F de Sales, Entretiens


1 Saint François de Sales

Docteur de l’Eglise Catholique

Les Entretiens




PREMIER ENTRETIEN

AUQUEL EST DÉCLARÉE L’OBLIGATION DES CONSTITUTIONS DE LA VISITATION DE SAINTE-MARIE ET LES QUALITÉS DE LA DÉVOTION QUE LES RELIGIEUSES DUDIT ORDRE DOIVENT AVOIR

Ces Règles et Constitutions n’obligent aucunement d’elles-mêmes à aucun péché, ni mortel ni véniel, ains seulement sont données pour la direction et conduite des personnes de la Congrégation. Mais pourtant, si quelqu’une les violait volontairement, destinément 1, avec mépris, ou bien avec scandale tant des Soeurs que des étrangers, elle commettrait sans doute une grande offense; car on ne saurait exempter de coulpe 2 celle qui arrive à déshonorer les choses de Dieu, dément sa profession, renverse la Congrégation, nie et dissipe les fleurs de bon exemple et de bonne odeur qu’elle doit produire envers le prochain : si bien qu’un tel mépris volontaire serait enfin suivi de quelque grand châtiment du Ciel, et spécialement de la privation des grâces et dons du Saint-Esprit, qui sont ordinairement ôtés à ceux qui abandonnent leurs bons desseins et quittent le chemin auquel Dieu les a mis. Or le contemnement 3 et mépris des Règles et Constitutions, comme aussi de toutes

1. délibérément, à dessein — 2. faute — 3. dédain, mépris

bonnes oeuvres, se connaît par les considérations suivantes.

Celui qui viole par mépris, viole ou laisse à faire quelque ordonnance non seulement volontairement, mais destinément; car s’il la viole par inadvertance, oubli, ou surprise de quelque passion, c’est autre chose. Comme par exemple, il est défendu de sortir hors de la porte sans congé: si, sans y penser, par une habitude, la portière en ouvrant aux étrangers, par inadvertance, ne pensant pas bonnement à ce qu’elle fait, ou bien par quelque surprise de passion, parce qu’elle voit son père ou sa mère à quatre ou cinq pas de la porte, elle sortait pour l’approcher, ce ne serait pas violer la Règle par mépris, car le mépris enclot en soi une volonté délibérée et qui se détermine destinément à faire ce qu’elle fait. De là il s’ensuit 4 que celui qui viole l’ordonnance ou désobéit par mépris, non seulement il désobéit, mais il veut désobéir; non seulement il fait la désobéissance, mais il la fait par désobéissance et avec intention de désobéir. Il est défendu de manger hors du repas : une fille mange des poires, des abricots, ou autres fruits; elle viole la Règle et fait une désobéissance. Or, si elle mange attirée de la délectation qu’elle en pense recevoir, alors elle désobéit non pas par désobéissance, mais par friandise; ou bien elle mange parce qu’elle n’estime point la Règle et n’en veut tenir compte ni se soumettre à icelle, et alors elle désobéit par mépris et pure désobéissance.

Il s’ensuit encore, que celui qui désobéit par

4. il suit

quelque attachement ou surprise de passion voudrait bien pouvoir contenter sa passion sans désobéir, et à même temps qu’il prend plaisir, par exemple, à manger, il est marri que ce soit avec désobéissance ; mais celui qui désobéit par désobéissance et mépris n’est pas marri de désobéir, ains au contraire il prend son plaisir à désobéir de manière qu’en l’un la désobéissance suit ou accompagne l’oeuvre, mais en l’autre la désobéissance précède l’oeuvre et lui sert de cause et de motif, quoique par friandise. Car qui mange contre le commandement, conséquemment ou ensemblement, il commet désobéissance, quoique s’il la pouvait éviter en mangeant il ne la voudrait pas commettre; comme celui qui en buvant trop voudrait bien ne s’enivrer pas, quoique néanmoins en buvant il s’enivre : mais celui qui mange par mépris de la Règle et par désobéissance, veut la désobéissance même, en sorte qu’il ne ferait pas l’oeuvre ni ne la voudrait pas s’il n’était ému 5 à ce faire par la volonté qu’il a de désobéir. L’un donc désobéit voulant une chose à laquelle la désobéissance est attachée, et l’autre désobéit voulant la même chose parce que la désobéissance y est attachée. L’un rencontre la désobéissance en la chose qu’il veut, et voudrait bien ne la rencontrer pas; et l’autre l’y recherche, et ne veut la chose qu’avec intention de l’y trouver. L’un dit : Je désobéis parce que je veux manger ces abricots que je ne puis manger sans désobéir; et l’autre dit: Je les mange parce que je veux désobéir, ce que je ferai en les mangeant.

5. , poussé

La désobéissance et mépris suit l’un, et elle conduit l’autre.

Or, cette désobéissance formelle et ce mépris des choses bonnes et saintes n’est jamais sans quelque péché, pour le moins véniel, non pas même ès choses qui ne sont que conseillées : car bien qu’on puisse ne point suivre les conseils des choses saintes par l’élection d’autres choses, sans aucunement offenser, si est-ce qu’on ne peut pourtant les laisser par mépris et contemnement sans offense; d’autant que tout bien ne nous oblige pas à le suivre, mais oui bien à l’honorer et estimer, et par conséquent, à plus forte raison, à ne le point mépriser et vilipender.

Davantage, il s’ensuit que celui qui viole la Règle par mépris, il l’estime vile et inutile, qui est une très grande présomption et outrecuidance 6: ou bien, s’il l’estime utile et ne veut pas pourtant se soumettre à icelle, alors il rompt son dessein avec grand intérêt 7 du prochain, auquel il donne scandale et mauvais exemple, il contrevient à la société et promesse faite à la compagnie, et met en désordre une maison dévote, qui sont des très grandes fautes.

Mais afin que l’on puisse aucunement discerner quand une personne viole les Règles ou l’obéissance par mépris et contemnement, en voici quelques signes :

1. Quand la personne étant corrigée, elle se moque et n’a nul repentir.

2. Quand elle persévère sans témoigner aucun amendement.

6. arrogance —7. dommage, préjudice

3. Quand elle conteste que la Règle ou commandement n’est pas à propos.

4. Quand elle tâche d’attirer les autres au même violement et leur ôter la crainte d’icelui : comme disant que ce n’est rien, qu’il n’y a point de danger.

