F. de Sales, Lettres 237


LETTRE LXIII, A MADAME l'ABBESSE du puits-d'orbe.

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(Tirée de la Biblioth. du Collège des Jésuites, à Paris.)

Il proteste à madame l'abbesse du Puits-d'Orbe qu'il est tout dévoué au service de son ame et à la réforme de son monastère. Il l'avertit des contradictions qu'elle aura, et l'encourage à tenir ferme ; il veut qu'elle commence par travailler à l'intérieur. Il consent qu'elle renouvelle ses voeux entre ses mains par écrit. Il dit qu'il a écrit à M. son père pour le faire entrer dans ses vues. Il l'engage à prendre patience sur ce que leurs opinions ne cadraient pas tout-à-fait ensemble. Il lui envoie un écrit sur la méditation : c'est sans doute celui qui est dans cet ouvrage. Il ne peut lui assurer qu'il ira la voir dans sa maison. Il recommande la lecture de table, et de préparer les coeurs à la réforme par les entretiens spirituels et en insinuant l'amour de la perfection. Il lui conseille de suivre les avis du père de Villars, jésuite, et de ne point s'écarter de ceux qu'il lui a donnés. Il lui apprend la mort de M. l'évêque de Saluce. Il lui désigne les livres propres à son état et à son dessein. Enfin, par une apostille, il donne avis à l'abbesse que madame sa mère et lui veulent lui donner mademoiselle de Sales pour pensionnaire.



Sales, le 13 octobre 1604.

Madame, ma très-chère soeur et fille en notre Seigneur,

1. je vous veux-mettre ici quelques-points à part que je désire vous être particuliers.

Je vous supplie par les entrailles de notre Seigneur de croire, sans aucunement douter, que je suis entièrement et irrévocablement au service de votre ame, et que je m'y emploierai de toute l'étendue de mes forces, avec toute la fidélité que vous sauriez jamais souhaiter. Dieu le veut, et je le connais fort bien : je. ne puis rien dire davantage. Sur ce bon fondement j'appliquerai mon esprit et mes prières à penser, en tout ce qui sera utile et requis pour faire une parfaite réformation de tout votre monastère ; ayez-seulement un grand courage et plein d'espérance. C'est tout ce qu'il nous faut pour le présent ; car vous serez assaillie sans doute ; mais, avec l'esprit d'une douce vaillance nous chevirons de ce bon dessein, Dieu aidant ; et pour le présent il faut bien établir l'intérieur de vos coeurs et le vôtre surtout, car c'est la vraie et solide méthode; et dans quelque temps nous établirons à l'extérieur à l'édification de plusieurs âmes. Croyez que j'y penserai à bon escient. Quant au désir que vous avez de refaire vos voeux entre mes mains et m'en envoyer un écrit, puisque vous estimez que cela vous donnera tant de repos, j'en suis content, pourvu que vous ajoutiez à l'écrit cette condition, à l'endroit où vous parlerez de moi, sauf Vautorité de tous légitimes supérieurs, et ne faut pas que rien de cela se sache.

J'écris à 31 votre père et le mien une lettre propre, à mon avis, pour gagner son esprit à notre dessein, lequel je ne lui dépeins pas si grand comme il est, parce que cela le rebuterait, lui étant proposé tout à coup; et petit à petit il le goûtera indubitablement. Je me dispense un peu de vous eh cette lettre-là ; mais vous savez bien que ce n'est tout que,pour la gloire de Dieu et votre bien, à quoi je regarde sans plus en tout ceci. Je sais que vous me tenez pour-trop vôtre pour interpréter aucune chose venante de moi qu'à bien et à droite intention. Il faut avoir patience en ce qu'il veut ses opinions être suivies, car il fait tout par excès d'amitié ; et j'espère qu'ainsi, comme je lui écris, nous gagnerons beaucoup sur lui. J'écris un mot à madame votre soeur (1), que je ne puis qu'aimer extrêmement étant ce qu'elle est (2). M. votre père me semble le désirer par la lettre qu'il m'a écrite.

J'ai bien peur que l'écrit de la méditation ne soit si mal fait que vous ne sachiez pas le lire. Vous prendrez la peine, s'il vous plaît, de le faire mettre au net pour le pouvoir lire avec plus de fruit. J'étais si indisposé quand je le fis écrire, que je ne pus y mettre la main pour l'écrire, me contentant de le dicter.

Il n'y a nulle apparence humaine que je puisse jamais avoir la consolation de voir le Puits-d'Orbe ; mais le grand désir duquel je suis porté à votre service spirituel, me fait espérer que notre Seigneur m'y conduira par sa providence quand il en sera temps (3), si ma chétive coopération est requise à votre bon dessein.

