nous lui demandâmes si c’était son intention qu’en toutes nos Maisons on donnât l’aumône. Il dit que oui, « selon les maximes du Fils de Dieu. » — Mais si l’on n’est pas assuré si ceux à qui on la fait sont de vrais pauvres ? — Il est toujours bon toutefois de donner l’aumône.

Lui parlant s’il trouvait bon qu’en nos Maisons on nourrît les confesseurs, il répondit: « Pour moi, si j’étais confesseur de Sainte-Marie, ce que je ne mérite pas (il est vrai que je ne le mérite pas ; ce bien serait le plus grand bonheur pour moi que je puisse jamais espérer, que de me voir confesseur de la Visitation et déchargé de toute autre chose), mais si cela était, j’aimerais mieux me nourrir comme je pourrais, que de donner l’incommodité aux Religieuses de m’apprêter mes repas, et leur donner connaissance de mes imperfections quand je serais ennuyé, dégoûté et un peu difficile aux viandes. Et qu’ont à faire les servantes de Dieu d’être importunées de mes infirmités ? N’est-il pas mieux cent fois qu’elles demeurent en leur quiétude et repos, que d’être employées dans le tracas ? Voyez-vous, ma fille, il est grandement important de ne point donner cette ouverture aux confesseurs. Je ne voudrais pas pourtant que vous commençassiez par celui que vous avez maintenant ; il est si bon et facile, qu’à mon avis il n’y a point de difficulté avec lui. Puisque vous avez commencé à le nourrir, continuez, mais prenez garde pour les autres. J’aimerais mieux qu’on crût 15 leur pension.

« Il est vrai, ma fille, que je ne trouve jamais à redire aux viandes, tant que je puis, sinon quelquefois qu’elles sont trop bonnes : ne faut-il pas faire ainsi, ma fille? Vous craignez qu’il ne fasse mal au coeur de nos Soeurs de manger des entrées de table faites des restes ; il me fait mal à moi d’en entendre parler, mais d’en manger, jamais.

15. augmentât

« La pauvreté et la simplicité vous sont grandement recommandées ; néanmoins, vous dites qu’il y a des Soeurs qui, sur ce que je dis aux Constitutions, que la Congrégation a un intérêt nonpareil que la charge de la sacristie soit passionnément bien exercée, entendent qu’il faille avoir des grandes sollicitudes afin que rien n’y manque et qu’il y ait quantité de belles besognes.

O Dieu, est-il possible qu’on prenne si mal les choses, et qu’on suive si fort ses inclinations N’ont-elles point remarqué, en tant d’endroits des Constitutions, la tranquillité qui leur est tant recommandée, laquelle ne se doit jamais perdre pour chose que ce soit ? J’ai remarqué ces affections à nos Soeurs d’Annecy; quand elles ont des charges, elles ne voudraient pas que rien leur manquât, et quand elles ne les ont plus, elles ne s’en soucient pas. — Il y a deux choses à corriger en votre sacristie, car ceci 16 étant la seconde Maison, je désire que tout y aille bien comme en la nôtre d’Annecy. La première, c’est que votre cingule est trop beau, il n’est pas assez simple; il suffit qu’il y ait deux rubans avec le grand cordon, les autres sont superflus. Votre aube est trop passementée; il ne faut point de passementerie dessus ni dessous les manches ; suffit que ce soit aux coutures, et encore, qu’elle soit bien petite. Ce que je dis aux Constitutions de ne point mettre de poupées sur l’autel, est parce que pour l’ordinaire elles sont mal faites et c’est une grande perte de temps, et que les filles naturellement se plaisent à cela ; mais pour des anges et

16. celle-ci

chérubins vous en pouvez mettre sans scrupule. »

Nous lui dîmes un jour que nous craignions qu’il y eût bien du danger quand des Supérieures n’auraient pas l’esprit de la Règle. « Que feriez-vous là ? si elles sont fidèles à les observer, Dieu le leur donnera avec le temps. » Il nous dit qu’il s serait toujours mieux de faire élection d’une fille qui serait d’une grande vertu, quoi qu’elle fût jeune. Dieu aide aux 17 âmes qui vont en simplicité et confiance. s Il dit encore qu’il lui fâchait grandement quand on faisait élection d’une Supérieure qui n’avait pas la vertu et capacité requise pour sa charge. « Il y a peu de Supérieures qui se mêlent des affaires temporelles. Il n’est nullement nécessaire pour leur charge ; il leur faut donner une bonne Econome pour les soulager. » Nous lui dîmes : « Monseigneur, il me semble qu’ayant confiance en Dieu, il ne manque pas de donner la lumière pour les charges, et que la charité est toute chose. » Il répondit : « Il est vrai, vous avez raison; quand les Supérieures se tiennent bien unies avec Dieu, il ne manque pas de les enseigner. »

Parlant des Supérieures qui demeurent trop longtemps au parloir, il dit: « Je ne l’approuve nullement; mais que faire à cela ? »