Ces signes, pourtant, ne sont pas si certains que quelquefois ils n’arrivent pour d’autres causes que pour celle du mépris : car il peut arriver qu’une personne se moque de celui qui la reprend, pour le peu d’estime qu’elle fait de lui, et qu’elle persévère par infirmité, et qu’elle conteste par dépit et colère, et qu’elle débauche 9 les autres, pour avoir des compagnes et des excuses en son mal. Néanmoins, il est aisé à juger par les circonstances quand tout cela se fait par mépris; car, enfin, l’effronterie et manifeste libertinage 10 suit ordinairement le mépris, et ceux qui l’ont au coeur, enfin le poussent jusques à la bouche, et ils disent, comme David le remarque : Qui est notre maître a ?

Si faut-il que j’ajoute un mot d’une tentation qui peut arriver sur ce point : c’est que quelquefois une personne n’estimera pas d’être désobéissante et libertine 11 quand elle ne méprise qu’une ou deux règles, lesquelles lui semblent de peu d’importance, pourvu qu’elle observe toutes les autres. Mais, mon Dieu, qui ne voit la tromperie? car ce que l’un estimera peu, l’autre l’estimera beaucoup, et réciproquement; de manière qu’en

a.Ps 11,5.

8. infraction — 9. provoque les autres, les détourne de leur devoir — 10. insubordination — 11. insubordonnée

une compagnie, l’un ne tiendra compte d’une règle et le second en méprisera une autre, le troisième une autre : ainsi tout sera en désordre, Car lorsque l’esprit de l’homme ne se conduit que selon ses inclinations et aversions, qu’arrive-t-il qu’une perpétuelle inconstance et variété de fautes ? Hier que j’étais joyeux le silence me désagréait, et la tentation me suggérait qu’il était oiseux 12 aujourd’hui que je serai mélancolique elle me dira que la récréation et entretien est encore plus inutile : hier, que j’étais en consolation le chanter me plaisait; aujourd’hui que je suis en sécheresse il me déplaira, et ainsi des autres.

De sorte que, qui veut vivre heureusement et parfaitement il faut qu’il s’accoutume à vivre selon la raison, les Règles et l’obéissance, et non selon ses inclinations ou aversions; et qu’il estime toutes les Règles, qu’il les honore et qu’il les chérisse, au moins par la volonté supérieure car s’il en méprise une maintenant, demain il en méprisera une autre, et l’autre jour 13 encore une autre, et dès qu’une fois le lien du devoir est rompu, tout ce qui était lié, petit à petit s’éparpille et dissipe.

Ne plaise pas à Dieu 14 que jamais aucune des Filles de la Visitation s’égare si fort du chemin de l’amour de Dieu qu’elle s’aille perdre dedans ce mépris des Règles par désobéissance, dureté et obstination de coeur; car, que lui pourrait-il arriver de pis 15 ni de plus malheureux? attendu même qu’il y a si peu de règles particulières et

12. inutile — 13. le surlendemain — 14. à Dieu ne plaise — 15. pire

propres de la Congrégation; la plupart et quasi 16 toutes étant, ou bien des règles générales qu’il faudrait qu’elles observassent en leurs maisons du monde si elles voulaient vivre tant soit peu avec honneur, réputation et crainte de Dieu, ou bien des règles qui regardent les officières et la manifeste bienséance d’une maison dévote.

Que si quelquefois il leur arrive quelque dégoût ou aversion des Constitutions et règlements de la Congrégation, elles se comporteront en même sorte qu’i1 se faut comporter envers les autres tentations, corrigeant l’aversion par la raison, considération et résolution de la partie supérieure de l’âme, attendant que Dieu leur envoie de la consolation en leur chemin, et leur fasse voir (comme à Jacob lorsqu’il était las et recru 17 en son voyage b) que les Règles et méthode de vie qu’elles ont embrassées sont la vraie échelle par laquelle elles doivent, à guise d’Anges, monter à Dieu par charité, et descendre en elles-mêmes par humilité.

Mais si, sans aversion, il leur arrivait de violer la Règle par infirmité, alors elles s’humilieront soudain devant Notre-Seigneur, lui demanderont pardon, renouvelleront leur résolution d’observer cette même Règle, et prendront garde surtout de ne point entrer en découragement et inquiétude d’esprit; ains. avec nouvelle confiance en Dieu, recourront à son saint amour.

Et quant aux violements de la Règle qui ne se font point par pure désobéissance ni par mépris,

b. Gn 28,11-12

16. presque — 17. fatigué, lassé

s'ils se font par nonchalance, infirmité, tentation ou négligence, on s'en pourra et devra confesser comme de péché véniel, ou bien comme de chose où il y peut avoir péché véniel: car, bien qu'il n'y ait aucune sorte de péché en vertu de l'obligation de la Règle, il yen peut néanmoins avoir à raison de la négligence, nonchalance, précipitation ou autres tels défauts, puisqu'il arrive rarement que voyant un bien propre à notre avancement, et notamment étant invitées et appelées à le faire, nous le laissions volontairement sans offenser; car ce délaissement 18, d'où peut-il procéder que de négligence, affection dépravée, ou manquement de ferveur ? Et s'il nous faut rendre compte des paroles qui sont vraiment oiseuses c, combien plus d'avoir rendu oiseuse et inutile la semonce 19 que la Règle nous fait à son exercice !

J'ai pourtant dit qu'il arrive rarement de n'offenser pas Dieu quand nous laissons volontairement de faire un bien propre à notre avancement, parce qu'il se peut faire qu'on ne le laisse pas volontairement, ains par oubli, inadvertance, surreption 21) ; et lors il n 'y aurait nul péché ni petit ni grand, sinon que la chose que nous oublions ou à laquelle nous avons inadvertance ou pour laquelle nous sommes surpris, fût de si grande importance que nous fussions obligés de nous tenir attentifs pour ne point tomber dans l'oubliance 21 et inadvertance. Comme, par exemple :

c. Mt 12,36.

