F de Sales, Entretiens 9

9

HUITIÈME ENTRETIEN - DE LA DÉSAPPROPRIATION

Les petites affections du tien et du mien sont encore des restes du monde où il n’y n rien de si précieux que cela; car c’est la souveraine félicité du monde d’avoir beaucoup de choses propres 1 et de quoi l’on puisse dire : mien. Or, ce qui nous rend affectionnés à ce qui est nôtre, c’est la grande estime que nous faisons de nous-mêmes; car nous nous tenons pour si excellents que, dès qu’une chose nous a touchés, nous l’en estimons davantage, et le peu d’estime que nous faisons des autres fait que nous avons à contre-coeur ce qui leur a servi. Mais si nous étions bien humbles et dépouillés de nous-mêmes, que nous nous tinssions pour un néant devant Dieu, nous ne ferions plus d’état de ce qui nous serait propre, et nous estimerions extrêmement honorés d’être servis de ce qui aurait été à l’usage d’autrui.

Mais il faut faire différence entre les inclinations et les affections ; car, quand ces choses ne sont que des inclinations et non des affections, il ne s’en faut point mettre en peine, parce qu’il ne dépend pas de nous de n’avoir point de mauvaises inclinations. Si donc il arrive que l’on change la robe d’une Soeur pour lui en donner une moindre,

1. en propre, dont on a la propriété

que la partie inférieure s’émeuve un petit 2, cela n’est pas péché, pour ce qu’avec la raison elle l’accepte de bon coeur pour l’amour de Dieu; et ainsi de tous les autres sentiments 3 qui nous arrivent. Car si l’on me vient rapporter que quelqu’un n médit de moi, ou que l’on me fasse quelqu’autre contradiction, incontinent la colère s’émeut et je n’ai pas une veine qui ne se torde, parce que le sang bouillonne; mais si, au travers de 4 tout cela, je me retourne à Dieu et fais un acte de charité pour celui qui m’a offensé, il n’y a point de péché. Je dis, encore qu’il s’élève mille sortes de pensées contre cette personne-là et que la chose durât tout un jour,voire plusieurs; pourvu que de temps en temps je les désavoue, il n’y a point du tout de mal, car il n’est pas en mon pouvoir d’accoiser 5 mon sentiment. Mais si cette Soeur suivait le sentiment qu’elle a eu de ce changement de robe ou de cotte 6, sans doute cela serait fort mal, et aurait une grande infidélité envers Dieu et sa propre perfection. Or ces choses-là arrivent parce que l’on n’a pas mis toutes les volontés en commun, qui est pourtant une chose qui se doit faire en entrant en Religion; chaque Soeur devrait laisser sa volonté propre hors la porte, et n’avoir que celle de Dieu.

Bienheureux qui n’aurait point d’autre volonté que celle de la Communauté, et qui en prendrait chaque jour dans la bourse commune pour ce qui lui ferait besoin 7. C’est ainsi que se doit entendre

2. un peu. — 3. ressentiments, sentiments de peine — 4. au milieu de, malgré — 5. de calmer — 6. petit jupon joint à un corps — 7. ce dont il aurait besoin

cette parole sacrée de Notre-Seigneur a : N’ayez point souci du lendemain; car elle ne regarde pas tant ce qui est du vivre et du vêtir, comme des exercices spirituels. Ainsi, qui vous viendrait demander : Que voulez-vous faire demain? vous répondriez : Je ne sais pas; aujourd’hui je ferai une telle chose que l’on m’a commandée, demain je ne sais pas que je ferai, parce que je ne sais pas ce que l’on me commandera. Qui ferait ainsi, n’aurait jamais de chagrin; car là où est l’indifférence vraie, il n’y peut avoir de déplaisir ni de tristesse. Mais c’est une vertu qui ne se peut pas acquérir en cinq ans, il en faut bien dix; c’est pourquoi il ne se faut pas étonner si nos Soeurs ne l’ont pas encore, puisqu’elles ont toutes une bonne volonté de l’acquérir. Si quelqu’une voulait avoir du tien et du mien, il le lui faudrait aller donner hors de la porte, car dedans il ne s’en parle point.

Il ne faut pas faire seulement en général la désappropriation, mais en particulier; car il n’y a rien de si aisé que de dire : Il faut aller à la Visitation. L’on dit de gros en gros : Il faut renoncer à vous-mêmes et quitter la propre volonté. — Oh ! nous ferons bien tout cela! — Mais quand ce vient 8 à la pratique et par le menu, c’est la difficulté. C’est pourquoi il faut faire considération sur sa condition et sur toutes les choses qui en dépendent.

Il faut bien prendre garde, quand nous sommes émus de quelque passion, de ne faire point

a. Mt 6,34.

8. on en vient

d’action qui parte de notre mouvement; quand néanmoins il arrive en des choses de peu 9, comme serait de jeter une plume ou chose semblable avec un peu de sentiment, ce n’est pas matière de confession. Il s’en faut pourtant déclarer à la Supérieure et s’en amender; car autrement ce serait nourrir volontairement son imperfection.

Il faut regarder avec beaucoup d’honneur et d’estime toutes les choses de notre Institut, et toutes les actions de mortification, de piété et dévotion qui y sont conformes et que les Supérieurs permettent. Il arrive pourtant quelquefois que nous y avons de l’aversion par la mauvaise inclination de nos esprits; de façon que l’une se déplaira de voir seulement baiser terre, l’autre de voir dire une coulpe, ou quelque autre mortification. De les mépriser ou censurer ce serait une présomption trop insupportable; il se faut bien garder de le faire, car ce serait un trop grand mal : aussi n’arrive-t-il pas de cette sorte. Mais ce défaut est en toutes les personnes spirituelles que j’ai jamais connues, par la nonchalance et découragement. La nonchalance fait que nous n’avons pas le courage de faire les mortifications, ni de désirer que l’on nous y exerce, c’est pourquoi nous avons aversion à les voir faire aux autres; et le découragement nous fait ennuyer et dire : Mon Dieu, la grande peine! ce n’est jamais fait, je ne vis jamais tant de choses, c’est toujours à recommencer. Il ne faut donc pas se laisser ainsi aller selon ses inclinations ou aversions, mais suivre la raison et la conduite des Supérieurs.

9. de peu d’importance

Et pour ce qui est de quel esprit on doit recevoir les mortifications, si l’on nous y préparait en nous avertissant deux heures devant, il serait aisé de n’en être point ému; mais quand elles arrivent par surprise il est bien difficile. Les mortifications que nous choisissons, encore qu’elles soient répugnantes à notre nature, depuis que nous en avons fait l’élection il n’y a plus de difficulté, parce que notre nature en tire de la vanité; mais celle qui est faite par nos Supérieurs, il la faut recevoir comme de la main de Dieu, avec honneur et humilité. Les mortifications nous arrivent par l’ordre de la providence de Dieu et nous sont toujours faites avec charité, et faut le croire ainsi, car il ne nous appartient pas de juger si elles partent de la passion. Mais s’il arrivait que cela nous tombât en la pensée, il faut le recevoir par forme de tribulation, avec douceur, et regarder toujours la main de Dieu; car encore qu’il ne soit pas auteur du mal et de cette passion, puisqu’elle devait arriver, Notre-Seigneur la prend de sa main et la pose dessus nous, pour nous faire mériter par la souffrance de la tribulation.

Nous devons grandement aimer de faire et voir faire aux Soeurs tout ce qui leur peut profiter et les avancer à la perfection, et en faire beaucoup d’estime; car ces petites pratiques, encore qu’elles semblent de peu de valeur, sont plus utiles que les grandes. Les grandes se rencontrent rarement, et ces petites sont sans nombre et doivent être faites avec soin et affection: comme de parler bas, marcher doux 10 être proprement et nettement

10. doucement

habillée. Car si vous battez des 11 portes ou marchez fort, vous troublez la tranquillité d’une Soeur qui est peut-être en oraison ; si vous êtes habillée de travers ou avec quelque indécence 12 , vous donnez occasion à une autre de rire ou de se distraire de la présence de Dieu, et lui faites ce dommage; et ainsi en d’autres occasions. Et cela est mal, car nous devons toutes être en ce continuel exercice de charité, de contribuer tout ce qui nous est possible pour le 13 bien les unes des autres, car tout doit être en commun, voire Notre-Seigneur même; il ne veut pas que nous l’ayons en particulier, il veut tellement être en particulier qu’il soit à tous en commun, et tellement en commun qu’il soit à tous en particulier.

Quand l’on est tenté de quelque tentation où il y a danger de pécher, et qu’elle dure, pour s’empêcher d’offenser Dieu il faut souventes fois faire quelque acte qui témoigne que l’on n’y consent pas : comme serait de baiser terre, lever les mains jointes contre le ciel avec cette intention, et dire quelques paroles à Notre-Seigneur, et choses semblables. Cela tient l’esprit en repos et nous ôte le doute et la crainte d’avoir consenti; car à l’examen, trouvant que l’on a fait ces choses-là, l’on est en assurance autant que l’on y peut être en cette vie.

Le vrai dépouillement se fait par trois degrés le premier est l’affection qui s’engendre en nous par la considération de la beauté du dépouillement; le second degré c’est la résolution qui suit l’affection, car nous nous résolvons aisément à

11. frappez les — 12. messéance — 13. au

un bien que nous affectionnons; le troisième est la pratique, qui est plus difficile.