(1) Madame la présidente Brulart.
(2) Dans la pratique d'une solide piété.
(3) Cela est arrivé en 1608.


2. Persévérez à faire lire à la table, et même quelquefois en votre chambre, en compagnie de vos soeurs. Il faut disposer petit à petit la matière de l'entière réformation ; et la plus grande préparation c'est de rendre les coeurs doux, traitables et désireux de la perfection.

Prévalez-vous de l'assistance du bon père de Villars, lequel, en réponse du billet que je vous donnai à SaintTCIaude, m'écrit qu'il aura un particulier soin de vous servir. Vous ferez bien de vous arrêter aux dévotions que je vous ai présentées, et de ne point varier sans m'en avertir; Dieu aura agréable votre humilité en mon endroit, et vous les rendra fructueuses.

3. M. l’évêque de Saluée est décédé depuis peu (1). C'était l'un des plus grands serviteurs de Dieu qui fût de cet âge, et de mes plus intimes amis : il fut fait évêque en un môme jour avec moi. Je vous demande un chapelet pour son repos ; car je sais que si je fusse trépassé devant lui, il m'en eût fait faire la charité comme cela partout où il eut du crédit. Si j'eusse eu le temps à moi, je vous eusse écrit en meilleur ordre ; mais tout ce que j'écris, ce n'est que par morceaux, selon le loisir que je puis avoir. Croyez que j'ai bien besoin de vos prières.

4. Les livres que vous pouvez avoir pour le présent, sont : Platus, Du bien de l'état de religion; Le Gerson des religieux, de Luce Pinelli; Paul Morigie, de l'Institution et commencement des religions ; les oeuvres de Grenade, imprimées nouvellement à Paris ; Bellintany, de l'Oraison mentale; les Méditations de Capiglia, chartreux; celles de S. Bonaventure; le Désirant; les oeuvres de François Arrias; et surtout l'Imitation de Notre-Dame ; les oeuvres de la mère Thérèse ; le Catéchisme spirituelle Cacciaguerre, et ses autres oeuvres. Cela vous suffira, ou une partie avec ceux que je sais que vous avez déjà. Dieu, notre chère soeur, soit votre conducteur, protecteur et conservateur, votre prétention et votre confiance.

 Amen. Votre, etc.


5. Madame, j'oubliois presque de vous dire que ma mère et moi avons fait un projet de vous envoyer, après l'hiver prochain, ma jeune soeur que vous vîtes à Saint-Claude, en intention que si Dieu la favorise de l'inspiration d'être religieuse, elle le soit, le temps étant venu, par votre grâce et assistance ; trop heureuse qu'elle sera d'arriver en cette maison-là à même temps que la dévotion s'y allumera. Que si elle n'est pas digne de ce lieu, ou moi de ce contentement, au moins aura-t-elle ce bonheur, où qu'elle aille, d'avoir été en si bon lieu. Et le tout se fera, Dieu aidant, sans aucune incommodité de personne, sinon celle de son esprit. Voyez, madame ma chère soeur, si nous voulons nous obliger bien étroitement à votre service ; cela dit sans cérémonie.

(1) Le père Juvénal Ancina, auparavant prêtre de l'Oratoire de Rome, dont il est parlé à la fin de la lettre suivante.



LETTRE LXIV, A SA SAINTETÉ LE PAPE CLÉMENT VIII:

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Annecy, le 27 octobre 1604.

Contendit a summo pontifice, ut ratam habeat Fulliensium suflectionem in monasterium Sanctae-Mariae-de-Abundantia, aliis monachis indèeitur-batis.



Beatissime pater;

Bonis religiosis melius nihil esse; malis nihil pejus, et veteres dixerunt, et hoc aetate ita compertum est, ut de illis cum Jeremia dici merito possit, « si ficus sint bonae, bonas valde esse ; si malae, malas valde. »

Nulla vero orbis catholici dioecesis malarum istarurn ficuum nocumentis adeo patet, quam ista Gebennensis, qua nulla magis bonarum ficuum proventu recreanda foret.

Hic enim, pater beatissime, in ipsa certaminis acie constituti, inimicorum vires cominus experimur, quorum ingenium est, ex moribus nostrorum depravatis, Ecclesia; illibatam doctrinam carpere, ac infirmas populi mentes dejicere.

Quo nomine eo magis dolendum est, inter multa monasteria variorum ordinum, quoe in hac dioecesi sunt oedificata, vix unum reperiri posse, in quo religiosa disciplina labefactata, imo potius conculcata penitus non fuerit, ut nequidem vestigium veteris illius flammoe appareat; adeo obscuratum est aurum, et mutatus est color ejus optimum (
Lm 4,6).