18. abandon d'un bien, renoncement à un bien proposé — 19. invitation — 20. surprise, inconsidération — 21. oubli

si une fille rompt le silence parce qu'elle n'est pas attentive pendant qu'elle est en silence, et partant elle ne s'en ressouvenait pas, d'autant qu'elle pensait à d'autres choses, ou bien elle est surprise de quelque émotion de parler, laquelle devant qu'elle ait bien pensé de réprimer elle aura dit quelque chose, sans doute elle ne pèche point ; car l'observance du silence n'est pas de si grande importance qu'on soit obligé d'avoir une telle attention qu'on ne puisse pas l'oublier; ains au contraire, étant chose très bonne pendant le silence de s'occuper en d'autres saintes et pieuses pensées, si étant attentive à icelles on s'oublie d'être 22 en silence, cet oubli provenant d'une si bonne cause ne peut être mauvais, ni par conséquent le manquement de silence qui provient d'icelui.

Mais si elle oubliait de servir une malade, qui faute de service fût en danger, et qu'on lui eût enjoint ce service pour lequel on se reposerait sur elle, l'excuse ne serait pas bonne de dire: Je n'y ai pas pensé, je ne m'en suis pas ressouvenue. Non, car la chose était de si grande importance qu'il fallait se tenir en attention pour ne point y manquer, et le manquement de cette attention ne peut être excusable, eu égard à la qualité de la chose qui méritait qu'on fût attentive.

Il faut croire qu'à mesure que le divin amour fera progrès ès âmes des Filles de la Congrégation, il les rendra toujours plus exactes et soigneuses à l'observation de leurs Constitutions, quoique d'elles-mêmes elles n'obligent point sous peine de

22. on oublie qu'on doit être

péché mortel ni véniel ; car si elles obligeaient sous peine de la mort, combien étroitement les observerait-on ? Or, l’amour est fort comme la mort d; donc les attraits de l’amour seront aussi puissants à faire exécuter une résolution comme les menaces de la mort. Le zèle, dit le sacré Cantique e, est dur et ferme comme l’enfer; les âmes, donc, qui ont le zèle, feront autant et plus en vertu d’icelui, qu’elles ne feraient pour la crainte de l’enfer : si bien que les Filles de la Congrégation, par la suave violence de l’amour, observeront autant 23 exactement leurs Règles, Dieu aidant, que si elles y étaient obligées sous peine de damnation éternelle.

En somme, elles auront perpétuelle mémoire de ce que dit Salomon aux Proverbes, XIX f: Qui garde le commandement garde son âme, et qui néglige sa voie il mourra : or votre voie c’est la sorte de vie en laquelle Dieu vous a mises.

Que les Soeurs fassent profession particulière de nourrir leurs coeurs en une 24 dévotion intime, forte et généreuse.

Je dis intime, en sorte qu’elles aient la volonté conforme aux bonnes actions extérieures qu’elles feront, soit petites ou grandes; que rien ne se fasse par coutume, mais par élection et application de volonté; et si quelquefois l’action extérieure prévient l’action intérieure, à cause de l’accoutumance 25, qu’au moins l’affection la suive de près. Si avant que 26 m’incliner corporellement devant mon Supérieur je n’ai pas fait l’inclination

d. Ct 8,6. — e.Ibid. — f. Pr 19,16.

23. aussi — 24. d’une — 25. habitude—26, de

intérieure, par une humble élection 27 de lui être soumis, qu’au moins cette élection accompagne ou suive de près l’inclination extérieure. Les Filles de la Visitation ont fort peu de règles pour l’extérieur, peu d’austérités, peu de cérémonie peu d’Offices : que donc elles y accommodent y volontiers et amoureusement leurs coeurs, faisant naître l’extérieur de l’intérieur et nourrissant l’intérieur par l’extérieur; car ainsi le feu produit la cendre et la cendre nourrit le feu.

Il faut encore que cette dévotion soit forte

1. à supporter les tentations qui ne manquent jamais à ceux qui veulent tout de bon coeur servir Dieu.

2. Forte à supporter la variété des esprits qui se trouveront en la Congrégation, qui est un essai 28 aussi grand pour les esprits faibles qu’on en puisse rencontrer.

3. Forte à supporter une chacune ses propres imperfections pour ne point s’étonner de s’y voir sujette.

4. Forte à combattre ses imperfections. Ca autant qu’il faut avoir une humilité forte pour ne point perdre courage, ains relever notre confiance en Dieu parmi nos imbécillités 29, autant faut-il avoir de courage puissant pour entreprendre la correction et amendement parfait.

5. Forte à mépriser les paroles et jugements du monde, qui ne manque jamais de contre-roller 30 les instituts pieux, surtout au commencement.

27. choix, volonté—28. épreuve — 29. faiblesse, incapacité — 30. contrôler

6. Forte à se tenir indépendante des affections, amitiés ou inclinations particulières, afin de ne point Vivre selon icelles, mais selon la lumière de la vraie piété.

7. Forte à se tenir indépendante des tendretés de coeur et consolations qui nous proviennent tant de Dieu que des créatures, pour ne point nous laisser engager par icelles.

8. Forte pour entreprendre une guerre continuelle contre nos mauvaises inclinations, humeurs, habitudes et propensions.

Il faut enfin qu’elle soit généreuse : généreuse pour ne point s’étonner des difficultés, ains au contraire agrandir son courage par icelles; car, comme dit saint Bernard, celui-là n’est pas bien vaillant auquel le coeur ne croît pas entre les épines et contradictions. Généreuse pour prétendre au plus haut point de la perfection chrétienne, nonobstant toutes imperfections et faiblesses présentes, en s’appuyant, par une parfaite confiance, sur la miséricorde divine, à l’exemple de celle qui disait à son Bien-Aimé g : Tirez-moi, nous courrons après vous en l’odeur de vos onguents ; comme si elle eût voulu dire : De moi-même je suis immobile, mais quand vous me tirerez, je courrai. Le divin Ami de nos âmes nous laisse souvent comme englués dans nos misères, afin que nous sachions que notre délivrance vient de lui, et que, quand nous l’aurons, nous la tenions bien chère, comme un don précieux de sa bonté. C’est pourquoi, comme la dévotion généreuse ne cesse jamais de crier à Dieu : Tirez-moi,

g. Ct 1,3.

aussi ne cesse-t-elle jamais d’aspirer, d’espérer et de se promettre courageusement de courir, et de dire : Nous courrons après vous. Et ne faut pas se fâcher si d’abord on ne court pas après le Sauveur, pourvu que l’on die toujours : Tirez-moi, et que l’on ait le courage bon pour dire : Nous courrons. Car encore que nous ne courions pas, il suffit que, Dieu aidant, nous courrons : cette Congrégation, non plus 31 que les autres Religions, n’étant pas une assemblée de personnes parfaites, mais de personnes qui prétendent de se perfectionner; non point de personnes courantes 32, mais de personnes qui. prétendent courir, et lesquelles pour cela apprennent premièrement à marcher le petit pas, puis à se hâter, puis à cheminer à demi-course, puis enfin à courir.