Or, les biens desquels il se faut dépouiller sont de trois sortes : les biens extérieurs, les biens du corps et les biens du coeur. Les biens extérieurs sont toutes les choses que nous avons laissées hors de la Visitation: les maisons, les parents et choses semblables. Pour en faire le dépouillement, il faut renoncer 14 tout cela entre les mains de Notre-Seigneur, et puis, les ayant ainsi renoncés 15, il faut retourner à Notre-Seigneur lui demander les affections qu’il veut que nous ayons pour eux ; car il ne faut pas demeurer sans affections, ni les avoir égales et indifférentes : il faut plus aimer les pères, les enfants, et ainsi chacun en son degré; car la charité donne le rang aux affections. Les seconds biens sont ceux du corps : la beauté, la santé et semblables choses. Tout cela il le faut renoncer 16, et puis il ne faut plus aller regarder au miroir si l’on est beau, ni se soucier non plus de la santé que de la maladie, au moins quant à la volonté supérieure; car la nature se ressent toujours et crie quelquefois, au moins quand l’on n’est pas bien parfait. L’on demeure également content en la maladie comme en la santé, l’on prend les remèdes et les viandes comme elles se rencontrent; j’entends toujours avec la raison, car quant aux inclinations je ne m’y amuse point. Les biens du coeur sont les consolations et les douceurs qui arrivent en la vie spirituelle; ces biens-là sont fort bons. Et pourquoi, me direz-vous, s’en faut-il dépouiller? Il le faut faire pourtant

14. remettre — 15. remis — 16. il faut y renoncer.

et les remettre entre les mains de Notre-Seigneur pour qu’il en dispose comme il lui plaira, et le servir sans elles comme avec elles.

Il y a une autre sorte de biens, qui ne sont ni intérieurs ni extérieurs, ni biens du corps, ni biens du coeur; ce sont des biens imaginaires qui dépendent de l’opinion d’autrui ils s’appellent l’honneur, l’estime, la réputation, et tout cela. Il s’en faut dépouiller tout à fait de ceux-ci, et ne vouloir autre honneur que l’honneur de la Congrégation, qui est de chercher en tout la gloire de Dieu, ni autre estime ou réputation que celle de la Communauté, qui est de donner bonne édification en toutes choses.

Le contentement que nous ressentons à la rencontre des personnes que nous aimons, et les témoignages d’affection que nous leur rendons en les voyant, ne sont point contraires à cette vertu du dépouillement, pourvu qu’ils ne soient point démesurés, et que, étant absents, notre coeur ne coure pas après; car, comment se pourrait-il faire que les objets étant présents, les puissances ne fussent point émues ? C’est comme qui dirait à une personne au rencontre 17 d’un lion ou d’un ours : N’ayez point de peur 18. Cela n’est pas en notre pouvoir. De même, au rencontre de ceux que nous aimons, il ne se peut pas faire que nous ne soyons émus de joie et de contentement; mais tout cela est conforme au bon plaisir de Dieu, c’est pourquoi il n’est point contraire à la vertu. Je dis plus: que si je désire de voir quelqu’un pour une chose utile et qui doit réussir à la gloire de

17. à la rencontre — 18. point peur

Dieu, si son dessein de venir est traversé et que j’en ressente un peu de peine, voire que je m’empresse un peu pour divertir les occasions qui le retiennent, je ne faux point en 19 la vertu du dépouillement, pourvu que je ne passe point jusqu’à l’inquiétude.

Ainsi vous voyez que la vertu n’est pas une chose si terrible que l’on s’imagine. C’est une faute que plusieurs font : ils se forment des chimères en l’esprit et pensent que le chemin du Ciel est étrangement difficile; en quoi ils se trompent et ont bien tort, car David disait à notre Seigneur que sa loi était trop douce et facile b, et qu’elle était plus douce que le miel c Nous devons tous dire de même de notre vocation, l’estimant non seulement bonne et belle, mais aussi douce, suave et aimable; si nous faisons ainsi, nous aurons un grand amour à observer ce qui en dépend.

Il est vrai, mes chères Filles, l’on ne saurait jamais parvenir à la perfection tant que l’on aura de l’affection à quelque imperfection, pour petite qu’elle soit, voire même quand ce ne serait qu’avoir une pensée inutile; et vous ne sauriez croire combien elle apporte de mal à une âme, car dès que vous aurez baillé la liberté à votre esprit de s’arrêter à penser à une chose inutile, il pensera par après à des choses pernicieuses. Il faut donc couper court au mal dès que nous le voyons, pour petit qu’il soit.

Il faut beaucoup s’examiner s’il est vrai, comme il nous semble quelquefois, que nous n’ayons

b. Ps 118,4 Ps 118,96 Ps 118,167. — c. Ps 18,11 Ps 118,103

19. manque point à

point nos affections engagées. Et dites-moi, quand on vous loue, que vous tâchez de dire quelque parole qui agrandisse la louange que l’on vous donne, ou bien que vous les recherchez par des paroles artificieuses, disant que vous n’avez plus la mémoire ou l’esprit si bon que vous souliez à 20 avoir pour bien parler, qui ne voit que vous prétendez que l’on vous dise que vous parlez toujours extrêmement bien? Cherchez donc bien au fond de votre conscience si vous n’y trouverez pas que vous avez de l’affection à la vanité. Vous pourrez ainsi facilement connaître, lorsqu’on vous ôtera la commodité 21 de faire ce que vous aviez proposé, si vous y avez de l’affection ou non; car si vous n’y en avez point, vous demeurerez aussi en repos de ne la pas faire comme si vous l’eussiez faite, et au contraire, si vous vous troublez, c’est la vraie marque que vous y aviez mis votre affection. Or, nos affections sont si précieuses, puisqu’elles doivent être toutes employées à aimer Dieu, qu’il faut bien prendre soin de ne les loger pas en des choses inutiles; et une faute, pour petite qu’elle puisse être, faite avec affection, est plus contraire à la perfection que cent faites par surprise et sans affection.

Nous devons plus de respect et d’honneur à nos Supérieurs qu’à nos bons Anges, parce que nos bons Anges ne sont qu’ambassadeurs de Dieu, et nos Supérieurs tiennent la place de Dieu même: si que Notre-Seigneur a dit d: Qui vous écoute m’écoute, parlant des Supérieurs, et qui vous méprise me méprise.

d. Lc 10,16.

20. aussi bon que aviez coutume d’ — 21. facilité

Vous me demandez maintenant, s’il arrivait qu’une Soeur n’eût pas la confiance de découvrir le secret de son coeur à la Supérieure, ou bien à l’Assistante en son absence? — La Supérieure lui devrait volontiers permettre de parler à celle des Soeurs qu’elle voudrait et que la Soeur qui demanderait congé désirerait; sans témoigner aucune aversion de cela, ains étant bien consolée de quoi il plairait à Dieu de la décharger d’autant. Mais il est pourtant vrai que la Soeur commettrait une très grande imperfection, puisqu’elle ne doit regarder en la Supérieure que Dieu seulement, ce qu’elle n’est pas tant obligée de faire en la personne des Soeurs.



10

NEUVIÈME ENTRETIEN

DE L’AMOUR ENVERS LES CRÉATURES

Il y a certains amours qui semblent extrêmement grands et parfaits aux yeux des créatures, qui devant Dieu se trouveront petits et de nulle valeur. La raison est que ces amitiés ne sont point fondées en la vraie charité, qui est Dieu 1Jn 4,8 1Jn 4,16, ains seulement en certaines alliances et inclinations naturelles, sur quelque condition humainement louable et agréable. Au contraire, il y en a d’autres qui semblent extrêmement minces et vides aux yeux du monde, qui devant Dieu se trouveront pleines et fort excellentes parce qu’elles se font seulement pour Dieu et en Dieu, sans mélange de notre propre intérêt, les actes de charité qui se font autour de 1 ceux que nous aimons de cette sorte sont mille fois plus parfaits, d’autant que tout est purement à Dieu ; mais les services et autres assistances que nous faisons à ceux que nous aimons par inclination sont beaucoup moindres en mérite, à cause de la grande complaisance et satisfaction que nous avons à les faire, et que, pour l’ordinaire, nous les faisons plus par ce mouvement que pour l’amour de Dieu. Il y a encore une autre raison qui rend ces premières amitiés dont nous avons parlé moindres que les dernières: c’est qu’elles ne sont pas de durée, parce que la

1. envers

cause en étant si frêle, dès qu’il arrive quelque traverse, elles viennent à se refroidir et altérer; ce qui n’arrive point à celles qui sont seulement en Dieu, parce que la cause en est solide et permanente.

A ce propos, sainte Catherine de Sienne fait une belle comparaison : Si vous prenez, dit-elle, un verre, et que vous l’emplissiez dans une fontaine, et que vous buviez en même temps sans le tirer de là-dedans, encore que vous buviez tant que vous voudrez, le verre ne se vide point: mais si vous le tirez hors de la fontaine, quand vous aurez bu, le verre sera vide. Ainsi est-il des amitiés : quand on ne les tire point de leur source, elles ne tarissent jamais. Les caresses mêmes et signes d’amitié que nous faisons contre notre propre inclination ès personnes auxquelles nous avons de l’aversion, sont meilleures et plus agréables à Dieu que celles que nous faisons attirés de l’affection sensitive. Et cela ne se doit point appeler duplicité, ou simulation 2, car si bien j’ai un sentiment contraire, il n’est qu’en la partie inférieure, et les actes que je fais, je les fais avec la force de la raison, qui est la partie principale de mon âme. De manière que, quand celle à qui je fais ces caresses saurait que je les lui fais parce que je lui ai de l’aversion, elle ne s’en devrait point offenser, ains les estimer et chérir davantage que si elles partaient d’une affection sensible; car les aversions sont naturelles, et d’elles-mêmes ne sont nullement mauvaises quand nous ne les suivons pas; au contraire, c’est un moyen de pratiquer mille sortes de bonnes vertus, et Notre-Seigneur même

2. dissimulation

nous sait plus de gré quand avec une extrême répugnance nous lui allons baiser les pieds, que si nous y allions avec beaucoup de suavité. Ainsi ceux qui n’ont rien d’aimable sont bien heureux, car ils sont assurés que l’amour qu’on leur porte est excellent, puisqu’il est tout en Dieu.