Cui quidem malo, nullo praesentiore remedio, medieinam fieri posse existimant periti rerum aestimatores, quam si ex reformatis et recenti Spiritus sancti igne accensis et inflammatis congregationibus viri religiosi adducantur, et in locum eorum (ut modestissime dicam) qui terram hactenus perperam occupaverunt, sufficiantur.

Hoc consilio adductus est Vespasianus Agacia, ut monasterium Sanctte-Mariae-de-Abundantiâ, cujus ille abbas commendatarius extitit, religiosis sancti Bernardi Fulliensibus, quorum bonus odor multis jam in locis manavit, si qua fieri posset operà, attribueret et commiteret, amotis inde sex monachis, omnibus prope modum senio ac disciplinas religiosae crassissimâ ignorantiâ non laborantibus modo, sed penè confectis.

Res sane bona, et omni acceptione digna, ut pro spinis flores in hortum Ecclesioe inferantur.

Id autem ut succederet, omnia cum generali Fulliensis illius congregationis parafa ac deliberata sunt, quoe in eam rem necessaria videbantur : ita ut id proeter unum, sed illud quidem maximum ac praecipuum, desiderari posse videatur ; sedis nimirum apostolicae beneplacitum, quo omnia hoec et fiant, et facta constent ac firmentur.

Cum autem hujus rei utilitas in hanc ovilis Dominici partem, cujus curam apostolica vestra providentia mihi demandavit, primum derivandasit, non debui committere, quin ego quoque, humillimis ad pedum oscula precibus a beatitudine vestra efflagitem, ut suam paternam et apostolicam gratiam huic negotio liberaliter impertiri dignetur. Christus Dominus sanctitatem vestram quam diutissime nobis conservet incolumem ! Beatitudinis vestrae, etc.



Il prie le pape de ratifier l'établissement des pères Feuillants au monastère de Notre-Dame-d'Abondance, à la place des moines qu'on en avait chassés.



Très-saint Père,

1. Les anciens ont dit, et nous en faisons l'expérience, qu'il n'est rien de meilleur que les bons religieux, et rien de pis que les mauvais; de façon qu'on peut justement leur appliquer ce que Jérémie dit des figues que Dieu lui avait montrées dans une vision mystérieuse : « Si les figues sont bonnes, elles sont très-bonnes; mais si elles sont mauvaises, elles sont très-mauvaises.» (Jr 24,3)

Or il n'y a point de contrée en la chrétienté plus exposée aux effets pernicieux de ces mauvaises figues, que le diocèse de Genève, qui cependant aurait, plus que tout autre, tant de besoin de n'en avoir que de bonnes.

Car c'est ici, très-saint père, que, placés au front de l'armée, nous sommes plus exposés aux assauts des ennemis, dont le génie est de rejeter sur la saine doctrine de l'Église les égarements des catholiques et la dépravation de leurs moeurs, et d'en profiter pour séduire les esprits faibles.

Assurément il est bien douloureux qu'entre tant de monastères de divers ordres établis dans ce diocèse, à peine il s'en trouve un seul où la discipline religieuse ne soit non-seulement ébranlée et endommagée, mais même tout-à-fait détruite et foulée aux pieds ; en sorte qu'il ne paraît plus aucun vestige de cette ancienne flamme et de ce feu tout céleste : tant il est vrai que l'or s'est obscurci, et que sa belle couleur est passée (Lm 4,1).

2. Les personnes les plus censées ne trouvent point de meilleur remède à ce mal, que de tirer des congrégations nouvellement réformées et animées de l'esprit de Dieu, de saints religieux, pour les mettre en la place de ceux qui, pour ne rien dire de plus, ont occupé la terre en vain (Lc 13,7). C'est pour cette raison que l'abbé commendataire du monastère de Notre-Dame-d'Abondance, nommé Vespasien Agacia, a résolu de donner cette maison aux religieux Feuillants, qui suivent la règle de S. Bernard, dont la bonne odeur s'est répandue dans beaucoup d'endroits, et d'en bannir six vieux moines scandaleux qui vivent dans la plus grossière ignorance de la vie religieuse.

C'est sans doute une très bonne chose, et qui mérite d'être prise à coeur (1Tm 1,15), qu'on plante des fleurs dans le jardin de l'Église, et qu'on en arrache les épines.