Cette dévotion généreuse ne méprise rien, et fait que, sans trouble ni inquiétude, nous voyons un chacun s’acheminer, courir et voler diversement, selon la diversité des inspirations et variété (les mesures de la grâce divine qu’un chacun reçoit. C’est un avertissement que le grand Apôtre saint Paul fait aux Romains, XIV i : L’un, dit-il, croit de pouvoir manger de tout ; l’autre, qui est infirme, mange des herbes. Que celui qui mange ne méprise point celui qui ne mange pas, et que celui qui ne mange pas ne juge point celui qui mange. Que chacun abonde en son sens celui qui mange, mange en Notre-Seigneur, et celui qui ne mange pas, ne mange pas en Notre-Seigneur; et tant l’un que l’autre rendent grâces à Dieu.

h. Rm 14,2-3 Rm 14,5-6.

31. pas plus — 32. qui courent

Les Règles n’ordonnent point qu’on die ses coulpes si on ne veut : or il se pourra faire que quelques Soeurs se trouveront bien de les dire et les autres de ne les dire pas. Que celles qui les diront ne méprisent point celles qui ne les diront pas, et celles qui ne les diront point ne méprisent pas celles qui les diront. De même il n’est point ordonné de faire la discipline : il se pourra faire néanmoins que quelques-unes des Soeurs trouveront du profit de la faire, et les autres n’y seront point portées. Il n’y a pas beaucoup de jeûnes commandés : il se pourra faire que quelques-unes obtiendront l’obédience 35 d’en faire davantage que celles qui jeûneront ne méprisent point celles qui mangent, ni celles qui mangent celles qui jeûneront. Et ainsi en toutes autres choses qui ne sont ni commandées ni défendues, qu’une chacune abonde en son sens : c’est-à-dire, qu’une chacune jouisse et use de sa liberté, sans juger ni contreroller les autres qui ne feront point comme elle, voulant faire trouver sa façon meilleure; puisque même il se peut faire qu’une personne mange avec le même ou plus grand renoncement de sa propre volonté que si elle jeûnait, et qu’une personne ne die pas ses coulpes par le même renoncement par lequel l’autre les dira.

La généreuse dévotion ne veut pas avoir des compagnons en tout ce qu’elle fait, ains seulement en sa prétention, qui est la gloire de Dieu et l’avancement du prochain en l’amour divin; et pourvu qu’on s’achemine droitement à ce but-là, elle ne se met pas en peine par quel chemin c’est. Pourvu

33. obéissance

que celui qui jeûne, jeûne pour Dieu, et que celui qui ne jeûne pas que ce soit aussi pour Dieu, elle est toute satisfaite tant de l’un que de l’autre. Elle ne veut donc pas tirer les autres à son train 34, ains suit simplement, humblement et tranquillement son chemin. Que si même il arrivait qu’une personne mangeât, non pas pour Dieu, mais par inclination, ou qu’elle ne fît pas la discipline, non pas pour Dieu, mais par naturelle aversion, encore faudrait-il que celles qui font les exercices contraires ne la jugeassent point; ains que, sans la censurer, elles suivissent leur chemin doucement et suavement, sans mépriser ni juger au préjudice des infirmes, se ressouvenant que si en ces occasions les unes secondent peut-être trop mollement leurs inclinations et aversions, en des autres occurrences les autres en font bien de même.

Mais aussi, celles qui ont telles inclinations et aversions se doivent bien garder de dire des paroles, ni donner aucune sorte de signe 35 d’avoir à dégoût que les autres fassent mieux, car elles feraient une grande impertinence 36 : ains, considérant leur faiblesse, elles doivent regarder les mieux faisantes 37 avec une sainte douceur et cordiale révérence; car ainsi elles pourront tirer autant de profit de leur imbécillité par l’humilité qui en naîtra, que les autres en tirent par leurs exercices. Que si ce point est bien entendu et bien observé, il conservera une merveilleuse tranquillité et suavité en la Congrégation. Que Marthe soit active, mais qu’elle ne contrerolle pas Madeleine;

34. sa manière d’être, de faire — 35. témoignage — 36. chose déplacée, déraisonnable — 37. celles qui font mieux

que Madeleine contemple, mais qu’elle ne méprise point Marthe, car Notre-Seigneur prendra la cause de celle qui sera censurée.

Si les Soeurs qui ont des aversions aux choses pieuses et bonnes et approuvées, ou qui ont des inclinations aux choses moins pieuses me croient, elles useront de violence et contreviendront 38 le plus qu’elles pourront à leurs aversions et inclinations, pour se rendre vraiment maîtresses d’elles-mêmes et servir Dieu par une excellente mortification : répugnant ainsi à leurs répugnances, contredisant à leurs contradictions, déclinant de leurs inclinations, divertissant 39 de leurs aversions, et en tout et partout faisant régner l’autorité de la raison, principalement ès choses esquelles 40 on a du loisir pour prendre résolution. Et pour conclusion, elles s’essayeront d’avoir un coeur souple et maniable, soumis et aisé à condescendre en toutes choses loisibles, et à montrer en toute entreprise l’obéissance et la charité, pour ressembler à la colombe qui reçoit toutes les lueurs que le soleil lui donne. Bienheureux sont les coeurs pliables, car ils ne se rompent jamais!