Parlant de la déposition d’une Supérieure de laquelle les Soeurs avaient été grandement touchées, et ne pouvaient s’accoutumer de 18 l’appeler ma Soeur, ains toujours Mère, il répondit d’une face tout à fait aimable: « Qu’elles l’appellent ma grand’Mère, si elles veulent, je ne saurais

17. les — 18. à

qu’y faire ; mais cependant je vois que ces filles n’honorent ni n’observent leurs Règles et Constitutions

Nous lui dîmes: « Monseigneur, quand vous aurez fait l’Entretien comme il se faut comporter ès dépositions et élections des Supérieures, nous ferons des merveilles à le bien pratiquer. » Il répondit : « Nos paroles ne font pas des miracles il faut s’adonner à la pratique que les Constitutions nous enseignent : elles disent prou comme il faut faire, mais les filles ont tant de petites volontés qu’elles aiment mieux suivre qu’obéir ! Et que faire là ? Il faut laisser pleurer les filles et témoigner les affections qu’elles ont, car elles penseraient qu’on croirait qu’elles n’ont point d’amour si elles ne témoignaient tout cela, qui n’est que faiblesse de filles.

« Il ne faut rien dire ni faire pour être aimés ni estimés des créatures, ni pour être méprisés, et faut croire que si les créatures ne nous aiment pas ici-bas, elles nous aimeront au Ciel où nous nous verrons tous. Et puis, de quoi nous mettons-nous tant en peine d’être aimés des créatures, pourvu que l’on le soit du Créateur? Comme cela nous est très assuré, cela nous doit suffire.

Quand on vous demande si vous direz toujours le petit Office, dites que oui, parce que vous espérez d’en obtenir la permission du Pape, et que vous l’avez déjà pour dix ou douze ans; et c’est mon intention et mon désir que vous le disiez toujours ; mais si on me contrariait, je laisserais faire. »

On lui demanda s’il se fallait confesser des imperfections, s’il était mal de le faire. Il dit qu’il apprenait en la théologie qu’il ne le fallait pas faire, mais que nous le pouvons sans qu’il y eût de mal; que la méthode qu’on nous avait donnée nous le permet parce que nous ne savons pas discerner quand il y n du péché, c’est pourquoi nous donnons une généralité 19 Mais que pour les confessions ordinaires il n’en faut pas beaucoup dire; le plus, deux ou trois. « Cela est bon d’en dire ès confessions extraordinaires et annuelles; et quand nous n’avons rien à dire pour nous confesser, il faut dire un péché du monde 20 .»

« Nous pouvons bien nous confesser quand nous avons du sentiment 21 de quelque chose et quand nous avons fait quelque action en suite, quoique légère, comme de dire quelque parole, car il y peut avoir du péché. Il ne se faut pas mettre en peine de cela, car nous n’avons pas une perfection qui soit exempte d’amour-propre qui ne nous fasse faire au moins quelque faute par ci par là; il ne s’en faut nullement étonner. L’on s’en peut accuser ainsi : Je m’accuse d’avoir fait quelque action par le mouvement du sentiment que j’avais à quelque chose que l’on faisait contre mon inclination, ou par impatience. Mais quand nous ne faisons rien par ce mouvement, il n’y a point de mal, mais du mérite.»

Et quant à l’acte de contrition, il dit que pour le bien faire il faut avoir un regret du mal passé et une résolution de ne le plus commettre, et le détester de tout son coeur. « Il ne faut pas avoir

19. nous nous expliquons d’une manière générale — 20. commis étant dans le monde — 21. mouvement d’impatience , humeur

un sentiment qui nous fasse jeter des larmes, mais un déplaisir d’avoir offensé Dieu. Ce n’est pas chose contraire à la bonne volonté de retourner toujours aux mêmes fautes, pourvu que ce ne soit pas volontairement. Le bon acte de contrition consiste à avoir une ferme résolution de ne vouloir plus offenser Dieu. »

« Pour les paroles inutiles, à la récréation il ne s’en dit pas; tout ce qui se dit par récréation n’est pas inutile. Il se faut bien récréer, et ne pas toujours tenir l’esprit bandé, car il serait dangereux 22 de devenir triste et mélancolique. Il n’y aurait point de mal quand bien 23 on aurait passé toute une récréation à parler de choses indifférentes, les paroles n’en seraient pas inutiles ; il ne faut pas toujours parler de choses bonnes. Les propos saintement joyeux sont quand il n’y n point de mal en ce que l’on dit, et qui ne regarde point l’imperfection d’autrui, car cela il ne le faut pas faire, ni parler du monde et de choses messéantes. De se rire un peu d’une Soeur, de dire quelque parole qui la mortifie un peu, il n’y a point de mal, pourvu que cela ne l’attriste pas, car il ne le faudrait pas faire; mais si cela arrivait, il ne s’en faut pas confesser, quand on l’aurait fait par simple récréation. Quand nous tendons à la perfection, il faut tendre au blanc, et ne se pas mettre en peine quand nous ne rencontrons pas 24 . Il faut aller fort simplement, à la franche marguerite, et bien faire la récréation ; que si notre attention était en quelque chose, il l’en

22. il y aurait du danger, on risquerait — 23. quand même — 24. nous ne l’atteignons pas

faudrait ôter, si elle nous empêchait de la faire.