Or, afin de réussir plus sûrement dans son projet, l'abbé en a déjà traité avec le général des Feuillants, et a fait avec lui les arrangements nécessaires ; et il ne reste plus, pour y mettre la dernière main et rendre l'établissement solide à perpétuité, que l'approbation du Saint-Siège.

Comme l'utilité de cette bonne oeuvre se fera ressentir à cette partie du troupeau de Jésus-Christ que votre sollicitude apostolique m'a confiée, je n'ai pas dû manquer de me jeter aux pieds de votre sainteté, pour la supplier qu'elle daigne favoriser cette entreprise. Que notre Seigneur Jésus-Christ vous conserve pour nous de longues années en parfaite santé! J'ai l'honneur d'être, avec le plus profond respect, très-saint père, de votre sainteté, etc.




LETTRE LXV;

S. FRANÇOIS DE SALES, A MADAME L'ABBESSE DU PUITS-D'ORBE.

(Tirée du Monast. de la Visitât, du Puits-d'Orbe.)

De la clôture des religieuses ; règles sur la conduite d'une abbesse vis-à-vis de la mère prieure.

6 novembre 1604.

J'ai eu du contentement à savoir de vos nouvelles, après tant de temps que j'avais demeuré sans en recevoir, ma très-chère fille, par vous-même ; car que me peuvent dire de certain de vous ni de vos affaires tous les autres ?

Mais, ma très-chère fille, tous les remèdes humains se sont trouvés inutiles pour la guérison de cette pauvre jambe, qui vous donne une peine qu'il faut sagement convertir en pénitence perpétuelle. A la vérité, j'ai toujours eu cette cogitation que toutes ces applications réussiraient très-mal, et que c'était un coup que la providence céleste vous avait donné, afin de vous donner sujet de patience et de mortification. O quels trésors pouvez-vous assembler par ce moyen ! Il le faut faire dorénavant, et vivre pomme une véritable rose entre les épines (1).

Mais on m'a écrit que vous étiez au Puits-d'Orbe avec de vos filles, et que le reste était demeuré à Châtillon : cela est vrai; car je l'eusse deviné. Mais c'a été pour peu, ce me dites-vous, et pour un bon et légitime sujet : je le crois ; mais croyez-moi aussi, ma chère fille, que comme les filles qui ont quitté le monde devraient ne le jamais vouloir voir, aussi le monde qui a quitté les filles ne les voudrait jamais voir ; et pour peu qu'il les voie, il s'en fâche et murmure. C'est la vérité aussi que l'on perd toujours quelque chose aux sorties, qui peuvent, voire même avec quelque perte temporelle, être évitées. Pour cela,-si vous écoutez mes avis, vous sortirez le moins qu'il vous sera possible, et même pour ouïr les sermons, puisque vous avez bien le crédit d'avoir quelquefois le prédicateur, dans votre oratoire, qui dira des choses toutes propres pour votre assemblée. Certes, il faut avoir quelque égard à la voix commune, et faut beaucoup faire de choses pour éviter lés bruits des enfants du monde. Certes, si je savais, disait ce grand spectacle de religion et de dévotion, saint Paul, si je savais qu'en mangeant de la chair, je donnasse du scandale au prochain, je n'en mangerais jamais (1Co 8,15). Contentez en cela messieurs vos parents, et je crois qu'après vous pourrez confidemment leur demander du secours pour vous bien loger ; car il me semble que je les vois qui disent: Pourquoi loger à commodité des filles qui sortent et vont parmi le monde ? Et le déplaisir qu'ils ont de ces sorties, fait qu'ils en exagèrent la quantité et qualité.

(1) Le Saint fait ici allusion au nom de l'abbesse, qui était Rose Bourgeois.



C'est l'ancienne coutume du monde, de trouver qu'il leur est loisible de parler des ecclésiastiques à toutes mains; et il croit que pourvu qu'il ait quelque chose à dire sur eux, il n'y aura plus rien à dire sur ses partisans.

Or sus, n'y aurait-il pas moyen que vous sussiez trouver le biais par lequel il faut prendre et garder le coeur de madame la prieure notre soeur; car, encore que, selon le monde, c'est aux inférieurs à rechercher la bienveillance des supérieurs, si est-ce que, selon Dieu et les apôtres, c'est aux supérieurs à rechercher les inférieurs et à les gagner. Car ainsi fait notre Rédempteur ; ainsi ont fait les apôtres; ainsi ont fait, font et feront à jamais tous les prélats zélés en l'amour de leur maître.