Les Filles de la Visitation parleront toujours très humblement de leur petite Congrégation, et préfèreront toutes les autres à icelle quant à l’honneur et estime; et néanmoins la préfèreront aussi à toute autre quant à l’amour, témoignant volontiers, quand il se présentera l’occasion, combien agréablement elles vivent en cette vocation. Ainsi les femmes doivent préférer leurs maris à tout autre, non en honneur, mais en affection; ainsi chacun préfère son pays aux autres, en amour non en estime, et chaque nocher chérit plus le vaisseau dans lequel il vogue que les autres, quoique plus riches et mieux fournis. Avouons franchement que les autres Congrégations sont meilleures, plus riches et plus excellentes, mais non pas pourtant plus aimables ni désirables pour nous, puisque Notre-Seigneur a voulu que ce fût notre patrie et notre barque, et que notre coeur fût marié à cet Institut; suivant le dire de celui auquel, quand on demanda quel était le plus agréable séjour et le meilleur aliment pour l’enfant : Le sein, dit-il, et le lait de sa mère; car bien qu’il y ait de plus beaux seins et de meilleurs laits, si est-ce que pour lui il n’y en a point de plus propre ni de plus aimable. Le nid de l’arondelle 41 lui est meilleur que celui du cinamologue.

38. agiront dans le sens contraire de — 39. se détournant — 40. pour lesquelles 41. hirondelle



2

DEUXIÈME ENTRETIEN

DE LA CONFIANCE ET ABANDONNEMENT

L’on propose si une âme peut, ayant le sentiment de sa misère, aller à Dieu avec une grande confiance.

RÉPONSE

Non seulement l’âme qui a la connaissance de sa misère peut avoir une grande confiance en Dieu, mais elle ne peut avoir une vraie confiance qu’elle n’ait la connaissance de sa misère; car cette connaissance et confession de notre misère nous introduit devant Dieu. Aussi, tous les grands Saints, comme Job, David et autres, commençaient toutes leurs prières par la confession de leur misère et indignité; de sorte que c’est une très bonne chose de se reconnaître pauvre, vil et abject, et indigne de comparaître 1 en la présence de Dieu. Ce mot tant célèbre entre les anciens : « Connais-toi toi-même, » encore qu’il s’entende connais la grandeur et excellence de ton âme, pour ne la point avilir et profaner en des choses indignes de sa noblesse, il s’entend aussi : Connais-toi toi-même, s c’est-à-dire ton indignité, ton imperfection et misère. Plus nous sommes misérables, plus nous nous devons confier en la bonté et miséricorde de Dieu; car entre la miséricorde et la misère il y a une certaine liaison si grande, que l’une ne se peut exercer sans l’autre. Si Dieu n’eût point créé d’homme, il eût été vraiment toujours tout bon, mais il n’eût pas été actuellement miséricordieux, d’autant qu’il n’eût fait miséricorde à personne : car, à qui faire miséricorde sinon aux misérables ?

1. paraître

Vous voyez donc que tant plus 2 nous nous connaissons misérables, et plus nous avons occasion de nous confier en Dieu, puisque nous n’avons rien de quoi nous confier en nous-mêmes. La défiance de nous-mêmes se fait par la connaissance de nos imperfections. Il est bien bon de se défier de soi-même, mais de quoi nous servirait-il de le faire, sinon pour jeter toute notre confiance en Dieu et nous attendre à sa miséricorde ?

2. plus

Or, j’entends bien que ces choses qui arrivent ainsi entre nous autres ne sont pas des doutes et défiances de la miséricorde en ce qui regarde notre salut; mais c’est une honte et certaine confusion que nous avons d’approcher de Notre-Seigneur. Nous commettons des infidélités, et nous avons lu qu’il y a des grandes âmes, comme sainte Catherine de Sienne et la Mère Thérèse, qui, lorsqu’elles étaient [tombées] en quelque défaut, avaient de ces confusions, et notre amour-propre nous fait accroire que nous en devons aussi avoir; et nous disons : Hélas ! Seigneur, je n’oserai jamais m’approcher de vous, je suis si misérable ! Et tout cela n’est qu’un peu de satisfaction de l’amour-propre qui nous amuse. Je ne dis pas que ces confusions ne soient extrêmement bonnes quand elles sont bien appliquées. Vraiment, il est bien raisonnable qu’ayant offensé Dieu nous nous retirions un peu par humilité et demeurions confus, car si seulement nous avons offensé un ami, nous avons bien honte de l’aborder; mais il n’en faut pas demeurer là, car ces vertus d’humilité, d’abjection et de confusion sont des vertus mitoyennes, par lesquelles nous devons monter à l’union de notre âme avec son Dieu. Ce ne serait pas grand’chose de s’être anéanti et dépouillé de soi-même, ce qui se fait par ces actes de confusion, si ce n’était pour se donner tout à Dieu, ainsi que saint Paul nous l’enseigne quand il dit : Dépouillez-vous du vieil homme, et vous revêtez du nouveau Col 3,9-10; d’autant qu’il ne faut pas demeurer nu, mais se revêtir de Dieu. Ce petit reculement ne se fait que pour mieux sauter et s’élancer en Dieu par un acte d’amour et de confiance, car il ne faut pas se confondre tristement ni avec inquiétude : c’est l’amour-propre qui donne ces confusions-là, parce que nous sommes marries de n’être pas parfaites, non tant pour l’amour de Dieu que pour l’amour de nous-mêmes.

Mais vous dites que vous ne sentez point cette confiance. Quand vous ne sentez pas, il en faut faire un acte et dire à Notre-Seigneur : Encore que je n’aie aucun sentiment de confiance en vous, je sais pourtant que vous êtes mon Dieu, que je suis toute vôtre, et n’ai espérance qu’en votre bonté; ainsi je m’abandonne toute en vos saintes mains. Il est toujours en notre pouvoir de faire de ces actes et quoique nous y ayons de la difficulté, il n’y a pourtant pas de l’impossibilité, et c’est en ces occasions-là, parmi les difficultés, où nous devons témoigner de la fidélité à Notre-Seigneur; car bien que nous les fassions sans goût ni aucune satisfaction, il ne s’en faut pas mettre en peine, puisque Notre-Seigneur les aime mieux ainsi. Et ne dites pas : Je les dis vraiment, mais ce n’est que de bouche; car si le coeur ne le voulait, la bouche n’en dirait pas un mot. Ayant fait cela, demeurez en paix, et sans faire attention sur votre trouble, parlez à Notre-Seigneur d’autre chose.