«Et quand bien même on n’aurait pas pensé de la faire pour Dieu, il n’en faudrait point recevoir de scrupule, car l’intention générale suffit, quoique pourtant au commencement il faut tâcher de la dresser 25, Il la faut bien. faire faire aux Novices, et il est de très grande importance que les filles la fassent bien.

« Quand nous avons des pensées de mésestime contre le prochain, il n’y a point de mal quand nous ne les rejetons pas faute d’attention; suffit 26 que nous les rejetions quand nous nous en apercevons. Et quant à ce que vous me demandez, s’il faut laisser de dire ses peines ou quelque chose qui ferait voir du bien en nous, crainte 27 que vous avez de ne le pas savoir dire, et que vous donnez plutôt sujet de vous faire estimer que de vous accuser: ô ma fille, il se faut toujours découvrir naïvement et simplement, tant du bien que du mal, pourvu que vous n’ayez pas intention de vous faire estimer. Si on le fait, ne vous en mettez pas en peine, non plus 28 que si on vous méprisait, et n’amusez point votre esprit à tout cela.

« Il n’est pas mal de revenir quelquefois sur soi-même, pourvu que ce soit pour nous humilier, comme de penser en notre ingratitude, mais il faut toujours se tourner 29 Dieu ; car, comme je dis en quelque lieu, ce n’est pas proprement faire oraison que de toujours réfléchir sur soi, puisque l’oraison est une élévation de notre esprit en Dieu pour s’unir à lui. Il faut suivre les discours 30

25. diriger — 26. il suffit — 27. par la crainte —28. pas plus — 29. vers — 30. réflexions, raisonnements

quand Notre-Seigneur nous y attire, mais il faut tâcher de nous avancer à la perfection par la voie la plus simple et n’être pas si fine 31 . Nous ne pouvons pas avoir une continuelle présence de Dieu, cela n’appartient qu’aux Anges; il suffit de nous y tenir tant qu’il nous sera possible, et d’élever souvent notre esprit en Dieu; je n’entends pas d’avoir toujours l’esprit bandé. Que si ce que nous faisons nous tire hors 32 de notre attention à Dieu, et qu’il soit nécessaire, il ne s’en faut pas mettre en peine. Il suffit de faire toutes vos actions pour Dieu tout simplement; et quand même vous n’auriez pas pensé de dresser votre intention avant que de faire et commencer votre action, il suffit de le faire après, et n’en recevez aucun scrupule: l’intention générale que nous faisons 33 le matin suffit. Quand nous faisons quelque chose pour Dieu, c’est être en sa présence; le désir que nous avons de nous tenir en sa présence nous sert d’attention à la présence de sa Bonté. Il ne faut point s’étonner quand nous ne nous tenons pas en cette sainte présence comme nous désirerions. On est bien heureux d’avoir cette sainte affection 34 de servir à Dieu 35, et ne faut point faire d’état 36 de n’avoir pas le sentiment que nous désirerions en son service. Et s’il vous semble que vous vous amendez de vos imperfections plutôt pour la répugnance que vous avez de ce qu’on vous reprend, que pour Dieu, ne faites nul état de cela; dressez votre intention, et il n’y aura point de mal. Si bien vous faites des

31. subtile — 32. retire —33. prenons —34. désir, volonté — 35. servir Dieu— 36. faire attention, attacher de l’importance .

fautes par le mouvement de votre sentiment, n’y regardez pas de si près, et vous détournez de toutes ces réflexions; il faut tendre au blanc de la perfection, et ne pas s’étonner si nous ne rencontrons pas selon notre désir. Ma chère fille, le désir des choses éternelles doit accoiser 37 votre esprit, sans vous soucier d’avoir du sentiment; et même l’on doit croire qu’on n’est pas digne de l’avoir.

« Encore qu’il semble qu’on aie de la sensualité à manger, il n’est pas mal de le faire. Ne recevez point ces scrupules; mangez pour Dieu et vous tenez en repos. Allez tout simplement, sans croire que vous vous servez du prétexte de l’obéissance pour vous satisfaire; quand votre volonté n’y est pas il n’y a nul danger, c’est trop subtiliser.

« Il ne me fâche pas que l’on dorme à l’oraison, pourvu que l’on fasse ce que l’on peut pour se réveiller. Il faut souffrir humblement cela, et demeurer devant Dieu comme une statue, pour recevoir tout ce qu’il nous enverra ; Notre-Seigneur se plaît quelquefois de nous voir combattre tout le temps de l’oraison le sommeil, sans nous en vouloir délivrer; il faut souffrir patiemment et en aimer notre abjection. Et ne dites jamais que vous ne pouvez pas faire quelque chose, car nous pouvons toujours quand nous voulons: ce serait dire que Notre-Seigneur eût mis quelque impossibilité, ce qui n’est pas. Nous pouvons tout en sa grâce d qui ne nous manque jamais.

« Pour nous disposer à la sainte Communion,

d. Cf. Ph 4,13.