Je confesse que je n'admire nullement que vos proches se scandalisent de voir la froideur de l'amitié qui est entre deux soeurs naturelles, deux soeurs spirituelles, deux soeurs religieuses. Il faut remédier à cela, ma très-chère fille, et ne permettez pas que cette tentation dure. Il se peut faire qu'elle ait le tort; mais du moins avez-vous celui-là, de ne la pas ramener à votre amour par le témoignage continuel et inaccessible de celui que vous lui devez selon Dieu et le monde.

Vous voyez de quelle liberté j'use à vous dire mes sentiments, ma chère fille, que je désire être toute victorieuse de la victoire que l'apôtre annonce : Ne soyez point vaincus par le mal, mais vainquez le mal par le bien (Rm 12,21). Si je vous parlais autrement, je vous trahirais ; et je ne puis ni ne veux vous aimer que tout-à-fait paternellement, ma très-chère fille, que je prie Notre Seigneur de vouloir combler de ses grâces et consolations. Je salue très-humblement toute votre chère compagnie. Votre, etc.





LETTRE LXVI, A MADAME DE CHANTAL.

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Avis sur les tentations qu'exercent sur nous les sécheresses et l'impuissance de volonté relativement au service de Dieu ; moyen de les repousser et de nous en garantir.

21 novembre 1604.



Madame ma très-chère soeur,

1. Notre glorieuse et très-sainte maîtresse et reine, la vierge Marie de laquelle nous célébrons aujourd'hui la présentation, veuille présenter nos coeurs à son fils, et nous donner le sien.

Votre messager m'est arrivé au plus fort et malaisé endroit que je puisse presque rencontrer en la navigation que je fais sur la mer tempétueuse de ce diocèse. Ce n'est pas croyable combien vos lettres m'ont apporté de consolation. Je suis seulement en peine si je pourrai tirer de la presse de mes affaires le loisir qu'il faut pour vous répondre sitôt comme je désire, et si bien comme vous attendez. Je dirai ce que je pourrai tumultuairement ; et, s'il me reste quelque chose après cela, je vous l'écrirai dans bien peu de temps par homme de connaissance, qui va à Dijon et revient.

Je vous remercie de la peine que vous avez prise à me déduire l'histoire de votre porte de Saint-Claude, et prie ce béni saint, témoin de la sincérité et intégrité de coeur avec laquelle je vous chéris en nôtre Seigneur et commun maître, qu'il impètre de sa sainte bonté l'assistance du Saint-Esprit qui nous est nécessaire pour bien entrer au repos du tabernacle de l'Église.

2. Je viens à votre croix, et ne sais si Dieu m'aura bien ouvert les yeux pour là voir en ses quatre bouts. Je le souhaite infiniment, et l'en supplie, afin que je vous puisse dire quelque chose bien à propos. C'est une certaine impuissance, ce me dites-vous, des facultés ou parties de mon entendement, qui l'empêche de prendre le contentement de la considération du bien; et ce qui vous lâche le plus, c'est que, voulant lors prendre résolution, vous ne sentez point la solidité accoutumée; ains vous rencontrez une certaine barrière qui vous arrête tout court, et de la viennent les tourments des tentations de la foi. C'est bien dit, ma chère fille, vous vous exprimez bien ; je ne sais si-je vous entends bien.

Vous ajoutez que néanmoins la volonté, par la grâce de Dieu, ne veut que la simplicité et fermeté en l'Église, et que vous mourriez volontiers pour la foi d'icelle.

3. Oh ! Dieu soit béni, ma chère fille! L'infirmité n'est pas à la mort, mais afin que Dieu soit glorifie en icelle (
Jn 11,4). Vous avez deux peuples au ventre de votre esprit, comme il fut dit à Rebecca : l'un combat contre l'autre ; mais enfin le plus jeune surmontera l'ainé (Gn 25,21-22 25,25). L'amour-propre ne meurt jamais que quand nous mourons ; il a mille moyens de se retrancher dans notre âme, on ne l'en saurait déloger : c'est l'ainé de notre âme; car il est naturel, ou au moins connaturel : il a une légion de carabins avec lui, de mouvements, d'actions, de passions ; il est adroit, et sait mille tours de souplesse. De l'autre côté, vous avez l'amour de Dieu, qui est conçu après, et est puîné : il a aussi ses mouvements, inclinations, passions, actions. Ces deux enfants en un même ventre s'entrebattent comme Esaü et Jacob ; c'est pourquoi Rebecca s'écria : N'était-il pas mieux de mourir que de concevoir avec tant de douleurs (cf. Gn 25,22)? De ces convulsions s'ensuit un certain dégoûtement, qui fait que vous ne savourez pas les meilleures viandes. Mais que vous importe-t-il de savourer ou de ne savourer pas, puisque vous ne laissez pas de bien manger?