Souvent nous pensons aimer une personne pour Dieu, et nous l’aimons pour nous-mêmes; nous nous servons du prétexte de ses vertus, et disons que c’est pour cela que nous l’aimons; et rien moins, c’est pour la consolation que nous en recevons; car n’y a-t-il pas plus de suavité à voir venir à vous une âme pleine de bonnes affections et qui suit extrêmement bien vos conseils, qui va 3 fidèlement et tranquillement le chemin que vous lui avez marqué, que d’en voir une autre toute inquiétée et embarrassée, faible à suivre le bien, à qui il faut mille fois dire une même chose? Sans doute vous y en aurez davantage. Ce n’est donc pas pour Dieu que vous l’aimez, car cette dernière est à lui aussi bien que l’autre, et vous la devriez davantage aimer, car il y a davantage à faire pour Dieu. Il est vrai que où il y a davantage de Dieu, c’est-à-dire de vertu, qui est une participation des qualités divines, nous y devons plus d’affection : comme, par exemple, s’il se trouvait une âme plus parfaite que celle de notre Père spirituel, nous la devrions aimer davantage pour cette raison-là; mais néanmoins nous devrions aimer beaucoup plus notre Père spirituel parce qu’il est notre père et conducteur.

Nous devons aimer le bien en notre prochain

3. suit

comme en nous-mêmes, et principalement en Religion où tout doit être parfaitement en commun, et ne devons point être marries qu’une Soeur pratique quelque vertu à nos dépens. Comme, par exemple, si je me trouve à une porte avec une plus jeune que moi et que je me retire pour lui donner le devant, à mesure que je pratique cette humilité, elle doit avec douceur pratiquer la simplicité, et qu’elle essaie en une autre rencontre de me prévenir. De même, si je lui donne un siège ou me retire de ma place, elle doit être contente que je fasse ce petit gain, et par ce moyen elle en sera participante; comme si elle disait : Puisque je n’ai pu faire cet acte de vertu, je suis bien aise que cette Soeur l’ait fait. Et non seulement il n’en faut pas être marrie, mais il faut être disposée à contribuer 4 tout ce que nous pouvons pour cela, jusqu’à notre peau s’il en était besoin; car, pourvu que Dieu soit glorifié, il ne nous doit pas chaloir 5 comment ni par qui; de telle sorte que s’il se présentait une occasion de faire quelque oeuvre de vertu, et que Notre-Seigneur nous demandât qui nous aimerions mieux qui la fît, il faudrait répondre : Seigneur, celle qui la pourra faire plus à votre gloire. Or, n’ayant point ce choix, nous devons désirer de la faire, car la première charité commence à soi-même; mais ne le pouvant, il faut se réjouir, se complaire et être extrêmement aise de ce qu’une autre le fait, et ainsi nous aurons mis parfaitement toutes choses en commun b Autant en faut-il dire pour ce

b. Ac 2,44 Ac 4,32.

4. faire pour notre part — 5. importer

qui regarde le temporel; car pourvu que la Maison soit accommodée 6, nous ne nous devons pas soucier si c’est par notre moyen ou par un autre. Quand il se trouve de ces petites affections, c’est signe qu’il y a encore du tien et du mien.

Lorsque nous entendons le signe de l’obéissance, nous devons croire que c’est la voix de Notre-Seigneur qui nous appelle, et faut partir tout promptement, encore que nous fussions occupées à travailler pour Dieu; tout ainsi qu’une jeune mariée entendant la voix de son époux, encore qu’elle fasse quelque chose pour lui, elle quitte tout pour aller où il l’appelle ; et, bien qu’un peu de retardement 7 ne soit pas une infidélité, c’est néanmoins une grande fidélité et une vertu fort agréable à Dieu de ne retarder point du tout. De même, il y a mille choses que ne les faisant point nous ne péchons pas, mais si nous les faisons nous faisons une bonne vertu : comme de parler bas, marcher doucement, baisser les yeux, bien faire la récréation et choses semblables qui sont néanmoins fort nécessaires pour la bienséance et recueillement.

Il se dit peu de paroles oiseuses en ces maisons de Religieuses d’observance; car si bien tout ce qui se dit n’est pas nécessaire, c’est pour l’ordinaire ou une simple communication de pensées qui se fait pour entretenir la société, ou paroles qui se disent pour la récréation et entretien commun où il est bon que chacune contribue; et ce qui, en autre sorte 8, serait oiseux, étant dit à la récréation ne l’est point, parce qu’il a une fin pour

6. aménagée, pourvue — 7. retard — 8. temps

laquelle il est utile. Mais si, hors de la récréation, au temps qu’il faut parler de choses de dévotion, quelqu’une racontait un songe, cela vraiment serait oiseux. Ce sont encore paroles oiseuses, quand, pour dire une chosé, l’on multiplie beaucoup de mots qui ne sont nullement nécessaires pour la faire entendre; si cela néanmoins arrive par l’ignorance de celui qui parle et qui ne se sache pas autrement expliquer, il n’y a point de péché.

Nous ne connaîtrons jamais notre propre perfection, car il nous arrive comme à ceux qui naviguent sur mer; ils ne savent pas s’ils avancent, mais le maître pilote, qui sait l’art de naviger 9, le connaît. Ainsi nous ne pouvons pas juger de notre avancement, mais oui bien de celui d’autrui; car nous ne sommes pas assurés 10, quand nous faisons une bonne action, que nous l’ayons faite avec perfection, d’autant que l’humilité nous le défend. Or, encore que nous puissions juger de la vertu d’autrui, si ne faut-il pourtant jamais déterminer qu’une personne soit meilleure qu’une autre, parce que les apparences sont trompeuses; et tel qui paraît fort vertueux à l’extérieur aux yeux des créatures, devant Dieu le sera moins qu’un autre qui paraissait beaucoup plus imparfait.

L’humilité est non seulement charitable, mais douce et maniable; car la charité est une humilité montante, et l’humilité est une charité descendante. L’humilité sera au dernier degré de sa perfection quand nous n’aurons plus de propre volonté; par l’humilité, toute justice c est accomplie.

c. Mt 3,15.

9. naviguer — 10. sûrs



11

DIXIÈME ENTRETIEN

SUR LE SUJET DE LA MODESTIE

Vous demandez que c’est que la vraie modestie. Je vous dirai qu’il y a quatre vertus qui portent toutes le nom de modestie. La première, et celle qui porte le nom de modestie par éminence au-dessus des autres, c’est la bienséance de notre maintien extérieur : et à cette vertu sont opposés deux vices, à savoir la dissolution 1 en nos gestes, en nos contenances, c’est-à-dire la légèreté; et l’autre vice qui ne lui est pas moins contraire, est une contenance affectée. La seconde vertu qui porte le nom de modestie, est l’intérieure bienséance de notre entendement et de notre volonté : celle-ci a de même deux vices opposés, qui sont la curiosité de l’entendement, la multitude des désirs de savoir et d’entendre toutes choses, et l’instabilité en nos entreprises, passant d’un exercice à l’autre sans nous arrêter à rien; l’autre vice qui lui est opposé est une certaine stupidité et nonchalance d’esprit qui ne veut pas même savoir ni apprendre les choses nécessaires pour notre perfection, imperfection qui n’est pas moins dangereuse que l’autre. La troisième modestie consiste en notre conversation et en nos paroles, c’est-à-dire en notre façon de parler et converser avec le prochain,

1. manque de mesure et de décence

évitant les deux imperfections contraires et qui lui sont opposées, à savoir, la rusticité et la babillerie: la rusticité qui nous empêche de contribuer 2 quelque chose pour l’entretien de la conversation; et la légèreté qui nous fait tellement parler que nous ôtons le temps aux autres de parler à leur tour. La quatrième modestie est l’honnêteté 3 et bienséance des habits, et ses deux vices contraires sont la saleté et la superfluité. Or voilà: dites-moi donc maintenant de laquelle vous voulez que je vous parle.

La première est extrêmement recommandable pour plusieurs raisons, et premièrement parce qu’elle nous assujettit fort. Il n’y a point de vertu à laquelle il faille une si particulière attention; et en ce qu’elle nous assujettit consiste son grand prix, car tout ce qui assujettit pour Dieu est d’un mérite infini; bien que je ne me plaise pas trop d’user de ce mot de mérite entre vous autres, mais je veux dire, est infiniment agréable à Dieu. La seconde raison est qu’elle ne nous assujettit pas seulement pour un temps, mais pour toujours, en tous lieux, aussi bien seul qu’accompagné 4, en tout temps, oui même en dormant. Un grand Saint l’écrivit à un sien disciple, disant qu’il se couchât modestement en la présence de Dieu, ainsi comme 5 ferait celui à qui Notre-Seigneur étant encore en cette vie, tout ainsi qu’il y était avant sa Mort et Passion, lui commanderait de dormir et se coucher en sa présence; et bien, dit-il, que tu ne le voies pas et n’entendes pas le commandement

2. faire pour notre part — 3. la propreté — 4. qu’en compagnie — 5. comme

qu’il t’en fait, ne laisse pas de le faire tout de même que si tu le voyais, parce qu’en effet il t’est présent et te regarde pendant que tu dors. O mon Dieu, combien 5 nous nous coucherions modestement et dévotement si nous le voyions! Sans doute nous croiserions nos bras sur notre poitrine avec une grande dévotion. La modestie nous assujettit donc toujours et tout le temps de notre vie, à cause que les Anges et Dieu même nous sont toujours présents, pour les yeux duquel Seigneur nous nous tenons en modestie.