37. rendre coi, tranquille, tranquilliser

il nous faut bien tenir proches de Notre-Seigneur, et lui dire des paroles selon notre affection, et qu’il nous suggérera, considérant ou regardant qu’il se fait chair de notre chair, afin de s’unir à nous ; et lui faut dire comme l’Epouse au Cantique, qu’il nous baise d’un baiser de sa bouche Ct 1,1 ; et il le fait quand il vient dedans nous, et alors l’âme peut dire : Mon Bien-Aimé est à moi et je suis toute sienne Ct 2,16 Ct 6,2.

« Nous ne serons jamais exempts de péchés véniels.

« L’accusation de nous-même ne nous sert de rien quand nous ne pouvons pas supporter d’être reprise; et si volontairement nous n’aimons pas qu’on voie nos défauts, ce n’est qu’amour-propre. Ce n’est rien du sentiment 38 qui nous vient d’être accusée, pourvu que notre volonté soit ferme à aimer son abjection. Il est toujours mieux de tenir notre âme en confiance en Dieu qu’en crainte, quoique nous le fassions pour nous humilier. L’amour nous fait assez humilier.

« Ma fille, ne vous privez pas de la Communion par amertume de coeur, mais quand vous sentez cela, il s’en faut approcher pour se fortifier, et s’unir à Dieu par l’esprit de douceur. Il y a des défauts pour lesquels on s’en doit priver quelquefois, comme une action ou parole d’impatience ou soudaineté qui aurait mal édifié le prochain.

« La fidélité de l’âme envers Dieu consiste à être parfaitement résignée à sa sainte volonté, à endurer patiemment tout ce que sa Bonté permet


38. ressentiment

nous arriver, faire tous nos exercices en l’amour et pour l’amour, et surtout l’oraison, en laquelle il se faut entretenir avec Notre-Seigneur fort familièrement de nos petites nécessités, les lui représenter et lui demeurer soumise en tout ce qui lui plaira faire de nous; être bien obéissante, faire tout ce que l’on nous commande, de bon coeur, encore que nous y sentions de la répugnance; être fidèle à partir sitôt 39 que la cloche nous appelle et rejeter les distractions qui nous arrivent en l’oraison et à l’Office ; conserver une grande pureté de coeur, car c’est là où Dieu habite, et non pas dans les coeurs pleins de vanité et de présomption d’eux-mêmes; au contraire, il les châtie et punit rigoureusement. Dieu vous n fait une grande grâce de vous avoir appelée en son service dès votre jeune âge; remerciez-l’en bien de toutes les forces de votre âme.

« Quand nous regardons à escient les imperfections des autres, ô Dieu, ma chère fille, cela est bien mal, il ne le faut pas faire; mais quand quelquefois nous les voyons, il s’en faut détourner et penser tout doucement au Paradis et aux perfections de Dieu et de Notre-Seigneur, de Notre-Dame et des Saints et Saintes et des Anges, et quelquefois nous regarder nous-même, notre indignité et notre bassesse ; et quand ces pensées nous viennent, nous nous devons humilier et anéantir jusques au centre de la terre, voyant que nous ne sommes que des petits vermisseaux, et nous voulons éplucher les actions des autres qui sont les épouses de Notre-Seigneur! Nous

39. aussitôt

devons bien faire voir à notre coeur sa faiblesse, nous faisant à nous-même une petite réprimande afin d’être sur nos gardes à l’avenir. O Dieu, ne faites pas cette faute de regarder les imperfections des Soeurs, car cela retarderait beaucoup votre perfection et ferait beaucoup de dommage à votre âme.

« Quand on a de la peine de ne pas parler assez à la Supérieure ou à la Maîtresse, je conseille de le dire, et voudrais qu’on m’en donnât une bonne pénitence; mais le vrai moyen d’empêcher tout cela est de s’attacher au Créateur et non pas à la créature.

« Pour nous bien préparer pour l’oraison il faut y aller avec une grande humilité et reconnaissance 40 de notre néant, invoquant l’assistance du Saint-Esprit et celle de notre bon Ange, et se tenir bien coi durant ce temps-là, en la présence de Dieu, croyant qu’il est plus en nous que nous-même; et, bien que notre oraison soit privée de discours et considération, il n’y a nul danger, car elle ne dépend point du discours ni de la considération. L’oraison est une pure attention de notre esprit en Dieu; tant plus elle est simple et dénuée de sentiment, et plus elle est oraison. Peu de personnes entendent cette vérité, principalement les femmes, auxquelles le discours est grandement nuisible à cause de leur ignorance.

« Toutefois je conseille de ramener son esprit par considérations parmi la journée, si l’on peut, mais de penser à ses péchés pendant le temps de

40. connaissance, aveu

l’oraison, il ne le faut pas faire. Quand ces pensées vous arrivent, il faut faire un simple abaissement de votre esprit devant Dieu, de tous vos péchés, sans les particulariser, car ce seul acte suffit; pour l’ordinaire ces pensées ne nous servent que de distraction.