Voilà donc pour la conclusion de ce premier point, qu’il est très bon d’avoir de la confusion quand nous avons la connaissance et sentiment de notre misère et imperfection, mais qu’il ne faut pas s’arrêter là, ni tomber pour cela en découragement, ains relever son coeur en Dieu par une sainte confiance, de laquelle le fondement doit être en lui et non pas en nous; d’autant que, encore que nous changions, il ne change jamais, et demeure toujours aussi doux et miséricordieux quand nous sommes faibles et imparfaits que quand nous sommes forts et parfaits. J’ai accoutumé 3 de dire que le trône de la miséricorde de Dieu c’est notre misère : il faut donc, d’autant que notre misère sera plus grande, avoir une plus grande confiance, car la confiance est la vie de l’âme; ôtez-lui la confiance, vous lui donnez la mort.

3. j’ai coutume, l’habitude

Maintenant passons à l’autre question, qui est de l’abandonnement de soi-même, et quel doit être l’exercice de l’âme abandonnée. Il y a deux vertus, dont l’une est la fin de l’autre: se dépouiller pour s’abandonner. Or il faut savoir qu’abandonner notre âme et nous délaisser nous-mêmes, n’est autre chose que de quitter et nous défaire de notre propre volonté pour la donner à Dieu; car, comme j’ai déjà dit, il ne nous servirait de guère 4 de nous renoncer et délaisser nous-mêmes, si ce n’était pour nous unir parfaitement à la divine Majesté. Ce n’est donc que pour cela qu’il faut faire cet abandonnement, lequel autrement serait inutile et ressemblerait ceux 5 des anciens philosophes qui ont fait des admirables abandonnements de toutes choses et d’eux-mêmes, par une vaine prétention de s’adonner à la philosophie comme Epictète, l’un des plus grands et renommés de cette sorte, lequel était esclave de condition. Or, à cause de sa grande sagesse, l’on le voulut affranchir; mais lui, par un renoncement le plus extrême de tous, ne voulut point de sa liberté, et demeura ainsi volontairement en son esclavage, avec une telle pauvreté qu’après sa mort on ne lui trouva rien qu’une lampe, qui fut vendue bien cher, par manière de relique, à cause qu’elle avait été à un si grand homme. Mais nous autres ne nous voulons abandonner sinon pour nous laisser tout à la merci de la bonté de Dieu.

4. pas de grand’chose — 5. ressemblerait à ceux

Il y a beaucoup de gens qui disent à Notre-Seigneur: Je me donne tout à vous et ne veux rien réserver; mais il y en a fort peu qui embrassent la pratique de cet abandonnement, lequel n’est autre chose qu’une parfaite indifférence à recevoir les évènements selon qu’ils arrivent par ordre de la Providence divine : recevoir également l’affliction comme la consolation, la maladie comme la santé, la pauvreté, le mépris et l’opprobre comme les richesses, l’honneur et la gloire. Je dis avec la partie supérieure de notre âme, car il n’y a point de doute que l’inférieure et inclination naturelle tendra toujours plutôt du côté de l’honneur que du mépris, de la richesse que de la pauvreté; bien que nul ne puisse ignorer que le mépris, l’abjection et la pauvreté ne soient plus agréables à Dieu que l’honneur et la possession de beaucoup de richesses.

Or, pour faire cet abandonnement, il faut obéir à la volonté de Dieu signifiée et à la volonté de son bon plaisir : l’un se fait par manière de résignation, et l’autre par manière d’indifférence. La volonté de Dieu signifiée, ce sont ses Commandements, ses conseils, ses inspirations, nos Règles et les ordonnances de nos Supérieurs. La volonté de son bon plaisir, ce sont les évènements des choses que nous ne pouvons pas prévoir, comme par exemple : je ne sais pas si je mourrai demain; si je tombe malade à la mort, je vois que c’est le bon plaisir de Dieu, et partant je m’abandonne à son bon plaisir et meurs de bon coeur. De même, je ne sais pas si l’année qui vient tous les fruits de la terre seront tempêtés 6 : s’il arrive qu’ils le soient, il est tout évident que c’est le bon plaisir de Dieu. Des exemples plus familiers et convenables à notre condition: il arrivera que vous n’aurez pas de la consolation en vos exercices; il est évident que c’est le bon plaisir de Dieu, c’est pourquoi il faut demeurer avec une entière indifférence entre la désolation et la consolation. Ou bien l’on nous donnera un habit moins agréable 7 que celui que nous avions accoutumé de porter, la robière a fait cela de bonne foi; il est tout certain que le bon plaisir de Dieu est que vous ayez cette robe, et partant il la faut recevoir avec indifférence. L’on vous donnera au réfectoire quelque viande hors de votre goût; cela sans doute est le bon plaisir de Dieu, il faut donc la manger avec indifférence, je dis quant à la volonté. De même des caresses et témoignages d’amitié : si une personne ne nous caresse point, il faut penser que tel est le bon plaisir de Dieu, et qu’elle est occupée à quelque chose de meilleur; à quel propos donc vouloir qu’elle se rende attentive à nous caresser? Que si elle le fait, il faut aussi croire que c’est le bon plaisir de Dieu, et le bénir de cette petite consolation qu’il nous donne.

6. ravagés, détruits par la tempête

Il y a des choses esquelles 8 il faut joindre la volonté de Dieu signifiée à celle de son bon plaisir : comme si je tombe malade d’une fièvre, je vois en cet évènement que le bon plaisir de Dieu est que je demeure en indifférence de la santé ou de la maladie; mais la volonté de Dieu signifiée est que j’appelle le médecin et que j’applique tous les remèdes que je puis (je ne dis pas les plus exquis, mais ceux que je puis bonnement 9), car Dieu nous le signifie en ce qu’il donne la vertu aux plantes et aux remèdes, la Sainte Ecriture nous l’enseigne en plusieurs endroits et la sainte Eglise l’ordonne. Or maintenant, que la maladie surmonte le remède ou le remède surmonte le mal, il en faut être en parfaite indifférence, en telle sorte que si la maladie et la santé étaient devant vous et que Notre-Seigneur vous dît: Si tu choisis la santé je ne t’en ôterai pas un grain de ma grâce, si tu choisis la maladie je ne te l’augmenterai pas aussi 10 de rien du tout, mais au choix de la maladie il y a un peu plus de mon bon plaisir; alors, l’âme qui s’est entièrement délaissée et abandonnée entre les mains de Notre-Seigneur choisira sans doute la maladie, pour cela seulement qu’il y n un peu plus du bon plaisir de Dieu; oui même quand ce serait pour demeurer toute sa vie dans un lit, sans faire autre chose que souffrir, elle ne voudrait pour rien du 11 monde désirer un autre état que celui-là. Ainsi les Saints qui sont au Ciel ont une telle union à la volonté de Dieu, que s’il y avait un peu plus de son bon plaisir en enfer, ils quitteraient le Paradis pour y aller.