S'il me fallait perdre l'un des sentiments, je choisirais que ce fût le goût, comme moins nécessaire, voire même que l'odorat, ce me semble. Croyez-moi, ce n'est que le goût qui vous manque, ce n'est pas la vue : vous voyez, mais sans contentement ; vous mâchez le pain, comme si c'était des étoupes sans goût ni saveur. Il vous semble que vos résolutions sont sans force, parce qu'elles ne sont pas gaies ni joyeuses ; mais vous vous trompez, car l'apôtre S. Paul bien souvent n'en avait que de cette sorte-là (cf. Rm 7,21-25). Mais je m'arrête trop.

4. Vous ne vous sentez pas ferme, constante, ni bien résolue. Il y a quelque chose en moi, ce dites-vous, qui n'a jamais été satisfait; mais je ne saurais dire ce que c'est. Je le voudrais bien savoir, ma chère fille, pour vous le dire ; mais j'espère qu'un jour, vous oyant à loisir, je l'apprendrai. Cependant serait-ce point peut-être une multitude de désirs, qui fait des obstructions en votre esprit? J'ai été malade de cette maladie. L'oiseau attaché sur la perche se connaît attaché et sent les secousses de sa détention et de son engagement seulement quand il veut voler; et tout de même, avant qu'il ait ses ailes, il ne connaît son impuissance que par l'essai du vol.

Pour un remède donc, ma chère fille, puisque vous n'avez pas encore vos ailes pour voler, et que votre propre impuissance met une barrière à vos efforts, ne vous débattez-point, ne vous empressez point pour voler ; ayez patience que vous ayez des ailes pour voler, comme les colombes (cf. Ps 54,7). Je crains infiniment que vous n'ayez un petit trop d'ardeur à la proie, que vous ne vous empressiez et multipliiez les désirs un peu trop dru. Vous voyez la beauté des clartés, la douceur des résolutions : il vous semble que presque vous les tenez, et le voisinage du bien vous en suscite un appétit de même ; et cet appétit vous empresse et vous fait élancer, mais pour néant ; car le maître vous tient attachée sur la perche : ou bien vous n'avez pas encore vos ailes ; et cependant vous maigrissez par ce continuel mouvement du coeur, et alanguissez continuellement vos forces. Il faut faire des essais, mais modérés, mais sans se débattre, mais sans s'échauffer.

5. Examinez bien votre procédure en cet endroit : peut-être verrez-vous, que vous bandez trop votre esprit au désir de ce souverain goût qu'apporte à l'âme le ressentiment de la fermeté, constance et résolution. Vous avez la fermeté ; car qu'est autre chose fermeté, que de vouloir plutôt mourir qu'offenser ou quitter la foi? Mais vous n'en avez pas le sentiment ; car si vous l'aviez, vous en auriez mille joies. Or sus, arrêtez-vous, ne vous empressez point ; vous verrez que vous vous en trouverez mieux, et vos ailes s'en fortifieront plus aisément.

Cet empressement donc est un défaut en vous, et c'est je ne sais quoi qui n'est pas satisfait ; car c'est un défaut de résignation. Vous vous résignez bien, mais c'est avec un mais ; car vous voudriez bien avoir ceci et cela, et vous débattez pour l'avoir. Un simple désir n'est pas contraire à la résignation ; mais un pantellêment de coeur, un débattement d'ailes, une agitation de volonté, une multiplication d'élancements, cela indubitablement est faute de résignation. Courage, ma chère soeur ; puisque notre volonté est à Dieu, sans doute nous sommes à lui. Vous avez tout ce qu'il faut ; mais vous n'en avez nul sentiment : il n'y a pas grande perte en cela.

Savez-vous ce qu'il faut faire ? il faut prendre en gré de ne point voler, puisque vous n'avez pas encore vos ailes. Vous me faites ressouvenir de Moïse. Ce saint homme, arrivé sur le mont de Phasga, vit toute la terre de promission devant ses yeux ; terre à laquelle il avait aspiré et espéré quarante ans continuels, parmi les murmurations et séditions de son armée, et parmi les rigueurs des déserts : il la vit et n'y entra point, mais mourut en la voyant (cf. Dt 34,1-5). Il avait votre verre d'eau aux lèvres, et ne pouvait boire. O Dieu ! quels soupirs devait jeter cette âme ! Il mourut là plus heureux que plusieurs qui moururent en la terre de promission, puisque Dieu lui fit l'honneur de l'ensépulturer lui-même (Dt 34,6). Or sus, s'il vous fallait mourir sans boire de l'eau de la Samaritaine (Jn 4,15), qu'en serait-ce pour cela, pourvu que votre âme fût reçue à boire éternellement en la source et fontaine de vie (Ps 35,10)? Ne vous empressez point à de vains désirs, et même ne vous empressez pas à ne vous empresser point : allez doucement votre chemin, car il est bon.