« Vous serez en toutes vos actions en la présence de Dieu si vous les faites toutes pour Dieu. Mangez, dormez, travaillez pour lui, c’est être en sa présence. Il n’est pas en notre pouvoir de l’avoir actuellement, si ce n’est par une grâce particulière. Faisant quelques oeuvres où il y faut mettre son attention, il faut de temps en temps remettre son esprit en Dieu ; et quand nous y avons manqué, il s’en faut humilier, et de l’humilité aller à Dieu, et de Dieu à l’humilité, avec confiance, lui parlant comme l’enfant fait k sa mère, car il sait bien ce que nous sommes.

« Ce serait mal faire de parler du monde et de soi toute une récréation ; pour une fois ou deux, un mot ou deux pour divertir une Soeur, il n’y a point de mal, il ne s’en faut pas confesser. Ayez un grand soin de pratiquer la simplicité et de rabaisser votre esprit; quittez la sagesse et prudence humaine et prenez celle de la Croix.

« Ne vous étonnez point des tentations; tenez-vous comme un vrai néant; videz votre coeur de toutes les affections mondaines et y gravez Notre-Seigneur crucifié; rendez-lui grâce de votre vocation et résolvez-vous d’obéir, car possible 41 ne commanderez-vous jamais; et ne faites pas comme plusieurs qui disent: Je ne voudrais pas

41. peut-être

être Supérieure, mais tenez-vous toujours en la sainte indifférence: ni rien désirer, ni rien refuser.

« Oh! qu’il est bien raisonnable que nous nous privions des contentements du monde pour Dieu, puisqu’il se prive de sa gloire pour nous. Vous avez assez la lumière pour voir en quoi consiste le bonheur de votre vocation. Il ne faut jamais dire que nous ne pouvons pas faire quelque chose, mais vous faites bien de dire qu’il vous semble, car on peut tout en la grâce de Dieu, lequel ne nous laisse pas en nos nécessités.

« Pour l’oraison, il n’y a aucun danger de s’asseoir pour quelque temps quand la nécessité le requiert, mais il n’y faudrait pas demeurer tout le temps de l’oraison; il ne faut pas avoir tant de tendretés, lesquelles sont dangereuses et nous nuisent bien en la voie de notre salut. Les maladies du corps n’empêchent pas la dévotion, au contraire elles nous aident, si nous les prenons de la main de Dieu. L’on peut toujours porter 42 son visage gai parmi les Soeurs; le mal qu’on sent ne l’empêche pas, si ce n’est quelquefois que l’on a les yeux abattus.

« Oh! ma chère fille, gardez-vous de ces réflexions, car il est impossible que l’Esprit de Dieu demeure en un esprit qui veut savoir tout ce qui se passe en lui. Bon courage; d’une petite fille faible, faites-en une toute généreuse qui surmonte toute difficulté.

« Il ne faut pas pleurer inutilement, car si nous devons rendre compte des paroles inutiles g,

g. Cf. Mt 12,36.

42. avoir

à plus forte raison des larmes jetées sans sujet. Il se faut aussi garder de dire des paroles inutiles, et quand on y n manqué deux ou trois fois il s’en faut confesser.

« Quand on fait ses voeux selon les Règles, on les fait en sorte qu’elles n’obligent point à péché; c’est pourquoi la Règle ni les Constitutions ne sont point la cause de nos péchés.

« Il faut avoir un grand courage, car, ma chère fille, vous êtes fille de Jésus-Christ crucifié, vous ne devez donc avoir prétention en cette vie que celle de l’union de votre âme avec Dieu. Vous êtes bien heureuses vous autres, vos Règles et tous vos exercices vous portent à cette union.

« Il faut avoir une grande constance en nos ennuis, car, pendant que nous serons en cette vie nous ne serons pas toujours en même état, cela ne se peut.

« La vertu de notre première offrande que nous avons faite en nous sacrifiant à Notre-Seigneur, suffit, encore que nous n’ayons pas cette attention à lui offrir tout ce que nous faisons. Les sentiments ne sont point nécessaires pour la perfection que nous désirons, car Notre-Seigneur étant au Jardin, délaissé de toute consolation, ne laissa pas pour cela d’accomplir la volonté de son Père h.

« Quant au bon et vrai gouvernement, il ne dépend point des talents naturels, mais de la grâce surnaturelle, laquelle donne beaucoup plus parfaitement l’expérience qui est nécessaire, que ne fait toute la sagesse et prudence humaine, quoique

h. Mt 26,37-46.

avec moins d’éclat, en quoi consiste son excellence.

« Il faut prendre les commodités nécessaires à votre corps, comme le chauffer, manger et vêtir, avec actions de grâces et humilité, et non pas avec ennui d’esprit, et ne désirer point d’être plainte en vos incommodités. Cela est bon pour des filles faibles; les filles de Dieu ne doivent point s’amuser à ces tendretés. Les Constitutions vous enseignent ce que vous devez faire: demandez tout simplement, sans scrupule, ce qui vous est nécessaire.