7. qui nous agrée moins — 8. pour lesquelles — 9. aisément, facilement 10. non plus — 11. au — 12. faute

Cet état du délaissement de nous-mêmes comprend aussi d’être abandonné au vouloir de Dieu en toutes tentations, aridités, sécheresses, aversions et répugnances qui arrivent en la vie spirituelle; car en toutes ces choses l’on y voit le bon plaisir de Dieu, quand elles n’arrivent pas par notre défaut 12, et qu’il n’y a pas du péché. Car, tandis que nous ne favorisons point nos aversions, elles nous sont une tribulation laquelle il faut souffrir comme une autre. Mais il faut au commencement examiner la source de notre aversion, qui souvent se trouve procéder de notre imperfection; parce que quand le mal est connu, il est plus facile à guérir, et l’ayant reconnu, il faut mortifier la passion d’où il procède.

Or, en toutes aversions, il faut observer de ne diminuer point les actes de charité envers la personne à laquelle nous avons aversion; il la faut servir, lui parler, la caresser, non seulement comme si nous ne lui en avions point, mais davantage; et en cela nous témoignerons notre fidélité à Dieu et obéirons à sa volonté signifiée, qui est que, contre toute notre répugnance, nous nous surmontions, ainsi que j’ai dit, à la caresser. Et qui vous empêchera de lui dire que vous l’aimez comme votre propre coeur et que vous souffrez beaucoup de peine de lui avoir de l’aversion ? Je dis si c’est une de nos Soeurs et à une Professe, car une Novice ne serait peut-être pas encore capable de savoir que vous lui en ayez. Ce serait certes un grand mal qu’une Soeur ancienne ne reçût pas de bon coeur et avec compassion la pauvre Soeur qui lui a dit sa peine et son aversi6n, puisqu’elle vient à elle avec tant de confiance, et vu qu’elle n’en peut mais, et en voudrait bien être exempte, si c’était le bon plaisir de Dieu. Or, ayant appliqué ces remèdes, ne vous mettez point en peine, mais souffrez de bon coeur, sans désirer d’être délivrée de votre affliction, demeurant soumise au bon plaisir de Dieu, qui est que vous soyez ainsi exercée.

Il arrive quelquefois que l’on a de l’aversion non pas aux personnes, mais aux actions d’icelles. Celles-ci sont les moins mauvaises, quoique toujours il y ait de l’imperfection : car si quelqu’un fait quelque chose qui n’est pas bien, il faut le regarder avec compassion, et non pas en concevoir de l’aversion. Un exemple : il y en a qui ont une grande inclination à la propreté, et concevront de l’aversion contre une personne malpropre, et feront une correction plus âpre pour cette messéance que non pas pour quelque grand péché; cela est une grande imperfection. Mais si elle avait de l’aversion également à tout ce qu’elle verrait faire qui offenserait Dieu, cela proviendrait d’un bon zèle ; néanmoins, il serait par après dangereux de passer de l’aversion de l’action à l’aversion de la personne; et en cette sorte, encore que pour l’ordinaire elle n’ôte pas la charité, elle en ôte la suavité.

Or, ce n’est pas à dire que quand l’aversion est un peu forte nous puissions toujours parler avec la même allégresse que si nous avions une amitié suave; car si bien il est en notre pouvoir de parler et faire toutes autres actions, il ne nous est pas pourtant possible de les faire avec un visage aussi gracieux que si nous n’avions point cette difficulté. C’en est de même comme d’une personne mélancolique; car il est en son pouvoir de chanter, de se promener, de dire des paroles de récréation, mais elle ne peut pas faire tout cela de l’air ni de la grâce qu’elle ferait si elle n’était mélancolique aussi ne faut-il pas requérir cela ni de l’une ni de l’autre, car il ne serait pas à propos. Or, quand il ne s’ensuit point d’autre chose de nos aversions, sinon qu’en parlant à cette personne nous ne sommes pas du tout 13 si gais, ou que nous détournons un peu nos yeux de dessus elle 14 cela n’est pas grand cas; il y a seulement matière d’abaissement et d’humiliation, mais non pas de confession. De même, si je suis obligé de reprendre et avertir cette personne de quelque défaut, et qu’ayant dressé 15 mon intention de le faire avec charité, il m’arrive néanmoins en parlant un peu de sentiment 16 cela n’est point péché et est presque inévitable à tout le monde; un simple abaissement devant Dieu suffit pour réparer cette faute. Mais si notre aversion continue et que nous fassions quelque action ou disions des paroles par ce motif, alors il y a du mal, car, depuis 17 que le coeur le pousse jusqu’à la bouche Mt 12,34 Mt 15,11 Mt 15,18-20, c’est signe que la volonté est coupable et qu’elle n’a pas réprimé le premier mouvement.

13. tout à fait

Maintenant vous demandez en quoi s’occupe intérieurement cette âme qui est toute abandonnée entre les mains de Dieu? Elle ne fait rien, sinon demeurer auprès de Notre-Seigneur en une sainte oisiveté, sans avoir souci d’aucune chose, non pas même de son corps ni de son âme; car puisqu’elle s’est embarquée sous la Providence de Dieu, qu’a-t-elle à faire de penser qu’elle 18 deviendra? Notre-Seigneur auquel elle s’est toute délaissée y pensera assez. Je n’entends pas pourtant de dire qu’il ne faille pas penser ès choses esquelles nous sommes obligées, chacune selon sa charge. Par exemple : si l’on a donné à une Soeur le soin du jardin, il ne faut pas qu’elle dise : Je n’y veux pas penser, Notre-Seigneur y prouvoira 19 bien. De même une Supérieure, une Maîtresse des Novices, il ne faut pas que, sous ombre de dire : je me suis abandonnée à Dieu et me repose en son soin, elles négligent de lire et d’apprendre les enseignements qui sont propres pour l’exercice de leurs charges.