Cette vertu est aussi fort recommandée à cause de l’édification du prochain, et je vous dirai que la simple modestie extérieure en. a converti plusieurs; ainsi qu’il arriva à saint François, lequel passa une fois par une ville avec une si grande modestie en son maintien que, sans qu’il dît une seule parole, il y eut un grand nombre de jeunes gens qui le suivirent, tirés de ce seul exemple, pour être instruits de lui. Il y eut dernièrement un Père Capucin lequel, me faisant regarder un autre de leurs Religieux qu’il avait amené avec lui, me dit : Voyez-vous ce Père, ni il ne prêche, ni il ne converse presque avec personne, étant d’une vie fort retirée, mais pourtant sa seule modestie en a tiré beaucoup d’autres en notre Religion. La modestie est une prédication muette; c’est une vertu que saint Paul recommande fort particulièrement aux Philippiens, chapitre quatrième a, leur disant : Faites que votre modestie paraisse devant tous les hommes. Et ce qu’il dit à son

a. Vers. 5.

6. attirés par

disciple saint Timothée b, qu’il faut que l’Evêque soit orné, s’entend qu’il soit orné de modestie et non de vêtements de soie, afin que, par son maintien modeste, il baille confiance à un chacun de l’aborder, évitant également la légèreté comme la rusticité, afin que, donnant la liberté aux mondains de l’approcher, ils ne croient pas néanmoins qu’il soit mondain comme eux.

La vertu de modestie observe trois choses, à savoir, le temps, le lieu et la personne. Car dites-moi, celui qui ne voudrait point rire à la récréation que comme l’on rit hors de ce temps-là, ne serait-il pas importun ? Il y a des gestes et des contenances qui seraient immodestie hors de ce temps-là, qui ne le sont nullement; de même, celui qui voudrait rire lorsque l’on est parmi les occupations sérieuses, et relâcher son esprit comme l’on fait très raisonnablement à la récréation, ne serait-il pas estimé léger et immodeste ? De même, l’on observe le lieu, les personnes, la conversation 7 en laquelle on est; mais tout particulièrement, elle regarde la personne. Autre est la modestie d’une femme du monde que celle d’une Religieuse; une fille qui, étant dans le monde, voudrait tenir la vue aussi basse comme feraient nos Soeurs, ne serait pas estimée, non plus que nos Soeurs si elles ne la tenaient pas plus basse que les filles du monde. Ce qui est modestie à un homme sera immodestie à un autre à cause de sa qualité; la gravité est extrêmement bienséante à une personne âgée, qui 8 serait affectée à une plus jeune,

b. I Ep., III, 2.

7. compagnie, société — 8. laquelle

à laquelle convient plus une modestie rabaissée et humiliée.

Il faut que je vous dise une chose que je lisais ces j ours passés, parce qu’elle regarde le discours que nous faisons de la modestie. Théodose désirant, comme très pieux et catholique qu’il était, de bien faire élever son fils afin qu’il fût digne Empereur après lui, s’adressa pour cet effet à saint Damase afin qu’il lui cherchât un gouverneur capable pour ce faire. Saint Damase lui envoya Arsénius, lequel après avoir été plusieurs années en la cour et autant favorisé de l’Empereur qu’aucun autre, à la fin s’ennuyant de toutes ces vanités, bien qu’il lui fût loisible de vaquer aux exercices de piété et dévotion, si est-ce que n’ayant pas accoutumé 9 cet air 10 et façon de vivre, il fit dessein de s’échapper et retirer dans les déserts et solitudes, en la conversation et compagnie des bons Pères ermites; dessein qu’il exécuta sur le champ. Or les anciens Pères, qui avaient ouï dire merveilles de la vertu de ce grand Arsénius, furent bien aises et consolés de l’avoir en leur compagnie. Il s’accosta de deux Religieux dont l’un avait nom Pastor, et fit grande amitié avec eux. Or, un jour que tous les Pères étaient assemblés pour faire une conférence spirituelle (car ç’a été de tout temps qu’il s’en est fait entre les personnes pieuses), il y eut quelqu’un des Pères qui avertit le Supérieur qu’Arsénius commettait ordinairement une immodestie, en ce qu’il croisait les jambes l’une sur l’autre. Il est vrai, dit le Père, je l’ai bien remarqué, mais c’est un bon homme 11

9. n’ayant pas l’habitude de —10. manière —11. homme bon

qui a vécu fort honorablement au 12 monde, il a apporté cette contenance de la cour. — Enfin il lui fâchait de le fâcher en le reprenant d’une chose si légère où il n’y avait point de péché ; mais d’ailleurs il avait envie de l’en faire corriger, parce qu’il n’avait que cela où l’on pût trouver à redire. Le Religieux Pastor dit : O mon Père, ne vous mettez pas en peine, il n’y aura pas grande façon à le lui dire, car il en sera bien aise; mais néanmoins, s’il vous plaît, demain je me mettrai en la même posture que lui à l’heure de l’assemblée, et vous m’en ferez la correction devant tous, et par ainsi il entendra qu’il ne le faut pas faire.

Ce qui fut fait. Et le Père faisant la correction à Pastor, le bon Arsénius se jeta en terre, demandant humblement pardon, disant que si bien le Père ne l’avait pas remarqué, il avait néanmoins toujours fait cette faute-là, que c’était sa contenance ordinaire de la cour; et nonobstant qu’il en demandât une pénitence, il ne lui en fut pas donnée, mais depuis on ne le vit plus en cette posture.

En cette histoire je trouve plusieurs choses bien dignes de considération, mais particulièrement la prudence et retenue du Supérieur à craindre de fâcher ce bon Arsénius par une correction de si peu d’importance, et à chercher néanmoins le moyen de l’en faire corriger; où il montre combien ils étaient tous exacts à la moindre chose qui regarde la modestie. De plus, la bonté d’Arsénius à se rendre coupable et sa fidélité à s’en corriger, bien que ce fut une chose si légère qu’elle n’était pas même immodestie étant dans 8 la cour, quoiqu’elle

12. dans le — 13. à

le fût étant parmi ces Pères. Mais ce que je regarde aussi, c’est que nous ne nous devons point étonner si nous avons encore quelque vieille habitude du monde, puisqu’Arsénius avait bien encore celle-là après avoir demeuré assez longuement au 14 désert en la compagnie des Pères. L’on ne peut pas être si tôt défait de ses imperfections; il ne faut jamais s’étonner d’en voir beaucoup en soi-même, pourvu que l’on ait la volonté de les combattre.

Non, ma chère fille, ce n’est pas un mauvais jugement de penser que le Supérieur fait la correction à un autre de quelque chose que je fais aussi bien que lui, afin que, sans me corriger moi-même, je m’en amende; mais il faut s’humilier profondément, voyant qu’il nous reconnaît faible et sait bien que nous ressentirions puissamment la correction s’il nous la faisait. Il faut aimer précieusement cette abjection. Il est bien aussi bon de s’humilier, comme fit Arsénius, confessant que l’on est coupable de la même faute, pourvu que l’on s’humilie toujours en esprit de douceur et de tranquillité.

Vous désirez aussi que je parle des autres vertus de modestie. La seconde, qui est l’intérieure, fait les mêmes effets en l’âme que celle que nous avons dit au corps. Celle-ci compose les mouvements, les gestes et contenances du corps, évitant les deux extrémités. qui sont ses deux vices contraires : la légèreté et dissolution, et la contenance trop affectée. De même l’intérieure modestie maintient les puissances de notre âme en tranquillité

14. dans le

et en modestie (cela s’entend l’entendement et la volonté), évitant, comme j’ai dit, la curiosité de l’entendement, sur lequel elle exerce principalement son soin, et retranchant aussi à notre volonté la multitude des désirs, la faisant appliquer simplement à ce seul un que Marie a choisi et qui ne lui sera point ôté c, qui est la volonté de plaire à Dieu. Marthe représente fort bien l’immodestie de la volonté, car elle s’empresse, elle met tous les serviteurs de la maison en besogne, elle va deça et delà sans s’arrêter, tant elle a d’envie 15 de bien traiter Notre-Seigneur, et lui semble qu’il n’y aura jamais assez de mets bien apprêtés pour lui faire bonne chère. De même, la volonté qui n’est pas retenue par la modestie passe d’un sujet à un autre pour s’émouvoir à aimer Dieu et à désirer plusieurs moyens pour le servir; et cependant il ne faut point tant de choses. Mieux vaut s’attacher à Dieu comme Madeleine, se tenant à ses pieds, lui demandant qu’il nous donne son amour, que de penser comme et par quel moyen nous le pourrons acquérir. Cette modestie retient la volonté resserrée 16 en l’exercice et dans les moyens de son avancement en l’amour de Dieu, selon la vocation en laquelle nous sommes.

J’ai dit que cette vertu s’applique particulièrement à assujettir l’entendement, et cela, parce que la curiosité que nous avons naturellement est très dangereuse et fait que nous ne savons jamais parfaitement une chose, d’autant que nous ne mettons pas assez de temps pour la bien apprendre. Comme

c. Lc 10,42.

15. envie — 16. renfermée

aussi elle fuit l’autre extrémité du vice qui lui est contraire, qui est la stupidité et nonchalance d’esprit qui ne veut pas savoir ce qui est nécessaire. Or, cette sujétion de l’entendement est de très grande importance pour notre perfection, car à mesure que la volonté s’affectionne à une chose, si l’entendement lui vient montrer la beauté d’une autre, il la divertit de la première.

Un jour un Religieux demanda au grand saint Thomas comme il pourrait faire pour être bien sa-vaut : « En ne lisant qu’un livre, » lui répondit-il. Je lisais ces jours passés la Règle que saint Augustin fit pour ses Religieuses, où il dit expressément que les Soeurs ne lisent jamais aucun livre, sinon ceux qui leur seraient donnés par la Supérieure; et après il fit le même commandement à ses Religieux, tant il avait de connaissance du mal qu’apporte la curiosité de savoir autre chose que ce qui nous est nécessaire pour mieux servir Dieu, qui est certes fort peu de chose. Marchez en simplicité par l’observance de vos Règles, et vous servirez parfaitement Dieu, sans vous épancher 17 à rechercher de savoir autre chose. Les conférences spirituelles, les prédications que l’on fait, ne sont pas toujours pour enseigner ni pour apprendre, mais pour se récréer et revigorer 18 un peu l’esprit. La science n’est pas nécessaire pour aimer Dieu, ainsi que dit saint Bonaventure (duquel nous faisons la fête) à un Religieux, car une simple femme est autant capable d’aimer Dieu comme le plus docte homme du monde. Il faut peu de science et beaucoup de pratique en ce qui regarde la perfection.