« Conservez bien le désir que vous avez d’observer vos Règles, car elles sont toutes d’amour ressouvenez-vous que vous ne manquerez pas de difficultés, mais ne perdez pas courage, espérez en Dieu et vous jetez entre les bras de sa divine Providence. Il n’y a chemin plus assuré que celui de la souffrance, pourvu qu’on souffre avec amour, douceur et patience, et par là on pourra imiter Notre-Seigneur et tous les Saints. Il faut croire que tout ce que nous souffrons est peu devant Dieu ; il faut penser le moins que nous pouvons à ce que nous souffrons.

« Vous vous pouvez bien détourner du sentiment de la délectation qui vous vient en prenant les choses qui vous sont nécessaires; comme qui passerait par une rue et rencontrerait beaucoup de boue, il ne ferait rien autre que prendre un autre chemin: et ainsi devons-nous faire, sans y penser davantage.

« Il est vrai qu’il est bon de couper court à toute sorte de devis 43, si ce n’est en ceux qui

43. entretiens

regardent le bien spirituel; si est-ce qu’il ne faut pas interrompre le père ni la mère quand ils commencent un discours, mais lorsqu’ils l’ont parachevé 44 il leur faut parler de choses bonnes pour leur consolation, sans toutefois faire la suffisante. Ecoutez-les doucement sans les interrompre, car ce n’est pas mon intention, sinon, à des personnes qui apportent beaucoup de nouvelles du monde, desquelles vous ne vous devez pas enquérir. Mettez votre confiance en Dieu, car les parents oublient bientôt leurs enfants.

« L’humilité est une vertu si excellente qu’il faut être bien saint pour l’avoir parfaitement; c’est elle qui amène toutes les autres. Or, faire ses actions avec esprit d’humilité, c’est les faire avec intention de les faire avec humilité. Ainsi devez-vous faire en toutes vos actions et oeuvres, afin d’imiter Notre-Seigneur qui s’est humilié jusques à la mort de la croix i.

« Nous devons être bien aises d’avoir quelques choses qui peuvent servir aux autres, comme de prêter les besognes de la sacristie. O mon Dieu, baillez-les de bon coeur; si Dieu permet qu’elles se gâtent, il vous donnera de quoi pour en acheter d’autres. Et puis, cela est si peu de chose, qu’il ne faut pas y amuser son esprit, mais l’occuper à la vie éternelle.

s Il est vrai que la charité donne le prix à nos oeuvres, et n’y n que Dieu qui la puisse donner; attendez-la plus de lui que de vous-même.

« Il est bon que vous n’aimiez guère à parler

i. Ph 2,8.

44. achevé

de vous-même; le moins qu’on le peut faire, soit en bien soit en mal, c’est le meilleur.

« L’article de la chasteté consiste principalement à avoir une grande simplicité et pureté de coeur, et n’avoir point de pensées contraires, je dis volontairement.

« Il importe peu que la parole de Dieu soit dite d’un style haut 45 ou bas ; ce n’est qu’une recherche humaine, qui ne veut en tout que l’excellence.

« Il faut s’abandonner entre les bras de Dieu, et le servir à la façon qui lui plaira. Le vrai zèle consiste à se laisser conduire à Dieu et à nos Supérieurs.

« Il importe grandement de nourrir 46 les filles aux 47 vérités et clartés de la foi ; encore qu’elles aient de la peine, il ne faut pas laisser de les élever à cela, et ne leur pas permettre de s’amuser à ces tendretés et sentiments qui ne sont rien moins que la vraie vertu. Beaucoup parler ne sert de rien, l’importance 48 c’est qu’il faut faire.

« Votre entrée en Religion est pour l’amour de Dieu; soyez indifférente par quelles voies il plaira à sa Bonté vous conduire, soit par la consolation, affliction ou abjection ; vous méritez autant d’un côté que de l’autre. Ma fille, sainte Blandine, quand les païens la martyrisaient, elle disait : « Je suis chrétienne; » de même, quand nous avons quelques douleurs et ennuis, il faut dire : « Je suis chrétienne. »

« La peine que nous avons de souffrir l’abjection, la crainte d’être humiliée, sont des imperfections auxquelles nous sommes tous sujets ; il

45. élevé — 46. élever — 47. dans les — 48. l’important

ne faut point s’en étonner, mais prendre bon courage et mettre son coeur en Dieu, ne désirant autre chose que de lui plaire. L’humiliation n’est pas si mauvaise que nous pensons, elle ne nous fera pas tant de mal que nous pensons et qu’il nous semble; ne la craignons pas tant. Voyez Notre-Seigneur qui s’est tant humilié, jusques à la mort j, et tous les Saints qui ont recherché avec tant d’affection 49 les occasions de pratiquer cette vertu. Soyez bien aise de celles qui se présentent à vous, recevez-les de bon coeur, avec amour; recevez, aimez et embrassez l’anéantissement et abjection ; que vos affections soient en Jésus-Christ crucifié. Ne vous étonnez pas de la vanité, combattez-la fidèlement ; pourvu que vous ne fassiez rien ensuite, il n’y a point de mal.

j. Ubi supra, p. 507.