14. de sa personne — 15. dirigé— 16. ressentiment, impatience — 17. dès — 18. ce qu’elle

Vous me dites à cette heure : il faut avoir une grande confiance pour s’abandonner ainsi sans aucune réserve. — Il est vrai; mais aussi, quand nous abandonnons tout, Notre-Seigneur prend soin de tout et conduit tout. Que si nous réservons quelque chose de quoi nous ne nous confions pas en lui, il nous la laisse, comme s’il disait: Vous pensez être assez sage pour faire cette chose-là sans moi? je vous la laisse gouverner, mais vous verrez bien comme vous vous en trouverez. Celles qui sont dédiées à Dieu en la Religion doivent tout abandonner sans aucune réserve. Sainte Madeleine, qui s’était toute abandonnée à la volonté de Notre-Seigneur, demeurait à ses pieds et l’écoutait tandis qu’il parlait Lc 10,39 ; et lorsqu’il cessait de parler, elle cessait aussi d’écouter, mais elle ne bougeait pourtant d’auprès de lui. Ainsi cette âme qui s’est délaissée, elle n’a autre chose à faire qu’à demeurer entre les bras de Notre-Seigneur, comme un enfant dans le sein de sa mère, lequel, quand elle le met 20 pour cheminer, il chemine jusques à tant que sa mère le reprenne, et quand elle le veut porter il lui 21 laisse faire. Il ne sait point ni ne pense point où il va, mais il se laisse porter et mener où il plaît à sa mère : cette âme se laisse porter quand elle aime la volonté du bon plaisir de Dieu en tout ce qui lui arrive, et chemine néanmoins quand elle fait avec grand soin tout ce qui est de la volonté de Dieu signifiée.

19. pourvoira — 20. le met par terre — 21. la

Vous dites maintenant s’il est bien possible que notre volonté soit tellement morte en Dieu, que nous ne sachions plus ce que nous voulons ou ce que nous ne voulons pas? — Il n’arrive jamais, pour abandonnés que nous soyons, que notre franchise 22 et la volonté de notre libéral 23 arbitre ne nous demeurent, de sorte qu’il nous vient toujours quelque désir et quelque volonté; mais ce ne sont pas des volontés absolues ni des désirs formés 24, car sitôt 25 qu’une âme qui s’est délaissée en Dieu aperçoit en elle quelque volonté, elle la fait incontinent mourir dans la volonté de Dieu.

Or, pour répondre à ce que vous demandez, si une âme encore bien imparfaite pourrait bien demeurer utilement devant Dieu en l’oraison avec cette simple attention à sa sainte présence, si Dieu vous y met, vous y pouvez bien demeurer; car il arrive assez souvent que Notre-Seigneur donne ces quiétudes et tranquillités à des âmes qui ne sont pas encore bien purgées 26. Mais tandis qu’elles ont encore besoin de se purger 27, elles doivent, hors de l’oraison, faire les remarques et les considérations nécessaires à leur amendement; car, quand bien Dieu les tiendrait toujours fort recueillies, il leur reste encore assez de liberté pour discourir 28 avec l’entendement sur plusieurs choses indifférentes : pourquoi donc ne pourront-elles pas considérer et faire des résolutions pour la pratique des vertus? Il y a des personnes fort parfaites auxquelles Notre-Seigneur ne donne jamais de ces douceurs ni de ces quiétudes, qui font toutes choses avec la supérieure partie, et font mourir leur volonté dans la volonté de Dieu à vive force et avec la pointe de la raison : et cette mort ici est la mort de la croix Ph 2,8, laquelle est beaucoup plus excellente et plus généreuse que l’autre, que l’on peut plutôt appeler un endormissement qu’une mort; car cette âme qui s’est embarquée dans le sein de la providence de Dieu, se laisse aller et voguer doucement, comme une personne qui, dormant dans un vaisseau, sur une mer tranquille, ne laisse pas d’avancer. Cette sorte de mort ainsi douce se donne par manière de grâce, et l’autre se donne par manière de mérite.

22. liberté — 23. libre — 24. formels — 25. aussitôt — 26. purifiées — 27. se purifier

Vous voulez encore savoir quel fondement doit avoir notre confiance. — Il faut qu’elle soit fondée sur l’infinie bonté de Dieu et sur les mérites de la Mort et Passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec cette condition de notre part, que nous ayons et connaissions en nous une entière et ferme résolution d’être tout à Dieu, et de nous tout abandonner, sans aucune réserve, à sa Providence; car de lui dire : Je me confie en vous, mais je ne veux pas être toute vôtre, il n’y aurait pas de la raison. Mais je désire que vous remarquiez que je ne dis pas qu’il faille sentir cette résolution d’être toute à Dieu, mais seulement qu’il la faut avoir et connaître en nous; parce qu’il ne faut pas s’amuser à 29 ce que nous sentons ou que nous ne sentons pas, car la plupart de nos sentiments et satisfactions ne sont que des amusements de notre amour-propre. Il ne faut pas entendre aussi qu’en toutes ces choses ici, de l’abandonnement et de l’indifférence, nous n’ayons jamais des désirs contraires à la volonté de Dieu et que notre nature ne répugne aux évènements de son bon plaisir; cela peut toujours arriver. Ce sont des vertus qui font leur résidence en la partie supérieure de l’âme, l’inférieure pour l’ordinaire n’y entend rien; il n’en faut faire nul état, mais, sans regarder à ce qu’elle veut, il faut embrasser cette volonté divine et nous y unir, mal gré qu’elle en ait.

Il y a peu de personnes qui arrivent à ce degré de parfait délaissement d’elles-mêmes, mais nous y devons néanmoins tous prétendre, chacun selon sa capacité et petite portée.

28. raisonner 29. s’occuper de


F de Sales, Entretiens