17. aller ça et là — 18. fortifier

Je me souviens sur ce propos, combien cette curiosité de vouloir savoir tant de moyens de nous perfectionner, d’avoir connu deux âmes, deux Religieuses de deux Ordres bien réformés, l’une desquelles, à force de lire les livres de la Mère Thérèse, apprit si bien à parler ccmme elle, qu’elle semblait être une petite Mère Thérèse; et elle le croyait, s’imaginant tellement tout ce que la Mère Thérèse avait fait durant sa vie, qu’elle croyait en faire tout de même, jusques à avoir des bandements 19 d’esprit et des suspensions des puissances tout ainsi comme elle lisait que la Sainte avait eu, si que elle en parlait fort bien. Il y en n plusieurs qui, à force de penser aussi à la vie de sainte Catherine de Sienne, voire même de Gênes, pensent être par imitation des saintes Catherine. Ces âmes ici, au moins, ont du contentement en elles-mêmes, par l’imagination qu’elles ont d’être saintes, bien que leur contentement soit vain. Mais l’autre Religieuse que j’ai dit avoir connue, était bien de différente humeur, d’autant qu’elle n’avait jamais de contentement à cause de l’avidité qu’elle avait de chercher et désirer la voie et la méthode de se perfectionner, et encore qu’elle travaillât pour cela, néanmoins il lui semblait qu’il y avait toujours quelque autre façon que celle qu’on lui enseignait. L’une de ces filles vivait contente en sa sainteté imaginaire et ne recherchait ni ne désirait autre chose, et l’autre vivait mécontente à cause que sa perfection lui était cachée, et partant, désirait toujours autre chose. La modestie intérieure tient

19. tensions

l’âme entre ces deux états et en médiocrité de désirs de savoir ce qui est nécessaire et rien plus.

C’est sans doute, ma chère fille, que la multitude 20 des paroles en un sujet où il n’en est besoin que de peu doit être évitée comme étant une immodestie, et principalement en l’occasion que vous dites, qui est pour s’excuser; car, outre l’immodestie des paroles, c’est aussi une autre sorte d’imperfection de ne vouloir pas être reconnue défaillante ou imparfaite : c’est contre l’humilité qui nous fait aimer notre abjection.

Il faut que je die encore un mot de la modestie extérieure de laquelle nous avons jà parlé. Vous ne sauriez croire combien elle sert à l’intérieure et à acquérir la paix et tranquillité de l’âme. La preuve s’en fait à l’oraison; car tous les saints Pères, qui ont fait profession très grande de l’oraison, ont tous jugé que la posture la plus dévote y aidait beaucoup, comme de se tenir à genoux, les mains jointes ou les bras en croix; cela aide infiniment à se tenir recueilli et ramassé 21 en la présence de Dieu.

Vous demandez si de tenir la tête penchée ou repliée sur l’épaule, ou bien de tourner les yeux dans la tête est contre la modestie. Je réponds que si cela se fait quelquefois sans y penser, il n’y n pas grand mal, pourvu que l’on n’affecte point ces façons de faire comme étant quelque chose de remarquable pour la dévotion; car il faut éviter la contenance affectée, puisque tout ce qui est affecté doit être abhorré, évitant soigneusement de

20. multiplicité — 21. concentré

faire le sanctificetur quand il n’y a point de nomen tuum après, je veux dire les dévots et les saints en notre contenance extérieure, comme je fis une fois. Il n’y a point de danger de faire ce petit conte de récréation, puisqu’il est à mon propos. Etant jeune écolier en cette ville, il me prit une ferveur et une envie d’être saint et parfait; je commençai à me mettre en la fantaisie que pour cela il fallait que je repliasse ma tête sur mon épaule en disant mes Heures, parce qu’un autre écolier qui était vraiment un saint le faisait; ce que je fis soigneusement quelque temps durant, sans que pourtant j’en devinsse plus saint.

Revenons maintenant à notre propos. Cette seconde modestie a été appelée de plusieurs une studiosité d’esprit 22, c’est à dire un soin très particulier de tenir l’esprit rangé dans les bornes d’une sainte modestie, voulant savoir simplement ce qui nous est nécessaire et retranchant la curiosité de toute autre chose.

La troisième modestie regarde les paroles et la manière de converser. Il y a des paroles qui seraient estimées immodestie en tout autre temps qu’en celui de la récréation, où justement et avec bonne raison l’on doit débander et relâcher un peu l’esprit; qui ne voudrait aussi parler ni laisser parler les autres que de choses hautes et relevées en ce temps-là, commettrait une immodestie, car n’avons-nous pas dit que la modestie regarde le temps, le lieu et la personne? A ce propos, je lisais l’autre jour que saint Pacôme, d’abord qu’il fut entré au désert pour mener une vie monastique,

22. attention soutenue de l’esprit

eut de grandes tentations, et le malin esprit lui apparaissait fort souvent en diverses manières. Celui qui écrit sa Vie dit que, lorsqu’il allait par les bois pour en couper, il vint une troupe de ces esprits infernaux pour l’épouvanter, qui se rangèrent comme des soldats qui posent la garde, tous bien armés, et se criaient l’un à l’autre Faites place au saint homme. Saint Pacôme qui connut bien que c’étaient des fanfares de l’esprit malin, se prit à sourire, disant : Vous vous en moquez, mais je le serai. Or, le diable voyant qu’il ne l’avait pu attraper ni faire entrer en mélancolie, il se pensa 23 qu’il l’attraperait du côté de la joie, puisqu’il s’était ri de la première embuscade. Il s’en va donc attacher quantité de grosses cordes à une feuille d’arbre, et se mirent plusieurs à ces cordes, comme pour tirer avec une grande violence, et se criant, l’un à l’autre : Hay, hay ! suant comme s’ils eussent eu grande peine. Le bon Saint levant les yeux et voyant cette folie, se représenta Notre-Seigneur crucifié en l’arbre de la croix, et fit le signe d’icelle; et le démon, voyant que le Saint s’appliquait au fruit de l’arbre et non pas à la feuille, s’en alla confus et honteux.

Il y a temps de rire et temps de ne pas rire; comme aussi temps de parler et temps de se taire Qo 3,4 Qo 3,7, comme nous montra ce glorieux Saint en ses tentations. Cette modestie compose notre façon de parler, afin qu’elle soit agréable; ni trop haut ni trop bas, ni trop lentement ni trop brusquement, se tenant dans les termes d’une sainte médiocrité, laissant parler les autres quand ils parlent, sans les interrompre, car cela tient de la babillerie, et parlant néanmoins à son tour, pour éviter la rusticité et suffisance qui nous empêche d’être de bonne conversation.

La quatrième vertu nommée modestie regarde les habits et la façon de s’habiller. De celle-ci il n’est pas besoin d’en dire autre chose sinon qu’il faut éviter la sordité 24, c’est-à-dire la saleté et messéance en la façon de s’habiller; comme aussi l’autre extrémité, qui est un trop grand soin de nous bien habiller, et affecter d’être bien guindée 25 et bien tirée 26. Cette netteté a été fort recommandée par saint Bernard, comme étant un grand indice de la pureté de l’âme. Il y a une chose qui semble nous contrarier en ceci en la Vie de saint Hilarion; car un jour, parlant à quelque gentilhomme qui l’était allé voir, il lui dit « qu’il n’y avait point d’apparence de rechercher la netteté dans les cilices, » voulant dire qu’il ne fallait point rechercher de la netteté autour de nos corps, qui ne sont que des charognes puantes et toutes pleines d’infection; mais cela était plus admirable en ce grand Saint que non pas imitable. Il ne faut pas voirement avoir trop de délicatesse, mais aussi il ne faut pas être sale. Et ce qui faisait ainsi parler ce Saint était, si je ne me trompe, à cause qu’il parlait aux courtisans, qu’il voyait tellement pencher du côté de la délicatesse, qu’il était besoin de leur parler ainsi un

23. il pensa à part soi 24. malpropreté — 25. ageancée — 26. familièrement : tirée à quatre épingles

peu âprement; comme ceux qui veulent redresser un jeune arbrisseau, ne le redressent pas seulement au pli qu’ils veulent qu’il prenne, mais le font même courber de l’autre côté afin qu’il retourne à son pli. Voilà ce que c’est que modestie, assez bien exprimé ce me semble.

Vous désireriez bien savoir, dites-vous, comme il faut faire pour bien recevoir la correction sans qu’il vous en demeure du sentiment ou de la sécheresse de coeur. — D’empêcher que le sentiment de colère ne s’émeuve en vous et que le sang ne vous monte au visage, jamais cela ne sera; bienheureux serons-nous si nous pouvons avoir cette perfection un quart d’heure devant que 27 mourir. Mais de garder de la sécheresse d’esprit, en sorte que nous ne parlions pas, après que le sentiment est passé, avec autant de confiance, de douceur et de tranquillité qu’auparavant, cela il faut avoir un grand soin de ne le pas faire. — Vous dites que vous renvoyez bien loin le sentiment, mais que cela ne laisse pas de demeurer.— Je réponds, ma chère fille, que vous le renvoyez peut-être comme font les citoyens d’une ville dans laquelle se fait la nuit une sédition; ils chassent les séditieux et ennemis, mais ils ne les mettent pas hors la ville, si qu’ils se vont cachant de rue en rue, jusques à ce que le jour vient, qu’ils se jettent sur les habitants et demeurent enfin les maîtres. Vous rejetez le sentiment que vous avez de la correction qui vous est faite, mais non pas si fortement et soigneusement qu’il ne se cache en quelque petit coin de votre coeur, au moins une

27. avant de

partie du sentiment. Vous ne voulez pas avoir du sentiment, mais aussi vous ne voulez pas soumettre votre jugement qui vous fait accroire que la correction n été faite mal à propos, ou bien qu’elle a été faite par passion ou chose semblable: qui ne voit que ce séditieux se jettera sur vous et vous accablera de mille sortes de confusions, si promptement vous ne le chassez bien loin?