Sachez, ma très-chère soeur, que je vous écris ces choses avec beaucoup de distraction, et que si vous les trouvez embrouillées, ce ne sera pas merveille, car je le suis moi-même ; mais, Dieu merci, sans inquiétude. Voulez-vous connaître si je dis vrai, que le défaut qui est en vous, c'est de cette entière résignation ? Vous voulez bien avoir une croix, mais vous voulez avoir le choix, vous la voudriez commune, corporelle, et de telle ou telle sorte. Et qu'est cela, ma fille très-aimée ? Ah ! non, je désire que votre croix et la mienne soient entièrement croix de Jésus-Christ; et quant à l'imposition d'icelles, et quant aux choix, le bon Dieu c'est ce qu'il fait et pourquoi : c'est pour notre bien sans doute. Notre Seigneur donna le choix à David de la verge de laquelle il serait affligé (2S 24,12-14), et Dieu soit béni ; mais il me semble que je n'eusse pas choisi, j'eusse laissé faire tout à sa divine majesté. Plus une croix est de Dieu, plus nous la devons aimer.

Or sus, ma soeur, ma fille, mon âme (et ceci n'est pas trop, vous le savez bien), dites-moi, Dieu n'est-il pas meilleur que l'homme ? mais l'homme n'est-il pas un vrai néant en comparaison de Dieu (Cf. Is 40,17)? Et néanmoins voici un homme, ou plutôt le plus vrai néant de tous les néants, la fleur de toute la misère, qui n'aime rien moins la confiance que vous avez en lui, encore que vous en ayez perdu le goût et le sentiment, que si vous en aviez tous les sentiments du monde: et Dieu n'aura-t-il pas agréable votre volonté bonne, encore qu'elle soit sans nul sentiment? Je suis, disait David, comme une vessie séchée à la fumée du feu (Ps 119,83) (1), qu'on ne saurait dire à quoi elle peut servir. Tant de sécheresses qu'on voudra, tant de stérilités, pourvu que nous aimions Dieu.

(1) S. François a rendu ce passage selon le texte hébreu, la Vulgate porte : Factus sum sicut uter in pruina : Je suis devenu comme une peau exposée à la gelée. Ps. 118, v. 83.



Mais, avec tout cela, vous n'êtes pas encore au pays où il n'y a point de jour ; car vous avez le jour parfois, et Dieu vous visite. Est-il pas bon, à votre avis ? Il me semble que cette vicissitude vous le rend bien savoureux. J'approuve néanmoins que vous remontriez à notre doux Sauveur, mais amoureusement et sans empressement, votre affliction ; et, comme vous dites, qu'au moins il se laisse trouver à votre esprit : car il se plaît que nous lui racontions le mal qu'il nous fait, et que nous nous plaignions de lui, pourvu que ce soit amoureusement et humblement, et à lui-même, comme font les petits enfants quand leur chère mère les a fouettés. Cependant il faut encore un petit souffrir, et doucement. Je ne pense pas qu'il y ait aucun mal de dire à notre Seigneur : Venez dans nos âmes.

6. Ce Seigneur sait si j'ai jamais communié sans vous dès mon départ de votre ville.

Non, cela n'a nulle apparence de mal ; Dieu veut que je le serve en souffrant les stérilités, les angoisses, les tentations, comme Job, comme S. Paul, et non pas en prêchant.

Servez Dieu comme il veut, vous verrez qu'un jour il fera tout ce que vous voudrez, et plus que vous ne sauriez vouloir. Les livres que vous lisez demi-heure sont Grenade, Gerson, la Vie de Jésus-Christ, mise en français du latin de Ludolphe, chartreux; la mère Thérèse; le Traité de l'affliction (1), que je vous ai marqué dans une précédente lettre.

Eh ! serons-nous pas un jour tous ensemble au ciel à bénir Dieu éternellement? Je l'espère et m'en réjouis.

7. La promesse que vous fîtes à notre Seigneur de ne jamais rien refuser de ce qui vous serait demandé en son nom, ne vous saurait obliger, sinon à le bien aimer ; c'est-à-dire, que vous pourriez l'entendre en telle façon que la pratique en serait vicieuse, comme vous donniez plus qu'il ne faut, et indiscrètement. Cela donc s'entend, en observant la vraie discrétion ; et, en ce cas-là, ce n'est non plus que de dire que vous aimerez bien Dieu, et vous accommoderez à vivre, dire, faire, et donner selon son gré.