« Vous désirez savoir comme il s’entend qu’il faut méditer jour et nuit en la loi de Dieu Ps 1,2. C’est de faire toutes nos actions pour sa plus grande gloire, et avoir son coeur attentif à lui; et ne pensez pas pour cela qu’il faille être toujours à genoux.

« Vous demandez comme je fais de voir empresser 50 un chacun, sans me mettre en peine de rien. Je ne suis pas venu au 51 monde pour y apporter du tracas, j’y en trouve assez. Je suis si aise, quand on me demande où je suis logé, de dire que c’est chez le jardinier de nos Filles de Sainte-Marie.

« Il se trouve peu de filles qui ne soient opiniâtres ; quand on fait rencontre d’une 52 qui ne l’est pas, il la faut tenir bien chère. Et quand les tentations d’envie viennent de ce que nos Soeurs font mieux, ou sont plus aimées que nous, il faut tordre son coeur comme une serviette pour le faire venir à la raison.

« Non, ma fille, il ne faut point s’amuser à des petits désirs qui tiendraient votre coeur trop bas 53 et l’empêcheraient de s’appliquer aux solides vertus. Or, pour le froid, savez-vous quand il le faut souffrir? c’est quand la Supérieure vous envoie au jardin cueillir des herbes et que vous fussiez en danger que les mains vous gelassent sur la plante; il ne faudrait pas laisser de le faire, parce que c’est l’obéissance.

« Il faut avoir un grand support de nos Soeurs et les aider et soulager en tout ce que nous pouvons, et ne pas croire qu’elles aient peu de mal, car ce n’est pas à nous à faire ce discernement.

« Nous n’irons pas au Ciel pour avoir bien chanté, mais si ferons bien pour avoir obéi. Dieu ne nous demandera pas compte si nous avons dit beaucoup d’Offices, mais oui bien si nous avons été bien soumis à sa volonté.

« Vous m’avez dit encore, comme s’entend ce que disent les Constitutions : de ne se servir de notre coeur, ni de nos yeux, ni de nos paroles, que pour le service de l’Epoux céleste, et non pour le service des humeurs et inclinations humaines ? O ma fille, que vous me parlez d’une perfection que bien peu de gens pratiquent, bien qu’ils le doivent tous faire. Voyez-vous, ma fille, par exemple, voilà deux de nos Soeurs : l’une que vous aimerez bien, et l’autre à laquelle vous n’aurez pas tant d’inclination à l’aimer, et par ce moyen 54 vous ne la regarderez pas de si 55 bon coeur que l’autre que vous aimez bien; au contraire, si vous l’aimiez bien purement pour Dieu, vous regarderiez d’aussi bon coeur celle que vous n’aimez pas comme celle que vous aimez bien, et lui souhaiteriez autant de bien qu’à l’autre.

« Il est vrai que j’aime grandement tout le monde, notamment les âmes simples. Pour ce qui est de l’honneur qu’il vous semble que je porte à un chacun, la civilité nous apprend cela, et puis j’y suis porté naturellement ; je n’ai jamais su faire comme plusieurs personnes font, auxquelles il semble, quand elles sont élevées en quelque dignité, qu’elles se doivent faire honorer de tout le monde; et quand elles écrivent elles ne veulent mettre, sinon aux personnes de grand respect, « très humble » et « bien humble. » Et moi je le mets à tout le monde, sinon que j’écrive à Pierre ou à François mes laquais, qui penseraient que je me moquerais d’eux, si je leur mettais « très humble serviteur ». Je ne fais pas grande différence d’une personne à une autre. »

Lui parlant de la condescendance, comme il faisait pour se rendre si facile à tout le monde, il nous dit: « Je n’ai pas grand peine à cela, il ne me fâche jamais de le faire, oui bien quand je ne le fais pas; naturellement, je n’ai pas mes volontés fortes, et puis, ne faut-il pas être ainsi condescendant au prochain? Je ne sais point

49. ardeur — 50. s’empresser — 51. dans le — 52. on en rencontre une 53. ravalé 54. à cause de cela — 55. d’aussi

contraindre les inclinations; quand je vois qu’on désire quelque chose, je laisse faire. »

Lui témoignant que je désirais bien fort de prendre son esprit de condescendance à son imitation, je lui dis qu’il se rencontrait souventes fois que l’Office sonnait et qu’il fallait aller au parloir, et que même le jour de Noël j’avais perdu Complies pour une chose légère et de peu d’importance. Il me dit : « Cela c’est une vraie condescendance, ma fille, comme à cette heure vous en faites une d’être avec moi. » Cela c’était le jour de saint Etienne, pendant None, qu’il nous parla avec suavité de cette sainte vertu. Il nous dit : « Il faut accoutumer les séculiers à venir hors le temps des Offices, tant qu’il se peut. » Lui parlant des prédications et confessions : « J’aime grandement entendre la parole de Dieu; je n’ai rien de bon en moi que cela. Je fais plusieurs manquements en la confession, mais pourtant je n’y en fais pas deux: je n’y suis point curieux 56 et je ne dissimule point. »

Il nous témoigna une fois qu’il désirait que la fondation de Besançon se fit, et il nous dit qu’il était bien aise que nos Soeurs s’étendissent 57 parce qu’elles vivent avec beaucoup de paix et douceur.