Mais que faut-il faire en ce temps-là ? Il faut se serrer autour de Notre-Seigneur et lui parler de quelque autre chose. — Mais votre sentiment ne s’accoise 28 pas, ains il vous suggère de regarder le tort que l’on vous fait. — O Dieu ! ce n’est pas le temps de soumettre son jugement pour lui faire croire et confesser que la correction est bonne et qu’elle a été bien faite à propos; ô non ! c’est après que votre âme est raccoisée 29 et tranquillisée, car pendant le trouble il ne faut pas dire ni faire aucune chose, sinon demeurer fermes et résolues de ne consentir point à notre passion, pour raison que nous eussions de le faire. Jamais nous ne manquerions de raisons en ce temps-là, il nous en viendrait à la foule 30 : mais il n’en faut pas écouter une seule, pour bonne qu’elle puisse sembler: il se faut tenir proche de Dieu, comme j’ai dit, nous divertissant, après nous être humiliés devant sa Majesté.

Mais remarquez ce mot que je me plais grandement à dire à cause de son utilité : humiliez-vous d’une humilité douce et paisible, et non pas d’une humilité chagrine et troublée, car c’est notre malheur : nous portons devant Dieu des

28. se calme — 29. calmée — 30. en foule, en quantité

actes d’humilité dépiteux et ennuyeux 31, et par ce moyen nous ne raccoisons pas nos esprits et ces actes sont infructueux. Mais si, au contraire, nous faisions ces actes devant la divine Bonté, avec une douce confiance, nous sortirions de là tout rassérénés et tout tranquillisés, et désavouerions par après toutes les raisons, bien souvent et pour l’ordinaire irraisonnables, que notre jugement et notre amour-propre nous suggéreraient, et nous irions avec autant de facilité parler à ceux qui nous ont fait la correction comme auparavant. — Vous vous surmontez bien, dites-vous, à leur parler; mais s’ils ne vous parlent pas comme vous désirez, cela redouble la tentation. —Tout cela provient du même mal que nous avons dit; que vous doit-il importer que l’on vous parle d’une façon ou d’une autre, pourvu que vous fassiez votre devoir?

Tout compté et rabattu, il n’y a point d’homme qui n’ait d’aversion à la correction. Saint Pacôme, après avoir vécu quatorze ou quinze ans ès déserts en grande perfection, eut une révélation de Dieu qu’il gagnerait une grande quantité d’âmes, et que plusieurs viendraient dans le désert se ranger sous sa conduite. Il avait déjà quelques Religieux avec lui, et le premier qu’il avait reçu était son frère, nommé Jean, qui était son aîné. Saint Pacôme donc, ayant eu cette révélation, commença à faire agrandir son monastère, faisant faire quantité de cellules; son frère Jean, ou pour ne savoir pas son dessein, ou pour le zèle qu’il avait à la pauvreté, comme étant son aîné

31. ennuyés

lui fit un jour une grande correction, lui disant si c’était ainsi qu’il voulait imiter Notre-Seigneur lequel n’avait pas eu où reposer son chef c tandis qu’il était en cette vie, faisant faire un si grand couvent; que c’était bien perdre le temps, et plusieurs semblables choses. Saint Pacôme, tout parfait qu’il était, eut tellement du sentiment de cette correction, qu’il se tourna de l’autre côté, afin, si je ne me trompe, que sa contenance ne fit paraître son ressentiment. II s’en alla tout de ce pas se jeter à genoux devant Dieu, demandant pardon de sa faute, et se plaignant de quoi, après avoir tant demeuré dans le désert, il n’était point encore mortifié, ce disait-il. Il fit une prière si fervente et si humble, qu’il obtint la grâce de n’être jamais plus sujet à l’impatience. Et saint François même 32, sur les derniers temps de sa vie, après tant de ravissements, d’unions amoureuses, après avoir tant fait pour la gloire de Dieu et s’être surmonté en tant de sortes, un jour qu’il plantait des choux dans le jardin, il arriva qu’un Frère, voyant qu’il ne les plantait pas bien, l’en reprit; et ce Saint fut saisi d’un si puissant mouvement de colère de se voir repris, qu’il prononça à moitié une injure à son Frère qui l’avait repris. Il ouvrit la bouche pour la prononcer, mais il se retint, et prenant du fumier qu’il enterrait avec les choux : Ah ! méchante langue, dit-il, je t’apprendrai bien s’il faut que tu injuries ton frère;

e. Mt 8,20 Lc 9,58.

32. Les Soeurs qui ont rédigé cet Entretien ont commis ici une méprise. Le fait qu’elles rapportent est arrivé, non pas à saint François d’Assise, mais à l’un de ses disciples nommé Barbarus.

et soudain il se prosterna à deux genoux, suppliant le Frère de lui pardonner. Or, quelle apparence y a-t-il, je vous prie, que nous autres nous étonnions de nous voir prompts à la colère et sentiment, quand l’on nous reprend ou que l’on nous fait quelque contradiction ? Mais il faut tirer l’exemple de ces Saints, lesquels se surmontèrent tout incontinent, l’un recourant à la prière, et l’autre demandant humblement pardon à son Frère, et ne firent rien ni l’un ni l’autre en faveur de leur sentiment, mais s’amendèrent et firent leur profit de la correction.

Vous me dites que vous acceptez de bon coeur la correction, que vous l’approuvez et trouvez juste et raisonnable, mais que cela vous donne une certaine confusion à l’endroit de la Supérieure, parce que vous l’avez fâchée, ou baillé occasion de se fâcher, qui vous ôte la confiance de vous approcher d’elle, nonobstant que vous aimiez l’abjection qui vous revient de la faute.— Cela se fait, ma chère fille, par le commandement de l’amour propre. Vous ne savez peut-être pas qu’il y a un certain monastère en nous-mêmes, dont l’amour-propre est le supérieur, et partant, il impose des pénitences ; et cette peine est une pénitence qu’il vous impose pour la faute que vous avez faite d’avoir fâché la Supérieure, parce que peut-être elle ne vous estimera pas tant comme elle eut fait si vous n’eussiez pas failli.

J’ai assez parlé pour ceux qui reçoivent la correction; il faut que je dise ce mot pour ceux qui la font. Outre qu’ils doivent avoir une grande discrétion pour bien prendre le temps, ils ne se doivent jamais offenser ni étonner de voir que ceux à qui ils la font en ont du ressentiment, tandis qu’il ne leur saute pas aux yeux; car c’est une chose bien dure à une personne de se voir corriger. C’est assez pour ce point : que dites-vous davantage?

Comme vous pourriez faire pour porter votre esprit en Dieu de 33 toutes choses, sans regarder ni à droite ni à gauche? — Ma chère fille, j’aime bien votre proposition, d’autant qu’elle porte sa réponse quant et elle : il faut faire ce que vous dites, aller à Dieu de toutes choses, sans regarder ni à droite, ni à gauche. — Ce n’est pas cela que vous voulez dire, mais comment vous pourriez faire pour l’affermir tellement en Dieu que rien ne le puisse détacher ni retirer. — Deux choses sont nécessaires pour cela à savoir, mourir et être sauvé, car après cela il n’y aura jamais de séparation, et notre esprit sera invariablement attaché et uni à son Dieu. — Vous dites que ce n’est pas encore cela, mais que c’est que vous pourriez faire pour empêcher que la moindre mouche ne retire votre esprit de Dieu, ainsi qu’elle fait ; vous voulez dire la moindre distraction.—Pardonnez-moi, ma fille, la moindre mouche de distraction ne retire pas votre esprit de Dieu, ainsi que vous dites, car rien ne nous retire de Dieu que le péché; et en vertu de la résolution que nous avons faite le matin de tenir notre esprit uni à Dieu et attentif à sa présence, nous y demeurons toujours, voire même quand nous dormons, puisque nous le faisons au nom de Dieu et selon sa très sainte volonté. Il

33. en

me semble même que sa divine Bonté nous dit. Dormez et vous reposez, et cependant 34 j’aurai les yeux sur vous pour vous garder et défendre du lion rugissant qui va toujours autour de vous pour penser vous défaire f. Voyez voir 35 donc si nous n’avons pas raison de nous coucher bien modestement, ainsi que nous avons dit. C’est le moyen de bien faire tout ce que nous faisons que d’être attentifs à la présence de Dieu, car nul ne l’offensera voyant qu’il le regarde. Les péchés véniels même ne sont pas capables de nous détourner de la voie qui nous conduit à Dieu : ils nous arrêtent sans doute un peu en notre chemin, mais ils ne nous en détournent pas pourtant, et beaucoup moins les simples distractions; et ceci je l’ai dit en l’Introduction.

Pour ce qui est de l’oraison, elle ne nous est pas moins utile ni moins agréable à Dieu pour ce que l’on y a beaucoup de distractions; ains elle nous sera peut-être plus utile que si nous y avions eu beaucoup de consolations, parce qu’il y a plus de travail, pourvu néanmoins que nous ayons la fidélité de nous en retirer et n’y laisser point arrêter l’esprit volontairement et destinément 36. C’en est de même de la peine que nous avons le long de la journée d’arrêter notre esprit en Dieu et aux choses célestes, pourvu que nous ayons soin de retirer notre esprit par le bras, pour l’empêcher de courir après les mouches et papillons, comme lait une mère laquelle est tendre de 37 son enfant.

f. 1P 5,5.