Je garde les livres des psaumes, et vous remercie de la musique, en laquelle je n'entends rien du tout, bien que je l'aime extrêmement quand elle est appliquée à la louange de notre Seigneur.

Vraiment, quand vous voudrez que je dépêche, et que je trouve du loisir sans loisir pour vous écrire, envoyez-moi ce bonhomme N. ; car, sans mentir, il m'a pressé si extrêmement que rien plus, et ne m'a point voulu donner de relâche, pas seulement d'un jour ; et vous dis bien que je ne voudrais pas être juge en un procès duquel il fût solliciteur.

Je ne puis laisser le mot de madame: car je ne veux pas me croire plus affectionné que S. Jean l'évangéliste, qui néanmoins, en l'épître sacrée qu'il écrit à la sainte dame Électa, l'appelle madame (2Jn 1,5), ni être plus sage que S. Jérôme, qu'il appelle sa dévote Eustochium madame. Je veux bien néanmoins vous défendre de m'appeler monseigneur ; car encore que c'est la coutume de deçà d'appeler ainsi les évêques, ce n'est pas la coutume de delà, et j'aime la simplicité.

La messe de Notre-Dame, que vous voulez vouer pour toutes les semaines, le pourra bien être : mais je désire que ce ne soit que pour une année, au bout de laquelle vous revouerez, s'il y échoit, et commencez le jour de la conception de Notre-Dame, jour de mon sacre, et auquel je fis le grand et épouvantable voeu de la charge des âmes, et mourir pour elles s'il était expédient. Je devrais trembler en m'en ressouvenant. J'en dis de même du chapelet et de L’Ave maris Stella.

(1) De la tribulation. Ce traité fut composé en espagnol par le père Bibadeneira, et a été traduit en françois par un autre jésuite.


8. Je n'ai observé ni ordre ni mesure à vous répondre; mais ce porteur m'en a levé le moyen.

J'attends de pied coi une grande tempête, comme je vous ai écrit au commencement, et pour mon particulier, mais joyeusement; et, regardant en la providence de Dieu, j'espère que ce sera pour sa plus grande gloire et mon repos, et beaucoup d'autres choses. Je ne suis pas assuré qu'elle arrive, je n'en suis que menacé. Mais pourquoi vous dis-je ceci ? Eh ! pour ce que je ne m'en saurais empêcher : il faut que mon coeur se dilate avec le vôtre comme cela ; et puisqu'en cette attente j'ai de la consolation et de l'espérance de bonheur, pourquoi ne vous le di-rois-je pas ? Mais à vous seule, je vous prie.

Je prie soigneusement pour notre Celse Bénigne, et pour toute la petite troupe des filles. Je me recommande aussi à leurs prières. Ressouvenez-vous de prier pour ma Genève, afin que Dieu la convertisse.

Item, ressouvenez-vous de vous comporter avec un grand respect et honneur en tout ce qui regardera le bon père spirituel que vous savez ; et même, traitant avec ses disciples et enfants spirituels, qu'ils ne reconnaissent que la vraie douceur et humilité en vous. Si vous receviez quelques reproches, tenez-vous douce, humble, patiente, et sans autre mot que de vraie humilité ; car il le faut. Dieu soit à jamais votre coeur, votre esprit, votre repos ; et je suis, madame, votre très dédié serviteur en nôtre Seigneur, etc. A Dieu soit honneur et gloire (1Tm 1,17)!



Jour de la présentation de Notre-Dame, 21 novembre 1604.

9. J'ajoute ce matin, jour de Sainte-Cécile, que le proverbe tiré de notre S. Bernard, L'enfer est plein de bonnes volontés ou désirs, ne vous doit nullement troubler. Il y a deux sortes de bonnes volontés. L'une dit : Je voudrais bien faire, mais il me fâche, et ne le ferai pas. L'autre dit : Je veux bien faire, mais je n'ai pas tant de pouvoir que de vouloir ; c'est cela qui m'arrête. La première remplit l'enfer, la seconde le paradis. La première volonté ne fait que commencer à vouloir et désirer ; mais elle n'achève pas de vouloir; ses désirs n'ont pas assez de courage, ce ne sont que des avortons de volonté : c'est pourquoi elle remplit l'enfer. Mais la seconde produit des désirs entiers et bien formés, et c'est pour cela que Daniel fut appelé homme de désirs: Notre Seigneur nous veuille donner la perpétuelle assistance de son Saint-Esprit, ma fille et soeur très-aimée !





F. de Sales, Lettres 237