Lui disant une fois que nous désirions grandement en cette Maison de prendre son esprit, il nous répondit : « Dieu vous en garde ! prenez celui de Dieu et de saint Augustin. »

Après avoir confessé une de nos Soeurs, laquelle

56. scrupuleux, minutieux — 57. se propageassent, s’établissent dans plusieurs villes

il avait entretenue environ une heure et demie, nous lui dîmes qu’il était admirable en sa douceur d’avoir pris la peine et la patience de l’écouter si longtemps, et lors il nous dit: « Tout beau! Tout beau! il faut traiter les malades comme malades. Quand elles rendent compte il est bon de leur retrancher les discours tant qu’il se peut. »

Nous lui demandâmes si c’était l’intention des Constitutions de dire à la Supérieure ce que l’on pense d’elle, parce qu’elles nous envoient à l’Aide de la Supérieure. Il nous dit que ce qu’il avait mis dans les Constitutions ce n’était pour autre cause 58 que pour celles qui n’ont pas la confiance de le dire à elle-même, mais que les plus confidentes 59 sont les meilleures.

« Oui, ma fille, vous pouvez recevoir les filles qui ne sont pas légitimes, et encore celles desquelles les parents ont été exécutés pour quelque grand mal, car les filles n’en peuvent mais. » Je lui dis que je n’avais jamais osé en recevoir une en cette ville, à cause qu’on ne l’approuvait pas. Il nous dit: « Que ne nous l’avez-vous envoyée à Nessy ! »

« Non, il ne faut jamais permettre à nos Soeurs de quitter les Offices pour les ouvrages, non pas même pour la sacristie; l’on peut bien quelquefois leur faire quitter la lecture, mais rarement. Oh! que celles qui ont une grande affection de suivre en tout et partout la Communauté sont heureuses ! Dieu leur n fait une grande grâce. Je vous raconterai ce qui m’arriva une fois avec un bon Religieux, lequel désirait fort de faire des

58. raison — 59. confiantes

pénitences et mortifications au-dessus de la Communauté ; je lui parlai tout au long du bonheur de la suivre en tout, et le priai de se mettre en la pratique, ce qu’il fit; et à quelque temps de là, il me vint trouver et me remercia de grande affection, et me dit que j’étais cause de son bien. »

Lui parlant 60 qu’il y a quelquefois des filles naturellement sobres et qui, pour l’ordinaire, ne mangent que le tiers de leurs portions, s’il fallait leur dire résolument de manger davantage, il nous répondit qu’il serait mieux de souffrir quelque temps un peu de peine à s’accoutumer, parce qu’il le fallait ainsi à cause qu’il 61 leur pourrait nuire avec le temps. — « Non, il n’y a point de péché véniel de manger avec goût, ce sont des imperfections de notre nature. Il faut modérer l’avidité, et corriger les paroles âpres; pour moi, je ne suis pas grand censureur 63. Saint Bernard dit qu’il y a peu de personnes qui se rencontrent semblables à la conduite 63, mais pourtant que celle de la douceur et suavité est la plus utile; qu’on avait beau faire et regarder de quel côté que l’on voudrait, il faut toujours venir là.

« Je vois que toutes les Supérieures désirent de voir les filles maussades et fantasques éloignées de leurs monastères: car c’est la condition de l’esprit humain de ne se délecter qu’aux choses plaisantes 64. Mais je suis tout à fait d’avis qu’on n’ouvre point la porte au changement de monastère aux filles qui le désireront, ains seulement pour celles qui, sans le désirer, seront pour quelque

60. disant — 61. que cela — 62. censeur — 63. qui se ressemblent dans la direction, dans la manière de gouverner — 64. agréables

autre raison légitime envoyées par les Supérieurs; car autrement, le moindre déplaisir qui arriverait à une fille serait capable de l’inquiéter et - lui faire prendre le change, et au lieu de se changer, elle penserait d’avoir suffisamment remédié à son mal que d’avoir changé de monastère. J’ai aussi presque une même aversion au désir que les Supérieures ont de décharger leur Maison par le moyen des fondations; car tout cela dépend du sens humain et de la peine que chacune a à porter son fardeau.

« Ce sera éternellement mon sentiment qu’on ne laisse jamais de recevoir les filles infirmes en la Congrégation, sinon que ce fussent des infirmités marquées aux Règles et Constitutions.Recevez les infirmes; croyez-moi, la prudence humaine est ennemie de la bonté du Crucifix. Recevez charitablement les boiteuses, les bossues, les borgnes et même les aveugles, pourvu qu’elles soient droites d’intention, car elles ne laisseront pas d’être belles et parfaites au Ciel. Et si on persévère à faire la charité à celles qui ont ces imperfections corporelles, Dieu en fera venir, contre la prudence humaine, une quantité de belles et agréables, même aux yeux du monde. »




F de Sales, Entretiens 25