34. pendant ce temps — 35. voyez — 36. à dessein — 37. facile à émouvoir à l’égard de, facile à craindre pour

Elle voit que ce pauvre petit s’affectionne à courir après les papillons pensant de les attraper; elle le retient incontinent par le bras, lui disant : Mon enfant, tu te morfondras à courir après ce papillon au soleil, il vaut mieux que tu demeures auprès de moi. Ce pauvre enfant y demeure jusques à ce qu’il en revoie un autre, après lequel il serait aussi prêt de 38 courir si la mère ne le retenait comme devant 39. Et que faire là, sinon prendre patience et ne nous lasser point de notre travail, puisqu’il est pris pour l’amour de Dieu?

Mais, si je ne me trompe, quand nous disons que nous ne pouvons trouver Dieu et qu’il nous semble qu’il est si loin de nous, nous voulons signifier que nous ne pouvons avoir le sentiment de sa présence; car il y a bien à dire entre avoir la présence de Dieu et être en sa présence, ou bien à avoir le sentiment de sa présence: n’est-ce pas cela que vous voulez dire? — Sans doute. — O ma fille, il n’y a que Dieu qui nous puisse faire cette grâce, car de nous donner les moyens d’acquérir ce sentiment il ne nous est pas possible.

Dites-vous comment il faut faire pour se tenir toujours avec un grand respect devant Dieu, comme étant très indigne de cette grâce ? — Il n’y a point d’autre moyen de le faire que comme vous dites : regarder qu’il est notre Dieu, et que nous sommes de faibles créatures, indignes de cet honneur; comme faisait saint François qui, interrogeant Dieu : « Qui êtes-vous, et qui suis-je ?» passa toute une nuit. Enfin vos demandes portent toutes leurs réponses.

38. à — 39. avant

Si vous me demandez : Comment pourrai-je faire pour acquérir l’amour de Dieu? — Eu le voulant aimer. Au lieu de vous appliquer à penser et demander: Comment pourrai-je faire pour unir mon esprit à Dieu ? mettez-vous en la pratique par une continuelle application de votre esprit en Dieu, et je vous assure que vous parviendrez bien plus tôt à votre prétention que non pas par aucune autre voie; car, à mesure que nous nous dissipons, nous sommes moins ramassés 40, et partant plus incapables de nous unir et j oindre avec la divine Majesté, qui nous veut tout sans réserve. Il y n certes des âmes qui s’amusent tant à penser comme elles feront, qu’elles n’ont pas le temps de faire; et en ce qui regarde notre perfection, qui consiste en l’union de notre âme avec la divine Bonté, il n’est question que de peu savoir et beaucoup faire. Il faut aller grandement simplement en cette sainte besogne, car ceux qui vont continuellement demandant le chemin le plus court pour aller en la ville où ils prétendent d’aller, courent fortune d’arriver plus tard que ceux qui, ayant enfilé 41 le grand chemin, ne s’en détournent point. Car les uns leur disent : Vous n’allez pas bien, le chemin que vous avez pris est le plus long; il faut retourner en derrière 42 et puis vous mettre 43 dans un tel chemin. Pendant qu’ils retournent en derrière, ils n’avancent pas, ni moins pendant qu’ils s’amusent à demander le chemin. Il me semble que ceux à qui l’on demande le chemin du Ciel ont grande raison de dire comme ceux

40. recueillis — 41. s’étant engagés tout droit dans — 42. en arrière — 43. engager

qui disent que pour aller à un tel lieu il faut toujours aller, mettant l’un des pieds devant l’autre, et que, par ce moyen on parviendra où l’on désire d’aller. Allez toujours, dit-on à ces âmes pleines de désirs de leur perfection, en la voie de votre vocation en simplicité, vous amusant plus à faire que non pas à désirer le plus court chemin.

Mais voici une finesse qu’il faut que vous me permettiez de découvrir, sans toutefois vous offenser. C’est que vous voudriez que je vous enseignasse une voie de perfection toute faite, ou une méthode de perfection tellement faite qu’il n’y eût qu’à la mettre sur votre tête comme vous jetteriez votre voile, et que par ce moyen vous vous trouvassiez toute parfaite sans peine, c’est-à-dire que je vous donnasse la perfection toute faite ; car, parce que je dis qu’il faut faire, cela n’est pas trouvé agréable; ce n’est pas ce que nous voudrions. Oh certes, s’il était à mon pouvoir, je serais le plus parfait homme du monde; car si je la pouvais donner aux autres sans qu’il fallût rien faire, je la prendrais premièrement pour moi. Il nous semble que la perfection est un art; que si l’on pouvait trouver son secret, on l’aurait tout incontinent sans peine. Certes, nous nous trompons; car il n’y a point de plus grand secret que de faire et travailler fidèlement en l’exercice du divin amour, si nous prétendons de nous unir au Bien-Aimé.

Mais je voudrais bien que l’on remarquât que quand je dis qu’il faut faire, j’entends toujours parler de la partie supérieure de notre âme; car pour toutes les répugnances de l’inférieure, il ne s’en faut non plus étonner que les passants font des chiens qui aboient de loin. Ceux qui, étant en festin, vont picotant chaque mets, et en mangent de tous un peu, se détraquent fort l’estomac, dans lequel se fait une grande indigestion qui les empêche de dormir toute la nuit, ne pouvant faire autre chose que cracher. Ces âmes qui veulent savoir et goûter de toutes les méthodes et de tous les moyens qui nous conduisent ou peuvent conduire à la perfection en font tout de même; car l’estomac de leur volonté n’ayant pas assez de chaleur pour digérer et mettre en pratique tant de moyens, il se fait une certaine crudité et indigestion qui leur empêche le repos et la tranquillité de l’esprit auprès de Notre-Seigneur, qui est cet un nécessaire que Marie a choisi et ne lui sera point ôté g.

Passons maintenant à répondre à la question que vous me faites : comme il faut faire pour obéir bien simplement et purement à Dieu et à nos Supérieurs?— La demande est fort bonne, mais elle porte sa réponse : obéir purement, c’est obéir simplement à Dieu et à notre Supérieure. Vous pouvez doubler l’intention pour laquelle vous obéissez de plusieurs doublures : par exemple, vous habiller à la volonté de Dieu parce que vous savez que les récompenses des obéissants sont éternelles; de plus, parce que les désobéissants seront privés de la jouissance de Dieu : tout cela est bon, mais il n’est pas ni simple ni pur, parce qu’il est mêlé et doublé. De même, vous obéissez à vos Supérieurs voirement bien pour l’amour de

g. Lc 10,42.

Dieu, mais vous ajoutez à cette robe les doublures que nous avons dites, et de plus une certaine prétention de plaire et être estimée de la Supérieure: cela n’est pas obéir simplement et purement pour l’amour de Dieu. Ce désir de plaire à la Supérieure nous ôte bien souvent et le mérite de l’obéissance et la paix du coeur; car dès que nous voyons qu’elle n’est pas contente de nous, au lieu de serrer et caresser tendrement au fond de notre coeur cette abjection, nous nous inquiétons et troublons comme si notre bonheur dépendait de cela. Oh ! que l’âme, laquelle ne ferait rien pour ses Supérieurs eu égard à leurs personnes, ains aurait la fidélité de regarder toujours Dieu en eux et son saint amour, qu’elle ferait certes un grand bien pour elle! car le but et la fin de cette obéissance serait merveilleusement agréable à Dieu, qui doit être notre prétention et non pas les récompenses. Ainsi faisant, toutes sortes de Supérieurs nous seront indifférents, parce que nous trouverons Dieu en tous.

Dites-vous, ma Mère, si les Supérieurs ont le pouvoir de commander à leurs inférieurs des choses qui soient contre les commandements de Dieu ou de son Eglise? — Non, certes, bien que ce soit sous prétexte de les éprouver; car leur autorité est subordonnée aux commandements de l’Eglise, comme ceux de l’Eglise sont subordonnés, je veux dire sujets à ceux de Dieu; et si bien je sais que plusieurs l’ont fait, je crois qu’ils ne l’ont fait que par une grande simplicité, tant en ceux qui commandaient qu’en ceux qui obéissaient. La simplicité leur sert d’excuse. Plusieurs, par simplicité, ont fait de ces obéissances que, s’ils eussent eu plus d’entendement, ne les eussent pas faites ou dû faire.

Mais je dirai pourtant que les Supérieurs et Supérieures qui sont approuvés du Pape, ont l’autorité de dispenser leurs inférieurs de certains commandements de l’Eglise, quand ils voient quelque sorte de nécessité. Par exemple, la Supérieure voit une Soeur toute langoureuse, qui se trouve un peu mal un jour de jeûne : elle peut et doit lui commander librement de ne pas jeûner; je dis pour des jours particuliers, car pour ne point jeûner de tout le Carême, il faut avoir la dispense du confesseur, et pour les viandes prohibées il faut avoir aussi la dispense d’ailleurs. — Mais il vous vient du doute si cette fille a assez de mal pour ne pas jeûner.— Oh certes, il ne faut pas grande considération pour le regard jeûne, ains il vaut toujours mieux pencher du côté de la charité que de l’austérité, car c’est l’intention de la sainte Eglise. Mais si la fille juge qu’elle pourra bien jeûner, elle le peut dire en simplicité à la Supérieure; que si nonobstant la Supérieure persévère à dire qu’elle ne jeûne pas, lors il le faut faire sans scrupule; mais si elle vous remet à votre volonté, faites alors ce que vous voudrez. L’on peut, sans rompre en point de façon le jeûne, prendre deux ou trois morceaux de pain avec un peu de vin, le matin et emmi la journée. Ceux qui le feraient sans nécessité, manqueraient à la sobriété, mais non pas au jeûne; il faut pourtant demander toujours congé de ce faire. Si un jour de jeûne

45. pour ce qui concerne le

vous vous trouviez un peu mal et fissiez une mine mélancolique, bien que vous ne veuillez pas, ni ayez besoin de rien prendre, je vous dis, nia chère fille, au lieu de deux doigts de pain et de vin, prenez deux doigts de courage et de vigueur, afin de ne pas, par votre mine malade, rendre les autres malades pour l’appréhension qu’elles prendront de votre mal. Je vous dirai bien plus, pour vous montrer combien la sainte Eglise n’est pas si austère en ses commandements : vous avez une Soeur malade un jour de fête; elle n’a néanmoins que la fièvre tierce, mais son accès lui prend pendant le temps de la Messe; elle se passera bien, ce semble, que personne demeure auprès d’elle pour demi-heure que durera la sainte Messe. Je vous dis que vous pouvez perdre la Messe pour demeurer auprès d’elle, bien qu’il n’en dût point arriver de mal à la malade de la laisser. Enfin, il faut toujours excéder du côté de la charité en tout ceci, et pour les jeûnes particulièrement, quand on prend d’ailleurs quelque travail pour la charité.

Que dites-vous, ma chère fille, comment vous pourrez faire pour bien affermir vos résolutions et faire qu’elles réussissent en effet ? — Il n’y a point de meilleur moyen que de les mettre en pratique. — Mais dites-vous que vous demeurez toujours si faible que, encore que vous fassiez souvent des fortes résolutions de ne pas tomber en l’imperfection dont vous désirez de vous amender, l’occasion se présentant, vous ne laissez pas toujours de donner du nez en terre.— Vous voulez que je vous dise la cause pourquoi nous demeurons faibles ? C’est: parce que nous ne nous voulons pas abstenir des viandes malsaines : comme une personne, laquelle voudrait bien n’avoir point de mal d’estomac, demanderait à un médecin comme elle pourrait faire; il lui répondrait : Ne mangez point de telle et telle viande, parce qu’elle engendre des crudités qui causent par après des douleurs; elle ne s’en voudrait pourtant pas abstenir. Nous en faisons de même : nous voudrions, par exemple, bien aimer la correction, mais nous voulons néanmoins être estimés; oh t c’est une folie, cela ne se peut. Vous ne sauriez être forte à supporter courageusement la correction tandis que vous mangerez de la viande de cette estime propre.— Oh je voudrais bien tenir mon âme bien recueillie, et néanmoins je ne veux retrancher tant de sortes de réflexions inutiles.— Cela ne se peut.— Mon Dieu’ que je voudrais bien être ferme et invariable en mes exercices, mais je voudrais bien aussi n’y avoir pas tant de peine : en un mot, je voudrais trouver la besogne toute faite.— Cela ne se peut tandis que nous serons en cette vie, car nous aurons toujours à travailler. La fête de la Purification, comme je vous ai dit déjà une fois, n’a point d’octave.

Il faut que nous ayons deux égales résolutions: de voir croître des mauvaises herbes en notre jardin, et d’avoir le courage de les vouloir arracher; car notre amour-propre ne mourra point tandis que nous vivrons, lequel est celui qui fait ces impertinentes 46 productions. Ce n’est pas être faible que de tomber quelquefois en des péchés véniels, pourvu que nous nous en relevions tout

46. déplacées

incontinent par un retour de notre âme en Dieu, nous humiliant tout doucement. Et ne faut pas que nous pensions de pouvoir vivre sans en faire toujours quelques-uns, car il n’y a eu que Notre-Dame qui ait eu ce privilège. Certes, si bien ils nous arrêtent un peu, comme j’ai dit, ils ne nous détournent pourtant pas: un simple retour à Dieu les efface. Et ce que l’on dit que la bénédiction de l’Evêque et l’eau bénite les effacent, n’est pas en vertu de la bénédiction, mais en vertu de l’acte d’humilité que l’on fait en la recevant, et en vertu du retour que nous faisons de notre esprit en Dieu.

Vous demandez s’il faut toujours prendre l’eau bénite en faisant certaines considérations que les livres enseignent. Oh ne pensez pas que tout ce qu’ils enseignent doive être pratiqué par les personnes qui sont déjà parvenues en ce degré que de faire cette pratique de retourner leur esprit à tous propos du côté de la divine Majesté par une certaine affection contemplative; car tout cela nuirait à leur simplicité. Ceux qui voudront faire une considération sur l’eau bénite en la prenant, et puis une faisant la révérence au Crucifix, et puis une autre sur la présence du Saint-Sacrement, sur le signe de la Croix et choses semblables; ou bien, qui voudrait prendre la considération de la vie, mort et passion de Notre-Seigneur, particularisant sur tous les points, dès le commencement jusques à la fin, qui ne voit qu’il n’aurait pas le temps durant une Messe de faire une bonne affection ou une résolution, qui est le plus utile ? Certes, l’intention d’aller à l’église pour adorer Dieu comprend par éminence toutes ces considérations particulières, et se tenir en cette affection ou à une autre, si elle vous vient, durant la Messe, c’est une très bonne façon de l’entendre. Enfin, la multiplicité des sujets dissipe notre coeur et notre esprit, et l’empêche et divertit de cette simplicité amoureuse qui rend notre âme si agréable à Dieu. Tout cela est bon à 47 ceux qui ne savent pas faire autre chose de ce qui est mieux, et cela tient leur esprit en règle.

Vous voulez encore savoir si vous devez toujours faire des résolutions, encore que vous voyez bien que, selon votre ordinaire, vous ne les pratiquez pas. Oh certes, il ne faut jamais cesser de les faire, quand bien nous verrions qu’il est impossible de les pratiquer lorsque l’occasion s’en présentera, et cela avec plus de fermeté que si vous sentiez en vous assez de courage pour réussir 48 de votre entreprise, disant à Notre-Seigneur : Il est vrai que je n’aurai pas la force de faire ou supporter une telle chose de moi-même, mais je m’en réjouis, d’autant que ce sera votre force qui le fera en moi h; et sur cet appui, allez en la bataille courageusement, et ne doutez point que vous ne remportiez la victoire. Notre-Seigneur fait envers nous tout de même comme 49 bon père ou une bonne mère, laquelle laisse marcher son enfant tout seul lorsqu’il est sur une douce prairie où l’herbe est grande, ou bien dessus la mousse, car si bien il vient à tomber, il ne se fera pas grand mal; mais aux mauvais et dangereux chemins,

h. 2Co 12,9-10.

47. pour — 48. venir à bout — 49. qu’un

il est porté soigneusement entre ses bras. Nous avons vu souvent des âmes supporter courageusement des grands assauts sans être vaincues par leurs ennemis, ains demeurer victorieuses, lesquelles par après ont été vaincues en des bien légers rencontres Et pourquoi cela, sinon parce que Notre-Seigneur, voyant qu’elles ne se feraient pas grand mal en tombant, les n laissées marcher toutes seules, ce qu’il n’a pas fait lorsqu’elles étaient dans les précipices des grandes tentations, d’où Dieu les a tirées par sa main toute-puissante. Sainte Paule, laquelle fut si généreuse à se déprendre du monde, quittant la ville de Rome, tant de commodités, et dont la tendreté de l’affection maternelle ne put ébranler le coeur résolu de quitter tout pour Dieu, après avoir fait toutes ces grandes merveilles, elle se laissa surmonter par la tentation de son propre j ugeitent qui lui fit accroire qu’il ne se fallait pas soumettre à l’avis de tant de saints personnages qui voulaient qu’elle retranchât quelque chose de son austérité ordinaire : en quoi saint Jérôme avoue qu’elle était répréhensible.

Il sera facile de répondre à votre demande, nia chère fille, qui est, lequel vous devez faire, ou la simplicité ou la charité, s’entend la pratique de l’une ou de l’autre quand elle se rencontre en même sujet.— La charité est la principale vertu à laquelle toutes les autres sont et doivent être sujettes; mais en l’exemple que vous me donnez, il vaut mieux faire, ou pour mieux dire, pratiquer la simplicité car ce n’est pas un manquement de

50. de bien légères rencontres

charité de faire lever une Soeur pour vous laisser passer en la place qu’une autre vous présente. Je dis quand bien elle sera un peu incommodée de se lever, ou trop pressée dessus son siège, il vaut mieux aller eu la place que l’on vous présente, tout simplement, étant bien aise que la Soeur qui se lève fasse cette pratique de charité à votre occasion.

Dites-vous encore lequel vous devez faire quand une Soeur vous prie de faire quelque chose de sa charge, et laquelle vous ne pourriez faire sans manquer à ce qui est de la vôtre.— Par exemple: le souper ne pouvant pas être apprêté à l’heure, si vous faites ce de quoi elle vous prie, qui ne voit que si vous faisiez la condescendance à cette heure-là, ce serait au préjudice de l’obéissance et de la charité ? ce qui ne se doit jamais faire, quel prétexte que l’on ait. Il faudrait dire tout doucement à cette Soeur : Si vous pouviez attendre jusques à ce que j’aie fait ce que j’ai à faire de ma charge, je le ferai, mais je ne peux pas à cette heure. — Mais si ce que vous avez à faire n’était pas pressé, alors il le faudrait quitter promptement pour pratiquer la charité et la condescendance, faisant ce de quoi vous êtes priée.

Remarquons pour conclusion, que tout ce que nous avons dit des discours de la modestie, sont des choses bien délicates pour la perfection; et partant, que nulle de nous autres qui les avons entendues, n’ait s’il vous plaît à s’étonner si elle se trouve n’être pas encore parvenue à cette perfection, puisque, par la grâce de Dieu, nous avons tous le courage bon pour y vouloir prétendre. Ainsi soit-il.




F de Sales, Entretiens 9